Couverture de RCE_014

Article de revue

10. L'entreprise, partie prenante essentielle de l'économie criminelle

Pages 163 à 175

Notes

  • [1]
    Déclaration de M. Youri Fedetov, directeur de l’UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime) à l’AFP (Agence France Presse), juin 2013.
  • [2]
    Pétrole brut.
  • [3]
    Étude de cas sur l’économie du vol de pétrole conduite par les auteurs au Nigeria (delta du Niger) depuis 2009, axée sur des entretiens avec des compagnies pétrolières, un groupe de trafiquants de pétrole et un gang de pirates, ainsi que sur l’observation de terrain des techniques de bunkering et de raffinage clandestin.
  • [4]
    Étude de cas sur l’économie mafieuse conduite par les auteurs à Naples depuis 2011, axée sur une série d’entretiens conduits avec des membres et dirigeants de deux clans majeurs de la Camorra, ainsi que sur l’observation de terrain des modes de distribution de la cocaïne et des produits contrefaits.
  • [5]
    La Camorra est la mafia italienne dont le territoire premier est la région de Naples. La Camorra est un acteur européen essentiel du marché de la drogue, des jeux clandestins et de la contrefaçon. Ses clans de la région de Casal di Principe sont, par ailleurs, très présents dans le piratage de marchés publics. Le chiffre d’affaires annuel de la Camorra est estimé à milliards d’euros.
  • [6]
    Cœur de métier.
  • [7]
    La ville de Montréal est secouée depuis 2012 par un scandale de piratage de marchés publics impliquant les plus hautes autorités de la municipalité, plusieurs entreprises de BTP canadiennes et une importante famille de la Cosa Nostra canadienne.
  • [8]
    Entretien des auteurs avec la DIA (Direzione Investigativa Antimafia) – Rome, février 2011.
  • [9]
    Conformité, observance.
  • [10]
    Principe de précaution, vérifications préalables avant achat, obligation de vigilance.

1Loin d’évoluer en autarcie sur une hypothétique planète criminelle, le crime organisé a un besoin structurel d’imbrication dans l’économie légale, publique comme privée, développant ainsi une relation ancienne et complexe avec l’entreprise, structurée en deux actions principales : parasitisme et prédation. Mais ne considérer l’entreprise que comme une cible et un outil du crime organisé revient à occulter une autre relation qui la lie au crime organisé : la coopération. Cette triple relation entre crime organisé et entreprise fait de cette dernière une partie prenante essentielle de l’économie criminelle.

Parasitisme

2Le modèle économique du crime organisé est dual. Il repose, en premier lieu, sur le développement de l’économie criminelle, elle-même structurée autour de la production, du transport et de la distribution de produits et services prohibés. Drogues, armes, migrants clandestins et prostitution sont les principaux produits animant le marché criminel, dont le volume annuel est estimé à 870 milliards d’euros [1]. L’origine et le volume de ces revenus issus d’activités strictement criminelles, ainsi que leur forme (argent liquide, en de nombreuses devises) génèrent un premier contact entre le crime organisé et l’entreprise : le blanchiment d’argent.

3L’étape clé du blanchiment de revenus criminels consiste à casser leur traçabilité (Bollé, 2004) en transformant d’énormes volumes de cash suspect (argent noir) en écritures électroniques sur des millions de comptes bancaires détenus par des entreprises a priori légitimes à disposer de ces fonds (argent blanc). Deux catégories d’entreprises sont instrumentalisées dans ce cadre. Le blanchiment d’argent s’opère, bien entendu, in fine par l’utilisation parasite de l’industrie bancaire. Mais il requiert, au préalable, l’utilisation frauduleuse de nombreuses entreprises d’autres secteurs économiques, légitimes à déposer régulièrement d’importants volumes de cash (argent liquide) sur leurs comptes bancaires : restauration, hôtellerie, divertissement, jeux, distribution, mais aussi BTP, transport ou encore intérim, dans les nombreux pays où l’utilisation de cash dans ces secteurs est légale ou, au moins, tolérée. Les organisations criminelles instrumentalisant ce type d’entreprises n’ont, pour blanchir, qu’à injecter des volumes de cash variables, mais généralement peu détectables, dans leurs recettes quotidiennes ou hebdomadaires. L’organisation criminelle récupérant l’argent ainsi lavé via le paiement par l’entreprise blanchisseuse de fausses factures (d’un montant correspondant au cash déposé) à de multiples sociétés – fictives ou réelles – détenues par la mafia.

4Le blanchiment d’argent constitue donc une première forme de parasitisme, en ce qu’il consiste à instrumentaliser frauduleusement les flux financiers animés par les entreprises de l’industrie bancaire, mais également de nombreux autres secteurs économiques.

5Une seconde forme de parasitisme développé par le crime organisé pour développer l’économie criminelle consiste à utiliser à ses fins non plus les flux financiers, mais les flux physiques de l’entreprise : sa supply chain (chaîne d’approvisionnement). Drogues, armes, migrants sont transportés selon une stratégie mixte. Leur acheminement de leurs régions d’origine ou de production peut mobiliser des modes de transport exclusivement criminels, tels que les dizaines de sous-marins utilisés par les trafiquants de drogue colombiens pour passer de la cocaïne aux États-Unis, les nombreux speedboats (vedettes) qui transportent le cannabis marocain vers les côtes espagnoles ou encore les avions cargos qui, jusqu’à la récente désorganisation de ce trafic au nord du Mali, transportaient des tonnes de drogue de l’Amérique du Sud vers l’Afrique sahélienne. Le transport des mêmes produits criminels peut s’effectuer également via des milliers de cargos, camions, trains et avions exploités par des entreprises parfaitement légales. Les transporteurs maritimes sont massivement utilisés dans ce cadre : l’essentiel de la cocaïne importée en Europe est, ainsi, transportée par des porte-conteneurs exploités par des armateurs de premier plan sur les routes maritimes reliant l’Amérique du Sud aux ports d’Anvers, Rotterdam, Barcelone et Naples. Le transport aérien est également un vecteur majeur de transport des produits illicites, comme l’a illustré en octobre 2013 la saisie de 1,2 tonne de cocaïne dans les soutes d’un Airbus d’Air France reliant les Antilles à l’aéroport d’Orly.

Prédation

6La deuxième relation subie par l’entreprise et initiée par le crime organisé repose sur la prédation exercée par toute mafia sur les acteurs économiques opérant sur les territoires qu’elle contrôle, second constituant du business model mafieux. Plusieurs formes de prédation visant l’entreprise doivent être considérées (Monnet et Very, 2010). Principal objectif économique de la cybercriminalité, la fraude est, sans doute, la forme de prédation la plus identifiée. Si de multiples formes de fraude existent, la plus efficace consiste, pour le crime organisé, à pénétrer les systèmes d’information de l’entreprise pour y créer des dépenses artificielles et peu détectables : salaires (rémunérant des emplois fictifs) et achats étant les postes les plus communément ciblés.

7Plus simple à mettre en œuvre, l’extorsion est symbolique de la prédation mafieuse. Cette technique consiste pour le crime organisé non plus à entrer par effraction ou par ruse dans l’entreprise pour lui prendre de l’argent, mais à la forcer à donner cet argent sous peine de représailles. Pour d’évidentes raisons comptables, le paiement de l’extorsion ne s’effectue pas en cash ni par la création de postes de dépenses importants et exotiques ; ces deux premiers procédés étant aisément détectables par le commissaire aux comptes ainsi que par les autorités fiscales et judiciaires. L’extorsion ne consiste pas à créer dans l’entreprise des flux financiers sortants artificiels, mais à augmenter artificiellement des flux financiers existants et a priori légitimes. Logiquement, les principaux canaux de paiement de l’extorsion mafieuse visant l’entreprise sont donc, là encore, les achats (fausses factures payées à des entreprises réelles ou fictives détenues par la mafia) et les salaires (rémunération de salariés fantômes liés à la mafia). L’enlèvement contre rançon constitue une forme particulière d’extorsion. D’abord parce qu’il vise à obtenir de l’argent de l’entreprise en menaçant la vie d’un de ses salariés. Mais également parce que cette extorsion peut être payée de façon voyante, les pouvoirs publics ne poursuivant jamais une entreprise payant une rançon. Le kidnapping visant l’entreprise prend, depuis cinq ans une forme additionnelle particulière : le shipnapping, ou capture de bateaux par des pirates opérant essentiellement au large des côtes somaliennes. Dix bateaux et plus de quarante membres d’équipage sont actuellement détenus par les pirates somaliens, qui exigent pour leur libération des rançons pouvant atteindre 10 millions d’euros. La piraterie maritime se développe également sous une forme plus traditionnelle dans le golfe de Guinée, et principalement au Nigeria, où 12 bateaux ont été attaqués depuis janvier 2013. Loin d’être anecdotique, la piraterie maritime a un impact macroéconomique majeur puisqu’elle menace la route maritime reliant l’Europe et les pays du bassin méditerranéen au Moyen-Orient et à l’Asie, qui porte, en outre 20 %, des flux d’hydrocarbures mondiaux. Mais la piraterie a également un impact microéconomique profond. Dans le golfe de Guinée, les coûts des mesures de sûreté que doivent mettre en place les compagnies pétrolières opérant en mer peuvent atteindre 10 % du budget global d’un projet de plusieurs dizaines de millions de dollars. Et les armateurs que la piraterie somalienne pousse à éviter le golfe d’Aden et à relier l’Europe à l’Asie en contournant l’Afrique par le Sud sont contraints d’augmenter substantiellement leurs coûts d’exploitation, principalement du fait des 250 000 dollars de fuel supplémentaire que ce détour coûte en moyenne pour un cargo.

8En outre, toute organisation criminelle maîtrisant son territoire peut appliquer à l’entreprise un mode de prédation bien plus simple et tout aussi rémunérateur que ceux précédemment décrits : le vol. S’il peut prendre des formes multiples, le vol illustrant le mieux l’impact stratégique de cette forme de prédation est sans doute le vol de pétrole. Également pratiqué au Mexique, en Colombie et en Russie, c’est au Nigeria que le vol de pétrole (localement appelé bunkering) est le plus développé. Sixième exportateur de l’OPEP, avec une production de 2,2 millions de barils de brut par jour, le Nigeria attire depuis cinquante ans les plus grandes compagnies pétrolières et parapétrolières. De fait, le crude oil[2] nigérian est facile à extraire (à terre les gisements de crude oil sont situés à quelques dizaines de mètres de profondeur seulement) et simple à raffiner. Shell, Chevron, Exxon, Total, Eni… : l’essentiel des majors opèrent dans ce paradis de l’or noir, qui s’est cependant vite transformé pour elles en enfer. Enlèvements, piraterie, fraude et extorsion leur posent, certes, des problèmes d’exploitation et des surcoûts récurrents, mais le problème essentiel des compagnies pétrolières opérant au Nigeria est autrement plus structurel. Une étude de cas actuellement conduite par les auteurs [3] montre, en effet, que 15 à 20 % de leur production leur est volée par des organisations criminelles redoutablement efficaces, impliquant trafiquants, bandes armées, communautés locales, forces armées corrompues à l’extrême, businessmen et dirigeants politiques de premier plan. Les revenus annuels dégagés par ce vol à grande échelle sont compris entre 5 et 7 milliards de dollars. L’impact économique sur les compagnies pétrolières étant tout aussi considérable : Shell a, ainsi, récemment déclaré que le bunkering avait coûté un milliard de dollars à l’entreprise en 2012, soit 4 % de son résultat net mondial…

Coopération

9Une autre action criminelle, qui pourrait a priori être catégorisée dans les techniques de prédation subies par l’entreprise précédemment décrites, touche fortement l’entreprise : la contrefaçon. Le vol de la propriété intellectuelle, la copie du savoir-faire et le détournement de la marque qui sous-tendent la production de faux sont, en effet, une forme nette de prédation criminelle. Cependant, la conception et la fabrication d’un volume de contrefaçons représentant un marché annuel de 250 milliards de dollars ne peuvent s’opérer que dans le cadre d’une autre forme de relation de l’entreprise avec le crime organisé : la coopération. Un cas actuellement suivi par les auteurs illustre nettement cette relation [4]. Depuis janvier 2013, la vente de faux iPhone 5 se développe à grande vitesse en Allemagne, en Pologne et dans divers pays d’Europe centrale sous l’impulsion de la Camorra [5]. L’une des familles principales de cette mafia a mis en place un partenariat avec l’un des fournisseurs d’Apple en Chine, qui lui fournit et expédie de vrais composants d’iPhone ainsi que des batteries de très faible capacité ; l’ensemble étant assemblé par des ouvriers clandestins chinois et italiens dans des dizaines d’ateliers cachés dans Naples. La Camorra distribue ensuite les faux smartphones via des milliers de points de vente clandestins ou légaux dans les pays visés. Le seul clan de la Camorra observé produit environ 5 000 faux iPhone par semaine, vendus entre 100 et 150 euros pour un coût de fabrication n’excédant pas les 50 euros. Soit un chiffre d’affaires annuel de 32,5 millions d’euros pour une marge – nette – de 19,5 millions d’euros… Cette extraordinaire rentabilité illustre le profit qu’ont mafias et entreprises légales mais fraudeuses à coopérer. Toutes les mafias du monde, même regroupées, n’auront jamais la capacité de produire des milliards de tonnes de pièces industrielles, composants d’ordinateurs, DVD, téléphones, vêtements, médicaments, produits alimentaires, jouets… Aussi la contrefaçon repose-t-elle sur l’intégration horizontale d’actions de conception, de production et de transport conduites frauduleusement par des entreprises légales, généralement sous-traitantes des entreprises dont les produits sont contrefaits, et d’actions de contournement des contrôles douaniers et de distribution des faux sur un marché clandestin, core business[6] du crime organisé.

10Une autre forme de coopération entre crime organisé et entreprise peut, elle aussi, n’apparaître a priori que comme une forme de prédation dont l’entreprise serait victime : le piratage de marchés publics, ou bid rigging. Contrôlant son territoire dans ses dimensions physique, économique et sociale, une mafia détient généralement une réelle capacité d’influence du décideur politique administrant ce même territoire. Il lui est, dès lors, aisé d’ordonner à ce dernier d’attribuer de juteux marchés publics à des entreprises soumissionnaires ayant accepté de verser à la mafia une commission rémunérant son « lobbying ». Les Yakusa japonais ont longtemps été maîtres en la matière, le piratage de marchés publics leur ayant rapporté, via ces commissions, des milliards de dollars (Haquet, Pierrat et Monnet, 2011). Si les entreprises soumissionnaires éliminées du marché truqué sont victimes de cette fraude, l’entreprise adjudicataire est, quant à elle, évidemment bénéficiaire de cette pratique criminelle qu’elle n’est nullement obligée d’accepter. Coopérer avec la mafia lui garantit l’obtention du marché en la protégeant de ses concurrents. Observable en Italie, au Japon, à Taïwan, cette coopération est également très développée aux États-Unis et spécifiquement dans le New Jersey, où elle est particulièrement nette (Gayraud, 2006), ainsi qu’au Canada [7].

11Enfin, on observe une autre forme de coopération entre crime organisé et entreprise, une forme structurelle et encore plus dangereuse que celles analysées plus haut. Une fois blanchis, les centaines de milliards de dollars de profit du crime organisé sont, pour l’essentiel, investis non sur cette hypothétique planète criminelle évoquée en introduction, mais bien dans l’économie réelle. L’économie publique peut être attrayante pour l’investissement mafieux : détenir une partie de la dette d’un État peut, ainsi, permettre à une mafia d’accroître son contrôle sur l’État considéré. Reste que cette opération est d’une rentabilité lointaine, d’une occurrence rare, et difficile à mettre en œuvre lorsque les mécanismes de titrisation de la dette d’un État prennent en compte ce risque de pénétration mafieuse. Logiquement, le réceptacle premier de l’investissement mafieux est donc l’entreprise privée ; ce processus transformant les mafias en propriétaires de tous les types de sociétés, de la PME à la multinationale (Duplat, Very et Monnet, 2013). Cet investissement est, cependant, méthodiquement orienté vers deux familles d’entreprises. La première regroupe les entreprises dont l’activité permettra à la mafia de faciliter ses trafics : transport, import-export, agence de voyages, transitaires, sociétés d’exploitation de ports, docks, notamment. Une deuxième catégorie de cibles regroupe des entreprises permettant de simplifier les schémas de blanchiment d’argent analysés plus haut. Le crime organisé tente systématiquement dans ce cadre de prendre le contrôle de banques de deuxième plan (avec un succès rare mais croissant, notamment en Afrique de l’Ouest) et des entreprises déplaçant légalement ou non de forts volumes de cash comme évoqué plus haut : restauration, jeux, discothèques, construction, hôtellerie, distribution, notamment. La troisième catégorie d’entreprises visées regroupe des entreprises éligibles aux marchés publics : BTP, collecte et traitement de déchets, restauration collective, gardiennage, transport urbain, notamment. Il s’agit alors pour le crime organisé non plus de faire attribuer un marché public à une entreprise légale qui coopère avec lui, mais à une entreprise qui lui appartient. Le crime organisé perçoit alors 100 % du marché considéré via l’entreprise adjudicataire qu’il contrôle, et non plus 10 ou 15 % perçus sous forme de commissions versées par une entreprise partenaire. Cette prise de contrôle d’entreprises légales peut être particulièrement nette dans certains secteurs économiques et biotopes mafieux, tel que le secteur du traitement des déchets qui, en Italie, est détenu à 30 % par des entreprises contrôlées par les différentes mafias locales [8].

12La crise économique actuelle, et principalement ses conséquences en termes de raréfaction de l’accès des entreprises au prêt bancaire, constitue un terrible accélérateur de l’investissement du crime organisé dans les entreprises légales. En proie à des difficultés croissantes de financement de leur activité, nombre de PME opérant sur des territoires mafieux peuvent être tentées de répondre favorablement aux propositions de prêt des mafias qui, elles, cherchent absolument à investir dans l’économie légale. En 2012, les mafias italiennes disposaient de 63 milliards d’euros prêts à être investis dans l’économie légale italienne, soit plus que tout autre investisseur légal. Pratiqué à un taux usuraire (atteignant généralement les 40 % en Italie), ce prêt ne peut généralement être remboursé par l’entreprise, et conduit rapidement au nantissement de la majorité des parts de l’entreprise ciblée par la mafia émettrice du prêt ou, plus rarement, à l’exécution du propriétaire récalcitrant. Cette prise de contrôle effectuée, l’entreprise légale mafieuse (Champeyrache, 2004) garde une activité parfaitement normale. Ni son activité ni son management ne changent, mais du fait de sa nouvelle gouvernance, sa stratégie peut, elle, profondément changer et orienter l’entreprise vers deux catégories d’activités économiques. La première, noire, consiste à faire de l’entreprise considérée un partenaire clé de la mafia dans le cadre de trafics, d’opérations de blanchiment ou de contrefaçon comme analysé plus haut. La seconde, grise, consiste à pousser l’entreprise à développer elle-même et sans partenaire extérieur des activités non pas criminelles mais frauduleuses, principalement axées sur une forme particulière de contrefaçon : celle de ses propres produits. Une récente étude de cas conduite par les auteurs dans la région de Naples a permis d’illustrer ce mode de collaboration ultime entre crime organisé et entreprise. Une entreprise de production de beurre, fournisseur de plusieurs groupes européens y compris français, est récemment passée sous le contrôle d’une famille de la Camorra selon le schéma précédemment décrit. Très vite, son nouvel actionnaire a ordonné à l’entreprise de produire du beurre de qualité industrielle (d’une teneur en beurre de 80 %) pour le vendre frauduleusement à ses clients en qualité de beurre fin, plus cher, générant ainsi une marge frauduleuse de 25 % a minima.

13Outil indispensable à la conduite des trafics et du blanchiment, proie financière de multiples prédateurs criminels, mais aussi, parfois, partenaire des plus grandes mafias du monde, l’entreprise est une partie prenante essentielle de l’économie criminelle. Compliance[9], sûreté, assurance, due diligence[10], développement durable… : nombreuses sont les solutions qui peuvent permettre à l’entreprise de limiter son exposition au parasitisme et à la prédation criminels. Reste que c’est au plus profond d’elle-même que l’entreprise doit chercher la seule solution entravant efficacement la relation de coopération qui peut la lier au crime organisé : l’éthique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bolle A. (2004), « Le blanchiment de capitaux du crime organisé », in Ludovic François et Pascal Chaigneau (Eds.), Blanchiment et financement du terrorisme, Ellipses, Paris.
  • Champeyrache C. (2004), Entreprise légale, propriétaire mafieux, CNRS Éditions, Paris.
  • Monnet B. et Very P. (2010), Les nouveaux pirates de l’entreprise, CNRS Éditions, Paris.
  • Duplat V., Very P., et Monnet B. (2012), « Identification and economic analysis of governance mechanisms in legitimate mafia firms », M@n@gement, 15 (3), pp. 273-282.
  • Haquet C., Pierrat J., et Monnet B, (2011), « Un chef Yakusa parle », L’Expansion, septembre 2011.

Notes

  • [1]
    Déclaration de M. Youri Fedetov, directeur de l’UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime) à l’AFP (Agence France Presse), juin 2013.
  • [2]
    Pétrole brut.
  • [3]
    Étude de cas sur l’économie du vol de pétrole conduite par les auteurs au Nigeria (delta du Niger) depuis 2009, axée sur des entretiens avec des compagnies pétrolières, un groupe de trafiquants de pétrole et un gang de pirates, ainsi que sur l’observation de terrain des techniques de bunkering et de raffinage clandestin.
  • [4]
    Étude de cas sur l’économie mafieuse conduite par les auteurs à Naples depuis 2011, axée sur une série d’entretiens conduits avec des membres et dirigeants de deux clans majeurs de la Camorra, ainsi que sur l’observation de terrain des modes de distribution de la cocaïne et des produits contrefaits.
  • [5]
    La Camorra est la mafia italienne dont le territoire premier est la région de Naples. La Camorra est un acteur européen essentiel du marché de la drogue, des jeux clandestins et de la contrefaçon. Ses clans de la région de Casal di Principe sont, par ailleurs, très présents dans le piratage de marchés publics. Le chiffre d’affaires annuel de la Camorra est estimé à milliards d’euros.
  • [6]
    Cœur de métier.
  • [7]
    La ville de Montréal est secouée depuis 2012 par un scandale de piratage de marchés publics impliquant les plus hautes autorités de la municipalité, plusieurs entreprises de BTP canadiennes et une importante famille de la Cosa Nostra canadienne.
  • [8]
    Entretien des auteurs avec la DIA (Direzione Investigativa Antimafia) – Rome, février 2011.
  • [9]
    Conformité, observance.
  • [10]
    Principe de précaution, vérifications préalables avant achat, obligation de vigilance.
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