1Pour écrire cette recension nous n’avons eu accès qu’au livre sous forme numérique ce qui est toujours plus compliqué pour « naviguer » dans l’ouvrage et avoir une impression d’ensemble plutôt que de considérer des vignettes, chapitre par chapitre. Les lecteurs voudront garder à l’esprit ce fait matériel en lisant ce texte.
2Une chose est certaine, il y a quelques années un tel livre n’aurait pu exister. Il n’aurait probablement pas été pris au sérieux par les éditeurs. De plus, les autorités universitaires n’auraient pas considéré qu’il soit de nature à justifier d’une recherche sérieuse.
3Et pourtant, plus s’accroît le pouvoir des juges et des juridictions, plus le droit est forgé par eux ou avec eux, plus il est important de s’interroger sur leur légitimité et les méthodes qu’ils utilisent, mais aussi leur identité et les processus par lesquels ils sont désignés pour occuper les fonctions qui sont les leurs. C’était le sens de la quête que nous avons menée pour le cours général enseigné à l’académie de droit international de La Haye en 2019, publié en 2020, même si, pour nous, l’identité et la diversité des juges ne constituaient qu’un aspect de la recherche.
4De surcroît, les statistiques demeurent farouchement mauvaises. Jusqu’à la fin des années 2010, les tribunaux internationaux dans leur ensemble n’accueillaient que 15 % de femmes parmi les juges (chiffre rappelé au chapitre 17 par T. Doherty). Cela n’a rien d’étonnant quand l’on sait que certains États n’avaient pas nommé de juges femme en interne jusqu’en 2015 (égal. chapitre 17).
5Le sujet est donc toujours délicat en 2021, d’autant plus qu’il existe encore un discours, qui tend à s’amenuiser, certes, mais n’est pas complètement épuisé, selon lequel sous la robe seul le juge compte, peu importe sa couleur, sa religion, son genre, ses croyances. Nous faisons référence ici au vieux débat de la dissociation de la fonction par rapport à la personne qui occupe cette fonction. Débat qui a refait surface récemment dans d’autres milieux que le droit à la faveur de scandales nombreux où les hommes en cause ont occupé la place de prédateur ou bien dans l’affirmation selon laquelle les textes écrits par une femme noire, jeune et venant d’un milieu moins favorisé ne pouvaient être traduits que par une femme noire jeune et venant d’un milieu équivalent. Quoi qu’il en soit de l’état actuel de ce débat, nous pensons que rendre la justice étant une fonction au service de la société dans son ensemble, elle doit être exercée par des juges puisés, de manière équilibrée, dans l’ensemble de la population à partir du moment où la formation, la compétence et les conditions de probité et d’éthique sont réunies.
6Ce long préambule étant posé, que nous donne à voir l’ouvrage dirigé par Freya Beatens ? Tout d’abord, par les sondages que nous avons effectués au travers de la plupart des chapitres, le lecteur ne trouvera pas dans ce livre d’études sociologiques nouvelles sur le milieu des juges internationaux (« the international bench »). Tous les chapitres que nous avons lus se fondent sur des études antérieurement publiées. Le livre est donc entièrement dédié à des analyses, la plupart du temps renouvelées, conduites à partir de matériaux connus.
7Les chapitres sont organisés en trois parties : (1) l’accès à la position de juge dans le système de la justice internationale ; (2) l’exercice des fonctions de juge ; (3) au-delà de la justice internationale. Disons tout de suite que la troisième partie donne un peu l’impression d’un pot-pourri, certes intéressant, mais probablement moins cohérent que les deux autres parties. Il est fort possible d’ailleurs, que les contributions de la troisième partie auraient pu être réparties dans les deux premières parties. Mais ceci n’est qu’un détail sur lequel il n’est pas nécessaire d’insister.
8La ligne commune d’analyse à un grand nombre de contributions part de la question de la légitimité pour aboutir à la question de l’impartialité. Cette ligne commune est bien tracée dans le chapitre introductif écrit par la directrice de l’ouvrage. La légitimité de la décision de justice qui sera rendue fonctionne comme la justification de la question même de l’identité et de la diversité parmi les juges internationaux. C’est parce que l’on veut accroître la légitimité de ces décisions (et donc leur acceptation dans la société internationale) que l’on s’interroge sur la composition du tribunal qui rend la décision. C’est d’ailleurs pourquoi, comme le rappellent plusieurs chapitres (v. par ex. les chapitres 2, 4, 7, 8, 10), les statuts des cours et tribunaux internationaux contiennent généralement une disposition rappelant que le tribunal doit refléter la société internationale dans son ensemble et représenter notamment un équilibre entre les diverses cultures juridiques du monde (souvent limitées, de manière trop manichéenne et un peu absurde, au binôme common law/civil law). Mais ces mêmes statuts (surtout les plus anciens) prévoient rarement une disposition sur le genre des juges, et encore moins sur l’identité. Et même si le statut prévoit une disposition sur le genre, elle est écrite en termes aspirationnels et non comminatoires. Il en va ainsi de la Cour pénale internationale qui était équilibrée à sa création mais avait perdu cet équilibre en 2019 avec une proportion 2/3 - 1/3 en faveur des hommes. Il en va ainsi en matière d’arbitrage que ce soit l’arbitrage commercial ou l’arbitrage d’investissement (chapitre 9).
9Le point d’aboutissement de l’analyse et sa limite réside dans la question de l’impartialité et surtout de la neutralité. Plusieurs chapitres rappellent (not. 6, 15, 17, 18) la question souvent posée : pourquoi vouloir changer le système si ce n’est pour influencer la jurisprudence en « faveur » d’un groupe en particulier ou de valeurs différentes ou d’intérêts spécifiques ? L’histoire de la justice internationale nous montre des exemples de contestation par les États qui, insatisfaits de la décision les concernant, n’hésitent pas à remettre en cause l’indépendance ou l’impartialité des juges. Travers d’ailleurs fort largement partagé par des individus qui, un jour, ont eu à faire à la justice. Mais si un individu insatisfait ne peut pas bloquer la juridiction, un État peut le faire comme on l’a vu pour le système d’appel de l’OMC en 2019. Ce même débat est sous-jacent aux négociations en cours sous les auspices de la CNUDCI sur la réforme du règlement des différends entre investisseurs et États. Le discours de certaines délégations porte sur le fond des décisions rendues. C’est parce qu’ils sont insatisfaits de ces décisions qu’ils cherchent à réformer le système. Mais ils devraient se rendre compte que c’est en cela que la justice internationale est vulnérable et doit mettre en place les mécanismes qui vont lui permettre d’aller au-delà de son contexte, voire son fondement, politique.
10Toutefois, pourquoi ne pose-t-on quasiment jamais la question dans l’autre sens ? La justice actuelle qui ne fait place, en grande partie, qu’à une catégorie de juges, est-elle plus impartiale ? En réalité, si l’on veut analyser les raisons de cette quasi univocité au sein de la justice internationale (y compris l’arbitrage), la nomination de personnes de sexe masculin, venant de pays occidentaux, reflète autant un biais que la recherche de la nomination de femmes ou de personnes appartenant à des groupes culturels et ethniques autres que le monde occidental. La contribution de R.E. Fife (chapitre 3), qui aborde le sujet de la nomination des femmes d’un point de vue de l’expérience de terrain, expérience rarement rendue publique, nous le montre implicitement. L’auteur rappelle que les positions de juge dans les juridictions internationales où il est impossible d’avoir un juge par État sont de plus en plus convoitées par les États, preuve s’il en était de leur rôle et pouvoir accrus dont nous faisions état en débutant ce compte rendu. L’apport le plus important de l’article de R. E. Fife est de nous rappeler qu’une éventuelle nomination à un poste de juge d’une juridiction internationale se prépare de longue date, au moins depuis la formation universitaire. Ce qu’il ne dit pas, mais transparaît en filigrane, c’est qu’il faut construire des appuis solides qui, le moment venu, pèseront dans la balance de la prise de décision. Il s’appuie par ailleurs sur l’Objectif de développement durable 5 (équilibre entre femmes et hommes) et la résolution du Conseil de sécurité 1325 pour réaffirmer l’utilité d’actions spécifiques pour faciliter l’accession de femmes aux postes habituellement occupés par des hommes. Nous aurions aimé encore plus de guides pratiques offerts par cet éminent juriste qui est, également, un homme qui connaît l’État et ses rouages de l’intérieur. La petite frustration ressentie est un peu compensée par des apports additionnels d’autres chapitres de l’ouvrage (par ex. les chapitres 10, 12, 15, 25).
11En d’autres termes, il est à notre sens faux de poser le débat en terme d’impartialité ou de neutralité. Si l’on désigne un juge ou un arbitre pour sa compétence, sa probité, son sens professionnel et sa déontologie, il fera en sorte d’être et demeurer impartial et neutre durant tout son mandat. En revanche, il est inhérent à sa personne de s’intéresser à certaines questions plutôt que d’autres ou d’être sensible à certains aspects du dossier plutôt qu’à d’autres, ou de se laisser convaincre par un des avocats plutôt que par d’autres. C’est pourquoi, il faut de la diversité au sein des tribunaux internationaux, parce que le monde est divers et que de multiples sensibilités y coexistent. C’est le sens de la contribution de T. Doherty (chapitre 17).
12Pour clore cette brève recension, quelques mots sur certaines autres contributions. Celle de Liesbeth Lijnzaad (chapitre 2) dont l’intitulé prête à sourire, « The Smurfette Principle » (les Schtroumpfs et la Schtroumpfette pour le public francophone) pose bien les problèmes. Le principe dit de la Schtroumpfette, est une métaphore inspirée de plus longue date par Blanche Neige et les sept nains, la Schtroumpfette ou Blanche Neige n’ayant d’autre rôle que d’agir comme faire-valoir de ses compagnons masculins. Ce sont les hommes qui contrôlent la société, qui possèdent l’autorité, la femme est l’exception qui ne remet pas en cause le pouvoir de l’homme. L. Lijnzaad le dit : le vrai problème est qu’il n’y a pas assez de candidates. Si bien que si l’on doit réformer le processus d’élection, c’est surtout bien en amont de l’élection que l’attention doit se porter. Pour l’auteure, la charge politique forte de ces élections entraîne les États à préférer des candidats masculins qui peuvent être plus « présentables » au sein du groupe régional dans lequel le choix du candidat unique doit s’effectuer et ce malgré l’injonction claire de l’article 8 de la Charte des Nations unies selon lequel il ne doit y avoir aucune restriction à la participation des femmes dans les postes à pourvoir, alors que la disposition équivalente des Statuts de la Société des Nations était plus « pro-active ». À cela, il convient d’ajouter aussi les dispositions de la Convention contre toute discrimination à l’égard des femmes, si bien que l’on peut conclure que toutes les règles sont en place pour que la situation soit différente. Pourquoi, alors, les choses ne changent-elles pas, ou seulement à la marge ? La conclusion à laquelle le lecteur parvient à la fin de l’article est finalement toujours la même : les règles sont là mais ne sont pas efficaces parce que les difficultés viennent d’ailleurs. Elles viennent du fait que les institutions chargées d’appliquer les règles ou d’en contrôler l’application n’agissent pas. Prenons l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme. Le comité chargé d’évaluer les candidatures a fait savoir, il y a quelques années, qu’il n’étudierait pas les candidatures proposées par un État membre (3 pour chaque poste) si une femme au moins n’apparaissait pas parmi ces candidatures. La pratique montre que des États continuent à ne désigner que des candidats et le comité désigne quand même l’un d’eux. Et même pour les États qui apparemment jouent le jeu en plaçant une ou deux femmes dans leur liste de candidats, ceux-ci font savoir que leur préférence va au candidat, font campagne pour lui et sont prêts à utiliser leur pouvoir politique pour qu’il soit effectivement désigné ou élu selon le mode de nomination au sein de la juridiction en question. Le résultat est celui mentionné par H. Keller, C. Heri et M. Christ dans le chapitre 10 de ce livre : la Cour est composée seulement de 32 % de femmes sans que le Comité Directeur pour les Droits de l’Homme en charge de ces questions ne considère en 2017 qu’il y ait des mesures à prendre pour redresser la barre. Ceci est d’autant plus étonnant que le graphique publié (figure 10.1) montre que si la progression des femmes juges à la Cour a progressé à peu près solidement jusqu’en 2011, il régresse depuis lors, le niveau atteint en 2018 étant à peu près identique à celui qu’il était en 2008.
13En conséquence, le mal est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît parce qu’il est enkysté dans une longue tradition, devenue seconde nature, à laquelle les personnes décisionnaires ne prêtent pas attention car elles ne voient pas le problème pour parler trivialement. À cet égard, l’article de L. Lijnzaad est un peu décevant car on aurait pu espérer qu’elle propose de vraies mesures de réforme au lieu de quoi elle ne propose que des lignes directrices portées par divers groupes pour inciter ceux/celles qui sont en capacité de désigner les candidats s’engagent à considérer des femmes dans le processus de nomination. Cela nous paraît bien faible.
14La contribution de Rebecca Emiene Badejogbin (chapitre 7), bien que consacrée à l’accès des femmes africaines aux postes de juges internationaux, a valeur universelle. Elle met en lumière non pas les manques, mais les raisons pour lesquelles des femmes africaines ont effectivement été désignées à un poste de juge qu’elle réunit en deux catégories : les exigences juridiques et les facteurs extra-juridiques. La première catégorie révèle que lorsque les critères de choix sont basés uniquement sur la compétence, les femmes africaines les remplissent sans difficulté. Mais ce que l’auteure ne dit pas c’est de savoir si ces compétences sont acquises en Afrique ou à l’extérieur de l’Afrique. Particulièrement, si les études de droit sont menées dans l’une des « grandes » universités occidentales, ce fait même, s’il est avéré, serait parlant pour le droit lui-même et l’absence d’influence potentielle de l’identité et de la diversité sur la teneur du droit appliqué ou créé par les juridictions internationales.
15Un livre de cette nature ne serait pas complet s’il ne s’intéressait pas à la désignation des arbitres, tant l’arbitrage a pris une place prépondérante dans le règlement des différends internationaux. Cette tâche est dévolue, entre autres, à Monika Prusinowska (chapitre 8) qui note, dès l’abord, que les études sociologiques se sont avant tout interrogées sur la désignation des femmes, en laissant trop souvent de côté les autres caractéristiques des arbitres (nationalité, culture, appartenance ethnique, religion, couleur, intersectionnalité). Pour ceux qui fréquentent le milieu de l’arbitrage, un nom ressort de manière prééminente pour ces derniers aspects, ses travaux (souvent militants et controversés) étant incontournables : Benjamin Davis (Prof. University of Toledo). Toutefois, l’auteure a conduit sa propre étude sociologique limitée (95 praticiens seulement) et analyse les statistiques que certaines institutions publient notamment sur la nationalité des arbitres désignés, ce qui permet une première approche. Il faut espérer que cette constatation permettra d’aller plus loin et d’inciter les institutions d’arbitrage à publier des statistiques plus fines prenant en considération d’autres caractéristiques que le genre. La partie la plus marquante de cet article, concerne les critères qui fondent les décisions de désignation des arbitres. Or, aux dires de l’auteure, le genre, la religion, la nationalité et d’autres facteurs similaires ne font pas partie des critères qui, aux dires des parties (études Queen Mary / White & Case), conditionnent la désignation d’un arbitre. En revanche, l’ouverture d’esprit, la connaissance du droit applicable, la disponibilité sont des facteurs clefs. Le sont aussi la réputation et l’expérience. Ces deux derniers critères sont des réponses indirectes à la question du genre, de l’ethnicité et de la culture puisque, pour encore de nombreuses années à venir, les arbitres les plus connus, et qui ont le plus d’expérience, sont encore des hommes, blancs, occidentaux.
16Pour conclure, si un livre de cette nature est une étape importante dans la prise de conscience du phénomène, il ne peut être suffisant. On attend désormais de véritables plans d’action pour remédier les manques criants du système de nomination ou d’élection des juges internationaux. Former les femmes et les personnes appartenant à des minorités sous-représentées non seulement en droit, mais aussi pour l’acquisition de compétences multiples, les « soft skills » comme les anglophones le disent, est devenu urgent. La regrettée Ruth Bader Ginsburg n’hésitait pas à dire qu’elle devait sa nomination de juge à son mari, quand lui disait que l’élection de son épouse était due à son hyper compétence. Les deux avaient raison.