Couverture de RCE_013

Article de revue

10. Refonder le droit social par la négociation collective : que faire ?

Pages 194 à 209

Notes

  • [1]
    Les parties 1 à 3 du présent article reprennent des éléments des travaux antérieurs des mêmes auteurs : Refonder le droit social : mieux concilier protection du travailleur et efficacité économique, La Documentation Française, 2011 (nouvelle édition en préparation) ; « Droit social : pourquoi et comment le refonder », Droit social, n° 9, septembre 2012 ; « Pour une nouvelle articulation des normes en droit du travail », Droit social, n° 1, janvier 2013. Pour plus de développements sur tous les aspects évoqués dans ces parties, le lecteur se reportera utilement aux trois publications mentionnées.
  • [2]
    Les analyses développées dans cet article n’engagent que ses auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de la Banque de France.
  • [3]
    Ensemble de règles résultant d’un accord de volonté complémentaire entre deux personnes.
  • [4]
    Cass. Soc., 28 septembre 2010, J. Barthélemy, « Modulation des horaires et contrat de travail », Droit social, n° 696-2, février 2011.
  • [5]
    Une règle supplétive est une règle de droit à laquelle on peut déroger, notamment par une convention qui stipulerait explicitement une clause contraire ou non conforme à la règle de droit.
  • [6]
    Le principe de subsidiarité signifie que la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même. De ce fait, la norme de niveau supérieur ne vaut qu’en l’absence du niveau inférieur.
  • [7]
    Du fait que deux « seulement » des cinq syndicats bénéficiant de la présomption irréfragable de représentativité soient signataires de cette position commune, cette dernière ne pouvait être un accord national interprofessionnel. Signalons que ces deux syndicats, du fait de leurs résultats aux élections professionnelles, sont, depuis la dernière étape de la mise en œuvre de la loi du 20 août 2008, en mesure de conclure ensemble un accord national interprofessionnel.
  • [8]
    Cette exigence d’une audience d’au moins 50 %, préconisée par les auteurs dans leur ouvrage précité, a été concrétisée dans deux domaines précis par l’ANI du 11 janvier 2013.
  • [9]
    Voir à ce sujet l’analyse de P. Cahuc, M. Ferracci et A. Zylberberg (2011), « Formation professionnelle : pour en finir avec les réformes inabouties », Fondation Montaigne, octobre.
  • [10]
    Il s’agirait de donner un réel contenu à l’article L. 6321-1 : « L’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail. Il veille au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. » Ceci d’autant que la jurisprudence lui donne une réelle force.
  • [11]
    La formation professionnelle joue un rôle qui ne peut pas être ignoré dans le financement des partenaires sociaux, cf. N. Perruchot (2011), « Le financement des syndicats », Rapport au Premier ministre, novembre, enregistré sous le n° 4186 le 18 janvier 2012 à l’Assemblée nationale.
  • [12]
    Soulignons à cet égard que certaines réformes sur le marché des biens concernent très directement le marché du travail. Il en est par exemple ainsi de la réduction de barrières à l’entrée dans certaines professions des services professionnels. Les gains à attendre de telles réformes, en termes de productivité et d’emploi, sont également très importants. Cf. par exemple R. Bourlès, G. Cette, J. Lopez, J. Mairesse et G. Nicoletti (2010), « Do product market regulations in upstream sectors curb productivity growth ? », NBER Working Paper Series, n° 16520, November ; à paraître dans une version actualisée dans The Review of Economics and Statistics.

1Le droit social regroupe du droit du travail, du droit de la Sécurité sociale et de la mutualité et du droit de l’action sociale de l’État. Plus le droit social est d’essence réglementaire et donc uniforme et relativement inerte, plus est limité le champ des compromis possibles que les partenaires sociaux peuvent localement déterminer. Or c’est par de tels compromis qu’il est possible de concilier les attentes des salariés et les besoins des entreprises. Une abondante littérature a montré les effets défavorables des rigidités réglementaires du droit social sur l’équilibre macroéconomique, ces conséquences défavorables transitant à la fois par une moindre productivité et un équilibre moins favorable sur le marché du travail (taux de chômage plus élevé et taux d’emploi plus bas), ces deux types d’impacts n’étant pas indépendants. Par ailleurs, la complexité et les rigidités du droit social augmentent avec son essence réglementaire et peuvent avoir pour effet de nuire à sa fonction protectrice. Les études disponibles montrent de façon robuste que le sentiment d’insécurité des salariés vis-à-vis de leur emploi croît avec l’importance du droit social réglementaire et plus particulièrement avec l’intensité de la protection de l’emploi. Ce sentiment d’insécurité, qui traduit un affaiblissement de la fonction protectrice du droit social, peut être lié à la fois au fait que la complexité de ce dernier limite l’efficacité de sa mise en œuvre et au fait qu’une forte protection de l’emploi rend plus difficile l’accès à l’emploi et allonge les périodes de chômage.

2Parmi les pays de l’OCDE, la France se caractérise par un droit social très réglementaire et rigide. De ce fait, quel que soit son volume, le droit conventionnel [3] a une place modeste en raison de l’importance de l’ordre public en cette matière et de ce qu’une part significative du contenu des conventions est consacré à décliner les réglementations. Cette très forte intervention réglementaire est bien caractérisée, tant par les indicateurs synthétiques construits par diverses institutions (les plus connus, mais non les seuls, étant ceux de l’OCDE) que par l’analyse de domaines ciblés (comme le salaire minimum, le droit de la durée du travail, le nombre et la complexité des seuils sociaux…). Les performances macroéconomiques françaises sont ainsi bridées par le haut niveau de réglementation et de rigidité du droit social et la faiblesse corrélative du droit conventionnel, sans que ces particularités élèvent réellement la protection des travailleurs. Par touches successives, une plus grande place a progressivement été laissée, sur les trois dernières décennies, au droit conventionnel, jusqu’à l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013. Mais ces avancées demeurent très limitées.

3Les constats qui précèdent suggèrent l’impérative et urgente nécessité d’une refondation en profondeur du droit social français, visant à accroître la place du droit conventionnel et à mieux concilier protection des travailleurs et efficacité économique. On présente successivement la stratégie de réforme permettant cette meilleure conciliation, où en est la mise en œuvre de cette stratégie de refondation en France, les priorités actuelles avant d’aboutir à quelques remarques conclusives qui soulignent la nécessité et l’urgence d’une poursuite ambitieuse de cette stratégie.

Quelle stratégie de réforme ?

4Trois grandes orientations de refondation peuvent a priori être envisagées :

  • La libéralisation. Cela consiste à réduire le droit réglementaire en supposant qu’un droit conventionnel pourrait spontanément s’y substituer. Mais cette approche (i) affaiblirait le caractère protecteur du droit social ; (ii) repose sur l’hypothèse fausse que le droit conventionnel pourrait se développer spontanément, ce qui semble utopique dans le contexte français d’une mauvaise qualité des relations sociales et d’une faible syndicalisation ; (iii) n’est sans doute politiquement pas envisageable dans un pays de civil law comme la France. Comme l’illustrent certains exemples comme le Contrat nouvelle embauche (CNE) ou le Contrat premier emploi (CPE), une telle orientation pourrait faire perdre un temps précieux dans le processus de réforme et même aboutir au rejet de ce processus.
  • L’encouragement au développement d’un droit plus conventionnel. Cette orientation repose sur l’idée qu’un tel développement permettrait de réduire ensuite le droit réglementaire en laissant l’espace ainsi libéré à l’exercice du droit conventionnel. Mais cette approche paraît utopique, car ce développement spontané du droit conventionnel (i) est difficile dans le contexte français, comme cela vient d’être rappelé ; (ii) est difficilement envisageable sans espace d’intervention préalablement défini.
  • Réduire le droit réglementaire PAR le développement du droit conventionnel. C’est le développement du droit conventionnel qui simultanément réduit le droit réglementaire. Ainsi, à aucun moment, les protections ne sont affaiblies. L’incitation au développement du droit conventionnel réside alors dans les rentes juridiques (et parfois financières) concédées aux acteurs du droit conventionnel. C’est la voie proposée dans nos travaux. Cette incitation favorise à la fois la recherche de meilleures relations sociales permettant de tirer le bénéfice des rentes envisageables et l’émergence des acteurs de l’élaboration du droit conventionnel. Une telle orientation nous parait en cohérence avec la tradition de civil law française. En effet, le droit réglementaire continue de s’appliquer pleinement en l’absence de droit conventionnel.
Quatre types de limites s’imposent à l’expression du droit dérogatoire par accord collectif dans cette stratégie de réformes :
  • Les dispositions d’ordre public mais au sens strict, c’est-à-dire absolu, qui concernent les droits fondamentaux du travailleur et les libertés collectives. Il serait cependant utile que les partenaires sociaux déclinent ces limites à l’autonomie contractuelle dans le monde du travail (par exemple, la prise en compte du respect de la vie personnelle du salarié dans les éventuelles modifications de l’organisation du travail).
  • Les dispositions relevant du droit supranational, dont bien sûr le droit communautaire qui est d’application directe comme la loi interne.
  • Pour chaque niveau de négociation, les limites éventuelles prévues par les niveaux supérieurs. L’ANI doit pouvoir limiter l’autonomie des accords de branches et d’entreprises. C’est par exemple ce qu’a fait l’ANI du 11 janvier 2013 dans de nombreux domaines. L’accord de branche doit quant à lui pouvoir limiter l’autonomie des accords d’entreprises au nom de ce qu’on peut appeler l’ordre public propre à la branche, et ou à la réalité du dialogue social.
  • La prise en compte de l’intérêt des outsiders et des éventuelles externalités financières des accords. Il revient prioritairement à l’État de mettre en œuvre ce dernier type de limites, mais des moyens existent – par exemple des garanties sociales fondées sur la mutualisation – permettant que l’accord soit créatif de droits pour d’autres personnes que les salariés en fonction.
Ceux qui justifient, au nom de la protection légitime des travailleurs, un code du travail abondant et une vision hypertrophiée de l’ordre public en droit du travail contestent ce faisant le rôle des partenaires sociaux. Or ce rôle est essentiel en raison du caractère fondamental, en droit communautaire comme en droit interne, du droit de négociation collective. Il est un des moteurs d’une meilleure conciliation entre efficacité économique et protection des travailleurs dont dépend pour une part l’emploi, en particulier grâce à des normes conventionnelles adaptées aux contextes et/ou aux projets. Un volume de dispositions légales impératives plus important que ce qui résulte de la déclinaison dans cette discipline de l’ordre public classique ne peut qu’affecter l’autorité et l’inventivité des partenaires sociaux. Il en est de même de l’application de la règle de l’avantage le plus favorable pour résoudre tous les conflits de normes. Le principe dit « de faveur », considéré comme le symbole de la fonction protectrice, n’existe pourtant pas dans d’autres États, même si certains conflits s’y résolvent par l’application de la solution la plus favorable. Ainsi, il y a contradiction entre constitutionnaliser la concertation par les partenaires sociaux préalable au projet de loi (article L1 du code du travail né de la loi Larcher du 31 janvier 2007), comme le Président de la République s’est engagé à le faire, et préserver la classique (pour la France) hiérarchie des normes. L’accord collectif est supposé porter, dans sa globalité et son indivisibilité, une amélioration à la fois pour le salarié et pour l’entreprise.

Où en est-on ?

5Concernant l’articulation entre accord et règlement, c’est le premier texte des lois Auroux, en l’occurrence l’ordonnance du 16 janvier 1982 sur les 39 heures, qui a introduit la technique de dérogation permettant d’écarter une norme légale ou réglementaire, par ailleurs impérative ou plus favorable. Cette logique dérogatoire, qui concerne essentiellement le domaine du droit de la durée du travail, n’a cessé de progresser quelle que soit la couleur du Gouvernement en place. Dans sa phase ultime, l’évolution du droit positif s’est même concrétisée (loi du 20 août 2008) par le renversement de la hiérarchie des normes : l’accord d’entreprise est le droit commun, la convention de branche ne s’appliquant qu’à défaut et la réglementation en l’absence du tissu conventionnel.

6Concernant l’articulation entre accords collectifs de niveaux différents, la loi Fillon du 4 mai 2004 a ouvert à l’accord d’entreprise la possibilité de déroger à l’accord de branche, sous la condition que ce dernier ne l’interdise pas explicitement.

7Concernant l’articulation entre accord collectif et contrat de travail, c’est aujourd’hui, du fait des termes de l’article L2254.1 du code du travail, le seul conflit de normes qui se résout systématiquement par l’application de la solution la plus favorable. La résistance du contrat à l’accord est accentuée par la jurisprudence récente de la Cour de Cassation. Cette jurisprudence – qui reflète un attachement inconditionnel au principe de faveur, conçu comme instrument par excellence de la protection du travailleur – a conduit à des attitudes surréalistes. Ainsi, considérer le contrat de travail comme le noyau dur de la protection du salarié réduit l’autorité et l’autonomie des syndicats. Et il paraît curieux de considérer plus protecteurs pour le travailleur les termes d’un contrat de travail négocié en tête à tête par un demandeur d’emploi avec son potentiel futur employeur que ceux d’un accord collectif négocié par les partenaires sociaux et donc, concernant les salariés, par des représentants protégés.

8L’enjeu de ce débat est la primauté ou non de l’intérêt de la collectivité de travail sur celui individuel de chaque salarié. À cet égard, il est important de rappeler que des gouvernements de gauche ont protégé la primauté du collectif :

  • L’article L4 de l’ordonnance de 1945 sur la sécurité sociale et son décret d’application du 8 juin 1946, relatifs à la protection sociale complémentaire, ont rendu impossible le refus d’affiliation d’un salarié à une institution de prévoyance en invoquant la diminution de son salaire net, conséquence de la quote-part de cotisations mise à sa charge. Et ceci, que la source de droit soit un accord collectif classique ou un référendum, qualifié alors d’accord entre l’employeur et la collectivité de travail. Rappelons que ce dispositif est né d’une ordonnance prise par un gouvernement dans lequel le ministre du Travail était Ambroise Croizat, communiste, par ailleurs auteur, avec Parodi, des arrêtés de fixation des salaires ayant construit l’architecture des classifications.
  • La loi Aubry II a prémuni les entreprises des refus possibles de certains salariés de voir leur durée effective de travail réduite du fait du passage à 35 heures de la durée légale – et par voie de conséquence du blocage des salaires, composante des accords ARTT (Aménagement-réduction du temps de travail), avec l’augmentation des effectifs et l’adaptation des horaires grâce au recours à la dérogation. Elle l’a fait en écartant la qualification de cause économique en cas de rupture du contrat à l’initiative de l’employeur entendant faire respecter la norme collective. Était ainsi inventée une rupture sui generis, dont s’est servi à nouveau le législateur pour empêcher la résistance d’un salarié à la mise en œuvre d’un horaire collectif modulé à l’année [4].
  • Ce dispositif législatif transposant l’ANI du 11 janvier 2013 dans le Code du Travail prévoit (article 12 de la loi correspondant à l’article 18 de l’accord) que les salariés refusant la baisse de salaires induite par la mise en œuvre d’un accord de maintien de l’emploi ne pourront bénéficier, quel que soit leur nombre, des avantages spécifiques aux licenciements collectifs.
Soulignons que la plupart des étapes ayant concrétisé la supplétivité [5] de la norme de niveau supérieur avant de passer à sa subsidiarité [6], en s’inspirant des principes du droit communautaire, ont été inspirées par des textes émanant des partenaires sociaux eux-mêmes : l’ANI du 31 octobre 1995 pour la loi de Robien de 1996 et dans une certaine mesure les lois Aubry, surtout celle du 19 janvier 2000 ; la déclaration commune de juillet 2001 pour la loi Fillon du 4 mai 2004 et la position commune du 9 avril 2008 pour la loi du 20 août 2008.

9Trois étapes importantes sont à souligner dans l’évolution récente du droit social :

  • La loi Larcher du 31 janvier 2007 subordonne le dépôt d’un projet de loi par le ministre du Travail à l’organisation préalable d’une concertation pouvant déboucher sur un accord entre partenaires sociaux. Ces derniers se voient ainsi doter d’une fonction de « prélégislateur ». Cela va évidemment dans le sens d’une responsabilité accrue des syndicats d’employeurs et de salariés, même si se pose la délicate question de la confrontation entre le respect du contrat qui fait la loi des parties et de l’autorité du Parlement, c’est-à-dire du peuple souverain.
  • S’inspirant de la position commune (signée « seulement » [7] de la CGT et de la CFDT) la loi du 20 août 2008 a remplacé la représentativité de droit par une légitimité mesurée en fonction de l’audience lors des élections professionnelles. Cette solution n’est cependant qu’un pis-aller dès lors qu’elle revient à évaluer la légitimité en fonction d’un scrutin qui a un tout autre objet et surtout en fonction non de 50 % des effectifs mais de 30 % des votants. Mais elle permet de légitimer une démarche dérogatoire par une représentativité effective et non plus seulement présumée [8]. On peut estimer souhaitable l’évolution vers la majorité effective lorsque le taux de syndicalisation aura fortement progressé.
  • L’ANI du 11 janvier 2013 est un succès pour l’avenir de notre pays, par son contenu et par la méthode mise en œuvre. Cet accord propose des avancées importantes, permettant d’élever à la fois protection des travailleurs et efficacité économique. Ces avancées sont nombreuses. Signalons en quelques-unes : i) le développement de l’autorité des accords collectifs sur le contrat de travail, via les accords de maintien dans l’emploi (article 18) ii) la réduction des freins aux mobilités professionnelles, via la généralisation de la couverture santé complémentaire (article 1) et la portabilité des garanties de prévoyance (article 2), la portabilité des droits à formation par la création du compte personnel de formation (article 5), la création de droits rechargeables à l’assurance chômage (article 3) et la sécurisation d’un droit à mobilité (article 7) iii) la réduction de la dualité sur le marché du travail par la majoration des cotisation employeurs à l’assurance chômage sur certains CDD courts et la baisse transitoire de ces mêmes cotisations en cas d’embauche d’un jeune en CDI (article 4) iv) l’encadrement du temps partiel (article 11) v) la réduction des risques juridiques associés aux licenciements collectifs (article 20) vi) la facilitation de la conciliation prud’homale (article 25) vii) la représentation des salariés dans les organes de gouvernance (article 13)…

Quelles priorités ?

10Le traitement par l’ANI du 11 janvier 2013 de chacun des domaines qu’il aborde reste très partiel : l’articulation entre les différents niveaux de normes (réglementation, accords de différents niveaux, contrat de travail) n’y a pas été systématiquement abordée dans le but de stimuler le rôle de la négociation collective, la réforme de la formation professionnelle reste à faire, les freins à la mobilité des travailleurs demeurent nombreux… Par ailleurs, de multiples dispositions de cet ANI répondent davantage aux besoins des grandes firmes qu’à ceux des PME.

11La méthode retenue par cet ANI est la seule permettant d’engager sans cliver des réformes équilibrées et ambitieuses du droit social. En effet, cet accord est un compromis conclu entre les partenaires sociaux, conformément à la stratégie présidentielle qui veut renforcer le rôle du dialogue social dans l’évolution de notre pays, mais aussi conformément à la loi Larcher du 31 janvier 2007 qui transforme les partenaires sociaux en « prélégislateurs ». Cette approche, est transpartisane et les signataires de l’accord, majoritaires, ont montré leur sens des responsabilités au nom de l’intérêt général.

12Cet accord constitue une première mais très forte étape d’un processus plus long. La méthode souhaitable serait que chaque année un accord aussi ambitieux permette d’aller plus loin dans la refondation du droit social. De nombreux domaines du droit social doivent encore être adaptés à la société du xxie siècle, mais les cinq priorités qui nous paraissent les plus urgentes sont les suivantes :

  • L’articulation entre les différents niveaux de normes dans le domaine du droit social. Cela suppose en particulier une réflexion des partenaires sociaux sur : i) les contours de l’ordre public et les limites de l’expression du droit dérogatoire par accord collectif ii) les composantes du contrat de travail afin de caractériser celles dont les modifications nécessitent l’accord individuel du salarié, celles dont des modifications peuvent être faites par accord collectif et leur possible amplitude, celles qui peuvent être modifiées par décision unilatérale du chef d’entreprise iii) les domaines dans lesquels la majorité requise pour qu’un accord d’entreprise ou un accord de branche soit valide doit être portée de 30 % à 50 % des suffrages aux précédentes élections professionnelles.
  • Les conditions d’un développement de la syndicalisation, car le renforcement souhaitable du rôle de la négociation collective est bridé par un faible taux de syndicalisation en France, actuellement le plus faible parmi tous les pays de l’OCDE (avec la Turquie). L’instauration du chèque syndical peut être une voie pertinente, parmi d’autres (Barthélémy et Cette, 2011). La question de la représentativité des organisations patronales et celle corrélative du nombre de branches professionnelles doivent être discutées sur le fond, d’autant que cela contribuerait à une différenciation souhaitable de la nature juridique des accords selon leur niveau (interprofession, branche, entreprise).
  • La formation professionnelle et plus globalement la question du maintien et du renforcement de l’employabilité des salariés, en particulier de ceux qui en ont le plus besoin [9]. Cette question peut être abordée en saisissant les partenaires sociaux de la question de la mise en œuvre de cette obligation déjà inscrite dans le Code du Travail [10]. Pour autant, sauf à prendre le risque de n’aboutir qu’à des propositions très insuffisantes, comme celles des ANI de 2003 et 2008, elle doit sans doute être précédée d’une réflexion et d’une réforme fondamentale du financement des partenaires sociaux [11].
  • L’éradication des freins institutionnels à la mobilité professionnelle et géographique des actifs, via le développement des garanties sociales par la mutualisation de droits sociaux (par exemple de l’indemnité de fin de carrière…). À cette réflexion doit être associée une analyse approfondie des dispositions fiscales – comme la fiscalité des revenus locatifs – et des politiques sociales – par exemple les politiques de logement social – bridant actuellement la mobilité géographique, par exemple la fiscalité des revenus locatifs.
  • Le traitement plus efficace (en termes de rapidité et de sécurité juridique) des litiges, par l’instauration d’une étape de médiation, le renforcement de l’effectivité de l’étape de conciliation (entre autres aspects par l’obligation effective de présence des parties, comme au Royaume-Uni), et la possibilité d’organiser par accords collectifs de branche le recours à des traitements en première instance alternatifs aux Prud’hommes, dont l’arbitrage (ainsi que cela se fait pour les salariés d’un niveau élevé de qualification ou de salaire dans d’autres pays comme la Belgique).
L’efficacité de la démarche appelle une prise en compte de ces priorités dans un processus organisé de négociation interprofessionnelle en coordination avec les conférences sociales annuelles.

En conclusion : quels risques d’une stratégie trop peu ambitieuse ?

13La portée de l’accord historique du 11 janvier 2013 et d’autres accords à venir est grande pour notre société. Il s’agit de la capacité de créer par le compromis les conditions d’une meilleure conciliation entre efficacité économique et protection des travailleurs. De cela dépendent pour une bonne part la croissance et la situation de l’emploi.

14La nécessité et l’urgence de poursuivre cette démarche sont impératives. La France connaît des déséquilibres majeurs (en particulier ceux des comptes courants et des finances publiques) durablement non soutenables. La résorption de ces déséquilibres nécessite d’augmenter le rythme de la croissance équilibrée, en particulier par des gains de productivité et de compétitivité. La refondation du droit social – ici esquissée – peut, comme l’engagement de réformes sur le marché des biens [12], contribuer grandement à ces améliorations. Si cette démarche n’était pas résolument adoptée dans les années à venir, elle devrait sans doute l’être ensuite sous la pression des apporteurs internationaux de capitaux (institutions internationales ou marchés) et dans une précipitation qui ne serait pas propice à la garantie d’équilibres socialement souhaitables. L’ANI du 11 janvier 2013 a été salué par ces apporteurs comme une réelle réussite organisée de façon crédible par les principaux acteurs économiques concernés. Il faudra d’autres ANI tout aussi ambitieux pour prolonger et accroître ce bénéfice. D’autant que les évolutions par la négociation collective, donc le compromis, sont porteuses de pacification, donc d’amélioration du climat social.

15Il s’agit de choisir entre une stratégie de refus des compromis, qui condamnerait notre pays à la paupérisation et de nombreux salariés au chômage, et une stratégie, illustrée par cet ANI, de recherche continue de nouveaux équilibres renforçant à la fois la protection des travailleurs, l’efficacité économique et le rôle des partenaires sociaux. On peut aussi souligner qu’un droit du travail plus contractuel et moins réglementaire participe de la valorisation du citoyen-travailleur, notamment en en faisant « l’acteur du changement ».


Date de mise en ligne : 19/09/2013

https://doi.org/10.3917/rce.013.0194

Notes

  • [1]
    Les parties 1 à 3 du présent article reprennent des éléments des travaux antérieurs des mêmes auteurs : Refonder le droit social : mieux concilier protection du travailleur et efficacité économique, La Documentation Française, 2011 (nouvelle édition en préparation) ; « Droit social : pourquoi et comment le refonder », Droit social, n° 9, septembre 2012 ; « Pour une nouvelle articulation des normes en droit du travail », Droit social, n° 1, janvier 2013. Pour plus de développements sur tous les aspects évoqués dans ces parties, le lecteur se reportera utilement aux trois publications mentionnées.
  • [2]
    Les analyses développées dans cet article n’engagent que ses auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de la Banque de France.
  • [3]
    Ensemble de règles résultant d’un accord de volonté complémentaire entre deux personnes.
  • [4]
    Cass. Soc., 28 septembre 2010, J. Barthélemy, « Modulation des horaires et contrat de travail », Droit social, n° 696-2, février 2011.
  • [5]
    Une règle supplétive est une règle de droit à laquelle on peut déroger, notamment par une convention qui stipulerait explicitement une clause contraire ou non conforme à la règle de droit.
  • [6]
    Le principe de subsidiarité signifie que la responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d’elle-même. De ce fait, la norme de niveau supérieur ne vaut qu’en l’absence du niveau inférieur.
  • [7]
    Du fait que deux « seulement » des cinq syndicats bénéficiant de la présomption irréfragable de représentativité soient signataires de cette position commune, cette dernière ne pouvait être un accord national interprofessionnel. Signalons que ces deux syndicats, du fait de leurs résultats aux élections professionnelles, sont, depuis la dernière étape de la mise en œuvre de la loi du 20 août 2008, en mesure de conclure ensemble un accord national interprofessionnel.
  • [8]
    Cette exigence d’une audience d’au moins 50 %, préconisée par les auteurs dans leur ouvrage précité, a été concrétisée dans deux domaines précis par l’ANI du 11 janvier 2013.
  • [9]
    Voir à ce sujet l’analyse de P. Cahuc, M. Ferracci et A. Zylberberg (2011), « Formation professionnelle : pour en finir avec les réformes inabouties », Fondation Montaigne, octobre.
  • [10]
    Il s’agirait de donner un réel contenu à l’article L. 6321-1 : « L’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail. Il veille au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. » Ceci d’autant que la jurisprudence lui donne une réelle force.
  • [11]
    La formation professionnelle joue un rôle qui ne peut pas être ignoré dans le financement des partenaires sociaux, cf. N. Perruchot (2011), « Le financement des syndicats », Rapport au Premier ministre, novembre, enregistré sous le n° 4186 le 18 janvier 2012 à l’Assemblée nationale.
  • [12]
    Soulignons à cet égard que certaines réformes sur le marché des biens concernent très directement le marché du travail. Il en est par exemple ainsi de la réduction de barrières à l’entrée dans certaines professions des services professionnels. Les gains à attendre de telles réformes, en termes de productivité et d’emploi, sont également très importants. Cf. par exemple R. Bourlès, G. Cette, J. Lopez, J. Mairesse et G. Nicoletti (2010), « Do product market regulations in upstream sectors curb productivity growth ? », NBER Working Paper Series, n° 16520, November ; à paraître dans une version actualisée dans The Review of Economics and Statistics.

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