Notes
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[1]
Projet de loi confortant le respect des principes de la République, n° 3649 rectifié, déposé le 9 décembre 2020.
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[2]
L’article 13 du projet de loi prévoit aussi d’ajouter un nouvel alinéa à l’article 921 du code civil relativement à l’obligation d’information du notaire à l’égard de l’héritier réservataire. On peut s’interroger sur l’intérêt de ce texte, le notaire étant déjà tenu en droit positif d’informer les héritiers réservataires de leur droit à demander la réduction des libéralités excessives.
-
[3]
Rapport n° 3797 fait au nom de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant les principes de la République, t. III, Comptes rendus des auditions.
-
[4]
Exposé des motifs, p. 3.
-
[5]
Rapport n° 454 (2020-2021) de Mmes Jacqueline Eustache-Brinio et Domininique Vérien fait au nom de la commission des lois, déposé le 18 mars 2021.
-
[6]
n° 455 rect., Projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale après engagement de la procédure accélérée confortant le respect des principes de la République, texte de la commission, enregistré le 18 mars 2021.
-
[7]
Séance publique du 2 avril 2021 (compte-rendu intégral des débats).
-
[8]
Dans son avis, le Conseil d’État relève que « le droit de prélèvement est ouvert aux enfants sans condition de nationalité ou de résidence et n’est pas réservé aux héritiers français comme l’était l’ancien droit de prélèvement prévu à l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction qui a été censuré par le Conseil constitutionnel ». Il en déduit que « les dispositions proposées ne soulèvent pas de difficulté d’ordre constitutionnel » (CE, ass. dén., 3 déc. 2020,n° 401549, Avis sur un projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République, n° 44, p. 22).
-
[9]
Cons. const. 5 août 2011, n° 2011-159 QPC.
-
[10]
Dans son avis, le Conseil d’État répond par l’affirmative (avis préc., n° 44, p. 22).
-
[11]
G. Attal, Interview, Les Échos, 24 janv. 2019 indiquant que Xavier Niel aurait déclaré publiquement être prêt à laisser l’essentiel de sa fortune à des fondations. V. aussi, G. Attal, Interview, L’Agefi Actifs, févr. 2019, p. 18, à la question : « Avez-vous des études sur des grandes fortunes qui voudraient donner au-delà de leur quotité disponible et qui ne le peuvent pas ? », Gabriel Attal répond : « Je n’ai pas d’étude ou de sondage mais j’ai eu l’occasion d’échanger avec un certain nombre de personnes, qui ont très bien réussi, et qui souhaitent pouvoir donner plus que ce qui est envisageable aujourd’hui. Xavier Niel l’a annoncé sur Europe 1. Claude Bébéar a toujours défendu cette idée ».
-
[12]
Un amendement parlementaire avait ainsi été déposé à l’occasion de l’examen de la loi du 4 juillet 1990 relative aux fondations d’entreprise afin d’élargir la quotité disponible en présence d’un legs adressé à une fondation reconnue d’utilité publique.
-
[13]
Proposition de loi n° 748 présentée par M.-H. Des Esgaulx visant à concilier la philanthropie et le droit et des successions ; Proposition de loi n° 2904 présentée par E. Lefebvre visant à permettre les dons patrimoniaux à des fondations ou associations reconnues d’utilité publique. Ces deux propositions n’ont pas été discutées. Sur ces propositions, v. : J. Boisson, Les libéralités à caractère collectif, préf. M. Grimaldi, Defrénois, coll. Doctorat & Notariat, t. 61, 2019, n° 342 s., p. 325 s.
-
[14]
A. Jevakhoff et D. Cavaillolès, Le rôle économique des fondations, IGF, avr. 2017, spéc. 4.5.
-
[15]
S. El Haïry et N. Moutchou, La philanthropie à la française, rapport remis au Premier ministre, févr. 2020, proposition n° 10. Sur ce rapport, v. not. les obs. de G. Drouot et C.-M. Péglion-Zika, D’un rapport à l’autre, de la réserve à la philanthropie, RJPF, n° 10, p. 42.
-
[16]
V. en ce sens : B. Morel et M. Sbaihi, Supprimer la réserve héréditaire. Pour la liberté, le mérite et la philanthropie, Génération libre, 2019. V. aussi : R. Libchaber, Des successions en quête d’avenir, RTD civ. 2016. 729 s.
-
[17]
À travers la reconnaissance de la qualité d’héritier réservataire au conjoint survivant et l’abrogation de la réserve des ascendants.
-
[18]
À la faveur de la création de la renonciation anticipée à l’action en réduction des libéralités excessives (C. civ., art. 929 s.).
-
[19]
La réduction en valeur s’étant substituée à la réduction en nature (C. civ., art. 924), avec les conséquences qui en résultent pour l’héritier réservataire en présence d’un légataire universel.
-
[20]
Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 16-17.198 et n° 16-13.151, D. 2017. 2185, note J. Guillaumé ; AJ fam. 2017. 598, obs. P. Lagarde, A. Meier-Bourdeau, B. Savouré et G. Kessler ; Rev. crit. DIP 2018. 87, note B. Ancel ; RTD civ. 2017. 833, obs. L. Usunier ; ibid. 2018. 189, obs. M. Grimaldi ; JCP 2018. Doctr. 123, n° 2 obs. R. Le Guidec ; Dr. fam. 2017, comm. 230 M. Nicod ; RJPF, 2017, n° 12 note S. Godechot-Patris et S. Potentier ; JDI 2018. 113, note E. Bendelac. Adde : C. Deneuville et S. Godechot-Patris, Le choix d’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire, JCP N 2018, 1239 ; M. Goré, Requiem pour la réserve héréditaire, Defrénois 2017, n° 22. 23.
-
[21]
C. Pérès et P. Potentier (dir.), La réserve héréditaire, éd. Panthéon-Assas, hors-collection, 2020. Les développements ci-dessous reprennent en substance des éléments développés dans ce rapport.
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[22]
C. civ., art. 913.
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[23]
Proposition n° 1 du rapport.
-
[24]
Cour constitutionnelle fédérale Allemande, 19 avr. 2005, 1 BvR 1644/00, 1 BvR 188/03.
-
[25]
Mais un tel motif discriminatoire demeurant généralement occulte dans les dispositions volontaires prises par le de cujus, l’absence de réserve héréditaire dans ces droits permet effectivement d’exhéréder un enfant en raison de son sexe, de sa religion, des conditions de sa naissance,…
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[26]
Auxquelles l’ordre public international peut le cas échéant faire obstacle.
-
[27]
Sur les limites à la liberté de disposer en droit musulman, v. not. : N. Yassari, Compulsory Heirship and Freedom of Testation in Islamic Law, in K. G. Reid, M. J de Waal and R. Zimmermann (eds)., Mandatory Family Protection, Comparative Succession Law, vol. III, OUP 2020. 629s.
-
[28]
Proposition n° 2 : « La réserve héréditaire devrait être reconnue comme étant d’ordre public international en tant qu’elle appartient aux « principes qui se rattachent aux fondements politiques, familiaux et sociaux de la société » ». Proposition n° 3 : « Devrait être considérée comme contraire à l’ordre public international la loi étrangère dont l’application conduirait à priver de tout droit un descendant en rang utile pour succéder lorsque le défunt ou l’héritier est de nationalité française ou réside en France au moment du décès ». Proposition 3 bis : « Adopter éventuellement une démarche plus large en étendant ces rattachements à tous les ressortissants d’un État membre ou ayant leur résidence dans un État membre ».
11. Le 17 février 2021, l’Assemblée Nationale a adopté en première lecture le projet de loi confortant le respect des principes de la République [1] dont l’article 13, inséré dans le chapitre III intitulé « Dispositions relatives au respect du droit des personnes et à l’égalité entre les femmes et les hommes », prévoit d’ajouter à l’article 913 du code civil un nouvel alinéa ainsi rédigé : « Lorsque le défunt ou au moins l’un de ses enfants est, au moment du décès, ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou y réside habituellement et lorsque la loi étrangère applicable à la succession ne connaît aucun mécanisme réservataire protecteur des enfants, chaque enfant ou ses héritiers ou ayants cause peuvent effectuer un prélèvement compensatoire sur les biens existants, situés en France au jour du décès, de façon à être rétablis dans les droits réservataires que leur octroie la loi française, dans la limite de ceux-ci » [2]. Comme en témoigne le titre du chapitre dans laquelle cette disposition est insérée, l’instauration d’un prélèvement compensatoire dans les successions internationales soumises à une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire tend à lutter contre les discriminations successorales. Selon l’exposé des motifs, le projet de loi vise en effet à ce que « tous les enfants héritiers légaux bénéficient de leurs droits sans qu’aucune distinction puisse être opérée sur des critères discriminatoires ». Cet objectif a été rappelé à plusieurs reprises au cours des débats devant l’Assemblée nationale. Par exemple, Elisabeth Moreno, ministre déléguée, a déclaré à propos de ce texte que « s’agissant de la réserve héréditaire, les jeunes filles doivent avoir les mêmes droits que les jeunes hommes. Le projet de loi doit empêcher les inégalités qui sont advenues par le passé et qui ne sont plus acceptables dans notre pays. Nous devons protéger les jeunes filles sur notre territoire, et leur part de réserve héréditaire doit leur revenir » [3]. A suivre les travaux préparatoires, le lien avec le prélèvement compensatoire envisagé par le législateur tient au fait que des lois étrangères ignorant la réserve héréditaire priveraient les filles de tout droit successoral pour des motifs religieux incompatibles avec l’égalité entre les hommes et les femmes sur laquelle repose notre droit. Ainsi s’explique que le projet de loi, destiné à lutter contre un « entrisme communautariste […] pour l’essentiel d’inspiration islamiste » [4], envisage de réformer le code civil dans ses dispositions relatives à la réserve héréditaire.
22. Sur la proposition de ses rapporteurs [5], la commission sénatoriale a supprimé l’article 13, considérant en substance que celui-ci manquait sa cible et qu’il pouvait produire des « effets de bord » mal maîtrisés [6]. En séance publique, le Sénat a rejeté les amendements, dont un présenté par le gouvernement, visant à son rétablissement [7]. Le caractère politique de la mesure laisse cependant penser que celle-ci sera de nouveau introduite lors de la lecture devant l’Assemblée Nationale en cas d’échec – probable – de la commission mixte paritaire. Aussi le texte conserve-t-il à ce stade toute son actualité en dépit de sa suppression par le Sénat. S’il devait finalement ne pas être adopté, cette séquence n’en resterait pas moins intéressante en tant qu’elle traduirait quoi qu’il en soit un sursaut législatif notable en faveur de la réserve héréditaire.
33. Les contributions publiées dans ce numéro suggèrent que la possible création de ce prélèvement compensatoire suscite d’ores et déjà de nombreuses questions, notamment en droit international privé. On peut en évoquer ici quelques-unes : comment déterminer si une loi étrangère ne connaît aucun mécanisme réservataire ? Le dispositif prévu est-il conforme aux exigences constitutionnelles [8] qui avaient conduit à l’abrogation de l’ancien droit de prélèvement [9] ? Respecte-t-il celles du droit de l’Union européenne relativement à l’article 35 du règlement (UE) n° 65°/2012 [10] ? Quel mécanisme de droit international privé met-il en œuvre ? Comment ce prélèvement compensatoire sera-t-il concrètement appliqué par le notaire dans une succession internationale ? A quels biens ? Avec quelles conséquences liquidatives pour l’ensemble des descendants ? Comment articuler le mécanisme avec les libéralités ? Par-delà ces interrogations, et sans doute bien d’autres encore, l’on voudrait ici simplement replacer le dispositif envisagé dans une perspective générale afin de contribuer peut-être à mieux contextualiser les discussions qu’il fait naître en droit international privé.
44. A envisager ainsi la question dans son ensemble, ce qui frappe avant tout, c’est le changement de regard porté sur la réserve héréditaire au gré de l’évolution des priorités politiques. En 2019, la réserve héréditaire semblait bien menacée. Gabriel Attal, alors secrétaire d’État en charge des associations, s’était ému dans la presse de ce que quelques grands chefs d’entreprise français seraient malgré eux privés de la possibilité de laisser l’essentiel de leur fortune à des œuvres philanthropiques, à l’image de Bill Gates ou de Warren Buffet [11]. La réserve héréditaire n’existant pas aux États-Unis et la philanthropie y étant très développée, l’idée avait été ainsi avancée qu’en France, c’est la première qui freinerait la seconde. Ce raisonnement avait déjà inspiré des amendements [12] et propositions de lois [13] ainsi que des réflexions relatives aux fondations d’actionnaires [14]. C’est dans ce contexte qu’en juillet 2019, le Premier ministre avait confié à deux députées la rédaction d’un rapport parlementaire visant à promouvoir la « philanthropie à la française ». Or, ce rapport a notamment proposé de faire varier le quantum de la réserve héréditaire en fonction de la valeur du patrimoine en vue d’élargir, à des fins philanthropiques, la quotité disponible des seuls plus fortunés [15].
55. Dans le même temps, des voix s’étaient fait entendre afin de demander plus radicalement la suppression de la réserve héréditaire [16]. Les raisons avancées en ce sens n’ont pas manqué. De façon tout à fait classique - car la réserve héréditaire a toujours été controversée et nombre de ces arguments n’ont au fond rien de nouveau -, la réserve héréditaire est aux yeux de ses opposants une atteinte intolérable à la liberté individuelle et à la propriété privée. Il n’appartient pas selon eux à la loi mais aux seuls individus de décider du sort de leurs biens après leur mort, comme ils pouvaient le faire de leur vivant. Une liberté testamentaire absolue favorise en retour les comportements vertueux, ce qui est moralement et socialement souhaitable, la société ayant intérêt à ce que les enfants entourent leurs parents dans leurs vieux jours. En garantissant à son bénéficiaire qu’il recueillera nécessairement une part de la succession indépendamment de son attitude, la réserve héréditaire récompenserait les ingrats. Elle serait une source de discorde et de division au sein des familles. De surcroît, la réserve héréditaire serait économiquement néfaste : freinant l’initiative et la créativité, elle ne stimulerait pas l’esprit d’entreprise des enfants ; elle encouragerait la paresse et l’oisiveté ; elle ferait obstacle à la transmission des entreprises et contraindrait à leur démantèlement ; elle serait au surplus un instrument de reproduction des inégalités sociales.
66. À côté de ces critiques traditionnelles, des raisons proprement actuelles justifieraient sinon la suppression du moins le recul ou la redéfinition de la réserve héréditaire. Des raisons sociologiques, d’abord : prise en compte du phénomène des familles recomposées et nécessaire adaptation de la succession à des situations familiales plus complexes ; volonté de favoriser désormais plus largement le conjoint survivant au détriment des enfants ; redéfinition des liens de solidarité familiale à partir de cette considération que les parents établissent aujourd’hui les enfants en finançant leurs études et leur formation mais qu’ils devraient ensuite, une fois cette mission parentale accomplie, recouvrer toute liberté de disposer de leurs biens ; adaptation de la succession à l’allongement de la durée de la vie, la réserve héréditaire devenant moins importante lorsque l’on hérite plus tard ; recentrage de la famille sur des fonctions affectives et culturelles, l’État s’étant largement substitué à elle en matière d’éducation, de santé et de solidarité. Des raisons politiques, ensuite : la réserve héréditaire serait dépassée par la désinstitutionnalisation de la famille et, de façon générale, par l’avènement d’une société profondément individualiste. Des raisons juridiques, enfin : au plan interne, ce sont les lois des 3 décembre 2001 et 23 juin 2006 qui auraient commencé de mettre en cause la réserve héréditaire en brouillant ses fondements [17], en malmenant son principe [18] et en modifiant son régime [19] ; c’est aussi le statut dérogatoire de l’assurance-vie, lequel conduit en principe à faire échapper le capital assuré et les primes versées à la réduction, qui fragilise l’institution et la prive d’une partie de sa cohérence. L’isolement du droit français par rapport aux droits étrangers a été également dénoncé : la réserve héréditaire du code civil serait, selon certains, une singularité aujourd’hui injustifiée et dépassée.
77. Ces divers éléments expliquent qu’en matière internationale, la Cour de cassation ait refusé de faire obstacle à l’application d’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire [20]. Selon cette jurisprudence, la réserve héréditaire n’est pas en soi d’ordre public international de sorte que le juge n’a pas à écarter une loi étrangère au seul motif qu’elle ignore la réserve héréditaire. Ce principe, on le sait, est cependant nuancé par un tempérament : la loi étrangère peut être écartée lorsque son application laisserait un héritier « dans une situation de précarité économique ou de besoin ». Droit interne et droit international privé, s’épaulant mutuellement, ont ainsi contribué tous deux à affaiblir la réserve héréditaire au cours de la période récente : l’évolution législative et jurisprudentielle du droit interne servant de point d’appui à l’absence de caractère d’ordre public international de la réserve héréditaire ; la contraction de la réserve héréditaire autour d’une fonction exclusivement alimentaire en droit international privé fragilisant en retour l’institution aux yeux de ses adversaires et légitimant au fond l’idée que le temps serait venu de franchir le pas en droit interne et de la transformer dans le code civil en une simple créance alimentaire fondée sur la preuve d’une situation de besoin.
88. C’est dire, en un mot, que l’avenir de la réserve héréditaire s’était assombri. Dans ce contexte, et alors que la réflexion parlementaire relative à la philanthropie allait s’engager, le ministère de la Justice a souhaité que soient plus largement réévaluées les justifications contemporaines de la réserve héréditaire dans notre droit. Un groupe de travail a été constitué. Après avoir mené une quarantaine d’auditions, dans un esprit pluridisciplinaire, il a remis son rapport en décembre 2019 [21]. Par-delà la cinquantaine de propositions visant à améliorer l’état du droit positif, la principale conclusion de cette réflexion collective est que la réserve héréditaire des descendants doit être maintenue et solennellement réaffirmée dans notre droit.
99. Avant toute chose, la réserve héréditaire n’est en aucun cas une singularité française ; elle est au contraire très répandue dans le monde puisqu’elle existe dans la quasi-totalité des droits de tradition civiliste. Dans certains pays, notamment en Allemagne, elle a même aujourd’hui une valeur constitutionnelle. L’observation des droits étrangers enseigne aussi que, là où la réserve héréditaire - entendue comme un système de droits fixes attribués par la loi - fait défaut, existent des équivalents fonctionnels. Les droits de Common law encadrent aussi la liberté de disposer gratuitement de ses biens mais ils le font avec d’autres instruments juridiques. La véritable question est donc d’identifier les fondements des limites que chaque système érige à cette liberté afin de déterminer s’ils sont adaptés à chaque société et à ses valeurs ; elle est aussi de bien mesurer au-delà des discours les avantages et les inconvénients respectifs de ces différentes techniques juridiques. Or, justement les droits de Common law ne sont pas sans défaut : dans la plupart de ces droits, c’est le juge qui apprécie au cas par cas si un proche du défunt, au regard de son état de besoin, a reçu une part raisonnable de la succession. L’orientation de notre droit vers un tel mécanisme alimentaire et judiciaire conduirait à importer les faiblesses inhérentes à cet instrument : coût des procès pour les justiciables, possible judiciarisation des successions, aléa judiciaire, imprévisibilité des critères et des solutions, possible remise en cause des dispositions du défunt à la faveur des transactions entre les parties pour éviter le procès. Ce serait réciproquement renoncer aux avantages attachés à la réserve héréditaire : si le contentieux successoral est marginal dans notre pays, cela tient notamment au fait que la réserve héréditaire fixe, dans la loi, des bornes claires et connues de tous. Chacun peut ainsi agir en conséquence et déployer une stratégie patrimoniale adaptée. S’il devait supprimer la réserve héréditaire, le législateur devrait donc la remplacer par d’autres instruments, ce que montre au demeurant fort bien l’évolution du droit international privé des successions vers une limite de nature alimentaire résultant de la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation, avec les incertitudes que l’on sait.
1010. Cette évolution serait d’autant moins souhaitable que certaines des critiques formulées à l’encontre de la réserve héréditaire sont tout simplement infondées. Ainsi, la réserve n’est pas une source de division et de discorde au sein de la société ; au contraire, elle offre l’intérêt de contribuer à la paix sociale et familiale en minimisant le contentieux successoral. De même, la réserve n’est pas un facteur de reproduction des inégalités sociales en lien avec l’héritage : à l’inverse - ce que les Révolutionnaires avaient parfaitement compris en la portant à un degré très élevé -, elle contribuer à niveler la fortune en la morcelant à chaque génération. Dans un autre registre, la réserve héréditaire n’est pas un obstacle à la transmission des entreprises : c’est le manque d’anticipation de la transmission qui pose difficulté dans la vie des affaires. Par ailleurs, la valeur supra-législative de la propriété privée et de la liberté de disposer interdit seulement au législateur de supprimer la quotité disponible ; juridiquement, elle ne remet pas en cause la réserve héréditaire. Certains arguments présentés comme étant plus particulièrement actuels sont, à la réflexion, peu convaincants. Ainsi, l’augmentation des recompositions familiales porte bien plus à réaffirmer l’importance de la réserve héréditaire qu’à la réduire ou l’abandonner. Nombre des consultations menées au cours de ce travail soulignent en effet que, dans les familles recomposées, les enfants nés d’une précédente union sont davantage exposés à la volonté de leur père ou - mais plus rarement, semble-t-il - de leur mère de les déshériter ou de réduire leurs droits successoraux au profit de leur nouveau conjoint et des enfants nés de cette nouvelle union. Autre exemple, si l’on assiste à la dilution des liens familiaux dans la famille élargie au sein de notre société, ce phénomène s’accompagne d’un resserrement autour de la cellule familiale formée par le couple et ses enfants, c’est-à-dire précisément autour des héritiers réservataires. Enfin, quant à la philanthropie, son niveau de développement dans une société procède de nombreux facteurs culturels, religieux, politiques, économiques et fiscaux : il est inexact de prétendre qu’il dépendrait directement de l’existence ou de l’absence de réserve héréditaire. De plus, l’observation de la pratique montre que les personnes qui envisagent de laisser leurs biens à un organisme philanthropique sont très généralement sans descendance tandis qu’en présence de descendants, la quotité disponible actuelle - d’un quart au minimum [22] - suffit largement.
1111. Mais surtout, le groupe de travail a été convaincu de ce que les fondements de la réserve héréditaire des descendants étaient aussi solides que parfaitement actuels. Ceux-ci sont à rechercher dans plusieurs directions que l’on évoquera ici brièvement. La réserve héréditaire est d’abord un effet légal de la filiation. À ce titre, elle contribue à la construction de l’identité de l’enfant et participe de son statut juridique. L’ouverture de notre droit à de nouvelles filiations électives - qu’il s’agisse de la filiation par procréation médicalement assistée au sein d’un couple de femmes ou de la filiation par gestation pour autrui établie à l’étranger et produisant désormais largement ses effets en France - doit notamment s’accompagner d’un très ferme maintien des conséquences juridiques attachées à la création volontaire de ce lien, conséquences parmi lesquelles figure la réserve héréditaire, afin d’éviter un dépeçage qui fragiliserait la filiation elle-même. La réserve héréditaire exprime aussi la solidarité familiale entre les générations, une solidarité qui est toujours bien à l’œuvre dans la société française et sur laquelle comptent d’ailleurs les pouvoirs publics. La réserve héréditaire trouve encore son fondement dans la liberté individuelle : liberté du futur défunt, qu’elle protège contre le risque de captation d’héritage, risque dont le vieillissement de la population ne fait qu’accentuer aujourd’hui la fréquence et face auquel les mesures de protection des personnes vulnérables ne suffisent pas toujours ; liberté des héritiers réservataires présomptifs contre les menaces d’exhérédation que leurs parents pourraient agiter pour s’opposer à leurs opinions politiques, à leur orientation sexuelle, au choix de leur conjoint ou à leur mode de vie. La réserve héréditaire assure enfin une égalité minimale entre frères et sœurs. À ce titre, elle apaise les tensions familiales et les rapports sociaux. Son utilité se trouve aujourd’hui renforcée par la crainte que la suppression de la réserve héréditaire ne fasse ressurgir de nouvelles discriminations entre les enfants, notamment dans les familles recomposées, comme le montrent les exemples les plus médiatiques de contentieux successoral. La réserve héréditaire est ici directement au service de l’égalité, à laquelle notre société est, on le sait, fortement attachée. En définitive, les valeurs qu’exprime la réserve héréditaire sont profondément ancrées dans la société française et n’ont rien perdu de leur actualité. Et l’on ne voit pas que certaines de ces valeurs seraient devenues moins importantes que d’autres et justifieraient une évolution de l’institution vers un mécanisme de nature alimentaire fondé sur la preuve d’un état de besoin. Pour l’ensemble de ces raisons, le rapport remis à la ministre de la Justice a proposé que la réserve héréditaire des descendants soit maintenue et réaffirmée dans notre droit [23].
1212. Dans ces conditions, et à raisonner ici en termes de politique juridique, l’on ne peut que se réjouir du changement de cap du gouvernement que traduisent l’article 13 du projet de loi confortant le respect des principes de la République et la création d’un prélèvement compensatoire dans les successions internationales lorsque la loi étrangère applicable à la succession ignore la réserve héréditaire. Ainsi raffermie dans l’ordre international et rétablie dans la variété de ses justifications par-delà sa seule dimension alimentaire, la réserve héréditaire - à supposer l’article 13 finalement adopté - sera renforcée en conséquence en droit interne, ce qui devrait en retour dissuader de la supprimer ou de l’affaiblir dans une mesure de nature à la priver de sa substance. Cette évolution pourrait peut-être même conduire le Conseil constitutionnel, à l’image de la Cour constitutionnelle allemande [24], à lui reconnaître une valeur supra-législative. On peut certes s’interroger sur la technique juridique choisie - la restauration d’un droit de prélèvement - ainsi que sur la parfaite adéquation du moyen à la fin poursuivie par le législateur, ce qui explique au demeurant la suppression du texte par le Sénat en première lecture. En effet, les lois étrangères ignorant la réserve héréditaire sont pour l’essentiel les droits de Common law, lesquels assurent légalement l’égalité entre les héritiers sans distinction fondée sur le sexe [25] tandis que le droit musulman, s’il repose bien sur des discriminations successorales [26], n’en restreint pas moins fortement la liberté de disposer et connaît la réserve héréditaire [27]. Au demeurant, c’est une autre voie, qui lui semblait préférable, que le rapport relatif à la réserve héréditaire avait suggéré d’emprunter, consistant à reconnaître que la réserve héréditaire est d’ordre public international [28]. Cette proposition, il est vrai, s’adressait cependant davantage au juge, qu’elle invitait au revirement de jurisprudence, et était sans doute malaisée à mettre en œuvre par voie législative. On aurait donc ici mauvaise grâce à déplorer les effets dont on chérit les causes.
Notes
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[1]
Projet de loi confortant le respect des principes de la République, n° 3649 rectifié, déposé le 9 décembre 2020.
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[2]
L’article 13 du projet de loi prévoit aussi d’ajouter un nouvel alinéa à l’article 921 du code civil relativement à l’obligation d’information du notaire à l’égard de l’héritier réservataire. On peut s’interroger sur l’intérêt de ce texte, le notaire étant déjà tenu en droit positif d’informer les héritiers réservataires de leur droit à demander la réduction des libéralités excessives.
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[3]
Rapport n° 3797 fait au nom de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant les principes de la République, t. III, Comptes rendus des auditions.
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[4]
Exposé des motifs, p. 3.
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[5]
Rapport n° 454 (2020-2021) de Mmes Jacqueline Eustache-Brinio et Domininique Vérien fait au nom de la commission des lois, déposé le 18 mars 2021.
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[6]
n° 455 rect., Projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale après engagement de la procédure accélérée confortant le respect des principes de la République, texte de la commission, enregistré le 18 mars 2021.
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[7]
Séance publique du 2 avril 2021 (compte-rendu intégral des débats).
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[8]
Dans son avis, le Conseil d’État relève que « le droit de prélèvement est ouvert aux enfants sans condition de nationalité ou de résidence et n’est pas réservé aux héritiers français comme l’était l’ancien droit de prélèvement prévu à l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction qui a été censuré par le Conseil constitutionnel ». Il en déduit que « les dispositions proposées ne soulèvent pas de difficulté d’ordre constitutionnel » (CE, ass. dén., 3 déc. 2020,n° 401549, Avis sur un projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République, n° 44, p. 22).
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[9]
Cons. const. 5 août 2011, n° 2011-159 QPC.
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[10]
Dans son avis, le Conseil d’État répond par l’affirmative (avis préc., n° 44, p. 22).
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[11]
G. Attal, Interview, Les Échos, 24 janv. 2019 indiquant que Xavier Niel aurait déclaré publiquement être prêt à laisser l’essentiel de sa fortune à des fondations. V. aussi, G. Attal, Interview, L’Agefi Actifs, févr. 2019, p. 18, à la question : « Avez-vous des études sur des grandes fortunes qui voudraient donner au-delà de leur quotité disponible et qui ne le peuvent pas ? », Gabriel Attal répond : « Je n’ai pas d’étude ou de sondage mais j’ai eu l’occasion d’échanger avec un certain nombre de personnes, qui ont très bien réussi, et qui souhaitent pouvoir donner plus que ce qui est envisageable aujourd’hui. Xavier Niel l’a annoncé sur Europe 1. Claude Bébéar a toujours défendu cette idée ».
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[12]
Un amendement parlementaire avait ainsi été déposé à l’occasion de l’examen de la loi du 4 juillet 1990 relative aux fondations d’entreprise afin d’élargir la quotité disponible en présence d’un legs adressé à une fondation reconnue d’utilité publique.
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[13]
Proposition de loi n° 748 présentée par M.-H. Des Esgaulx visant à concilier la philanthropie et le droit et des successions ; Proposition de loi n° 2904 présentée par E. Lefebvre visant à permettre les dons patrimoniaux à des fondations ou associations reconnues d’utilité publique. Ces deux propositions n’ont pas été discutées. Sur ces propositions, v. : J. Boisson, Les libéralités à caractère collectif, préf. M. Grimaldi, Defrénois, coll. Doctorat & Notariat, t. 61, 2019, n° 342 s., p. 325 s.
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[14]
A. Jevakhoff et D. Cavaillolès, Le rôle économique des fondations, IGF, avr. 2017, spéc. 4.5.
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[15]
S. El Haïry et N. Moutchou, La philanthropie à la française, rapport remis au Premier ministre, févr. 2020, proposition n° 10. Sur ce rapport, v. not. les obs. de G. Drouot et C.-M. Péglion-Zika, D’un rapport à l’autre, de la réserve à la philanthropie, RJPF, n° 10, p. 42.
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[16]
V. en ce sens : B. Morel et M. Sbaihi, Supprimer la réserve héréditaire. Pour la liberté, le mérite et la philanthropie, Génération libre, 2019. V. aussi : R. Libchaber, Des successions en quête d’avenir, RTD civ. 2016. 729 s.
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[17]
À travers la reconnaissance de la qualité d’héritier réservataire au conjoint survivant et l’abrogation de la réserve des ascendants.
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[18]
À la faveur de la création de la renonciation anticipée à l’action en réduction des libéralités excessives (C. civ., art. 929 s.).
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[19]
La réduction en valeur s’étant substituée à la réduction en nature (C. civ., art. 924), avec les conséquences qui en résultent pour l’héritier réservataire en présence d’un légataire universel.
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[20]
Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 16-17.198 et n° 16-13.151, D. 2017. 2185, note J. Guillaumé ; AJ fam. 2017. 598, obs. P. Lagarde, A. Meier-Bourdeau, B. Savouré et G. Kessler ; Rev. crit. DIP 2018. 87, note B. Ancel ; RTD civ. 2017. 833, obs. L. Usunier ; ibid. 2018. 189, obs. M. Grimaldi ; JCP 2018. Doctr. 123, n° 2 obs. R. Le Guidec ; Dr. fam. 2017, comm. 230 M. Nicod ; RJPF, 2017, n° 12 note S. Godechot-Patris et S. Potentier ; JDI 2018. 113, note E. Bendelac. Adde : C. Deneuville et S. Godechot-Patris, Le choix d’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire, JCP N 2018, 1239 ; M. Goré, Requiem pour la réserve héréditaire, Defrénois 2017, n° 22. 23.
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[21]
C. Pérès et P. Potentier (dir.), La réserve héréditaire, éd. Panthéon-Assas, hors-collection, 2020. Les développements ci-dessous reprennent en substance des éléments développés dans ce rapport.
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[22]
C. civ., art. 913.
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[23]
Proposition n° 1 du rapport.
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[24]
Cour constitutionnelle fédérale Allemande, 19 avr. 2005, 1 BvR 1644/00, 1 BvR 188/03.
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[25]
Mais un tel motif discriminatoire demeurant généralement occulte dans les dispositions volontaires prises par le de cujus, l’absence de réserve héréditaire dans ces droits permet effectivement d’exhéréder un enfant en raison de son sexe, de sa religion, des conditions de sa naissance,…
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[26]
Auxquelles l’ordre public international peut le cas échéant faire obstacle.
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[27]
Sur les limites à la liberté de disposer en droit musulman, v. not. : N. Yassari, Compulsory Heirship and Freedom of Testation in Islamic Law, in K. G. Reid, M. J de Waal and R. Zimmermann (eds)., Mandatory Family Protection, Comparative Succession Law, vol. III, OUP 2020. 629s.
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[28]
Proposition n° 2 : « La réserve héréditaire devrait être reconnue comme étant d’ordre public international en tant qu’elle appartient aux « principes qui se rattachent aux fondements politiques, familiaux et sociaux de la société » ». Proposition n° 3 : « Devrait être considérée comme contraire à l’ordre public international la loi étrangère dont l’application conduirait à priver de tout droit un descendant en rang utile pour succéder lorsque le défunt ou l’héritier est de nationalité française ou réside en France au moment du décès ». Proposition 3 bis : « Adopter éventuellement une démarche plus large en étendant ces rattachements à tous les ressortissants d’un État membre ou ayant leur résidence dans un État membre ».