1Qu’est-ce qui justifie le fait que l’État favorise voire cherche à imposer certains comportements en matière d’alimentation ou de tabagisme ? Pourquoi ce paternalisme sanitaire ?
2L’intervention de l’État se justifie pour deux raisons. Fondamentalement tout d’abord, parce que la santé – comme la sécurité des personnes – est un des piliers du contrat social. L’homme vit en société pour assurer sa sécurité et son épanouissement social, or cet épanouissement passe par la santé. L’État intervient ensuite parce qu’il garantit l’intérêt général et porte à ce titre un certain nombre de valeurs : la promotion des individus, la valorisation des ressources et des potentiels humains. C’est pourquoi il a une légitimité à édicter des règles d’environnement d’une part, d’éducation au comportement de l’autre.
3Les économistes crient parfois au paternalisme. Cependant, l’intervention de l’État ne consiste pas à modeler les individus, mais à agir pour qu’ils disposent des éléments d’information et d’éducation nécessaires à leur autonomisation. C’est là que réside la justification profonde de l’intervention publique, notamment en matière de santé : elle vise à permettre aux citoyens de devenir indépendants. Il faut pour cela veiller à ce que d’autres règles sociales, par exemple les règles du marché, ne viennent pas faire pression sur les individus.
4Les règles de santé publique modernes ne sont pas prohibitionnistes : d’une façon générale, l’État n’interdit pas. La seule exception concerne l’usage des drogues illicites ; cette interdiction est liée à des interdits sociaux qui dépassent largement la seule dimension sanitaire. De plus, on interdit les produits toxiques ; c’est aussi, entre autres, par assimilation avec ces produits toxiques que les drogues illicites sont prohibées. Mais, au delà des sujets ayant trait à la sécurité sanitaire, le législateur ne mène pas de politique d’interdiction. Des politiques visent à limiter la consommation de tabac – y compris en recourant aux incitations financières –, mais il n’est bien sûr pas question d’interdire de fumer !
5Grâce aux campagnes médiatiques et aux politiques fiscales, la prévalence du tabagisme a diminué… mais davantage chez les populations les plus favorisées. Les plus pauvres supportent donc l’augmentation des prix du tabac. N’est-ce pas une drôle de façon de les aider ?
6On est ici en présence d’un problème classique en matière de santé publique : l’accès à l’information est toujours meilleur chez les catégories les plus favorisées, et, par conséquent l’adoption des bons comportements sanitaires y est plus rapide et plus répandue. On le sait, l’appréhension du futur et la gestion de son propre corps sont des attitudes davantage valorisées par les plus riches. Beaucoup de politiques sociales ont, pour cette raison, des effets plus importants chez les catégories les plus favorisées. C’est un véritable enjeu de santé publique : il faut savoir dépasser les discours généraux, et cibler les populations les moins favorisées – ce qui appelle à conduire des politiques spécifiques.
7Généralement, quel type de politique faut-il privilégier en matière de santé publique ? Les incitations financières, l’information sur les risques, la réglementation ?
8Je suis assez sceptique vis-à-vis des incitations financières. Quand elles sont mises en pratique, elles sanctionnent davantage les populations défavorisées. De façon générale, elles reposent sur une conception réductionniste de l’homme, qui serait un homo oeconomicus essentiellement sensible à des stimuli financiers. Quand un père de famille au chômage ne peut pas faire autrement plaisir à son enfant qu’en l’emmenant au McDonald’s ou en lui achetant des bonbons sucrés, quelle est donc la raison d’être de la sanction financière ?
9Certes, certains éléments de régulation financière sont parfois utiles. Par exemple en matière de tabagisme : l’augmentation des coûts du tabac a constitué un élément déterminant dans la réduction du tabagisme, car personne n’est obligé de fumer. Il faut donc être très pragmatique, mais, en règle générale, les politiques financières sont rarement les plus efficaces, et, quand elles le sont, elles courent souvent le risque d’être très injustes.
10Le maître mot est donc l’information, et surtout l’éducation. Il revient aux pouvoirs publics d’affirmer des valeurs, avant tout celle de l’autonomie de l’individu. La santé n’est pas un but en soi : ne courons pas le risque d’une dérive hygiéniste (même si, soit dit en passant, de pires maux ont existé dans la société). La santé doit être considérée comme le moyen de s’émanciper. Le but des médecins de santé publique est une augmentation de l’espérance de vie qui s’accompagne d’une bonne qualité de vie et de capacités d’autonomie. Toutes les politiques de santé se recentrent aujourd’hui sur la qualité de vie et l’autonomie de l’individu, et non pas sur la problématique abstraite de la « bonne santé ».
11Ces principes guident l’action publique dans les trois domaines prioritaires des années à venir – qui correspondent à trois transformations cruciales de la société – : le vieillissement, la santé au travail, et les problèmes de nutrition, qui sont enfin redevenus des problèmes de santé publique après avoir disparu de l’écran radar des politiques depuis un siècle.
12La régulation des comportements n’est que l’un des aspects de l’intervention de l’État dans le système de santé. Les pouvoirs publics régulent également l’offre de soins, hospitaliers et ambulatoires. La gouvernance de l’hôpital, par exemple, est en pleine mutation. Peut-on dire que l’hôpital ait besoin d’un « patron » ? Comment doit-il être géré ?
13Expliquer que l’hôpital a besoin d’un « patron » relève d’une rhétorique méprisante et ignorante. L’hôpital est un lieu où se prennent, au quotidien et à tous les niveaux de la production des soins, un nombre extrêmement élevé de décisions. Le discours autour du chef unique est donc un discours simpliste – surtout quand il est tenu au sujet d’hôpitaux universitaires. Un directeur d’hôpital bac + 5 devrait diriger à lui tout seul une armée de bac + 13 ! C’est, quelque part, grotesque… sauf si le seul objectif du directeur est l’équilibre comptable. Ce discours cache donc l’installation de la maîtrise comptable.
14Or, le problème de l’hôpital n’est pas le déséquilibre financier. Dans sa nature même, ce déséquilibre est artificiel : on peut de façon parfaitement abstraite, sans aucun lien avec l’économie ou la bonne gestion, créer de toute pièce un déficit ou un surplus hospitalier en jouant sur l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM). Il suffirait de faire progresser l’ONDAM de 5 % pour que les hôpitaux deviennent excédentaires, de 4 % pour qu’ils soient à l’équilibre ; avec une progression de 3 % ils sont déficitaires.
15Parmi les grands bouleversements impulsés par l’État qu’a connus l’hôpital ces dernières années, il faut mentionner les 35 heures. Quel bilan en tirez-vous ?
16L’idée de partager le temps de travail s’est heurtée à deux obstacles. En premier lieu, le manque de gestion prévisionnelle des effectifs s’est traduit par une diminution du nombre d’écoles d’infirmières, alors que ce nombre aurait dû augmenter à l’époque. Deuxièmement, la négociation s’est faite trop superficiellement : il aurait fallu négocier les modalités de partage du temps de travail service par service. L’idée que le temps de travail des personnels hospitaliers avait vocation à diminuer n’est pas disqualifiée. Mais le manque d’effectifs, ainsi que l’absence de négociation décentralisée, ont conduit à un échec.
17Aujourd’hui, des postes d’infirmières sont disponibles dans les hôpitaux de l’assistance publique. Mais le personnel manque, d’une part parce que le métier souffre d’un défaut d’attractivité, auquel il convient de remédier, d’autre part parce que l’évaporation du personnel est considérable : deux infirmières sur trois quittent le métier au bout de 10 ans.
18Pour répondre à ces enjeux, un véritable bouleversement des professions de santé doit s’opérer. De nombreuses professions restent à créer, correspondant à un éventail de qualifications allant de bac + 3 à bac + 13 ou 14 ! Autour d’un scanner, on peut imaginer quatre ou cinq professions différentes. Une radiothérapie ne peut fonctionner sans ingénieurs nucléaires – aujourd’hui en nombre insuffisant. Afin de transformer notre vision archaïque du système de santé, figée dans des catégories (le médecin, l’infirmière, l’aide-soignante) vieilles de cinquante ans, il faut produire des carrières, des parcours, des formations, et projeter ces nouvelles professions dans l’imaginaire de la société. On vit hélas trop avec l’idée que la santé est une charge, et non pas un investissement.
19À l’occasion du vote de la loi « hôpital, patients, santé, territoires » en mars 2009, une large partie du débat public a porté sur les inégalités territoriales en matière d’accès aux soins. Jusqu’à quel point faut-il concentrer l’offre hospitalière ? Ne risque-t-on pas d’accroître les inégalités en fermant les hôpitaux de proximité ?
20L’approche actuelle est, à mon sens, purement financière et administrative. La restructuration hospitalière est nécessaire, mais son moteur ne doit pas être comptable. Il faut partir d’un constat simple et largement partagé : pour être efficace, le système de soins hospitaliers doit disposer de plateaux techniques relativement concentrés. La science et la technique médicales tendent à l’hyperspécialisation, ce qui rend nécessaire de réunir un nombre croissant de professionnels, autour d’un plateau technique disposant des investissements nécessaires. C’est la raison pour laquelle il convient de restructurer l’offre de soins hospitaliers autour de pôles d’une certaine taille. En matière de qualité des soins, on constate – pas toujours, pas systématiquement, mais en général – l’existence d’effets de seuils, qu’il s’agisse de seuil humain, de seuil technique, ou de seuil de cas traités. Aujourd’hui, pour assurer la permanence des soins d’un bloc opératoire, au moins cinq chirurgiens sont nécessaires. Or, tous les cantons ne disposent pas de cinq chirurgiens, pour des raisons démographiques et de moyens.
21À ce stade du raisonnement se pose le problème de l’accessibilité. C’est une autre question, qui doit être traitée différemment. Bien sûr, la restructuration ne doit pas conduire à une désertification territoriale ni à la concentration de tous les soins dans les grandes métropoles. Un certain nombre de soins peuvent – et doivent – rester des soins de proximité ; le chef lieu de canton peut continuer par exemple à abriter des soins de suite. Mais l’accessibilité en tant que telle est du ressort des politiques de transport, et doit être assurée par le biais de ces politiques.
22Fondamentalement, la question de la restructuration hospitalière est celle de l’organisation du système de soins. Or, nous partons d’un système qui n’a jamais été véritablement organisé autour d’une problématique d’offre de soins, mais s’est structuré au hasard de l’histoire et des influences. La médecine ambulatoire s’est de la même façon distribuée selon les règles aléatoires qui sont celles de la médecine libérale.
23Comment rend-on attractif l’installation des médecins généralistes dans des zones rurales ?
24Là encore, il faut changer de référentiel. Le modèle de la médecine libérale d’il y a cinquante ans est mort ! Aujourd’hui, les vieux médecins comme les plus jeunes refusent de travailler isolés sur leur territoire ; ce mode de fonctionnement est obsolète. Ils veulent un travail regroupé, salarié – ou en tout cas à rémunération stable –, en équipe avec des personnels médico-sociaux, débarrassé des problèmes administratifs. Ils doivent pouvoir bénéficier de statuts souples, adaptés aux tempéraments et aux opportunités de chacun : certains médecins pourraient être salariés, d’autres êtres payés au forfait ; on peut envisager des coopératives d’auto-entrepreneurs… Autant de statuts qui rompent avec le modèle archaïque de la médecine libérale.
25Or, je pense qu’à partir du moment où les médecins disposeront des formes et des statuts de production qui leur sont personnellement adaptés, le problème de la répartition géographique des médecins généralistes se résoudra de lui-même. La France est capable de procurer des soins au Turkménistan ou au fin fond de Bornéo. Pourquoi ne parviendrait-elle pas à soigner convenablement les habitants de la Corrèze ? Manifestement, le problème réside dans l’organisation du système de santé ; ce n’est ni un problème de coût ni de rémunération.
26Des mesures coercitives n’ont donc pas lieu d’être. À quelle profession libérale impose-t-on de passer 10 ans dans une région donnée ? Des mesures coercitives ne font sens que si elles s’accompagnent d’une fonctionnarisation des médecins. Or, ce n’est pas, selon moi, la bonne solution. On ne fonctionnarise pas les ingénieurs, ni les avocats. Pourquoi les médecins ? Ils sont certes formés avec l’argent de la nation. Mais à ce titre là, on ne devrait plus former, dans les universités, que des fonctionnaires.
27La solution réside dans l’affirmation d’un statut individuel garantissant 1) l’indépendance du médecin par rapport à la structure qui l’emploie, quelle que soit cette dernière (Sécurité sociale, maison de santé, mutuelle,…) ; 2) le libre choix du médecin par le malade – liberté relative, puisque dans un endroit donné on n’a accès qu’à un nombre de médecin limité. Ce sont deux principes éthiques fondamentaux pour garantir la qualité des soins.
28Autour de ces deux principes, toutes les formes d’activités sont envisageables. Mais forcer les médecins à s’installer dans les régions désertifiées est voué à l’échec : les futurs médecins ne l’accepteront pas, donc ne s’engageront pas dans la médecine libérale. De plus, cette politique créerait des « trous » énormes à l’hôpital, car à l’issue de leurs études, les jeunes médecins ne s’installent pas immédiatement, mais vont à l’hôpital. Enfin, cela accroîtrait l’inégalité entre généralistes et spécialistes : mieux payés, mieux considérés, ces derniers seraient en outre dispensés de « travaux forcés »…
29Prenons pour finir un peu de recul sur les évolutions de long terme du système de soins. Compte tenu des transformations médicales et démographiques, comment le financement des soins est-il appelé à évoluer ?
30La demande de soins ne se réduit plus aujourd’hui uniquement à des urgences clairement identifiées : les besoins de soins chroniques sont de plus en plus importants. La médecine de confort, voire même de performance, monte en charge. Il faut que le débat et les pouvoirs publics se penchent sur ce qui, parmi ces différents types de recours à la médecine, peut ou non légitimement être financé par la collectivité. La science et l’intervention médicales recouvrent aujourd’hui des domaines tellement larges (la beauté, la performance, la récupération, la prévention, l’information, l’éducation) qu’une réflexion s’impose sur la frontière entre financement socialisé et privé. On peut par exemple se demander si une consultation de mésothérapie (une consultation de médecin généraliste qui n’est pas forcément condamnable du point de vue de la pratique médicale, mais dont l’urgence sanitaire et sociale est douteuse) devrait continuer à être remboursée par l’assurance maladie. A contrario, un million d’enfants pauvres ne sont pas couverts aujourd’hui par la CMU. La priorité n’est-elle pas de leur fournir la couverture sociale maximale ?
31Propos recueillis par Sandra Desmettre et Gabriel Zucman.