Notes
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Entretien sur Act Up avec D. Lestrade, « L’ultime frontière », Gai Pied Info, n° 464, 1991, p. 53.
1La situation du sida en France a longtemps été paradoxale. En effet, il s’agit du pays dans lequel la maladie a été découverte, du pays le plus touché d’Europe, mais également de celui où la prise de conscience sociale et politique a émergé le plus lentement. C’est avec l’apparition de la notion de « groupe de risque » et d’un débat sur « victimes et responsables » de la maladie que le sida est sorti du champ médical et scientifique. On est ainsi passé du « sida pathologie » au « sida fléau », enjeu d’un mouvement social.
2Des premiers cas à la prise de conscience du fléau
3La maladie du sida a cette particularité qu’elle a très vite été l’objet d’une grande vulgarisation dans la presse grand public, qui fournissait des statistiques régulières sur son évolution. Les premiers cas, des centaines d’hommes jeunes, souvent homosexuels, sont détectés dès le printemps 1981. Mais, si le sida est inscrit sur l’agenda des politiques publiques, la mobilisation a du mal à prendre pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la lutte contre le sida entre en concurrence avec d’autres causes en quête de visibilité politique (défense de l’environnement, du Tiers Monde, du droit des animaux…). De plus, convaincre l’opinion publique en dé-singularisant la cause défendue s’avère délicat, car, malgré son caractère épidémique, la diffusion limitée de la maladie dans des groupes spécifiques fait douter de son caractère général. Aux homosexuels s’ajoutent les consommateurs de drogues injectables, les hémophiles et les personnes transfusées : des populations qui sont soit marginalisées dans la société, soit peu nombreuses. Les pouvoirs publics sont donc confrontés à un dilemme : il s’agit d’alerter les populations les plus exposées sans les stigmatiser. Les mesures prises restent limitées à l’attribution de moyens financiers aux hôpitaux. C’est cette paralysie de l’action publique que dénoncent les associations et qui assoit leur légitimité.
4Vers une nouvelle logique associative
5L’émergence des associations dépendait de leur capacité à mobiliser des réseaux, à établir des alliances et à recueillir des financements. Les organisations de défense des droits des homosexuels préexistantes auraient donc pu jouer un rôle décisif si le mouvement homosexuel en France n’avait pas manqué de vigueur au début des années 1980. La constitution de l’Association de lutte contre le VIH-sida et les hépatites (AIDES) par Daniel Defert en 1984 marque un tournant dans la lutte sociale contre la maladie. L’association gagne une audience nationale en deux ans, contrairement aux associations caritatives. Elle témoigne du processus de professionnalisation de la lutte, dont le corollaire est l’apparition d’un clivage entre action militante à la base (aides aux malades, permanence téléphonique) et activités plus formalisées de diffusion, de communication, qu’exerce la direction. Mais surtout, pour la première fois, une association regroupe des malades et des professionnels confrontés à la maladie en refusant toute référence identitaire.
6La gestion des identités va cependant vite se constituer en enjeu majeur de la lutte. Les séropositifs, potentiellement contaminants sans être malades, deviennent une préoccupation permanente. L’usage de cette catégorie épidémiologique est dans un premier temps critiqué, car on redoute la stigmatisation des populations atteintes. Cependant, il a permis une prise de conscience rapide du risque de contamination, préalable au travail de prévention. De la même façon, les associations cessent progressivement de nier la corrélation statistique entre infection par le VIH et homosexualité. Cette négation n’avait pas joué en faveur de la limitation des conduites à risque. Au sein des associations, l’engagement dépend certes de la proximité que l’on a avec la maladie – la perte d’un proche ou le fait d’être touché soi-même –, mais s’inscrit dès lors également dans une lutte en faveur de l’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels, lutte qui en constitue le pilier moral.
7La division du mouvement
8Ce n’est vraiment qu’en 1985 que le gouvernement français s’engage dans la lutte contre le sida : parmi les mesures prises, on peut souligner le dépistage et l’information des donneurs de sang porteurs d’anticorps anti-VIH (1985), le remboursement du test de dépistage par la Sécurité sociale (1986), l’autorisation de la publicité sur les préservatifs et, à titre expérimental, celle de la vente libre des seringues dans les pharmacies (1987). La lutte contre le sida est alors déclarée « grande cause nationale ». Malgré cela, le sentiment d’injustice qui accompagne la contamination par la maladie se cristallise sur l’inaction du personnel politique, dénoncée par certaines associations dont les membres sont en général plus jeunes et d’origine plus modeste (Positifs, Act Up) et qui entreprennent des actions plus spectaculaires pour attirer l’attention des médias et rompre avec un climat qu’ils jugent trop consensuel. Ces associations se constituent comme de véritables groupes de défense d’intérêts exerçant une pression pour accélérer la recherche thérapeutique. Ainsi, Act Up développe la pratique de l’outing, dénonciation de la séropositivité ou de l’homosexualité d’une personnalité ne soutenant pas activement la cause.
9À partir du début des années 1990, l’activité associative s’intensifie, mais la multiplication des structures est aussi source de fragmentation et de conflits. La tension entre les associations résulte d’une opposition entre approche communautaire d’une part, et professionnelle d’autre part. Certains membres d’AIDES décident alors de créer leur propre association (Santé et plaisir gay, APARTS (structure de logements pour malades sans ressources)). En 1989 sont créées plusieurs agences gouvernementales : le conseil national du sida, l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) et l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS). Le gouvernement engage alors une négociation contractuelle avec les associations, parmi lesquelles certaines craignent néanmoins de perdre leur autonomie tandis que d’autres se sentent laissées pour compte. Act Up s’exprime alors en ces termes : « l’ALFS joue avec le feu en privilégiant ses rapports avec l’AIDES et l’Association de recherche, de communication et d’action pour l’accès aux traitements (ARCAT). Le système de subventions est nécessaire, mais il génère actuellement la plupart des tensions entre associations. Je crois que c’est totalement voulu : c’est un moyen de désorganiser la communauté du sida [1] ». La négociation prend un tour plus violent à l’occasion du colloque « Homosexualité et sida » des 12 et 13 avril 1991. Tandis que le ministre des affaires sociales et de la solidarité expose la politique de prévention, les militants d’Act Up essaient de menotter le directeur de l’AFLS en s’emparant de la tribune, exprimant leur sentiment d’être désapproprié de leur lutte.
Bibliographie
Bibliographie
- Thiaudiere C. (2002), Sociologie du sida, Repères n°355, La Découverte, Paris.
- Pollack M. (1991), « Constitution, diversification et échec de la généralisation d’une grande cause. La lutte contre le sida », Politix. Revue des Sciences sociales du politique, volume 4, n°16.
Notes
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[1]
Entretien sur Act Up avec D. Lestrade, « L’ultime frontière », Gai Pied Info, n° 464, 1991, p. 53.