Notes
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[1]
Unités chimiques constituant l’alphabet du patrimoine génétique, appelées aussi nucléotides. Leur enchaînement spécifique dans des fragments de l’ADN forme les gènes, qui contiennent l’information nécessaire pour coder les protéines, machines moléculaires du vivant.
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[2]
Le coût de développement moyen d’une nouvelle molécule est passé de 140 millions de dollars en 1980 à 800 millions de dollars aujourd’hui, en raison de la hausse régulière des exigences règlementaires en matière d’essais cliniques et de l’épuisement progressif de la rentabilité des méthodes de recherche traditionnelles.
1Le premier séquençage du génome humain a été réalisé en juillet 2000 et d’autres ont suivi depuis. Ces accomplissements permettent une connaissance précise de la séquence des 30 000 gènes humains. Bien que le génome contienne des milliards de paires de bases [1], les individus portent (quoiqu’à des emplacements variables) les mêmes gènes, ceux-ci ne différant que par des mutations ponctuelles touchant une base sur mille. Les variations au sein de la population humaine pourraient donc être analysées « simplement » en se focalisant sur ces seules mutations.
2Or, les progrès techniques en biologie moléculaire permettent une constante diminution du prix des méthodes de diagnostic moléculaire. L’étude à grande échelle des variants génétiques et leur croisement avec des données thérapeutiques permettent ainsi d’envisager une révolution dans les pratiques thérapeutiques : le passage de la thérapie de masse à la thérapie individualisée.
3Les limites de la thérapie de masse
4Le médicament d’aujourd’hui repose encore très largement sur des molécules chimiques produites à des coûts relativement bas. Son prix constitue la rétribution des coûts de recherche qui ont été nécessaires à sa validation en tant qu’outil thérapeutique. Les molécules utilisées actuellement ont été conçues pour être administrées à l’ensemble des patients atteints par une pathologie particulière. L’effort financier de recherche d’une molécule thérapeutique [2] est un investissement risqué qui ne pouvait se concevoir que pour un usage de masse, seul susceptible de générer un retour sur investissement conséquent pour un prix de vente abordable.
5Cependant, le profil généraliste de ces molécules a un prix : celui de leur inefficacité ou de leur toxicité potentielle pour certaines sous-populations. Les médicaments contre l’asthme de type bêta-2 agonistes sont ainsi inefficaces dans 40 % à 70 % des cas, les bêta-bloquants chez 15 % à 25 % des hypertendus. Certains effets secondaires ne sont découverts qu’après autorisation de mise sur le marché. Or, la société accepte de moins en moins le risque individuel – même s’il améliore le sort du plus grand nombre. L’accroissement de la richesse se traduit également par une propension plus grande à payer des thérapies plus efficaces et moins risquées, phénomène soutenu par les compagnies d’assurance privées.
6Cette évolution, combinée à l’épuisement des méthodes de recherche traditionnelles et aux progrès dans la connaissance du patrimoine génétique humain, conduisent les sociétés pharmaceutiques à s’intéresser de plus en plus à un domaine émergent : la pharmacogénomique. Il s’agit d’adopter des traitements à des marqueurs biologiques (notamment génétiques) présentés par un individu ou un groupe d’individus. Un tel changement est lourd de conséquences pour les patients comme pour l’industrie. Les molécules thérapeutiques toxiques chez certains individus pourraient obtenir une seconde chance. Les molécules en général trop peu actives pourraient se révéler efficaces chez une sous-population. La pharmacogénomique permettrait donc de réduire les risques financiers inhérents à la recherche thérapeutique, au prix d’une augmentation de son coût et d’une diminution de son champ d’action.
7Il devient même possible d’envisager la conception de molécules adaptées à un couple pathologie-patient donné, et non plus seulement à la pathologie elle-même. L’intérêt, pour les firmes pharmaceutiques, réside dans la constitution de niches de patients captifs, auxquels un prix élevé pourrait être demandé afin de payer l’augmentation des coûts unitaires de recherche.
8Les progrès issus des méthodes de diagnostic moléculaire ne concerneront pas seulement l’industrie du médicament, mais pourraient également permettre de diagnostiquer précocement les sensibilités individuelles à certaines pathologies (cancers, maladies cardiovasculaires ou neurodégénératives), afin d’envisager des thérapies préventives et d’inciter à une prévention accrue des comportements à risque. La thérapie individualisée apparaît ainsi comme le moyen pour une société riche et « intensive en technologies » de poursuivre l’accroissement de l’espérance de vie en bonne santé de sa population. Mais elle soulève d’épineuses questions en matière d’assurance et de régulation.
9Un défi pour le législateur
10Les régimes d’assurance maladie seront en effet profondément affectés par le passage à la thérapie individualisée. Certaines dépenses pourront certes être évitées grâce à un meilleur ciblage des traitements. Mais, globalement, les dépenses de santé s’accroîtront, en raison de la restriction des champs d’application des thérapies et de l’utilisation des méthodes biotechnologiques (coûteuses) pour leur production. Ce nouveau modèle ne pourra pas être financé par la collectivité sans une explosion des dépenses de l’assureur public (donc de son déficit, sauf forte hausse des prélèvements obligatoires). Or, le recours à des assurances privées ferait courir le risque d’une ségrégation du système de santé, les plus riches bénéficiant des thérapies individualisées et les autres des thérapies de masse actuelles. Le choc financier pourrait certes n’être que transitoire et cesser sous l’effet de l’expiration des brevets et des innovations de procédés en biotechnologie. Mais, pendant la transition, il risque de fragiliser considérablement les régimes de santé publics et/ou de conduire à une forte augmentation des inégalités en matière de santé.
11Le passage à la thérapie individualisée constitue donc un défi pour les pouvoirs publics. D’autant plus qu’ils doivent s’adapter rapidement, afin d’empêcher que des groupes d’intérêt ne profitent abusivement de cette innovation.
12La tentation est forte en effet pour les entreprises de recherche de protéger le plus largement possible des marqueurs et de s’accaparer ainsi des gains d’applications encore incertaines. Ce comportement est de nature à paralyser l’innovation à moyen terme. En vertu du principe selon lequel seule une invention peut être brevetée, et non une découverte, il serait souhaitable que les biomarqueurs ne puissent être directement brevetés, mais que la protection repose sur leurs méthodes d’identification spécifiques. Alternativement ou parallèlement à un système fondé sur les droits de propriété intellectuelle, les efforts de recherche pourraient se concevoir dans un modèle libre, autour de banques de données accessibles facilement par les chercheurs. Il faudrait cependant veiller à ce que les informations demeurent anonymes.
Notes
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[1]
Unités chimiques constituant l’alphabet du patrimoine génétique, appelées aussi nucléotides. Leur enchaînement spécifique dans des fragments de l’ADN forme les gènes, qui contiennent l’information nécessaire pour coder les protéines, machines moléculaires du vivant.
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Le coût de développement moyen d’une nouvelle molécule est passé de 140 millions de dollars en 1980 à 800 millions de dollars aujourd’hui, en raison de la hausse régulière des exigences règlementaires en matière d’essais cliniques et de l’épuisement progressif de la rentabilité des méthodes de recherche traditionnelles.