Notes
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[1]
Nous avions analysé ce phénomène d’accélération des alternances à partir des années 1990 dans Bernard (2013, pp. 21-34).
-
[2]
Bréchon (2013).
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[3]
Braconnier & Dormagen (2007).
-
[4]
Voir le dossier spécial consacré, « à chaud », à ce scrutin par la Revue française de science politique, n° 52/5-6, 2002.
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[5]
Dans l’abondante bibliographie historique consacrée au Front national et à son évolution récente, retenons Higounet (2014) et Crépon et al. (2015).
-
[6]
Sur les ressorts de la dynamique nouvelle du FN, voir notamment Perrineau (2014).
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[7]
Les élections législatives de 1978 représentent l’apogée de cette bipolarisation. Elles ont fait l’objet notamment d’une étude de référence par de Capdevielle et al. (1981).
-
[8]
Voir références en note 5.
1Depuis le début des années 1980, l’histoire politique de la France est soumise à un mouvement de balancier perpétuel : chaque élection législative, à l’exception de celle de 2007, a sanctionné la majorité sortante et amené une nouvelle majorité au pouvoir. Cette banalisation de l’alternance est d’autant plus remarquable que, pendant les deux premières décennies de la Ve République, une majorité regroupant les gaullistes et la droite libérale et conservatrice avait conservé le pouvoir. On a pu y voir un signe de maturité démocratique, permettant à la France de se rapprocher du modèle anglo-saxon, où le bipartisme et l’atténuation des antagonismes idéologiques entre les partis favorisent des alternances relativement fréquentes. Mais nous verrons que le rythme inhabituel auquel ces alternances se succèdent traduit plutôt une insatisfaction chronique de l’opinion face à l’offre électorale et participe de la crise de la représentation qui affecte la vie politique depuis le milieu des années 1980.
Une nouvelle norme de la vie politique française
2À partir de 1958, la Ve République a assis sa légitimité sur une rupture affichée avec l’instabilité gouvernementale et la faiblesse de l’exécutif qui caractérisaient, selon le général de Gaulle, les Républiques précédentes. De fait, sous la IVe République, la durée moyenne d’un gouvernement était inférieure à un an et les majorités parlementaires se faisaient et se défaisaient en cours de législature, au gré des négociations d’appareil et des combinaisons d’ambitions personnelles. Le contraste est saisissant avec la présidence du général de Gaulle (1958-1969) : en onze ans, seuls trois Premiers ministres se succèdent à Matignon, en s’appuyant sur une majorité relativement stable, même si des divergences sur la question algérienne, la politique européenne ou la modification des institutions l’ont remodelée. Cette même majorité parlementaire conserve le pouvoir jusqu’en 1981. Pourtant, en 1974, lorsque Giscard succède à Pompidou comme président de la République, un non-gaulliste accède pour la première fois à la tête de l’Etat sous la Ve République. Mais comme il se refuse à dissoudre l’Assemblée nationale à la suite de son élection, il s’appuie sur la même majorité que celle de son prédécesseur – majorité confirmée lors des élections législatives de 1978, qui contredisent alors les pronostics des sondeurs et de la classe politique elle-même.
3La rupture intervient en 1981, où s’effectue une double alternance. À l’Élysée, le candidat de gauche, François Mitterrand, remporte les élections présidentielles. Au Palais Bourbon, une nouvelle majorité, socialiste, remplace la majorité de droite, à l’issue des élections législatives provoquées par la décision du nouveau Président de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme si un tabou venait d’être levé, l’alternance devient la règle. À une majorité de gauche, élue en 1981, succède une majorité de droite, élue en 1986, qui est remplacée par une majorité relative de gauche, suite à une nouvelle dissolution de l’Assemblée en 1988 – majorité qui sera elle-même désavouée lors des législatives de 1993, gagnées par la droite. Au printemps 1997, pour rompre cette logique implacable qui promettait à la droite une défaite, le président Jacques Chirac mise sur un effet de surprise et sur des élections anticipées en dissolvant l’Assemblée. En vain. Une majorité de « gauche plurielle » remporte les élections. Elle cède la place cinq ans plus tard à une majorité de droite qui – fait exceptionnel – sera reconduite en 2007, mais dans un contexte où le nouveau président, Nicolas Sarkozy, promet une « rupture » avec la présidence précédente. En 2012, la majorité sortante est une nouvelle fois sanctionnée [1].
4Ce phénomène est moins visible pour les élections présidentielles, en raison de la banalisation d’une autre pratique – la cohabitation – qui permet au Président de ne pas être associé à l’impopularité de l’action gouvernementale. Quand François Mitterrand en 1988 et Jacques Chirac en 2002 sont réélus, ils sont alors en position de cohabitation et ont pu ainsi faire prévaloir une posture arbitrale qui les a servis. En revanche, Valéry Giscard d’Estaing en 1981 et Nicolas Sarkozy en 2012 échouent à obtenir un deuxième mandat, alors même qu’ils avaient l’appui d’une majorité à l’Assemblée nationale. C’est pour éviter de subir une semblable déconvenue que François Hollande renonce, en décembre 2016, à briguer un deuxième mandat : c’est une décision sans précédent sous la Ve République. La banalisation de l’alternance s’apparente bien à un vote-sanction, qui frappe de façon quasi-mécanique ceux qui apparaissent comme les « sortants » aux yeux de l’opinion.
Une expression parmi d’autres de l’insatisfaction de l’électorat
5Si elle relève en partie du vote sanction, dans la mesure où des électeurs passent d’un camp à l’autre pour manifester leur déception devant l’action de ceux qu’ils ont élus, la versatilité de l’électorat traduit en fait l’affaiblissement du clivage droite-gauche et, dans un contexte de crise économique et sociale, la valorisation du pragmatisme aux dépens de l’idéologie. Le succès du concept de « pensée unique » (au milieu des années 1990), l’interchangeabilité apparente des partis de gouvernement et des candidats qui les représentent, desserrent les liens entre les partis et leur électorat : le vote est devenu relatif et la croyance dans la capacité de la politique à changer la vie s’est abîmée au fil des alternances qui ont déçu les espérances que les électeurs avaient placées dans le changement des équipes et des majorités. Cette déception alimente également l’abstention. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 2000, l’abstention progresse de façon continue pour tous les types de scrutin – y compris pour les élections présidentielles, scrutin pourtant mobilisateur : au premier tour, elle s’élève à 16 % en 1974, à 19 % en 1981 comme en 1988, à 21.5 % en 1995, à 28 % en 2002 [2]. Si les deux dernières présidentielles semblent avoir inversé la tendance, cette progression continue, notamment pour les élections législatives : en 2012, l’abstention au second tour dépasse 44 % contre 30 % en moyenne dans les années 1990 et 15 % en 1978. Expression d’une indifférence, voire d’un rejet de la politique [3], l’abstention peut aussi favoriser l’alternance, dans la mesure où elle affecte différemment les camps en présence : elle est généralement plus forte dans l’électorat qui se reconnaît dans la majorité sortante qu’au sein des électeurs remobilisés par ce que l’on appelle significativement une « cure d’opposition ».
6L’insatisfaction de l’électorat face aux grands partis de gouvernement, qui structuraient jusqu’aux années 1980 l’offre politique, provoque une multiplication des partis et un véritable émiettement du paysage politique. Les difficultés du socialisme au pouvoir ont non seulement ouvert la voie à une extrême gauche protestataire mais ont aussi favorisé, à plusieurs reprises, une montée spectaculaire du vote écologiste – notamment entre 1989 et 1993. Dans la seconde moitié des années 1990, les « souverainistes », Charles Pasqua et Philippe de Villiers, construisent un succès éphémère sur les décombres d’une droite modérée en plein désarroi. Mais plus l’offre politique s’étoffe, moins elle satisfait les électeurs. Le premier tour des élections présidentielles de 2002 donne lieu à un double record : record d’abstention mais aussi record du nombre de candidats (ils sont seize au total). Cette conjonction affaiblit plus particulièrement le candidat de la majorité sortante, Lionel Jospin, qui ne peut ainsi se qualifier pour le second tour [4].
7Dans ce paysage émietté émerge une force politique qui, dès les années 1980, a su capter la crise du politique : l’extrême droite protestataire. Au cours des quatre dernières décennies, le Front national a progressé dans des moments où aucune des deux grandes coalitions gouvernementales ne semblait en mesure de répondre à la crise du politique [5] : tout d’abord sous le premier septennat de François Mitterrand, marqué par le double échec du « changement » socialiste de 1981 et de la contre-offensive libérale conduite par le gouvernement de Jacques Chirac en 1986 ; puis au début du premier mandat de Jacques Chirac, quand la politique conduite par ce dernier s’est révélée impuissante à résorber la « fracture sociale » qu’il avait diagnostiquée au cours de sa campagne ; enfin, entre 2012 et 2015, période marquée par l’impopularité des deux présidents qui se succèdent à l’Elysée, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Le Front national se nourrit des déceptions successives engendrées par des alternances qui ne sont pas, aux yeux des électeurs, de réels changements. Il profite d’ailleurs de la position de spectateur dans laquelle son positionnement, extérieur aux coalitions gouvernementales, l’a confinée. [6]
L’épuisement d’un modèle d’organisation du champ politique
8Si l’alternance ne joue plus le rôle régulateur qu’elle remplit habituellement dans une démocratie, c’est en raison de la restructuration fondamentale qui affecte, à partir des années 1980, le système politique. Depuis le début des années 1960, le paysage politique était structuré de façon bipolaire, autour d’une majorité et d’une opposition. La marginalisation de l’extrême droite à la suite de la guerre d’Algérie, la stratégie d’union de la gauche adoptée par le Parti communiste, l’incapacité des centristes à constituer une force politique autonome en dépit d’un poids réel dans l’électorat créent cette « France coupée en deux », que décrivent alors nombre d’éditorialistes [7]. La bipolarisation intègre la notion d’alternance : c’est parce qu’elles envisagent d’accéder rapidement au pouvoir que les oppositions s’unissent et cherchent à capter les mécontentements et les déceptions que provoque l’action d’une majorité.
9Dans les années 1980, la dislocation de la gauche, l’effondrement du Parti communiste et surtout l’enracinement durable du Front national contrarient ce modèle bipolaire et font émerger une structuration tripolaire du champ politique. Chaque majorité doit ainsi compter sur une double opposition : l’opposition « républicaine » (le PS lorsque la droite parlementaire est au pouvoir, et réciproquement), susceptible de reprendre le pouvoir à l’occasion de l’alternance suivante ; et une opposition anti-système, représentée principalement par le Front national, qui s’oppose de manière aussi virulente aux majorités de droite que de gauche et qui, au moins jusqu’au début du XXIe siècle, ne semble pas avoir vocation à exercer le pouvoir et à incarner une alternance crédible. [8] Cette opposition conteste d’ailleurs la lecture tripolaire du champ politique qui cacherait la vraie ligne de fracture qui sépare le Front national des partis de gouvernement : « l’establishment », disait Jean-Marie Le Pen, « l’UMPS », reprendra sa fille. La stratégie de « front républicain », mise en œuvre à l’occasion de seconds tours fortement médiatisés (la présidentielle de 2002, les régionales en 2015 dans le Nord-Picardie et en Provence-Alpes-Côtes-d’Azur), accrédite cette thèse. Pour ce parti, la vraie alternance interviendra le jour où le Front national accédera au pouvoir.
10C’est dans cette perspective que Marine Le Pen entend transformer l’image et le positionnement du Front national, dont elle prend la tête en 2011. La stratégie de « dédiabolisation » ne vise pas à rendre possible l’alliance du FN avec la droite modérée, comme le souhaitaient quinze ans plus tôt Bruno Mégret et une majorité de cadres du parti, mais vise à transformer le FN en parti de gouvernement, capable d’être le cœur d’une majorité de gouvernement et donc acteur principal d’une alternance. Le FN entend ainsi récupérer l’échec des alternances qui se sont succédé depuis 1981, en présentant son offre politique comme l’alternance ultime, la seule qui n’ait pas été tentée.
11La fréquence des alternances renvoie d’abord à une insatisfaction chronique de l’électorat devant l’action conduite par les gouvernements depuis les années 1970 et plus généralement devant l’offre politique qui leur est proposée. Elle exprime une crise de la représentation, qui frappe non seulement la classe politique, mais aussi une grande partie des élites. Les partis de gouvernement qui, en dépit de l’essor des forces protestataires, se sont partagés le pouvoir ont constaté cette crise, mais n’ont pas su adapter en profondeur leurs pratiques, leurs idées, leurs projets. Cette inertie profite aux courants ou aux personnalités politiques qui donnent le sentiment de pouvoir perturber ce jeu tranquille de l’alternance – quelle que soit la tendance dont ils se réclament. C’est là l’une des clefs des élections présidentielles et législatives de 2017.
Bibliographie
Bibliographie
- Bernard M. (2007), La Guerre des droites, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Odile Jacob.
- Bernard M. (2014), Valéry Giscard d’Estaing. Les ambitions déçues, Armand Colin.
- Bernard M. (2015), Les années Mitterrand. Du changement socialiste au tournant libéral, Belin.
- Bernard M. (2013), « Une République de l’alternance (1991-2012) », Cahiers d’histoire immédiate, no 42 (Comprendre le XXIe siècle (1991-2012), t.2 La France).
- Braconnier C. et Dormagen J.-Y. (2007), La Démocratie de l’abstention, coll. « Folio », Gallimard.
- Brechon P. (2013), Les élections présidentielles sous la Ve République, 3e édition, La Documentation française.
- Capdevielle J., Dupoirier E., Grunberg G. et Ysmal C. (1981), France de gauche vote à droite ?, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques.
- Crepon S., Deze A., Mayer N. et al. (2015), Les Faux-semblants du Front national : sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po.
- Higounet V. (2014), Le Front national de 1972 à nos jours : le parti, les hommes, les idées, Le Seuil.
- Perrineau P. (2014), La France au front. Essai sur l’avenir du Front national, Fayard.
- Revue française de science politique, n° 52/5-6, 2002.
Notes
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[1]
Nous avions analysé ce phénomène d’accélération des alternances à partir des années 1990 dans Bernard (2013, pp. 21-34).
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[2]
Bréchon (2013).
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[3]
Braconnier & Dormagen (2007).
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[4]
Voir le dossier spécial consacré, « à chaud », à ce scrutin par la Revue française de science politique, n° 52/5-6, 2002.
-
[5]
Dans l’abondante bibliographie historique consacrée au Front national et à son évolution récente, retenons Higounet (2014) et Crépon et al. (2015).
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[6]
Sur les ressorts de la dynamique nouvelle du FN, voir notamment Perrineau (2014).
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[7]
Les élections législatives de 1978 représentent l’apogée de cette bipolarisation. Elles ont fait l’objet notamment d’une étude de référence par de Capdevielle et al. (1981).
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[8]
Voir références en note 5.