Notes
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[1]
« Faut-il mettre en place un revenu de base ? », Alternatives économiques, n° 362, novembre 2016, p. 24-25.
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[2]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995.
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[3]
Raphaël Liogier, Sans emploi. Condition de l’homme postindustriel, Paris, LLL, 2016.
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[4]
« Of the real and nominal Price of Commodities, or of their Price in Labour, and their Price in Money » An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of the Nations, Londres, 1776, I, 5.
1Dans votre dernier ouvrage vous mettez en évidence une différence entre travail et emploi : en quoi consiste-t-elle ?
2Le travail, c’est l’effort brutal qui s’impose à l’homme pour assurer sa survie. Il fut souvent effectué par des esclaves, tandis que l’élite des possédants était libérée de cette contrainte. L’emploi est aujourd’hui l’encadrement juridique du travail, qui protège les travailleurs, afin qu’ils ne soient pas réduits comme jadis en esclavage. Cet encadrement de l’emploi consacre le contrat de travail exclusif (alors que les autres contrats ne sont pas exclusifs dans notre société), autrement dit : soit on a un contrat de travail, et on a donc un emploi, et un seul, soit on n’a pas de contrat de travail, et dans ce cas on est sans emploi, on devient chômeur.
3Comment définissez-vous le passage historique du droit au travail au droit du travail ?
4Proclamer le droit au travail consiste, faute de libérer encore l’homme du travail, de le libérer du servage. Désormais tout un chacun s’appartient lui-même, et a le droit de négocier pour lui-même sa force laborieuse, d’en tirer les fruits personnellement. Mais pour que cela soit effectif, et compte tenu de l’émergence de la nouvelle classe des possédants, qui avait tendance à devenir de nouveaux seigneurs et à abuser de leur domination, il fallait aussi un droit du travail. Les bourgeois étaient tentés d’abuser de leur pouvoir et d’épuiser la main-d’œuvre. Le droit du travail n’est qu’un droit transitoire, qui consiste à éviter les abus, par rapport au droit de l’homme plus fondamental, celui d’être un homme libre.
5Assiste-t-on à une réduction de l’emploi disponible pour les hommes ?
6La part du travail humain dans la production se réduit indéniablement. Certains comme Guillaume Duval rédacteur en chef d’Alternatives économiques, [1] ne sont pas d’accord. Ils nous disent d’une part que la réduction du nombre d’emplois vient plus de la désindustrialisation que de la robotisation. Ils disent aussi que la productivité ne progresse plus aujourd’hui. C’est vrai, mais si la productivité ne progresse plus c’est peut-être parce qu’on est arrivé à un maximum : gagner une minute pour visser un boulon était plus facile il y a 50 ans que de gagner aujourd’hui une seconde, il en va de même pour les performances sportives. La question n’est pas la stagnation de la productivité en réalité mais le fait qu’elle est de plus en plus prise en charge par des machines. Il y a certes un redéploiement de l’activité à chaque innovation, mais ce mécanisme bien connu de déversement est entreillé. Pour comprendre, il ne faut plus raisonner en termes de nombre d’emplois. Les métiers qui vont disparaître complètement sont effectivement peu nombreux. En revanche, dans tous les métiers, la part des tâches accomplies entièrement par des humains se réduit.
7À court terme, c’est vrai, la désindustrialisation détruit des emplois en raison de la division internationale des coûts du travail (surtout liée aux disparités sociales). Mais à moyen terme l’automatisation-robotisation tend à réduire les coûts du travail en dessous du coût de tout salaire humain possible. À moyen terme, il devrait y avoir une ré-industrialisation robotisée des sociétés postindustrielles, qui n’entraînerait pas plus de travail humain, et encore moins de la « création d’emplois ».
8Comment définir (et défendre ?), en miroir de ce que certains avancent comme un droit à l’emploi, un droit de ne pas travailler ?
9Le droit de ne pas travailler est le corollaire du droit à l’activité. L’activité donne du sens. Quand on dit que le travail épanouit, on devrait plutôt dire l’activité. Le travail stricto sensu est uniquement l’effort imposé. Or, c’est cette partie qui est de plus en plus accomplie par les machines, nullement l’activité. Il faut sortir de la dichotomie emploi / chômage. Il restera en général quelque chose d’humain dans chaque métier, la partie active et non plus laborieuse, mais qui présentera un temps d’investissement de plus en plus faible. Par ailleurs, les nouvelles technologies ouvrent certes à de nouvelles activités, mais qui requièrent de moins en moins la présence dans un espace circonscrit, le bureau ou l’atelier. Ces activités peuvent être accomplies n’importe où tant que l’on est connecté. Cette déterritorialisation de l’activité rend caduque la logique de la réduction ou de l’augmentation du temps de travail fondée sur la présence effective dans un espace particulier. Le droit de ne pas travailler est la base du droit d’agir librement. Mais pour cela, il faut être libéré du contrat de travail exclusif. On ne peut plus être obligé d’être « employé » ou chômeur, plombier ou rien, journaliste ou rien. On doit pouvoir avoir plusieurs activités en même temps, nous permettant d’agir comme bon nous semble avec ou sans rémunération, sans qu’une profession unique détermine notre identité. Ce n’est pas possible sans un revenu de base inconditionnel de haut niveau, mais qui ne soit pas juste un filet protecteur contre l’extrême pauvreté comme le proposent les néolibéraux.
10Cela n’engendrera aucune indolence. C’est aujourd’hui que notre société est paresseuse, parce que les gens se sentent pris en otage entre le chômage ou un emploi souvent indésirable. Les gens cherchent à détourner le système, parce qu’ils se sentent humiliés ou, s’ils travaillent, ils éprouvent un tel dégoût qu’ils sont au bord du burnout. Je propose une société de retraités, autrement dit de gens hyperactifs comme le sont les jeunes retraités actuels qui font enfin ce qu’ils ont toujours voulu faire. Mais pour cela il faut sortir de la vision augustinienne du travail rédempteur qui est devenue tardivement celle du capitalisme [2].
11Nous dirigeons-nous actuellement pour autant vers une société sans emploi ? Plusieurs obstacles comme la concentration du capital, la divergence entre les États, une économie de la concurrence presque prédatrice, ne laissent-ils pas penser au contraire que celle-ci n’est qu’une utopie ?
12La concentration du capital est justement une des conséquences de la baisse de l’emploi salarié, car le capital est de moins en moins distribué en salaires, les machines n’étant pas payées. Exemple typique, Google : de moins en moins d’employés pour un chiffre d’affaires et une valorisation boursière de plus en plus élevés. La financiarisation du monde ne vient pas seulement de la concentration du capital, mais aussi de la transformation de la hiérarchie des désirs et donc de la valeur. Grossièrement, au paléolithique, dans l’économie de subsistance, la valeur était surtout liée à l’utilité pour la survie. Progressivement, à partir du néolithique, l’amélioration objective des conditions de vie a pris plus de valeur. Aujourd’hui, alors que les sociétés post-industrielles entrent dans une économie d’abondance, c’est le désir de distinction qui est survalorisé [3], au-delà de la simple survie ou même du confort objectif. Il y a encore 50 ans la différence de prix entre un appartement sur les Quais de Seine à Paris et un autre identique situé à Nancy, pouvait se situer entre 20 et 30 %. Aujourd’hui, la différence n’est plus commensurable. Il y a un décrochage entre le prix réel (temps de travail nécessaire à la fabrication d’un bien selon Adam Smith [4]) et le prix nominal (prix négocié). Le prix n’est plus dépendant de la quantité de travail nécessaire pour fabriquer un bien, ni de son utilité pour la survie, ni de l’amélioration objective des conditions de vie qu’il permet, mais il dépend plus de ce qu’il représente : sa charge symbolique. La structure de l’économie se calque sur celle du marché de l’art : la signature du tableau compte plus que le travail nécessaire pour le réaliser. La création de valeur par la bourse, entièrement dépendante de la spéculation attachée à des images versatiles (des labels, des marques, etc.) et non plus de la production industrielle, est l’indicateur le plus évident et l’effet pervers le plus monstrueux de la structure de la nouvelle économie d’abondance. Pour que cette nouvelle puissance ne se transforme pas en désastre, il faut entièrement changer le système. Il faut par exemple un impôt progressif sur le capital (puisque la création cancéreuse de valeur est là), qui doit remplacer l’impôt sur le revenu qui, lui, est surtout relatif au travail. Cet impôt sur le capital doit financer le revenu d’existence, qui est la base du redéploiement de l’activité humaine.
13La dernière grande mesure serait de financer la sécurité sociale non plus par le travail, puisqu’il y a de plus en plus de demandeurs et de moins en moins de contributeurs, mais par la consommation ; par une TVA sociale qui financerait la Sécurité sociale par une taxe sur la consommation et non plus pesant sur les revenus du travail, puisque la consommation, elle, ne baissera pas, contrairement au travail humain. Et l’autre fonction de la TVA consisterait à rendre le profit profitable en taxant fortement des produits peu écologiques et en subventionnant avec l’argent ainsi dégagé, par exemple, les énergies renouvelables. La concurrence pourrait ainsi être orientée par des régulations décidées démocratiquement.
14Quel est alors le chemin vers une société sans emploi ?
15On ne peut pas immédiatement instituer un revenu d’existence inconditionnel de haut niveau, faire du contrat de travail un contrat non exclusif, remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt progressif sur le capital, créer une TVA sociale et écologique.
16La transition suppose un changement de perspective, de sortir de la fiction du plein emploi et de l’idée que l’emploi serait un minerai précieux que l’on doit chercher dans des « bassins d’emplois ». Il faudrait beaucoup de pédagogie pour réaliser que les deux piliers mythiques du capitalisme sont de moins en moins opératoires : le travail, seul producteur de valeur, et la propriété exclusive, seule source de richesse accumulable.
17Une fois changé l’objectif, il faut encore un temps d’adaptation et une certaine progressivité dans la mise en place des mesures. Enfin, il faut trouver un périmètre économique massif pour dissuader la fuite des capitaux. L’Union Européenne représente encore le premier PIB planétaire et pourrait se permettre de tenter l’aventure. Peut-être qu’un tel projet pourrait redonner une vitalité à une Europe engluée dans la nostalgie.
18Vous expliquez que dans une société mécanisée les emplois auront disparu pour les êtres humains qui pourront enfin échapper aux emplois mécaniques pour se concentrer au vrai travail proprement humain mais ne faudrait-il pas toujours des emplois pour s’occuper des machines ?
19Aujourd’hui, effectivement, vous avez raison. Mais il n’y a aucune raison, a priori, pour que les machines ne soient pas entretenues par des machines, elles-mêmes entretenues par des machines. Mais il restera toujours de la supervision humaine.
20Comment affirmer que ces emplois seraient véritablement « libérateurs » et non pas des emplois tout aussi mécaniques que ceux remplacés par les robots ? N’y aurait-il pas dans ce cas toujours une petite partie de l’humanité consacrée aux emplois mécaniques que vous dénoncez alors que la majorité en serait « libérée » ?
21S’il reste des tâches mécaniques – et il en restera pendant quelque temps (mais il y a déjà des robots aspirateurs pour les particuliers très efficaces et peu chers) – elles seront mieux payées qu’aujourd’hui. Ceux qui décideront de les accomplir n’auront à faire que très peu d’heures pour gagner plus d’argent qu’avant.
22Même si les tâches de pilotage (comme le pilotage d’avion) ou d’accompagnement des personnes (nécessitant une certaine empathie) étaient robotisées, il resterait toujours de l’activité humaine. Car les robots, même s’ils répondent aux situations les plus complexes, ne font que répondre. La créativité humaine n’est pas une réponse à un problème, même complexe, mais l’élaboration d’un problème qui ne se pose pas encore. Le robot peut être plus fort que l’homme aux échecs, mais il ne peut inventer le jeu d’échec ni un autre jeu parce que cela ne répond à aucun problème.
23Vous décrivez également une société fondée sur un mode de production interactif (par exemple l’économie du partage) mais est-ce qu’il ne faudra pas toujours des compétences spécialisées ? Vous prenez notamment l’exemple de la compétence médicale, difficilement remplaçable par l’expérience individuelle.
24Le mode de production interactif est lié à l’extension d’internet comme une place de marché qui se passe de plus en plus des intermédiaires, bancaires, hôteliers, etc., parce qu’il permet la rencontre pair à pair de l’offre et de la demande. Le principe de la publicité est lui-même remis en cause par l’évaluation des usagers internautes en temps réel. Non seulement les intermédiaires spécialisés qui reçoivent des commissions pour mettre en lien les gens ne sont plus nécessaires, mais les distinctions entre producteur et consommateur, professionnel et amateur, expert et béotien sont brouillées. Il y a toujours des spécialistes, mais leur compétence est mise à l’épreuve en temps réel. Le cas de la médecine est intéressant. Des centaines de milliers de patients se rencontrent à travers des plateformes web partageant leur expérience concrète de tel traitement et critiquent ainsi leur médecin. Le médecin se doit de tenir compte de ces informations non seulement pour optimiser le traitement, mais pour améliorer sa compétence en général. Internet permet une production interactive du savoir médical : le patient n’étant plus passif, en attente d’un traitement, mais pouvant participer à son élaboration d’une part, et, d’autre part à l’accroissement de la connaissance scientifique. Bien sûr, les choses ne sont pas idylliques, et de nouveaux intermédiaires / prédateurs s’installent. Mais c’est seulement en accompagnant cette transition et non en tentant de la freiner que l’on sera capable d’en limiter les effets pervers.
Bibliographie
Bibliographie
- Gorz A. (2013), Bâtir la civilisation du temps libéré, Les liens qui libèrent, Paris.
- Liogier R. (2016), Sans emploi : condition de l’homme postindustriel, Les liens qui libèrent, Paris.
- Liogier R. (2012), Souci de soi, conscience du monde, Armand Colin, Paris.
- Méda D. (1995), Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris.
Notes
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[1]
« Faut-il mettre en place un revenu de base ? », Alternatives économiques, n° 362, novembre 2016, p. 24-25.
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[2]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995.
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[3]
Raphaël Liogier, Sans emploi. Condition de l’homme postindustriel, Paris, LLL, 2016.
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[4]
« Of the real and nominal Price of Commodities, or of their Price in Labour, and their Price in Money » An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of the Nations, Londres, 1776, I, 5.