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Article de revue

11. La science économique et ses ennemis

Pages 163 à 172

Notes

  • [1]
    Voir par exemple : “Symposium: Recent ideas in Econometrics”, Journal of Economic Perspective, Spring 2017, p. 3-144.
  • [2]
    Pour un panorama des études sur l’immigration dans diverses région du monde, voir le chapitre 2 du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les Ennemis de l’emploi, Flammarion, 2015.
  • [3]
    Un panorama très complet des avantages et des limites des expériences contrôlées pour l’évaluation des politiques publiques d’emploi se trouve dans le livre de Bruno Crépon et Gérard Van den Berg, Politiques de l’emploi : apprendre de l’expérience, Presses de SciencesPo, collection Sécuriser l’Emploi, Paris, 2017.
Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Introduction

1L’idéologie et les croyances sont en voie de disparition dans l’analyse économique. Le mérite en revient à « la révolution expérimentale » qui bouleverse en particulier nos méthodes d’évaluation des politiques publiques. Ces méthodes font désormais partie de la boite à outils de l’immense majorité des économistes de la planète et elles ont permis de faire émerger des consensus sur certains sujets comme, par exemple, les effets de l’immigration ou ceux du partage du travail.

2Dans son ouvrage Mon cours d’économie idéal, Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances de la Grèce et icône de « l’hétérodoxie » en économie, fustige ceux qui pensent que tout chômeur demeure dans cette condition de manière volontaire. Il les qualifie, à juste titre, de « négationnistes du chômage ». Selon le consensus des spécialistes du domaine la plupart des chômeurs le sont bien de manière involontaire. Yanis Varoufakis a donc raison d’employer le terme de « négationnistes » puisqu’il s’agit d’une forme de négationnisme scientifique concernant les causes du chômage. Plus généralement, nous avons proposé de qualifier de négationnisme économique l’attitude qui consiste à s’opposer systématiquement aux consensus établis par la recherche internationale en économie (Cahuc, Zylberberg, 2017).

3L’analyse économique progresse comme toutes les disciplines scientifiques empiriques. Elle élabore des connaissances ancrées dans des données de plus en plus riches, ce qui en retour conduit à un renouvellement rapide et constant de ses méthodes [1]. Les croyances sans fondement comme les discours obscurantistes y ont de moins en moins leur place et c’est tant mieux.

L’économie : une « science expérimentale » comme les autres

4L’analyse économique s’est profondément transformée depuis plus de 20 ans. Elle est devenue une science expérimentale avec les mêmes standards de rigueur que la médecine ou la biologie. Ce n’est pas l’objet analysé qui importe, c’est la méthode employée pour valider les résultats qui distingue le savoir scientifique des autres formes de la connaissance. Comme toute science expérimentale, l’analyse économique contemporaine cherche à mettre en évidence des liens de cause à effet. Pour connaître l’efficacité d’un vaccin ou d’un médicament, la recherche médicale compare ses effets au sein d’un « groupe test » auquel le médicament a été administré, à ceux d’un « groupe de contrôle » n’ayant subi aucun traitement.

5Aujourd’hui l’analyse économique procède de la même manière. Pour savoir si la dérégulation financière favorise la croissance, si le coût du travail a un effet sur l’emploi, si l’immigration crée du chômage, si les dépenses publiques relancent l’activité ou si la hausse des impôts la déprime ; et plus généralement pour toute question où l’on recherche un lien de cause à effet, l’analyse économique compare des groupes tests au sein desquels ces mesures ont été mises en œuvre, avec des groupes de contrôle où elles n’ont pas été mises en œuvre. Sur certains sujets, un consensus se dégage lorsque les études publiées obtiennent des résultats convergents. Ainsi, lorsque toutes les études sur la réduction du temps de travail (hors abaissement de charges) ne trouvent pas d’effet positif sur l’emploi (sur la réduction du temps de travail en Allemagne, voir Hunt (1999), et sur la France, Crépon et Kramarz (2002) et Chemin et Wassmer (2009)), rien ne permet d’affirmer qu’une telle mesure va créer des emplois… il faut attendre que d’autres études publiées prouvent le contraire. Le négationnisme économique consiste à nier ces résultats en affirmant qu’ils procèdent d’une pensée unique guidée par l’ignorance du monde réel ou par une conspiration. Bien évidemment, sur de nombreux sujets, les études disponibles ne permettent pas de dégager des résultats convergents. Il faut en avertir le citoyen, au lieu de lui asséner des contre-vérités.

Apports et limites de la révolution expérimentale en économie

6Les apports et les limites de l’approche expérimentale sont différents s’il s’agit d’expériences « naturelles » ou « contrôlées ». Les expériences naturelles s’appuient sur des événements qui ont vraiment eu lieu. Elles présentent donc l’avantage de prendre en compte les chiffres de l’économie réelle, ce ne sont pas des chiffres issus d’expériences de laboratoire. Les expériences naturelles comparent des groupes de personnes ou d’entreprises ayant subi certains événements dans la « vraie » vie à des groupes ne les ayant pas subis. Par exemple, pour évaluer les effets de l’immigration sur le chômage une étude célèbre (Card, 1990) a comparé l’évolution de la ville de Miami, touchée massivement par l’exode cubaine en 1980 – c’est le groupe test –, à l’évolution d’autres villes américaines qui n’ont pas été touchées par cette vague migratoire – c’est le groupe témoin. Les résultats des expériences naturelles sont toujours délicats à interpréter car, quel que soit le soin pris par les chercheurs, les caractéristiques des deux groupes ne sont jamais identiques et on ne peut exclure que des facteurs cachés soient les véritables causes d’éventuelles différences entre les évolutions du groupe témoin et du groupe test (différences qu’on aurait alors attribuées à tort à l’impact de l’immigration).

7Les expériences contrôlées sont de nature différente. Elles s’appuient sur des situations créées par l’économiste, elles s’apparentent donc à des expériences de laboratoire. Par exemple, pour évaluer un programme d’aide à la recherche d’emploi, on peut tirer au sort au sein de la population des chômeurs éligibles à ce programme, un groupe qui en bénéficiera et un autre groupe qui n’en bénéficiera pas (par exemple, Fontaine, Malerbet, 2013). Le tirage au sort assure, qu’en moyenne, les éventuelles différences entre les parcours professionnels des deux groupes sont bien dues au programme d’accompagnement.

8Néanmoins, la mise en évidence de relations causales, que ce soit par le biais d’expériences naturelles ou contrôlées, n’apporte qu’un éclairage partiel. Les résultats de ces expériences ne peuvent se généraliser sans précaution à des environnements différents. Ainsi, rien ne garantit que les effets de l’immigration dans le sud des États-Unis soient les mêmes que dans le centre de l’Europe ou dans l’Asie du Sud-Est. La seule manière de pallier ces inconvénients est de multiplier les études fondées sur des expériences dans des environnements (géographiques, économiques, culturels) différents. C’est ce qui a été effectivement fait pour l’analyse des effets de l’immigration [2].

9La généralisation des résultats peut aussi dépendre de la taille de la population concernée. Ainsi, une expérience qui montrerait qu’un programme d’accompagnement d’un groupe de chômeurs accroît leur retour vers l’emploi ne permet pas d’affirmer que ce résultat serait encore valable si ce programme était généralisé à l’ensemble des chômeurs éligibles. A l’effet direct positif de la mesure pourrait s’ajouter un effet indirect négatif lié à la concurrence entre les chômeurs bénéficiaires et qui retarderait le retour vers l’emploi de certains d’entre eux. Par ailleurs, la situation des chômeurs non éligibles au programme d’accompagnement pourrait se dégrader. Tous ces effets, dits « d’équilibre général », pourraient bien faire en sorte que le résultat final du programme soit très différent de celui qu’une expérience contrôlée réalisée localement a mis en évidence. Pour tenir compte de ces effets, une approche prometteuse, mais encore peu développée, consiste à faire des expériences contrôlées « à grande échelle ». L’idée est de mobiliser des groupes test et témoin de grande taille, répartis dans de vastes ensembles (géographiques la plupart du temps), de sorte que les effets d’équilibre général se manifestent au sein de chaque ensemble [3].

Choix de société et consensus scientifique

10Croire que les différences entre la gauche et la droite sont intimement liées à des conceptions différentes du fonctionnement de l’économie est une erreur. Il y a des connaissances établies sur le fonctionnement de l’économie que les préférences partisanes ou l’idéologie ne peuvent abolir. Les différences entre la droite et la gauche relèvent de choix de société opposés. Le débat politique doit porter sur les choix de société, non sur les connaissances établies. Cela ne signifie nullement que ces dernières imposeraient le principe thatchérien du TINA (There Is No Alternative). Mais toute volonté de changement se trouve contrainte par la réalité, éclairée par les connaissances établies. Par exemple, vouloir réduire les inégalités de revenus fait partie des choix de société. Augmenter le salaire minimum n’est pas en France le bon moyen pour y parvenir, cela fait partie des connaissances établies (Abowd, Kramarz, Lemieux et Margolis, 2000).

11Mais pourquoi est-il si compliqué de s’accorder sur un consensus factuel ? Les recherches en psychologie et en neuroscience nous enseignent que la connaissance du consensus établi par les scientifiques a souvent peu de poids dans les débats politiques (Kahan, Braman et Jenkins-Smith, 2011). Il est beaucoup plus important de savoir si ce consensus met celui qui l’accepte en porte à faux avec sa famille politique. Dan Kahan, professeur de droit et de psychologie à l’université de Yale aux Etats-Unis, a constaté qu’un électeur républicain a d’autant plus de chance d’être climato-sceptique qu’il est doté d’une bonne culture scientifique ! C’est l’inverse chez les électeurs démocrates (Kahan, 2015). Il y a là un mécanisme quasi évolutionniste : mieux vaut nier la réalité que prendre le risque d’être rejeté de sa famille politique, souvent perçue comme un trait constitutif de la personnalité qui peut primer sur les informations objectives en notre possession.

12Ne pas vouloir distinguer, de manière délibérée, les connaissances factuelles sur le fonctionnement du système économique des choix de société aboutit à prendre de mauvaises décisions. Malgré tous ses défauts (manipulations, fraudes, conflits d’intérêt…), la démarche scientifique reste le meilleur barrage contre la prolifération des croyances infondées. C’est aux chercheurs en sciences humaines et, plus généralement, aux intellectuels, qu’incombent en premier lieu la responsabilité de promouvoir cette démarche et ses résultats. Le consensus scientifique est le même pour tous. L’engagement dans le débat public est éminemment respectable mais il ne devrait pas s’abstraire des connaissances établies. Le Brexit et l’élection de Donald Trump montrent qu’une stratégie populiste, qui repose sur la négation systématique des faits établis et le dénigrement de ceux qui les reconnaissent, peut être payante pour gagner des élections. Mais l’histoire nous enseigne aussi que le déni du réel finit toujours par produire des résultats catastrophiques, notamment pour les plus pauvres.

Bibliographie

  • Abowd J., Kramarz F., Lemieux T. et Margolis D. (2000), « Minimum Wages and Youth Employment in France and the United States », dans Blanchflower, D. et Freeman, R. (dir.), Youth Employment and Joblessness in Advance Countries, Chicago: University of Chicago Press, p. 427-472.
  • Cahuc P. et Zylberberg A. (2015), Les Ennemis de l’emploi, Flammarion.
  • Cahuc P. et Zylberberg A. (2017), Le Négationnisme économique, collection Champs, Flammarion, Paris.
  • Card D. (1990), « The Impact of the Mariel Boatlift on the Miami Labor Market », Industrial and Labor Relations Review, vol. 43, p. 245-257.
  • Chemin M., Wasmer E. (2009), « The employment effects of 35-hour workweek regulation in France: using Alsace-Moselle local laws to build a difference-in-differences estimation strategy of the employment effects of the 35-Hour workweek regulation in France”, Journal of Labor Economics, 27(4), p. 487-524.
  • Crépon B. et Kramarz F. (2002), « Employed 40 hours or Not-Employed 39: Lessons from the 1982 Workweek Reduction in France », Journal of Political Economy, 110(6), p. 1355-1389.
  • Crépon B. et Van den Berg G. (2017), Politiques de l’emploi : apprendre de l’expérience, Presses de Sciences Po, coll. Sécuriser l’Emploi, Paris.
  • Fontaine F. et Malherbet F. (2013), Accompagner les demandeurs d’emploi, Presses de Sciences Po, coll. Sécuriser l’Emploi, Paris.
  • Hunt J. (1999), « Has work sharing worked in Germany? », Quarterly Journal of Economics, 114(1), p. 117-148.
  • Kahan D., Braman D. et Jenkins-Smith H. (2011), « Cultural Cognition of Scientific Consensus », Journal of Risk Research, 14(2).
  • Kahan D. (2015), « Climate-Science Communication and the Measurement Problem”, Advances in Political Psychology.
  • Varoufakis Y. (2016), Mon cours d’économie idéal, Flammarion, collection Champs, Paris.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple : “Symposium: Recent ideas in Econometrics”, Journal of Economic Perspective, Spring 2017, p. 3-144.
  • [2]
    Pour un panorama des études sur l’immigration dans diverses région du monde, voir le chapitre 2 du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les Ennemis de l’emploi, Flammarion, 2015.
  • [3]
    Un panorama très complet des avantages et des limites des expériences contrôlées pour l’évaluation des politiques publiques d’emploi se trouve dans le livre de Bruno Crépon et Gérard Van den Berg, Politiques de l’emploi : apprendre de l’expérience, Presses de SciencesPo, collection Sécuriser l’Emploi, Paris, 2017.
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