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Article de revue

L'héritage au crible de la théorie des jeux

Pages 190 à 192

English version

1Il est d’usage de considérer la parution de l’ouvrage de Von Neumann et Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior (1944) comme l’acte fondateur de la théorie des jeux. Depuis, ce champ disciplinaire, qui étudie la prise de décisions d’individus en situation d’interdépendance, a connu de nombreux approfondissements et raffinements. En particulier, certains outils spécifiques de la théorie des jeux permettent d’appréhender la question de l’héritage sous un angle novateur. Nous en proposons ici deux exemples : l’un emprunté aux jeux dits « coopératifs », l’autre aux jeux « non coopératifs ».

Un jeu coopératif : l’héritage dans le Talmud

2Le lauréat du Prix Nobel d’économie 2005, R. Aumann, a consacré plusieurs articles, dont l’un en collaboration avec M. Maschler [1985], à une tentative d’explication des règles de répartition du patrimoine (à la suite d’un décès ou d’une faillite) discutées dans le Talmud, recueil de droit civil et religieux juif. Le passage étudié précisément par Aumann et Maschler a donné lieu à de très nombreuses interprétations au cours des deux derniers millénaires. Ils en proposent une élégante discussion en utilisant les outils modernes de la théorie des jeux. Considérons un cas simple : un homme marié à trois femmes décède. Le contrat de mariage de ces trois femmes stipule qu’elles avaient respectivement le droit à 100, 200 et 300 unités monétaires. Dès lors, le Talmud prévoit la règle de répartition suivante, exposée dans la Mishna :

tableau im1
Droit de chaque femme 100 200 300 Patrimoine 100 33,33 33,33 33,33 200 50 75 75 300 50 100 150

3Aucune logique d’ensemble permettant de comprendre simultanément ces trois répartitions n’apparaît clairement : si le mari meurt avec un patrimoine de 100, la répartition obéit à une règle égalitaire, s’il meurt avec 300, celui-ci est divisé proportionnellement aux droits indiqués dans les contrats de mariage. Quant à la situation médiane, elle semble en l’état ne relever d’aucune règle particulière.

4Aumann et Maschler éclairent la clé de répartition de la situation médiane en présentant un autre principe du Talmud. Si deux individus trouvent en même temps un bien divisible et que le premier individu réclame la totalité du bien alors que le second n’en exige que la moitié, alors le Talmud prévoit la répartition suivante : trois quarts pour le premier et un quart pour le second. Le rabbin Rashi explique ainsi la raison d’être de cette répartition : le second créancier, celui qui demande le moins, abandonne spontanément la moitié du bien. Ce n’est que l’autre moitié du bien dont la propriété est contestée ; celle-ci est donc divisée équitablement.

5Supposons maintenant que les veuves qui réclament respectivement 200 et 300 forment une coalition, c’est-à-dire s’allient contre la première veuve qui demande 100. Seuls deux participants se disputent désormais l’héritage de 200 ; ils demandent respectivement 100 et 500 (200 + 300). Selon la règle énoncée ci-dessus, la première veuve reçoit un quart de 200, soit 50 et la coalition reçoit le reste, soit 150. Cette règle est une nouvelle fois appliquée pour déterminer le montant revenant à chacune des deux femmes formant la coalition ; puisqu’elles demandent chacune plus de 150, les 150 sont partagés en deux, et l’on trouve la répartition indiquée par le Talmud (50-75-75). Ce raisonnement vaut également pour un héritage de 300. Mais il ne peut pas s’appliquer pour un héritage de 100. Dans ce cas en effet, il conduit à la répartition suivante : 50-25-25. Cette répartition est incohérente, au sens où elle conduit la veuve n° 1 à toucher plus que les veuves n° 2 et n° 3, alors même que son contrat de mariage prévoit qu’elle touche moins. Dans cette situation, une répartition égalitaire fait sens.
Aumann et Maschler montrent que les préconisations du Talmud associées à ce problème de succession (ou de banqueroute) correspondent au nucléole, à savoir à la répartition, ici unique, qui minimise le mécontentement maximal de toute coalition. Les répartitions prévues par le Talmud sont supérieures à toutes les autres de ce point de vue. Bien évidemment, comme le font remarquer les auteurs, il est très peu probable que les rédacteurs de la Mishna aient réfléchi en ces termes…

Un jeu non coopératif : le legs basé sur l’échange pur

6Dans ce numéro, L. Arrondel et A. Masson définissent les motifs théoriques de la transmission de patrimoine (« Taxer les héritages pour réduire les inégalités entre générations »). Au sein de la catégorie « héritage volontaire », les auteurs envisagent le legs basé sur l’échange pur. À la suite de Bernheim et al. [1985], l’héritage est ici pensé en termes de comportements stratégiques. Tout se passe comme si, les parents promettaient un héritage à leur progéniture dans le but que ceux-ci les aident pendant la fin de leur vie. Le patrimoine légué représente en quelque sorte le paiement associé à ces services. Dans un premier temps, les parents décident du montant du patrimoine transmis et d’une règle de répartition selon leurs propres préférences. Durant la deuxième phase du jeu, les enfants fournissent des efforts pour maximiser la part de patrimoine leur revenant. Si l’on suppose qu’un parent peut déshériter ses enfants et que ceux-ci agissent de façon indépendante (« non coopérative »), le résultat fondamental de ce modèle est que les parents tirent le maximum d’attention de chacun d’entre eux. Résultat scandaleux et irréaliste ? Pas du tout, si l’on en croit Bernheim et al. qui extraient à partir de données américaines une relation apparemment robuste et stable : la fréquence des visites et des appels téléphoniques des enfants à leurs parents est d’autant plus élevée que le patrimoine détenu par les parents susceptible de donner lieu à un héritage est élevé. L’affaire est donc entendue : l’héritage tient bien moins à un quelconque altruisme qu’à un comportement calculé. Toutefois, à y regarder de plus près, la prise en compte des caractéristiques des enfants (et non plus seulement des parents) et des difficultés propres à la méthode d’estimation fragilise ce résultat, tant sur données françaises qu’américaines (voir Arrondel et al. [2006, p. 1006-1021]). La morale est sauve…

Bibliographie

  • Arrondel L. et Masson A. (2006), « Altruism, exchange or indirect reciprocity : what do the data on family transfers show ? », in Kolm S.-C. et Ythier J.-M. (eds.), Handbook of the Economics of Giving, Altruism and Reciprocity, vol. 2, North-Holland, Amsterdam.
  • Aumann R. et Maschler M. (1985), « Game Theoretic Analysis of a Bankruptcy Problem from the Talmud », Journal of Economic Theory, vol. 36.
  • Bernheim B. D., Shleifer A. et Summers L. H. (1985), « The Strategic Bequest Motive », Journal of Political Economy, vol. 93.

Date de mise en ligne : 17/05/2010

https://doi.org/10.3917/rce.007.0190

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