Couverture de RCDIP_212

Article de revue

Les contrats d’achats anticipés de vaccins

Pages 475 à 479

1Avant même leur autorisation de mise sur le marché, la Commission européenne avait précommandé des doses de vaccins et financé leur développement. Elle a publié ces contrats d’achats anticipés conclus avec AstraZeneca (le 27 août 2020), Sanofi-GSK (le 18 septembre 2020) et Curevac (le 17 novembre 2020). Bien qu’expurgés de leurs données techniques et financières, ces documents permettent d’examiner comment les négociateurs ont abordé, à propos de la nature de ces contrats (I), de la loi applicable (II) et du règlement des éventuels différends (III), deux questions que suscitent ces accords : celle de leur lien avec les achats ultérieurs et celle du titre auquel la Commission européenne est intervenue.

I - Nature du contrat

2A. La structure contractuelle. Ces contrats ont la forme d’accords-cadres définissant le principe et les conditions d’achats à venir de vaccins.

3Cette structure pose la question de l’intensité de la relation entre le contrat de base et les commandes effectuées dans ce cadre.

4Sur un plan pratique, celles-ci interviendront selon un modèle convenu, prévoyant que les dispositions de l’accord-cadre s’appliqueront aux questions non couvertes par les contrats d’application (art. 1.1 du formulaire « Ordre Form » annexé à chacun des trois contrats). Ceux-ci intègrent donc notamment les clauses de droit applicable ou de différends figurant dans le contrat-cadre. Cette fonction supplétive de ses dispositions figure d’ailleurs dans certains textes (art. 33 2, al. 3, de la dir. 2014/24/UE du 26 févr. 2014 sur la passation des marchés publics).

5Sur un plan plus technique cette organisation contractuelle peut poser une question de qualification de la convention-cadre, ou plus précisément de l’objet de cette opération. Ce contrat d’achats anticipés relève-t-il du champ des contrats de vente en raison des opérations qu’il permet, ou bien est-il une convention échappant à leur attraction (F. Leclerc, Le contrat cadre en droit international privé, Trav. Com. fr. DIP, 2002-2004 p. 3) ? La réponse commanderait la désignation de la loi régissant le contrat principal si les parties ne conviennent pas du droit qui lui est applicable. À cet égard, on peut remarquer que les réglementations française (art. L.2125-1 CCP) et européenne (art. 33 de la dir. 2014/24/UE du 26 févr. 2014 sur la passation des marchés publics) s’appliquent aux accords-cadres, reconnaissant ainsi leur lien économique évident avec les contrats d’application.

6Cette documentation porte l’empreinte de la pratique internationale des affaires, fortement marquée par la rédaction anglo-saxonne. Ainsi, sur la forme, les contrats comprennent tous, sur plusieurs pages, un article initial de définitions. Sur le fond, ils contiennent des dispositions standard des contrats préparés par des conseils anglais ou américains, telles par exemple, que celle dite « des quatre coins » définissant le champ des éléments à considérer pour déterminer l’intention des parties, celle de « representation and warranties » aux termes de laquelle la Commission assure notamment qu’au jour de sa signature, elle a pleine capacité pour s’engager, que son représentant a pleine capacité pour signer, et que le contrat est « legal, valid and binding, and enforceable by it in accordance with its terms » (formulation que l’on peut trouver quelque peu redondante !) (art.13.2 du contrat AstraZeneca, et art. 1.14.1 du contrat Curevac), ou celle instaurant une conclusion par la réunion d’actes séparés (« counterparts ») (art. 18.8 du contrat AstraZeneca). La rédaction en anglais procède évidemment de son caractère de langue des affaires internationales. À cet égard, on peut toutefois se demander si la loi n° 94-665 du 4 août 1994, dite « loi Toubon », n’exige pas une rédaction en français des contrats-cadres et des commandes passées par l’administration française (art. 5, al. 3). Celle-ci, bien que partie à ces contrats, n’a pas alors la qualité de gestionnaire d’une activité à caractère industriel et commercial ; la situation n’entre donc pas dans le champ des exceptions prévues par ce texte. À défaut d’une telle version française, le fournisseur ne pourrait se prévaloir (art. 5, al. 4) d’une disposition en anglais portant préjudice à la partie française (telle par exemple que l’obligation de dégager le fabricant de l’indemnisation due à un tiers ayant subi par un dommage du fait du vaccin, art. 14. 1 du contrat AstraZeneca, art. I. 23 du contrat Curevac, art. II. 6.4 du contrat Sanofi-GSK). Peut-être les autorités françaises n’ont-elles pas soulevé ce point procédural en considérant que cette discrétion pouvait s’avérer à leur avantage ?

7B. Les parties. Les contrats indiquent que la Commission européenne les a signés au nom et pour le compte des États membres.

8Quelles règles régissent cette représentation d’États souverains par un organe d’une entité reconnue comme ayant rang international ? Il s’agit en l’espèce d’un accord entre États membres et la Commission dans le cadre d’un règlement (accord figurant en annexe de sa décision (2020) 4192 final du 18 juin 2020). À ce titre, il paraît relever du droit de l’Union européenne et la Cour de Justice de l’Union européenne serait compétente pour régler tout différend né de cette relation.

9Par ailleurs, la Commission européenne paraît être en fait également partie aux contrats. Elle assure, au titre d’une aide d’urgence sur fonds européens, un financement du développement de vaccins par le biais d’avances sur le prix d’achats éventuels (art. 4. 5(b) du règl. 2016/369 tel que modifié par le règl. 2020/521 du 14 avr. 2020). Un contrat prévoit d’ailleurs une répartition, entre la Commission et les États membres, de droits et obligations selon les questions attachées à leur exécution (art. 2. 1 et 2.2 du contrat AstraZeneca). Cette combinaison des qualités de partie et représentante est d’ailleurs rendue possible à raison de la compétence partagée de la Commission et de ces pays sur les enjeux communs de sécurité en matière de santé publique, et de recherche et développement technologique (art. 4 2(k) et 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).

10C. Considérations procédurales. On pourrait penser que l’accord-cadre, ne constituant par nature ni un contrat de services ni un contrat de fourniture, ne relève pas de la procédure des appels d’offres. Pourtant, ils sont considérés comme des modalités de passation de marché et entrent dans le champ de ces réglementations (art. 4 du règl. 2016/369 tel que modifié par le règl. 2020/521 ; plus généralement art. 33 2. de la dir. 2014/24/UE du 26 févr. 2014 sur la passation des marchés publics ; art. L.2125-1 CCP). On note que les contrats ont été conclus selon une procédure négociée, probablement en raison du caractère « innovant » de la solution recherchée par le marché (art. 26 4. de la dir. 2014/24/UE du 26 févr. 2014). La question du lien entre le contrat-cadre et les commandes ultérieures apparaît ici : aucune mention n’y étant faite d’une procédure de passation de marché pour chaque commande, on comprend que la régularité de ces marchés de contrats d’achats anticipés dispense de soumettre leurs contrats d’application à une telle procédure.

II - La loi applicable

11Les contrats-cadres contiennent une clause désignant le droit belge. Cette désignation soulève une double interrogation.

12D’une part, le principe même d’une telle clause peut surprendre. Le choix d’une loi par les parties procède de la liberté que leur offre aujourd’hui le règlement Rome I. Mais les États membres et la Commission européenne peuvent-ils se prévaloir de ce texte ? Ce ne sont pas des personnes privées et le contrat d’achats anticipés entre dans le champ des marchés publics relevant du droit public de l’autorité adjudicatrice. Or celui-ci a un caractère exclusif à raison de sa relation avec la souveraineté. Toutefois, cette remarque implique que le contrat-cadre unique soit soumis à autant de lois que de parties. Un choix s’avère donc nécessaire. On peut alors s’interroger sur le titre auquel les parties souveraines ont consenti à se soumettre à une loi étrangère : s’agit-il d’une extension du champ d’application du règlement Rome I ? Ou bien faut-il admettre que la réglementation européenne organisant les modalités de l’aide d’urgence permette implicitement qu’un contrat passé à ce titre soit soumis à une loi nationale ?

13D’autre part, le terme de droit belge paraît ambigu. S’agit-il de la loi du 17 juin 2013 sur les marchés publics ou des dispositions du code civil ? À cet égard, les achats faits en application du contrat-cadre sont incontestablement des contrats de vente. Or, la Belgique est partie à la convention de Vienne sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, comme l’ensemble des États membres ; de plus les parties industrielles sont des entreprises de droits suédois (AstraZeneca), allemand (Curevac) ou français (Sanofi). Les produits de santé ne paraissent pas entrer dans la liste des biens exclus du champ de la convention (art. 2). Dans ces conditions, celle-ci s’applique et ses dispositions devraient être incorporées dans le droit substantiel belge (en droit français Com. 13 sept. 2013, n° 09-70.305, Rev. crit. DIP 2012. 88, note H. Muir Watt ; RTD com. 2012. 213, obs. P. Delebecque). Pour autant, ces dispositions s’appliquent-elles au contrat-cadre lui-même ? Une telle approche ne revient-elle pas à faire régir le principal par la loi applicable à l’accessoire ? Le juge saisi rencontrera à cet égard la question (évoquée supra I A) de la nature de l’accord-cadre. On sait qu’aux fins de déterminer la loi applicable, la Cour de cassation française paraît le dissocier des contrats qui le mettent en œuvre (Civ. 1re, 22 juill. 1986, Rev. crit. DIP 1988. 56, note H. Batiffol ; Civ. 1re, 15 mars 1988, n° 86-10.875, Bull civ. I n° 83 p. 54) et n’appliquer les dispositions de la Convention de Vienne qu’à ces derniers (Com. 20 févr. 2007, n° 04-17.752, Bull. IV n° 52 ; D. 2007. 795, obs. E. Chevrier ; JDI 2007. 1211, note S. Hotte). Une telle allocation concernant des contrats liés peut susciter des difficultés. Par exemple, la résiliation anticipée du contrat d’application (art. 49-1 et 64 de la Convention de Vienne) laisserait intact le contrat-cadre.

14Quels que soient les textes belges applicables, les dispositions contractuelles éventuellement invoquées devront satisfaire les exigences de l’ordre public belge au sens international. À cet égard, le juge pourra par exemple être amené à s’interroger sur la clause dégageant et indemnisant le fabriquant de toute responsabilité envers des tiers à raison du vaccin, notamment pour des atteintes physiques ou pour décès.

III - Clause de différends

15Les trois contrats-cadres contiennent une clause de différends. Celle-ci prévoit qu’en cas de contestation (dispute), les parties devront rechercher une solution négociée avant de saisir la juridiction compétente :

16

« …and, within twenty (20) calendar days of such notice, the representatives shall meet and attempt to resolve the dispute amicably by good faith negotiations.
(b) If the Parties are not able to settle their dispute in accordance with lit. (a) above, the Commission, the participating Member States and the contractor irrevocably submit to the exclusive jurisdiction of the courts located in Brussels, Belgium to settle any dispute which may arise under or in connection with this APA or the legal relationships established by this APA. »

17Cette clause, rédigée en termes identiques dans les trois contrats, suscite deux remarques.

18Tout d’abord, le texte n’envisage aucun terme à la négociation, ou aucune forme de constatation de l’absence de solution amiable, qui puisse permettre la saisine du tribunal. On peut s’étonner d’une telle approche, surtout dans un domaine où les questions techniques pourront justifier la prolongation des échanges infructueux. À cet égard, le contrat d’achat anticipé conclu par les autorités anglaises avec AstraZeneca prévoit une durée maximale de négociation de 3 mois, à l’issue de laquelle les tribunaux pourront être saisis. On ne peut donc que s’interroger sur la partie des trois contrats conclus par la Commission européenne qui aurait le plus intérêt à une absence de décision judicaire. Et qu’est-ce qui a suscité l’acceptation de cette clause peu propice à une solution judiciaire : les parties souhaitent-elles éviter la publicité de certains aspects techniques ou financiers de leur accord suscitée par une telle instance ? A-t-elle été consentie en contrepartie de l’acceptation par l’autre partie d’une clause jugée plus importante ?

19Par ailleurs, la clause prévoit que les parties se soumettent à la compétence exclusive des tribunaux de Bruxelles. D’une part, il paraît original qu’un État accepte de se soumettre à la décision d’une juridiction judiciaire étrangère. D’autre part, si l’accord-cadre participe par sa « nature et sa finalité à l’exercice de la souveraineté » (Cass., ch. Mixte, 20 juin 2003, n° 00-45.629, D. 2003. 1805 ; Rev. crit. DIP 2003. 647, note H. Muir Watt ; JCP G 2004. 10010 note J-G. Mahinga ; Civ. 1re, 9 mars 2011, n° 09-14.743, D. 2011. 890, obs. I. Gallmeister ; Rev. crit. DIP 2011. 385, avis P. Chevalier ; ibid. 401, rapp. A.-F. Pascal ; JDI 2011. 953 com. P. Delebecque et A. Adeline ; RGDIP 2012. 738 note de Nanteuil ; JCP G 2011 act. 334 note E. Cornut), cette disposition instaure une renonciation par la Commission et les États membres à leur immunité de juridiction. Or le contrat-cadre ne paraît pas constituer un simple acte de gestion privée. Il est conclu dans le cadre d’un programme d’aide d’urgence répondant à un risque sanitaire (règl. 2016/369 et décis. (2020)1492 final). Il paraît de plus difficile de considérer que le financement de la mise au point de vaccins et leur achat non payé par leurs bénéficiaires ultimes s’inscrivent dans une pratique de gestion privée. Enfin, on note que les marchés ayant fait l’objet d’un appel d’offre paraissent, en tant que tels, couverts par l’immunité de juridiction (Civ.1re, 2 mai 1990, n° 88-14.363, Bull. civ. I n° 123 ; Rev. crit. DIP 1991. 140, note P. Bourel). Les contrats examinés paraissent donc bien entrer dans le champ de l’immunité attachée aux États qui y sont parties. Cette renonciation n’est certes pas expresse ; mais si l’acceptation d’une clause compromissoire a été considérée comme valant renonciation tacite à l’immunité de juridiction (Civ.1re, 18 nov. 1986, JDI 1987. 120, note B. Oppetit ; Rev. crit. DIP, 1987. 786, note P. Mayer) et que la jurisprudence française ne semble pas s’être prononcée sur l’effet d’une désignation d’un tribunal judiciaire en ce domaine, il n’y a évidemment guère lieu de raisonner autrement dans ce dernier cas, où la renonciation semble même devoir s’imposer a fortiori.

20Enfin, en droit français, cette (probable) renonciation à l’immunité de juridiction ne s’étend pas à celle d’exécution (comp. CIJ 3 févr. 2012, Allemagne c/ Italie ; art. 20 convention des Nations unies du 17 janv. 2005 sur les immunités juridictionnelles des États et leurs biens, ratifiée par la France mais pas encore en vigueur), qui doit être expresse (art. L.111-1-2 C. pr. exéc.).

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.88

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions