1Les enfants et adolescents travailleurs sont près de 2,1 millions au Pérou et représentent 29,8 % des individus du groupe d’âge 6-17 ans (INEI, 2008). Les taux d’enfants et adolescents travailleurs les plus élevés dans le pays se trouvent dans les départements de la Cordillère des Andes (59,7 % en moyenne) qui présentent les niveaux de pauvreté les plus importants (59,4 % de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté en 2007) et d’urbanisation les plus faibles (50,9 %). À l’inverse, les départements situés sur la côte Pacifique montrent des proportions d’enfants et adolescents travailleurs beaucoup moins importantes (20 % en moyenne), des taux de pauvreté plus faibles (24,6 %) et les niveaux de population urbanisée les plus élevés du pays (85,7 %). Les chiffres les plus élevés d’enfants et adolescents travailleurs au Pérou, en valeur absolue, se trouvent respectivement dans les départements de Puno, Lima, Cusco, Cajamarca, Huánuco et Junín qui rassemblent 51,3 % du total au niveau national. Dans cet ensemble, la métropole de Lima, la capitale du pays, se caractérise comme étant la zone du Pérou qui concentre le plus grand nombre d’adolescents travailleurs de 14 à 17 ans, lesquels représentent 16,63 % de l’ensemble de ce groupe d’âges dans le pays (INEI, 2008).
2Cet article reprend, de façon synthétique, une série d’analyses développées sur le travail des enfants à Lima et sur le rapport à l’éducation dans les espaces à la fois formels (école) et non formels (travail comme formation) à partir d’une enquête qualitative menée entre 2006 et 2007 auprès d’un échantillon de 42 cas (Cavagnoud, 2012). Nous proposons dans un premier temps une définition de ce phénomène intégrée dans l’économie informelle de subsistance avant d’en décrire les principales formes dans le contexte métropolitain de Lima. Nous expliquerons ensuite le lien entre le travail des enfants, la pauvreté et la précarité, notamment par rapport au sous-emploi des parents. Dans un dernier temps, nous résumerons une typologie de ce phénomène à partir des différents rapports que les enfants et adolescents ont avec leur activité économique dans le cadre de l’économie familiale.
Définir le travail des enfants dans le contexte latino-américain
3Pour définir le travail des enfants, il convient d’abord de voir ce que signifient les notions de travail puis d’enfance, car chaque aire culturelle a une conception variable de ces deux objets, le travail des enfants procédant, comme toute activité humaine, d’une construction socioculturelle.
4Dans le cadre d’une économie développée, la signification commune du travail s’oppose au chômage ; il correspond à toute production pour laquelle un travailleur est payé et couvre toute activité rémunérée dans un cadre légal. Cependant, au Pérou, comme dans les autres pays en voie de développement ou émergents, une grande partie de l’activité économique nationale se caractérise par sa dimension familiale, comme « aide » informelle voire cachée donc très difficile à quantifier et à réguler par les services publics. De fait, une approche de ce phénomène dans les secteurs populaires de Lima se différencie de la conception du travail issue des sociétés occidentales et du salariat, et doit davantage être comprise comme activité qui participe à la reproduction sociale des moyens d’existence de l’individu et à son inscription dans un collectif. Le petit-fils de 15 ans qui participe quelques heures par jour au fonctionnement du petit restaurant familial de sa grand-mère sur le marché du quartier ou l’adolescente de 13 ans qui seconde son père dans la vente de fruits à un poste ambulant situé au coin de la rue, peuvent-ils être considérés comme des travailleurs ? Même si, à première vue, ces activités s’apparentent à des formes d’aide familiale, ces adolescents n’interviennent pas moins dans le flux économique qui traverse l’occupation de leurs parents ou d’un autre membre de leur famille. Sans exiger ni recevoir de rémunération (sauf parfois un « pourboire »), ces adolescents participent à cette activité en apportant une plus-value utile ou une décharge de tâches permettant l’accumulation d’un capital économique en faveur du budget familial. Par conséquent, l’aide familiale régulière, illustrée par les deux exemples précédents, entre dans la catégorie du travail parce qu’elle participe à l’acquisition d’une forme de revenu et donc à un flux économique en direction du ménage. Parallèlement, il est indispensable de distinguer toutes les modalités constitutives de ce phénomène ; des formes que l’on peut qualifier de « formatives », c’est-à-dire dans un but d’apprentissage professionnel, à celles s’apparentant à une exploitation économique, parfois extrême, qui porte préjudice au développement et à la santé physique de l’enfant.
5Selon ces remarques, le travail des enfants et adolescents à Lima peut se définir comme toute activité économique à caractère licite ou illicite qui se réalise de manière régulière, périodique ou saisonnière par des enfants et adolescents de 6 à 18 ans, aussi bien dans le secteur formel qu’informel, lequel reste largement majoritaire. Cette activité implique leur participation dans la production ou la commercialisation de biens et de services destinés au marché, au troc ou encore à l’autoconsommation pour le compte du budget individuel ou de l’économie domestique. Mais elle n’inclut pas nécessairement une rémunération sous forme pécuniaire ni un accès au salaire ou à la monnaie. Cette approche intègre alors toutes les stratégies que les groupes défavorisés mettent en place en situation de précarité, et faisant participer à des degrés divers tous les membres de l’unité domestique.
6Enfin, la contribution des enfants aux tâches domestiques « légères » dans leur propre ménage n’est pas comprise dans la catégorie du travail, car ces activités comme faire la cuisine, le ménage ou laver le linge, font partie des fonctions de base d’une famille et sont indispensables à son fonctionnement. Par contre, lorsque ces mêmes tâches se réalisent dans une sphère privée hors du domicile familial, moyennant une forme de rétribution en argent ou en avantages en nature, elles se classent dans la catégorie du travail infantile et adolescent pour ouvrir l’accès à une forme de revenu.
Les principales formes de travail des enfants dans l’économie « souterraine » à Lima
7L’importance du travail des enfants et adolescents à Lima est principalement visible dans certaines activités comme le commerce ambulant ou sur les marchés, les « petits » services effectués dans la rue et les occupations domestiques extrafamiliales qui se rattachent toutes au secteur informel de l’économie. Le nombre d’adolescents salariés dont l’activité s’inscrit dans le cadre de normes de travail est extrêmement faible dans la mesure où la législation péruvienne fixe à 15 ans l’âge minimum pour entrer sur le marché du travail. D’autres activités économiques fréquentes, dangereuses pour la santé, le développement et l’intégrité des adolescents, et liées à l’économie souterraine sont également à citer, comme le ramassage, le tri et la vente de déchets recyclables dans la rue, à proximité des marchés ou sur les décharges ou le commerce sexuel dans la rue, les hôtels de passe ou les discothèques et autres lieux de divertissement (bar, spectacles de strip-tease).
8Dans ce vaste ensemble, il est parfois délicat de faire la distinction entre une occupation de « proximité » dans la rue et la mendicité surtout lorsque celle-ci dépend de la volonté des passants pour le versement d’un « pourboire ». Malgré cela, de nombreuses activités comme chanter, danser ou jouer un instrument de musique dans les transports publics ou sur les places, et laver des pare-brise à des carrefours entrent dans la catégorie du travail et se caractérisent par des gains très variables. Enfin, le travail des adolescents se distingue de celui des adultes : quand bien même il s’agit d’une occupation réalisée dans un cadre formel, ils peuvent être embauchés et licenciés avec plus de flexibilité en fonction des fluctuations du marché, leur rémunération est plus basse et ils ne possèdent pas de droits professionnels.
Le lien entre la participation économique des enfants, la pauvreté et la précarité
9Dans son ouvrage intitulé Regards sur les enfants travailleurs, Michel Bonnet affirme que « les quelques centaines de millions d’enfants travailleurs […] ont une caractéristique commune au-delà des frontières nationales ou des particularités culturelles : ils sont dans cette part de la population mondiale qui vit sous le seuil de pauvreté » (Bonnet, 1998, p. 38). Cette analyse mérite d’être quelque peu nuancée à la vue des enfants et adolescents travailleurs de Lima puisque tous ne vivent pas dans les mêmes conditions de pauvreté. D’ailleurs, les données disponibles sur le rapport entre travail adolescent et pauvreté ne montrent pas un lien si étroit. Les chiffres de l’INEI sur les enfants et adolescents travailleurs selon leur condition de pauvreté ou non pauvreté indiquent que « seulement » 42,6 % des enfants et adolescents travailleurs du département de Lima vivent effectivement sous le seuil de pauvreté alors qu’ils sont largement plus nombreux dans cette situation dans les autres départements du pays (entre 60 et 95 % dans ceux des Andes). Si à Lima cette proportion d’enfants et adolescents travailleurs se situe sous le seuil de pauvreté, cela ne signifie pas que les 57,4 % restants ne sont pas concernés par les contraintes économiques ressenties au sein de leur famille. Même s’ils se classent statistiquement hors de la pauvreté dans son acceptation monétaire, ils ne restent pas moins que les autres menacés par la notion de besoin et par le risque de tomber sous le seuil de pauvreté. Plutôt que de s’attacher à une approche strictement monétaire pour exprimer les difficultés qu’éprouvent les familles populaires, il est préférable d’appréhender les conditions de vie des adolescents travailleurs et de leur famille en termes de précarité. Cette notion subjective et relative exprime une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation « acceptable » et stable dans un avenir proche (Bresson, 2007). Elle rejoint l’approche de la pauvreté en termes de capacités (Sen, 2000).
10Dans le cas des enfants et adolescents travailleurs, la précarité et en particulier celle liée au type d’emploi des parents prend une dimension de premier plan. Le faible rapport entre la croissance économique et la création d’emplois stables explique qu’une partie importante de la Population économiquement active (PEA) du pays ait été absorbée par les micro-entreprises (formelles ou informelles), les travailleurs indépendants (commerce ambulant), ceux non rémunérés de la micro-entreprise familiale et les employés domestiques. Le sous-emploi « invisible », dont la rémunération ne couvre pas les besoins de base, affecte avant tout les femmes et leurs enfants dans le cadre de la micro-entreprise familiale ainsi que les personnes dont le degré d’instruction est inférieur à l’enseignement primaire. La condition de « sous-employé » retrouvée dans la majorité des occupations des parents d’enfants et adolescents travailleurs de Lima, notamment dans le commerce ambulant, les activités domestiques et le recyclage de déchets, reflète ainsi un phénomène d’exclusion économique. Les parents sans accès à un emploi stable se voient obligés de chercher leurs propres solutions pour obtenir l’argent dont ils ont besoin à travers des activités qui, sans constituer des délits, ne se situent pas moins en dehors du salariat et parfois même de la loi. L’unité familiale et l’ensemble de ses membres jouent alors, chacun selon son âge et ses aptitudes, un rôle fondamental dans cette organisation du quotidien.
Un rapport différencié des enfants au travail dans le cadre familial
11Le travail des enfants est un phénomène d’une hétérogénéité telle qu’il recouvre des cas aussi divers que celui d’une adolescente de 14 ans qui garde deux enfants à proximité de son domicile tous les matins de la semaine pour se faire de l’argent de poche, et celui d’un adolescent de 16 ans qui lave des pare-brise à un carrefour de la circulation toute la journée pour nourrir et assurer les besoins essentiels de ses frères et sœurs cadets. Pour faire face à cette réalité très variée, nous proposons ici, de façon résumée, une typologie du travail adolescent à Lima autour de cinq catégories qui rassemblent un ensemble de cas similaires et qui vont des formes d’activité les plus « légères » aux occupations les plus contraignantes dont la pénibilité empêche l’assistance scolaire (ou qui répondent à une situation de désertion scolaire).
Catégorie 1 : L’aide non rémunérée à la micro-entreprise familiale
12Les adolescents contribuent au fonctionnement du négoce familial (par exemple à un poste de vente sur un marché) et continuent en même temps à se rendre à l’école le reste de la journée. Cette activité ne leur procure aucun revenu régulier et consiste en leur participation au budget domestique et au paiement des factures du ménage. Ils recueillent par ce biais un bénéfice secondaire garantissant la couverture de leurs besoins et notamment de leur scolarité.
Catégorie 2 : La quête d’un argent de poche régulier ou la recherche d’autonomie financière
13Les adolescents travaillent avec ou sans leurs parents et tirent de leur activité un revenu de quelques soles par jour. Tout au long de la semaine, ce travail leur permet de constituer un argent de poche régulier leur servant à couvrir leurs dépenses personnelles et en particulier celles liées à l’école (cahiers, photocopies, bus).
Catégorie 3 : Le travail hors du cadre familial comme apport au budget domestique
14Les adolescents travaillent hors du giron familial et leurs gains sont en partie partagés avec les parents et notamment avec leur mère qui utilise cet argent pour payer les dépenses liées au fonctionnement du ménage (eau et électricité) et à l’alimentation de tous les membres de l’unité domestique.
Catégorie 4 : Le travail pour la survie de la famille
15Les adolescents travaillent tous les jours de la semaine et génèrent des ressources pour la survie de leur famille (notamment dans la vente ambulante ou le recyclage de déchets). L’importance du temps accordé à leur accumulation de revenus va à l’encontre de leur assistance scolaire. Leur ménage est monoparental (absence du père ou beau-père) et se caractérise par une absence d’occupation des adultes présents (mère, grand-mère).
Catégorie 5 : Le travail comme alternative de réinsertion
16Les adolescents substituent leur assistance au collège par un travail à plein temps suite à un échec scolaire progressif ou un accident grave ; à la différence de la catégorie précédente, ces adolescents travailleurs ne sont pas les principaux pourvoyeurs économiques de leur ménage.
17Cette typologie du travail adolescent à Lima laisse apparaître des catégories différentes quant au rapport des adolescents à l’école. Les deux premiers groupes et une partie du troisième montrent un compromis entre l’activité économique d’un adolescent et son suivi scolaire alors que les deux dernières catégories indiquent, au contraire, un antagonisme insurmontable entre le travail et le collège. Dans le cas des adolescents travailleurs des deux premières catégories et d’une partie importante de la troisième, la scolarité passe avant le travail. En revanche, les deux dernières catégories (et une partie de la troisième) se distinguent par une rupture du cursus scolaire des adolescents : la nécessité de travailler à plein temps est indispensable soit pour la survie de la famille (catégorie 4), soit pour surpasser leur désertion scolaire suite à un enchaînement d’événements défavorables (catégorie 5). Cette typologie bat en brèche l’idée selon laquelle le travail d’un adolescent est la cause de son abandon scolaire et met en évidence les nombreux cas d’adolescents qui concilient travail et assistance scolaire, et les situations où le travail d’un adolescent permet même d’assurer sa scolarisation (catégorie 2). D’après l’INEI, 59,5 % des adolescents travailleurs péruviens vivant en milieu urbain continuent en effet à se rendre régulièrement à l’école en 2007.
Conclusion : une conception positive de la participation économique des enfants
18Les enfants travailleurs partagent avec leurs parents, ou au moins leur mère dans le cas des familles monoparentales, les mêmes contraintes et sont dépendants de leurs stratégies. Ils prennent conscience de la signification de la pauvreté et la précarité comme objets sociaux, et de l’implication de ces phénomènes sur leur vie quotidienne. La fragilité et l’instabilité de l’emploi de leurs parents motivent leur insertion sur le marché du travail avec une finalité variable en fonction des catégories du travail adolescent détaillées plus haut. Pourtant, cette prise de décision entre parents et enfants n’a rien de mécanique avec le niveau de pauvreté d’une famille puisqu’elle correspond aussi au degré d’acceptation qu’ont les parents du travail des enfants, indépendamment de leur instabilité sur le marché du travail. Cet aspect est en partie lié à leur niveau scolaire, mais dépend encore plus étroitement de leur origine « andine » ou plus largement de leur enfance passée hors de Lima. Les migrants andins vivant dans les quartiers populaires de Lima mettent en avant une représentation du travail fondée sur des logiques de réciprocité (Lobo, 1984). Cette valeur morale donnée par les parents au travail de leurs enfants est primordiale pour expliquer, au-delà de la précarité, leur introduction dans une activité économique. Celle-ci favorise une dynamique de solidarité à l’intérieur des familles et rend légitime la mise en place de ce type de stratégies dans l’économie souterraine de la métropole.
Bibliographie
- Bonnet M. (2001), « Que penser du travail des enfants ? », Études, tome 394, n° 4, pp. 455-464.
- Bresson M. (2010), Sociologie de la précarité, Armand Colin, Paris, 126 p.
- Cavagnoud R. (2012), L’enfance entre école et travail au Pérou. Enquête sur des adolescents à Lima, Karthala, Paris, 248 p.
- Inei (2008), Censos Nacionales 2007: XI de Población y VI de Vivienda, INEI, Lima, 474 p.
- Inei et Oit (2002), Visión del Trabajo Infantil y Adolescente en el Perú, 2001, Dirección Técnica de Demografía e Indicadores Sociales, Lima, 85 p.
- Lobo S. (1984), Tengo casa propia : organisazión social en las barriadas de Lima, IEP, Lima, 283 p.
- Sen A. (2000), Development as Freedom, Anchor Books, New York, 384 p.