Global Private International Law – Adjudication without Frontiers, par Horatia Muir Watt, Lucia Bizikova, Agatha Brandao de Oliveira et Diego P. Fernández Arroyo (dir.), Edward Elgar, 2019, 599 pages
1Ce livre est innovant tant du point de vue de la méthode que du point de vue du fond et doit trouver aisément sa place dans nos bibliothèques.
2Du point de vue de la méthode, tout d’abord, bien que les directeurs parlent d’un « case-book » dans l’introduction de l’ouvrage (qu’il faut lire en entier et plusieurs fois pour bien comprendre les enjeux qui innervent le projet scientifique), le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici un livre d’étude à l’américaine, ce qui fait rarement une bonne lecture, mais un ouvrage dont la structure scientifique est inspirée par ce que les directeurs considèrent comme étant les « grandes sagas » du contentieux privé international, sans lesquelles la compréhension du règlement des différends privés dans le monde ne serait pas pertinente. Mais là s’arrête l’analogie avec les « case-books à l’américaine ». Pour chaque « affaire », en effet, après un bref résumé qui peut relater la saga contentieuse si l’affaire s’y prête, un ou plusieurs auteurs s’applique(nt) à tirer les enseignements essentiels. Il convient mieux de parler « d’affaires » que de « décisions » car la plupart des cas choisis ont donné lieu à de nombreuses décisions.
3Du point de vue de la substance, ensuite, puisque chaque affaire, sauf exception, fait l’objet de commentaires croisés par plusieurs auteurs, permettant ainsi de tirer des enseignements multiples des affaires choisies, ce livre apporte une contribution inégalée et pédagogiquement très riche à l’enseignement du droit international privé (ou ce qu’il en reste) dans un monde globalisé à la fois par les activités de ses acteurs, les valeurs qu’il véhicule (avec lesquelles on ne se sent pas forcément en harmonie) et les méthodes qu’il permet de développer (souvent au détriment des moins chanceux). La consigne des directeurs aux auteurs, telle qu’ils la décrivent dans l’introduction, était certainement de discuter des affaires dans un contexte de développement de la gouvernance mondiale par le droit privé, gageure qui forme la prémisse du projet. Car cet ouvrage répond à un projet scientifique dans son acception la plus noble : les directeurs ont une vision de ce que le droit privé (et le droit international privé) peut et doit faire pour répondre aux besoins de la société internationale du xxie siècle. La doctrine, au moins celle que nous lisons régulièrement, ne partage pas toujours, dans tous ses détails, cette vision. En conséquence, le livre est d’autant plus riche qu’une diversité d’opinions se dessine qui sont propres à alimenter les discussions à la fois dans les programmes d’enseignement auxquels cet ouvrage semble en partie destiné, mais aussi bien au-delà dans les cercles qui se destinent à discuter, voire réformer, le contentieux transnational comme outil de gouvernance de la société internationale.
4Voyons maintenant un peu plus en détail les choix opérés par les directeurs.
5Vingt-sept « affaires » ont été choisies pour constituer la trame du livre. Au-delà des rubriques savantes autour desquelles elles ont été réunies (Jurisdiction : Judging without Frontiers ? ; The Rise of Informality : Emerging Non-legal Normativities ; Changing Structures : New Foundations of the Private Global Economy ; Modes of Reasoning : Doing Law beyond the State ; Global market : Unfamiliar foci of concern ; Personhood : Changing identities) deux caractéristiques semblent toutes les réunir : (a) Les droits de l’homme, compris dans un sens large (par ex. les droits des travailleurs avec l’affaire Laval, p. 472), forment l’un des angles commun à toutes (presque toutes ?) les affaires présentées ; (b) est mise en lumière la lutte explicite ou implicite des personnes privées contre les États, quel que soit le rôle joué par l’État dans ces affaires, qu’il soit partie prenante, prescripteur de normes, fournisseur de fors, ou simple spectateur pour avoir délégué son pouvoir à des puissances privées. Il s’agit là d’un des aspects du fameux « public-private divide » qui agite beaucoup la communauté des juristes internationaux (v. par ex. le panel autour du livre dirigé par V. Ruiz Abou-Nigm et al., Linkages and Boundaries in Private and Public International Law, organisé à Sydney en 2018 à l’occasion de la conférence de l’ILA ; v. aussi Rev. crit. DIP 2019. 283, compterendu S. Brachotte).
6On note, par ailleurs, que les affaires choisies sont, dans leur très grande majorité, issues soit des juridictions états-uniennes soit des juridictions du Royaume-Uni (19 sur 27); une petite minorité provenant de la Cour européenne des droits de l’homme (2) et de la Cour de justice de l’Union européenne (3). Enfin, deux ont fait l’objet soit de négociations/médiation et donc d’une série de transactions, soit de négociations indéterminées. Cette constatation appelle deux commentaires : (a) s’il est clair que l’essentiel des décisions qui ont fait « les gros titres » de la presse juridique proviennent des États-Unis d’Amérique et du Royaume-Uni, et que l’on comprend ce tropisme pour un ouvrage en langue anglaise destiné, avant tout, à des étudiants anglophones, il n’en reste pas moins qu’un tel choix contribue à « oublier le reste du monde » et renforce le caractère dominant d’une certaine culture juridique, ce qui pose une difficulté majeure lorsque l’on est attaché à la diversité des cultures et l’impossible réduction de la société internationale à une vision anglo-américaine du monde ; (b) aucune décision arbitrale n’a été choisie pour figurer directement dans l’ouvrage. Ce n’est pas dire que l’arbitrage est absent, loin de là. Plusieurs décisions faisant l’objet de rubriques ont été rendues à propos de procédures arbitrales, notamment les affaires Mitsubishi (p. 76), Dallah (p. 332) et Jivraj (p. 181). Mais, dans le courant « global governance » les décisions arbitrales jouent un rôle dont on ne constate pas la prise en considération dans cet ouvrage, sans que l’on parvienne à comprendre pleinement les raisons de ce choix. Par exemple, en matière de corruption, plutôt que l’affaire Petrobras (p. 371), hautement politique et dont on a le sentiment de ne pas connaître vraiment les éléments réels, malgré l’avalanche de publications diverses, il nous paraît que la sentence World Duty Free Company v. Republic of Kenya (ICSID ARB/00/7) est porteuse de riches enseignements et a nettement influencé les tribunaux arbitraux qui ont statué en matière d’investissements étrangers. On conçoit, cependant, que la pratique arbitrale est plus difficilement connaissable que la jurisprudence des juridictions étatiques et qu’il est probablement plus difficile d’en déterminer la réelle influence. De plus, on retrouve la pratique arbitrale dans certaines contributions de l’ouvrage, si bien qu’elle est prise en considération par les commentateurs.
7Du point de vue des bornes temporelles de l’exercice, l’affaire la plus ancienne date de 1972 (Bremen v. Zapata), même si les commentaires se basent parfois sur des affaires plus anciennes, à titre de comparaison ou de marquage historique. Il n’est pas fortuit que cette affaire ait été choisie comme point de départ de l’analyse. L’affaire a été jugée par la Cour suprême des États-Unis à une époque où le chauvinisme judiciaire était encore de mise et qu’il n’était pas du tout évident que la Cour admette la validité d’une clause d’élection de for au profit de la juridiction de Londres. Par une majorité des 8/9e (un seul juge signant une brève opinion dissidente, somme toute peu convaincante), la Cour prend bien soin de détailler les termes de la clause et donne ainsi plein effet à l’autonomie de la volonté au détriment de la compétence des juridictions états-uniennes, comme elle le fera plus tard dans l’affaire Mitsubishi, grand classique du droit de l’arbitrage aux États-Unis (p. 76). Certes, il s’agissait de donner compétence aux juridictions de ce pays frère, uniquement séparé des États-Unis par la même langue, comme le disait W. Churchill, et il aurait été intéressant de voir si la Cour était prête au même libéralisme si la clause avait donné compétence à une juridiction d’un pays moins proche, juridiquement parlant. Quant à la borne ultime du spectre des affaires choisies, seule la date de préparation de l’ouvrage a limité ses directeurs. Ainsi, dans la saga judiciaire qui oppose Texaco/Chevron à l’Équateur via la communauté Lago Agrio, les décisions ont été à être prononcées encore récemment, comme le montrent bien les deux commentaires.
8La saga Trafigura (p. 92) transcende les catégories qui font la structure du livre tant cette affaire est riche en horreurs de toutes sortes et en décisions diverses, dans plusieurs pays, y compris en arbitrage. Elle a même inspiré une bande dessinée (le volume 7 de la série Dantes, par P. Boisserie, P. Guillaume et E. Juszerak, Le Poison d’Ébène, Dargaud, 2013). Les analyses des commentaires nous éclairent sur les conclusions que l’on peut tirer de telles affaires dont on aurait pu espérer qu’elles soient moins récurrentes aujourd’hui, sans que nos vœux soient exaucés à cet égard, comme le montrent les affaires « blood sugar » (p. 118) et « blood diamonds » ou « chiquita » (non incluses). C’est à cette occasion que les commentateurs analysent la difficulté pour les juristes d’utiliser le concept économique de « chaîne de valeur » (v. aussi l’aff. Doe v. Nestlé, p. 236), ce que le législateur français a évité de faire dans la loi sur le devoir de vigilance, même si l’idée y est présente (L. n° 2017-399 du 27 mars 2017, dont les dispositions principales sont devenues les art. L.225-102-4 et L.225-102-5 du C. com.). Cette même difficulté est aussi à l’œuvre dans l’affaire Lafonta (p. 350).
9Le cas de la FIFA (p. 151), et de son rôle dans les grands événements sportifs attribués à des pays tel le Qatar pour la coupe du monde de football en 2022, sont symptomatiques de la « lutte » des entités privées avec les États dont nous avons parlé plus haut. Le commentaire nous fait entrer dans les arcanes de ce « monde à part » qu’est le monde du sport, auxquels s’intéressent désormais nombre d’associations de protection des droits de l’homme. La FIFA a désormais créé un poste de directeur de l’éthique : il existe, nous l’avons rencontré à l’occasion d’une réunion, organisée à La Haye le 15 octobre 2018, par le Centre for Sport and Human Rights, centre qui s’intéresse notamment à la mise en place de modes de règlement des différends efficaces pour les dommages causés par ces grands événements sportifs. Le pendant juridique de cette activité quasi judiciaire est constitué par l’affaire Nike v. Kasky (p. 161), dans laquelle sont à l’œuvre tout particulièrement les codes de conduite, vieille affaire qui a depuis longtemps agité la société des juristes internationaux (rappelons-nous les travaux pionniers du Prof. G. Farjat).
10La présence de l’affaire Jivraj (p. 181) dans l’ouvrage est plus étonnante. Nous l’avions toujours considérée comme relativement anecdotique, s’il n’y avait eu la menace que la Cour suprême du Royaume-Uni pose une question préjudicielle à la CJUE. Cette menace écartée, la décision confirme la grande marge de liberté dont jouissent les parties dans l’organisation de la procédure arbitrale pour les besoins de leurs différends. Les commentaires nous ont aidés à comprendre que l’affaire est probablement moins anecdotique qu’il n’y paraît.
11Aucun ouvrage de droit international ne peut faire l’économie d’ignorer la propriété intellectuelle, comme le montre l’introduction de l’affaire Samsung v. Apple (p. 212). Là encore, on aurait pu choisir d’autres sagas, mais celle-ci est certainement emblématique de la concurrence forcenée dans laquelle se sont lancées les entreprises mondialisées, relayée parfois au sein de l’OMC par les États, comme le montrent aujourd’hui la menace qui pèse sur l’ORD et l’entier système multilatéral d’échanges.
12L’absurdité de la séparation du contentieux public et du contentieux privé, au moins en ce qui concerne le contentieux économique, est parfaitement exemplifiée par les marchés financiers (aff. Lehman Brothers v. BNY Corporate Trustee, p. 271 ; Banco Santander v. Transport Companies, p. 456) et tout particulièrement le marché des dettes souveraines (aff. Argentina v. NML Capital Ltd, p. 255), qui nous apprend comment le juge doit faire la part entre les intérêts publics et les intérêts privés, tout comme doit le faire l’arbitre statuant sur le contentieux d’investissement. De manière très significative, l’affaire Banco Santander, confirme, de surcroît, le renversement des priorités et la non pertinence de la séparation du contentieux interne et du contentieux international.
13Parmi les grands classiques, l’ouvrage permet de revenir encore une fois sur l’inépuisable concept de l’« extraterritorialité » (RJR Nabisco Inc v. European Community, p. 282). Il est étonnant qu’en 2016, l’Union européenne soit encore désignée sous l’intitulé « Communauté européenne ». Cela s’explique par le fait qu’à l’époque où elle a intenté l’action, seule la Communauté avait la capacité juridique à l’international. Ensemble avec ceux consacrés à l’affaire Kiobel (p. 302), les commentaires nous obligent à revoir notre traditionnelle grille d’analyse pour repenser le rôle des juges dans un contexte transnational.
14L’affaire Dallah (p. 332), dont le dernier mot de la saga ne sera jamais prononcé, les parties ayant transigé avant que la Cour de cassation française ait pu rendre sa décision, montre les conséquences néfastes de l’absence de dialogue entre des juridictions qui, pourtant, se connaissent bien (ou en tout cas leurs membres, pour participer périodiquement à des réunions conjointes). Des cas similaires sont légions, malheureusement, ce qui fait vraiment désordre dans une société internationale qui a tant besoin d’harmonie.
15Fallait-il vraiment revenir sur l’affaire Yahoo ! Inc (p. 392) ? Les directeurs ont demandé aux auteurs de la mettre en perspective avec l’affaire United States v. Microsoft de 2018 (même page), ce qui rend l’image dans le rétroviseur encore plus saisissante. C’était l’occasion de se faire peur avec l’intelligence artificielle et toutes les conséquences que nous ne pouvons pas encore imaginer. Mais l’absence étonnante de ce concept dans l’index laisse supposer que l’intention était ailleurs.
16Nous n’entrerons pas dans la discussion sur la différence à établir entre droit global et droit transnational, ce que les commentateurs de l’affaire Selden v. Airbnb (p. 416) font, sans nous convaincre entièrement.
17La même question pouvait se poser aussi pour l’affaire Centros (p. 436) qui a suscité beaucoup d’incompréhension et une jurisprudence abondante subséquente de la CJUE. Les commentaires permettent de mesurer l’influence majeure (et difficilement contrôlable par les États) de la planification sociétaire, si bien que le concept même de « nationalité » pour les sociétés semble vidé de tout sens.
18Les dernières affaires commentées (Mennesson v. France, p. 494 ; Blood, p. 510 ; Wagner v. Luxembourg, p. 529 et Manus Island Class Action, p. 548) ne concernent plus des affaires économiques au sens étroit du terme (équivalent de commercial), mais des affaires concernant la personne humaine, soit individuellement, soit dans l’ordre familial, soit pris au sein d’une communauté. Ces affaires se multiplient, montrant à quel point la globalisation engendre des opportunités pour certains individus de passer outre les valeurs de la société dans laquelle ils vivent pour aller rechercher à l’étranger ce qu’ils ne peuvent obtenir localement. En sens inverse, les individus ou les groupes qui se voient contraints de quitter leur pays d’origine se trouvent confrontés à des conditions de vie épouvantables et les États pensent qu’ils peuvent les « gérer » comme s’ils étaient des marchandises, dévoiement total des valeurs humaines de base. Mais cela nous amène sur un terrain qui s’éloigne un peu des enseignements qui peuvent être tirés de ces affaires pour les besoins de l’ouvrage que nous avons présenté.
19En conclusion, cet ouvrage prend une place éminente dans la catégorie des ouvrages qui sont capables de nous déstabiliser car ils nous obligent à penser « out of the box ». La boîte du droit international privé a été construite depuis plusieurs siècles et a rendu des services certains dans le passé. Elle doit cependant être ouverte à nouveau périodiquement et son contenu repensé. C’est ce à quoi nous incite cet ouvrage.
20Catherine Kessedjian
Law and the Political Economy of Hunger, par Anna Chadwick, Oxford University Press, coll. The History and Theory of International Law, 2019, 256 pages
21L’ouvrage d’Anna Chadwick fait partie d’une littérature juridique émergente qui propose d’avancer la réflexion juridique sur le terrain du rôle constitutif du droit pour les inégalités et les crises économiques mondiales, notamment lorsque le droit est appelé à y remédier (par ex. K. Pistor, The Code of Capital, How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton University Press, 2019 ; D. Kennedy, A World of Struggle, How Power, Law and Expertise Shape Global Political Economy, Princeton University Press, 2016 ; Rev. crit. DIP 2018. 167, compte-rendu T. Marzal). En l’occurrence, on sort de l’ombre le rôle de la financiarisation des échanges sur les matières premières agricoles dans la survenance de la crise alimentaire globale, notamment lors de ses manifestations en 2007-2008 et en 2010-2011. Cette corrélation mobilise et interroge des liens entre économie politique et droit à plusieurs niveaux, éclairés par la dimension historique. L’analyse mène à ce que l’on pourrait appeler des « vrais conflits » de valeurs entre « droits du marché » (market rights) et « droits sociaux » (social rights) (p. 201), annoncés par la perspective polanyienne de l’émancipation du marché de la société. Révélateurs pour le besoin de dialogue entre les internationalistes privatistes et publicistes (v. H. Muir Watt, Private International Law Beyond the Schism, Transnational Legal Theory, 2011. 347), les conflits rendus visibles par Anna Chadwick constituent un excellent terrain de réflexion en ce sens. Ils méritent d’autant plus l’attention lorsque l’enjeu de la crise alimentaire mondiale s’accroît sous l’influence des changements climatiques (p. 19), faisant à leur tour l’objet de la financiarisation (v. les dérivés climatiques).
22La démarche part du constat que la volatilité des prix des matières premières agricoles de base en 2007-2008 et en 2010-2011 peut être qualifiée de crise alimentaire mondiale, car affectant beaucoup des pays du Sud, même si elle n’est pas ressentie par les pays du Nord. Pour l’auteure, cette crise alimentaire superposée à la crise financière globale de 2007-2008 n’a pas été suffisamment expliquée par les analyses classiques de l’offre et de la demande et des risques monétaires. D’où l’intérêt pour le renouvellement de la perspective à adopter quant au rôle du droit parmi les causes structurelles du phénomène, dans le contexte d’une préoccupation pour les actions juridiques en matière de sécurité alimentaire au sein de l’ONU. Cependant, le droit visé par cette démarche ne se limite pas au droit international public et au droit international économique, mais vise également l’infrastructure de droit privé des échanges économiques menant à une financiarisation de la production et de la distribution agroalimentaire.
23Un premier chapitre est dédié à une mise en contexte du droit international public et du droit international économique pertinents pour la structure de la production et le commerce international des matières premières agricoles. Anna Chadwick réintroduit dans l’analyse la pertinence de la décolonisation et de l’économie de marché capitaliste pour la spécialisation de la production agricole menant à la dépendance des pays du Sud à l’égard des importations des matières alimentaires premières. La naissance d’un « système alimentaire mondial » (Global Food System) apparaît ainsi comme le produit du droit international économique imprégné par les relations de pouvoir issues de la décolonisation. Cette dynamique se traduit par un approvisionnement alimentaire mondialisé à travers sa libéralisation, et par conséquent dominé par les pays du Nord, les pays du Sud étant défavorisés quant à l’accès aux matières premières agricoles de base.
24Un deuxième chapitre remonte aux modèles politiques et économiques légitimant la financiarisation de l’agriculture devenue mondiale et témoignant d’une « chaîne de valeur mondiale » (Global value chain (GVC)). Anna Chadwick mobilise le contexte historique du néolibéralisme et de l’économie néoclassique pour expliquer l’appui qu’ils se sont prêtés réciproquement à l’encontre du keynésianisme pour s’imposer comme « seule » véritable économie. Imposant le prix du marché, y compris pour l’évaluation des risques, comme vecteur de l’efficience économique, l’économie néoclassique légitime les marchés financiers de gré-à-gré (over-the-counter), comme mécanisme principal de la plus-value et pour la gestion des risques. La logique capitaliste derrière la maximisation de la valeur des biens mobiliers guide le comportement des entreprises vers l’investissement indirect y compris en terrains agricoles, et vers la spéculation à travers les dérivés sur les matières premières agricoles, témoignant de la financiarisation de l’agriculture. La libéralisation du commerce international a favorisé la naissance d’une « chaîne de valeur mondiale » oligopolistique dans le secteur agroalimentaire, donnant lieu à des relations de dépendance. Les producteurs sont amenés à des structures de production conditionnées (par ex. en ce qui concerne les semences utilisées) ou à recourir aux financements onéreux. En ce qui concerne les consommateurs, l’existence d’une chaîne mondiale de distribution agroalimentaire fait que le pouvoir d’achat des pays du Sud doit concurrencer celui des pays du Nord pour les matières premières alimentaires de base.
25Le propos se penche ensuite sur la relation entre la spéculation sur les prix à travers le marché des dérivés de gré-à-gré et la volatilité des prix des matières premières agricoles accompagnant la crise alimentaire globale. Anna Chadwick transfère le débat, pas encore tranché en ce sens, sur le terrain d’une démonstration quant au rôle systémique des marchés des dérivés pour le maintien des risques d’accès aux produits de base d’une large partie de la population mondiale. Pour les juristes non familiarisés avec ce marché, l’auteure rend transparents l’histoire des typologies contractuelles et les enjeux quant à la spéculation et à l’utilité de la couverture du risque. Cependant, ce clivage d’analyse n’est que le sommet de l’iceberg : non seulement il ne peut être tranché sur le terrain de l’économie néoclassique, mais il occulte la modification des comportements des acteurs économiques issue de la libéralisation de la circulation du capital. En ce sens, Anna Chadwick identifie une transformation profonde de la prémisse économique néoclassique quant à la « découverte » de la valeur qu’opère la formation du prix sur un marché libre : cette prémisse est faussée par la négociabilité des dérivés qui rend l’arbitrage financier rationnel, et qui à son tour se traduit par une logique de « l’accumulation financière » (maximisation du profit) dans le secteur agroalimentaire. C’est donc dans la financiarisation que le marché des dérivés sur les matières premières agricoles réifie à l’aide de l’idéologie néolibérale, que le risque systémique lié à la crise alimentaire globale est identifié.
26L’analyse des principales réglementations européennes et américaines mises en place après la crise financière globale de 2007-2008 (le Dodd-Franck Act, le Règl. EMIR et la Dir. MiFID II) pour améliorer principalement la transparence et le risque de contrepartie des marchés des dérivés prouve cependant leurs imperfections structurelles. D’une part, l’effectivité de ces réglementations est remise en cause par « l’arbitrage juridictionnel » (jurisdictional arbitrage), leur contestation par les acteurs du marché, et les ressources insuffisantes des régulateurs. D’autre part, et à un niveau plus profond, ces réglementations reproduisent les prémisses du néolibéralisme quant à l’ordre « naturel » du marché dont seulement la spéculation excessive doit être disciplinée. Par conséquent, elles ne remettent pas en cause la logique de l’accumulation financière qui sous-tend la rationalité des comportements spéculatifs, et ne tiennent pas compte des changements structurels des comportements des acteurs financiers avant la crise financière qui se reproduisent à travers l’innovation et la complexité des nouveaux produits.
27À ce point, Anna Chadwick revient sur le rôle constitutif du droit pour le marché des dérivés de gré-à-gré, encore vivant, en vue de corriger une vue répandue quant au vide juridique entourant ce secteur financier. L’auteure démontre le rôle du droit privé, et en particulier du droit des contrats, sanctionné par les ordres juridiques anglais et américains, pour la construction et l’effectivité du marché des dérivés avant la production de la crise financière globale et de la crise alimentaire globale. L’image de l’émergence spontanée de ces marchés est remplacée par celle d’une construction progressive dans laquelle les décisions politiques aux États-Unis et au Royaume-Uni les ont privilégiés : d’une part à travers l’exemption des dérivés du droit privé commun, et d’autre part par leur déréglementation. Les clauses de choix de loi et les clauses attributives de juridictions, limitées par la normalisation contractuelle dominante (de l’International Swaps and Derivatives Association – ISDA) à ces deux ordres juridiques (jusque récemment – comme nous l’expliquons infra), témoignent de la dépendance de ce marché d’un droit privé étatique permissif. De même, c’est la validation des clauses de compensation (close-out netting) par les lois étatiques en matière d’insolvabilité qui leur assure l’effectivité. Par conséquent, c’est dans la standardisation contractuelle, la négociabilité des dérivés, la novation, l’utilisation des sûretés financières (collateral) et la titrisation que l’auteure identifie les innovations juridiques ayant modifié les comportements des acteurs au sens d’une préférence pour des transactions sur de grandes quantités de matières premières, sans qu’il y ait besoin qu’ils assument le risque sous-jacent classique lié à leur livraison physique.
28Ayant démontré que le marché des dérivés sur des matières premières alimentaires n’est pas déconnecté du marché agroalimentaire sous-jacent, l’auteure s’interroge dans un sixième et dernier chapitre sur la capacité d’un « droit à alimentation adéquate » et du concept de « souveraineté alimentaire » à remédier aux inégalités du système alimentaire mondial. En ce sens, le contentieux étatique est encore faible et le paradigme mobilisé réduit, car centré sur la victime. Vu les enjeux de la crise alimentaire globale, Anna Chadwick propose de repenser les actions régulatrices en tenant compte du rôle structurel du droit privé pour les comportements spéculatifs sur le marché, légitimés par l’économie politique néolibérale.
29L’analyse d’Anna Chadwick oblige à réfléchir quant à la responsabilité, y compris de la doctrine juridique, qui accompagne l’adoption d’une conception « neutre » du droit privé, que les lecteurs de cette Revue pourraient lire comme visant le droit international privé également. La perspective historique sur l’enjeu de la crise alimentaire globale ne doit pas tromper quant à la contemporanéité du problème et du besoin d’un renouvellement de son approche juridique. En ce sens, la lumière jetée sur le rôle structurant du droit privé néolibéral pour les dynamiques du marché alimentaire et ses inégalités s’inscrit parmi une littérature autorisée (v. par ex., K. Pistor, The Code of Capital, préc.). Que l’on ne se rassure pas : si le propos vise le rôle facilitateur du droit privé anglo-américain, c’est parce que, avant la perspective du Brexit, il était le seul compétent pour gouverner les contrats dérivés conclus sur la base de la documentation ISDA. L’appui étatique à travers un droit privé dérogatoire qui valide les mécanismes contractuels de cette documentation se retrouve aussi dans le contexte d’extension des options qu’elle prévoit à titre limitatif quant au choix du juge et du droit applicable en faveur des droits français et irlandais en 2018, après une première ouverture vers l’arbitrage et le droit japonais (les clauses attributives de juridiction et de choix de loi restant ainsi de type fermé). Par exemple, la loi PACTE du 22 mai 2019 apporte des modifications visant le close-out netting et la suppression de l’anatocisme pour l’hypothèse des dérivés (v. A. Caillemer du Ferrage, N. Debeney, Loi PACTE et produits dérivés, Bull. Joly Bourse 2019, n° 04, p. 45). L’exposé des motifs de la loi PACTE se réfère expressément aux modifications envisagées pour permettre le « développement » de ce contrat en droit français.
30Les constatations d’Anna Chadwick quant à la logique de l’économie politique néolibérale maintenue par la ré-régulation du secteur financier après la crise financière globale sont également d’actualité pour une évaluation du Plan d’action sur l’union des marchés des capitaux (COM(2015) 468 final). Ce dernier vise à renforcer le rôle des marchés des capitaux pour la diversification des sources de financement des petites et moyennes entreprises et semble réinstaurer la légitimité de la titrisation. Les vecteurs de la financiarisation dénoncés par l’ouvrage demeurent ainsi à l’abri des critiques et prêts à se reproduire à l’aide de l’appareil scientifique de l’économie néoclassique.
31On ne peut qu’espérer que les relations complexes et peu transparentes identifiées par Anna Chadwick entre des niveaux d’analyse rarement corroborés, en l’occurrence l’économie politique, la structure contractuelle des marchés financiers de gré-à-gré sur les produits alimentaires de base et la crise alimentaire, suscitent l’attention des internationalistes privatistes pour l’analyse du contentieux pertinent. En ce sens, l’ouvrage fournit un ancrage solide à travers une démonstration à la fois fluide et bien documentée du point de vue technique, qui ne se contente pas des spéculations ou des lacunes dans la chaîne du raisonnement. Bien que la conception large du phénomène juridique adoptée par l’auteure puisse gêner le juriste de tradition continentale, une telle conception demeure obligée pour remettre en cause le caractère spontané des dynamiques du commerce international. Elle promet par ailleurs un récit renouvelé sur l’effet cumulatif des dynamiques juridiques en droit matériel et en droit international privé.
32Catalina Avasilencei
The Politics of Justice in European Private Law – Social Justice, Access Justice, Societal Justice, par Hans-W. Micklitz, Cambridge studies in European law and policy, Cambridge University Press, 2018, 460 pages
33Avec cet ouvrage, Hans-W. Micklitz explore la transformation du droit privé, de l’État-nation et de la justice sociale sous l’effet de la construction européenne.
34L’ouvrage se place délibérément dans une perspective – voire même une démarche – européaniste, comme l’indique son titre. Il se propose d’étudier les différentes conceptions de la justice sociale entretenues au sein des États Membres (en réalité de trois d’entre eux en particulier, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne), conceptions qui sont le fruit de leur histoire et de traditions intellectuelles et juridiques fortes et distinctes, et de les mettre en regard, en comparaison, avec la conception particulière de justice, dont l’auteur soutient qu’elle est générée par l’Union européenne et qu’il appelle access justice (la justice dans l’accès à quelque chose, et, on le verra, en particulier dans l’accès au marché). Dans cette perspective, l’ouvrage se présente comme une réponse à la critique, désormais classique, qui se concentre sur le déficit de justice sociale de l’Union européenne et ce qui est perçu comme son (néo)libéralisme, notamment à la lueur de la récente crise de l’Eurozone, mais aussi plus généralement. Sans chercher à contrer cette critique, l’auteur entend, par contraste, mettre en lumière l’émergence au sein de l’Union européenne de cette conception distincte, proprement européenne, de justice dans l’accès, qui viendrait s’ajouter aux conceptions que les États membres ont de la justice sociale, plutôt que de les remplacer.
35La grande particularité de cette démonstration est de se concentrer, là encore comme l’indique le titre, sur le droit privé européen. Ce champ d’étude fait l’objet d’une délimitation très stricte. Il s’agit du droit économique, et plus particulièrement du droit du travail, de la non-discrimination et de la consommation ; le droit des sociétés n’est guère abordé, ce que l’on peut regretter tant la production normative européenne est importante dans ce domaine qui intéresse aussi la justice sociale.
36C’est dans la production européenne de droit privé ainsi définie que l’auteur se propose de faire apparaître la « justice dans l’accès ». Le point de départ de l’ouvrage, influencé par la pensée de Duncan Kennedy, est de voir à l’œuvre dans la production du droit privé économique (national ou européen) un débat politique situé dans un contexte historique. Au xxe siècle, dans les trois États membres étudiés, l’impératif de justice sociale, fruit des luttes sociales en cours depuis les siècles précédents, s’est imposé, selon des modalités propres à chacun, dans ce que l’on pourrait appeler un droit privé de l’État providence, dont la mission est de protéger les parties faibles (travailleur, consommateur, locataire) contre les parties fortes (employeur, fournisseur, propriétaire), dans une perspective de redistribution. Du côté de l’Union européenne, l’auteur voit dans l’Acte Unique Européen de 1986 le point de départ de l’intervention européenne dans la régulation sociale, dans les domaines considérés (le droit du travail, le droit de la consommation et surtout le droit de la non-discrimination, appelé à devenir un principe général fondamental).
37L’impératif de prendre en charge le social dans la production normative de droit privé se serait donc imposé au niveau européen comme au niveau national, mais il serait géré différemment au niveau supra national (européen) en raison des données propres à ce niveau. D’abord, le contexte historique est différent : l’heure n’est plus à la redistribution triomphante et, même au niveau national, le social serait discrédité ; les crises économiques ont érodé la capacité des sociétés à financer la protection promise par l’État providence ; les promesses de justice sociale auraient fait naître des attentes que les politiques de redistribution n’auraient pas été en mesure de satisfaire (en raison de leurs conceptions défaillantes ou de phénomène de capture) ; surtout, la mondialisation a mis les économies nationales en concurrence, ce qui rendrait insupportable la charge financière de la redistribution. Le social devait donc se transformer s’il voulait subsister. Ensuite, l’échelon supranational auquel intervient l’Union européenne configure fortement les modalités dans lesquelles le social peut être mis en œuvre dans la production normative de droit privé. L’élaboration d’une politique de redistribution en droit privé suppose un consensus au sein d’une société, or la société européenne n’existe pas et il n’est pas réaliste de prétendre parvenir à un tel consensus politique au niveau européen. De plus, les compétences de l’Union en droit privé sont limitées, et ce n’est que dans le champ de ces compétences (centrées sur la construction du marché commun) que le social peut être mis en œuvre dans la production normative. La « justice dans l’accès » est le fruit de la rencontre de l’impératif du social et de ces contraintes historiques, économiques et juridiques. Selon les mots de l’auteur, « la justice dans l’accès matérialise la possibilité théorique des citoyens de l’UE de participer au marché, de manière à en faire une possibilité réaliste » (p. 3, nous traduisons). Il s’agit donc bien d’une justice dans l’accès au marché. Selon l’auteur, la réalisation de cette justice dans l’accès au marché passe par l’élaboration de procédures pour l’application du droit privé de l’UE et par la mise en place d’institutions, au sens large, qui rendent possible la participation des citoyens et de la société civile. À la différence des mécanismes classiques de justice sociale, la justice dans l’accès n’assure pas à proprement parler une redistribution de la richesse, mais elle assure une (re)distribution des opportunités (d’intervenir sur le marché, de participer à la création de la richesse et d’en bénéficier). La grande différence avec la redistribution classique est que la justice dans l’accès est participative dans son élaboration (les citoyens ou la société civile participent à l’élaboration des normes) et davantage relationnelle ou interindividuelle (l’État n’est pas le seul débiteur des demandes de justice sociale, des personnes physiques et morales de droit privé ont des obligations envers les parties faibles pour leur garantir « l’accès »). La responsabilité d’assurer cet « accès » est partagée entre les institutions européennes, les États membres et les personnes privées (p. 16). Se trouve ainsi étudiée et analysée la transformation d’une réglementation nationale simplement protectrice socialement en un droit européen de la société de marché (v. particulièrement p. 196 et s.).
38La démonstration de l’auteur est organisée en trois parties. Dans la première (« The Awakening of the Social and its Transformation in England, France and Germany »), l’auteur étudie l’essor du social au sein du droit privé dans les trois États Membres, puis sa remise en cause progressive sous la pression de facteurs internes (les possibilités limitées qu’offrent les instruments du droit privé) et externes (la mondialisation et l’impératif d’efficacité économique). Cette démarche comparatiste peut être saluée mais elle est aussi périlleuse : l’effort de généralisation expose à la simplification et le juriste français pourrait ne pas adhérer totalement à la présentation qui est faite de « son » droit (p. 83 et s.). Cela dit, la perspective choisie a l’intérêt d’exposer la politisation du droit privé en plein lumière. Dans une seconde partie (« Justice beyond the Nation-State : The European Experiment »), l’auteur s’intéresse à l’émergence d’une dimension sociale dans l’intégration européenne, depuis l’Acte Unique Européen de 1986, qui prend le relai face à l’essoufflement du modèle de l’État-nation providence. Cette émergence se fait à travers l’élaboration d’un ordre juridique « quasi-législatif » (quasi-statutory), dans une perspective supra- et transnationale. Cette partie est le lieu de l’identification de ce qui fait le cœur conceptuel de l’ouvrage (et son apport le plus saillant) : l’émergence d’un droit privé que l’auteur appelle « post-classique » (faisant référence, là encore, aux analyses de Duncan Kennedy), production normative d’un ordre juridique ouvert à la fois supranational et, dans une certaine mesure, post-national. Que ce soit en ce qui concerne le droit européen du travail et de la non-discrimination ou celui de la consommation, l’étude en révèle plusieurs caractéristiques. La première a trait à la constitutionnalisation, phénomène qui pose notamment la question difficile de l’effet direct horizontal du principe de non-discrimination et donne lieu à une belle discussion de la trilogie jurisprudentielle Mangold, Kücükdevici, Test Achat (p. 215 et s.). Le droit privé européen post-classique montre aussi une fragmentation des catégories de personnes protégées en sous-catégories entraînant l’application de régimes plus ou moins protecteurs (p. 219 et 243). Un autre point justement mis en avant est la diversification des modes de mise en œuvre des normes identifiées : l’intervention des juridictions étatiques dans le contentieux interindividuel classique pourrait être doublée, voire dépassée, par des agences administratives spécialisées (l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne est un exemple). Dans la troisième partie (« Considerations on the Post-Classical Private Law »), l’auteur s’essaye à une présentation systématique du nouveau droit privé européen, autour de trois régimes (les obligations de service universel, le droit de la société de marché, le droit privé sociétal).
39Il peut paraître étonnant d’attirer l’attention des lecteurs de cette revue sur l’ouvrage de Hans-W. Micklitz, dont l’objet est résolument le droit privé matériel de l’Union européenne. Du point de vue de cette matière, la densité de l’ouvrage est aussi impressionnante que la démonstration est fascinante. Elles intéresseront cependant avant tout les spécialistes. En revanche, la hauteur de vue de l’ouvrage et son ambition pourraient justifier à elles seules que la communauté des juristes, sans distinction de spécialité, s’y intéresse (et surtout la deuxième partie). Le juriste privatiste devrait être sensible, dans une perspective généraliste et théorique, à deux points en particulier. D’abord, l’ouvrage fait apparaître clairement la dimension politique du droit privé, qu’il s’agisse des droits nationaux étudiés dans la première partie ou du droit européen. L’ouvrage explore cette perspective sans dissimuler la richesse, et parfois la virulence, des controverses qu’elle occasionne. Ensuite, et peut-être surtout, l’ouvrage souligne avec une grande justesse le caractère ouvert et expérimental de ce « laboratoire » que constitue l’ordre juridique européen et la grande singularité de sa production normative (v. en particulier la discussion p. 251 et s.). Pour les spécialistes de droit international privé, outre les qualités et apports déjà cités, l’intérêt de l’ouvrage se situe en premier lieu dans son objet. La doctrine souligne traditionnellement, dans le droit international privé que l’on appelle commun (non-harmonisé), les liens logiques qui existent entre le droit matériel interne et le droit international privé. De ce point de vue, le droit international privé européen peut apparaître hors-sol, sans l’appui d’un droit privé matériel pour nourrir ses catégories. L’ouvrage sous commentaire qui explore le droit privé européen participe à lui donner corps. De ce point de vue, l’essor de la protection des parties faibles en droit matériel européen ne peut que faire écho à la protection des parties faibles en droit international privé européen (v. cependant le récent arrêt CJUE, 2 mai 2019, aff. C-694/17, Pillar Securitisation Sàrl c/ Hildur Arnadottir, D. 2019. 997 ; ibid. 1956, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; RTD com. 2019. 790, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast, qui dissocie la notion de consommateur au sens de la Convention de Lugano de celle retenue dans la directive 2008/48/CE concernant les contrats de crédit aux consommateurs, au nom de la divergence entre les objectifs poursuivis par ces textes). C’est aussi la nature particulière du droit privé européen qui attire l’attention. Dans le domaine étudié (le droit de la consommation, le droit du travail et le droit de la non-discrimination), l’auteur relève à plusieurs reprises que la poursuite de la justice dans l’accès passe par des règles impératives de droit de l’Union européenne qui viennent encadrer l’autonomie de la volonté pour assurer à la partie faible une position juridique qui lui permette de participer au marché intérieur (v. p. 22). Cette densité du droit privé européen ne constitue pas une nouveauté pour le spécialiste de droit international privé qui y est confronté au moins depuis les arrêts Ingmar et Unamar de la Cour de justice, mais l’approche systématique de l’ouvrage ici commenté confirme l’intuition qu’il y a là un caractère distinctif. L’impact sur les mécanismes du droit international privé est inévitable (v. ainsi les art. 3.4 du Règl. Rome I et 14.3 du Règl. Rome II). Prendre conscience, comme y invite l’ouvrage, de la dimension politique du droit privé, oblige à se poser la difficile question de son impérativité.
40Etienne Farnoux
Citizenship in Africa – The Law of Belonging, par Bronwen Manby, Hart Publishing, 2018, 416 pages
41La décolonisation avait, en son temps, eu un profond impact sur le droit de la nationalité. Il avait fallu à l’époque à la fois créer de toute pièce dans les jeunes États un droit de la nationalité permettant d’identifier ce qui constituait désormais leur population et intégrer, dans les États colonisateurs, la donne nouvelle que constituait la séparation de la métropole d’avec une partie de son territoire impérial. Cette histoire est bien connue et a fait l’objet de nombreuses études, particulièrement en France et en Grande-Bretagne. Est beaucoup moins bien connue, en revanche, l’évolution postérieure des droits de la nationalité dans ces États, qui sont désormais fort nombreux et connaissent des fortunes politiques diverses. C’est dire si le livre de Mme Manby vient combler une importante lacune.
42L’ouvrage lui-même est issu d’une thèse de doctorat, préparée à l’Université de Maastricht sous la direction de R. de Groot, dont le contenu doit beaucoup à de précédents rapports rédigés par l’auteur relativement à la nationalité en Afrique, notamment pour le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies et l’Open Society Foundations. Difficile de naître sous de plus favorables auspices.
43L’ambition propre de l’ouvrage est incontestablement très grande. L’auteure souhaite en effet décrire, analyser et, le plus souvent, critiquer les règles relatives à la nationalité de l’ensemble du continent africain (avec une insistance particulière pour l’Afrique noire, même si le Maghreb n’est pas totalement ignoré), depuis la colonisation. Le défi était triple.
44D’une part, les colonisateurs, en partant, ont laissé d’importantes traces institutionnelles, dans la loi, dans les administrations et dans les gouvernements, qui ont modelé les différents droits étatiques de la nationalité. Sur ce point, l’étude historique à laquelle se livre Mme Manby permet de montrer très clairement combien les traditions européennes différentes (française et britannique, bien sûr, mais aussi, plus marginalement, belge ou portugaise), ont eu des répercussions de très long terme sur le droit de la nationalité de chacun des États d’Afrique. Selon la tradition à laquelle ils appartenaient, les États ont en effet mis en place des systèmes fort différents qui ont, bien entendu, continué à évoluer, mais souvent dans la ligne de pente qui avait été façonnée par le colonisateur. À cet égard, outre l’opposition entre un jus soli qui serait plutôt du côté britannique et jus sanguinis combiné au double jus soli, plutôt français – opposition qui a tendance à s’effacer avec le temps – l’aspect peut-être le plus intéressant est celui qui concerne les pratiques administratives auxquelles sont consacrées le 6e chapitre. Il est frappant ici de voir combien la tradition civiliste formaliste en matière de preuve et de contentieux de la nationalité diffère fortement du fonctionnement britannique, beaucoup plus politique et discrétionnaire et surtout, combien cette opposition perdure encore aujourd’hui. En ce sens, le livre de Mme Manby est aussi une façon passionnante et fort originale de comparer civil et common law, bien loin du seul spectre de l’efficacité économique auquel ces comparaisons sont bien trop souvent résumées.
45Le second écueil, peut-être le plus évident, était politique. L’histoire du continent africain est incontestablement agitée, et, au centre de cette agitation, figurent très fréquemment les questions d’appartenance, de citoyenneté ou de nationalité. Les frontières des États d’Afrique noire doivent beaucoup, en effet, à l’histoire coloniale et peu aux réalités locales, géographiques, ethniques ou historiques. L’auteure montre de la façon la plus claire comment les personnes habitant ces territoires se sont vues, pendant la colonisation, assigner une identité légale qui ne correspondait, la plupart du temps, nullement à leur identité vécue ; et de ce point de vue, la décolonisation, en mettant en place des règles précises et fondées sur l’illusion européenne de l’État-nation, n’a rien résolu, bien au contraire.
46L’appartenance, dès lors, est une question d’une extrême complexité en Afrique, puisque doivent être superposées différentes strates d’analyses, étatiques, bien sûr, mais aussi familiales, ethniques ou tribales ou encore linguistiques. À cette complexité initiale, s’ajoutent encore d’autres difficultés liées aux mouvements de population internes à l’Afrique, du fait du nomadisme de certaines populations et de l’immigration interne au continent. Le très grand mérite de l’auteure est ici à la fois de dénouer le nœud, pourtant serré, de ces difficultés et de tirer chaque fil l’un après l’autre, dans des chapitres exposant de façon limpide tant les questions d’ensemble que les particularités propres à chaque pays. La quatrième partie est ainsi consacrée à une étude de cas d’une quinzaine de pays qui, chacun à sa façon, a fait de la nationalité un enjeu juridique et politique majeur. Les lecteurs français se rappelleront peut-être les graves troubles en Côte d’Ivoire qui ont révélé tout ce que le concept d’« ivoirité » pouvait avoir de dangereux ; ils seront peut-être moins familiers avec les cahots de la construction d’un État-nation en Mauritanie, dont une partie de la population est nomade, ou avec les difficultés auxquelles se heurtent en Guinée les réfugiés venant du Libéria ou de Sierra Leone. Pour chacun de ces pays, l’auteure propose une analyse fine, critique, très documentée et illustrée par des exemples particuliers fort bienvenus. L’exemple de la nationalité sert ici de révélateur particulièrement pertinent d’une histoire politique du continent africain dans toute son épaisseur historique.
47Le troisième défi, lui aussi relevé avec brio, était plus spécifiquement juridique. Ces troubles, racontés en détails par l’auteure, ont en effet pour toile de fond des questions d’identité et d’appartenance et, à ce titre, relèvent peut-être plus de l’analyse politique (en l’occurrence, pléthorique) que d’une vision strictement juridique. L’obstacle est d’autant plus grand qu’il s’agit, pour la plupart, d’États aux structures de pouvoir mal affirmées et parfois peu soucieuses du droit et de populations qui ne sont que marginalement saisies par la bureaucratie et l’état civil. Pourtant, comme le dit Mme Manby, « even in quite dysfunctional States, law matters » (p. 149). À cet égard, l’apport spécifiquement juridique de l’ouvrage est de montrer en quoi les règles, même non-respectées, restent structurantes d’un certain ordre social. Les exemples abondent de règles qui, pour avoir été instrumentalisées par les pouvoirs politiques divers, n’en restent pas moins au cœur des enjeux politiques de l’État. L’auteure montre ainsi, par exemple, comment plusieurs États qui ont mis en place des conditions ambiguës d’« africanité » visant au départ à exclure les colons blancs des règles nouvelles en matière de nationalité ont ensuite détourné ces mêmes règles pour s’opposer à des populations nullement visées au départ (ainsi, par ex., le Zimbabwe, p. 147 et s.). Plus prospectivement, Mme Banby montre comment ces règles elles-mêmes peuvent être porteuses d’évolution et, pourquoi pas, d’espoir. À cet égard, les deux derniers chapitres de l’ouvrage, qui font office de conclusion, dressent de très intéressantes perspectives. Tout au long de son livre, elle montre en effet combien le continent est marqué par deux évolutions majeures et communes à tous les systèmes : la progression de l’égalité entre les hommes et les femmes dans le droit de la nationalité et la plus grande tolérance à la double nationalité. À partir de ces deux éléments essentiels, pourrait être donné un véritable sens à l’idée d’un véritable droit à une nationalité, encore trop souvent bafoué en Afrique. Ce droit est proclamé par divers textes internationaux scrupuleusement étudiés par l’auteure, qui n’en ignore pas les limites, mais n’en dévoile pas moins les potentialités, notamment couplé avec d’autres droits fondamentaux, au premier rang desquels la protection des droits de l’enfant. Dans l’ensemble, l’auteure rejoint ici, très indirectement, un fort courant contemporain du droit de la nationalité qui vise à encadrer les pouvoirs de l’État et à donner à l’appartenance un rôle plus central (sur lequel, v. récemment, J. Lepoutre, Nationalité et souveraineté, thèse dact., Lille, 2018). Mais il reste qu’elle adapte ses réflexions à la situation particulière de l’Afrique. L’ouvrage se termine donc par une série de recommandations relativement précises. Certaines sont familières (l’encadrement du caractère discrétionnaire des procédures de naturalisation, la nécessité de mettre en place des règles administratives claires et compréhensibles, par ex.), d’autres beaucoup moins (la difficile détermination de la nationalité des peuples nomades). En toute hypothèse, il y a là un véritable vade mecum pour une évolution future, d’une grande finesse historique et comparative.
48C’est aussi en cela que, loin d’intéresser les seuls spécialistes de droit africain, ou même ceux du droit de la nationalité, le livre de Mme Manby est également et tout à la fois une leçon de droit comparé, d’histoire du droit et de théorie du droit. C’est en dire toute la richesse.
49Etienne Pataut
La nationalité : enjeux et perspectives, par Amélie Dionisi-Peyrusse, Fabienne Jault-Seseke, Fabien Marchadier et Valérie Parisot (dir.), Institut Universitaire Varenne, Collection « Colloques et Essais », 2019, 372 pages
50Cet ouvrage consacré à la nationalité des personnes physiques, dont la préface est signée de Christos Giakoumopoulos, Directeur général de la Direction générale des Droits de l’Homme et de l’État de droit du Conseil de l’Europe, est tiré du beau colloque qui a eu lieu à l’Université de Rouen Normandie les 16 et 17 novembre 2017 sous la direction d’Amélie Dionisi-Peyrusse, Fabienne Jault-Seseke, Fabien Marchadier et Valérie Parisot. Rappelé d’emblée dans l’avant-propos, l’objectif des organisateurs, en forme d’hommage aux vingt ans de la Convention du Conseil de l’Europe de 1997 (Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997), est de réfléchir aux « implications concrètes des mutations récentes de la notion de nationalité ». L’incidence de plus en plus grande de l’intérêt des individus, notamment à travers le prisme des droits fondamentaux, dans l’encadrement de cette notion longtemps, car traditionnellement, enfermée dans le cadre étroit du principe de souveraineté des États, justifie, en effet, parfaitement cette démarche et donne tout son intérêt à ce très riche opus.
51Richesse, tout d’abord, d’un simple point de vue quantitatif, puisque l’ouvrage présenté ne contient pas moins de vingt-trois contributions auxquelles s’ajoutent l’avant-propos précité, une introduction sous la plume de Jean-Yves Carlier et des conclusions rédigées par Paul Lagarde. Richesse, ensuite, quant aux thématiques liées à la nationalité qui sont traitées dans l’ouvrage. Les contributions sont organisées en quatre parties, relatives à l’encadrement du pouvoir des États en matière de nationalité, à la nationalité dans ses relations avec la discrimination, aux règles françaises de détermination de la nationalité et à une table ronde consacrée à la déchéance de nationalité.
52D’emblée dans l’introduction (« Les nationalités »), Jean-Yves Carlier insiste sur le caractère pluriel de la notion de nationalité, tout à la fois lien juridique de rattachement d’un individu à un État (définition retenue par la Convention de 1997), lien juridique ayant pour fondement un fait social de rattachement (CIJ, 6 avr. 1955, Nottebohm) mais aussi, notamment en droit européen par le truchement de la citoyenneté européenne, « véhicule exclusif des droits garantis à la personne » (selon les termes d’E. Pataut, cette Revue, 2018. 256). Ce sont donc bien les fonctions de la nationalité qui prennent le pas sur le lien d’appartenance qu’elle est censée représenter et les droits de l’individu qui sont mis en avant sur ceux de l’État-nation dont la mission fondamentale est « d’être au service de ses citoyens » (p. 19).
53La première partie est consacrée à l’encadrement du pouvoir des États en matière de nationalité et permet de faire le point sur les textes internationaux qui ont vocation à s’appliquer. Elle contient une contribution sur la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997, premier texte international contenant des règles d’attribution de la nationalité, signé mais toujours pas ratifié par la France (« Twenty years of European Convention on Nationality », par A. Privinšek Persoglio), une contribution sur la Convention européenne des droits de l’homme (« La nationalité et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », par J.-P. Marguénaud) et une contribution sur le droit de l’Union européenne (« Nationalité étatique et citoyenneté européenne, entre convergence et autonomie », par E. Pataut). Ces contributions permettent de mettre en avant le rôle primordial des textes internationaux en la matière. L’influence de la Convention européenne sur la nationalité sur les droits nationaux est importante, y compris, et cela n’était pas nécessairement attendu, dans les États dans lesquels la convention n’est pas applicable en raison de l’utilisation du texte par la Cour EDH en combinaison avec les articles 8 et 14 Conv. EDH (A. Privinšek Persoglio, J.-P. Marguénaud). Quant à la citoyenneté européenne, qui n’est pas un lien de nationalité, mais « uniquement un moyen d’accès à un certain nombre de droits garantis par les traités » (p. 50), sa confrontation avec la notion de nationalité permet d’en étudier non seulement les fonctions, et notamment celle d’assurer l’effectivité du droit de l’Union, mais aussi l’influence qu’elle a désormais sur le droit de la nationalité lui-même (E. Pataut).
54La deuxième partie confronte la nationalité au principe de non-discrimination. On se demande tout d’abord si la nationalité est une notion porteuse de discrimination (« La nationalité et les critères à fort potentiel discriminatoire (origine nationale, race, couleur, naissance, langue, religion, fortune, opinion) » par A. Dionisi-Peyrusse ; « Dépasser les dilemmes de la discrimination : au-delà du déterminisme et du volontarisme » par H. Fulchiron). On confronte ensuite la nationalité à la condition des étrangers (« Statut personnel prohibitif, statut personnel permissif et nationalité » par J. Guillaumé ; « La nationalité, un critère discriminatoire dans la jurisprudence de la Cour de Justice » par A. Panet ; « La remise en cause des droits attachés à la nationalité » par F. Jault-Seseke ; « Existe-t-il un droit à l’immigration définitive ? Remarques sur les limites du rapprochement des liens de séjour et de nationalité » par V. Tchen). Enfin, c’est au-delà des mers que l’on porte le regard sur les enjeux de la nationalité dans ces hypothèses (« Particularités de l’application du droit de la nationalité dans les outre-mer » par E. Ralser ; « Le statut coutumier kanak, une nationalité dans la nationalité ? » par V. Parisot ; « La citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie selon l’issue de l’Accord de Nouméa » par E. Cornut ; « Nationality, Race and Ethnicity : the example of South Africa » par G. Moraes Silva). Dans ce cadre, les solutions apparaissent toujours spécifiques, notamment en Nouvelle-Calédonie avec la création de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie (comme le démontre de façon très précise E. Cornut, p. 201 et s.), plus complexes (« nationalité dans la nationalité », V. Parisot), et font resurgir des solutions oubliées en métropole, notamment en raison de l’inexistence du jus soli dans certains cas (E. Ralser, p. 169 et s.). Il s’agit alors de trouver des solutions pour résoudre les conflits internes de normes qui surgissent de la confrontation de la pluralité de statuts (V. Parisot) et de s’assurer de la compatibilité des solutions admises avec le principe de non-discrimination et les droits fondamentaux en général (E. Ralser). Dans tous les cas, les contributeurs cherchent à faire la part des choses entre la nationalité proprement dite et d’autres critères proches mais différents comme l’origine ethnique par exemple (A. Dionisi-Peyrusse ou G. Moraes Silva sur l’exemple sud-africain). De nombreuses réflexions sont menées sur le rôle de la nationalité comme critère de rattachement potentiellement discriminatoire mais parfois aussi porteur d’une certaine proximité avec la situation, notamment dans la jurisprudence de la Cour de Justice (A. Panet) tout autant que sur son rôle comme critère déclenchant l’octroi de droits dont les non nationaux ne peuvent bénéficier. À la faveur du développement du principe d’égalité de traitement, notamment en matière de droits sociaux, la nationalité s’efface au bénéfice de la résidence habituelle, parfois d’une durée minimale, prise comme élément essentiel du lien d’intégration (F. Jault-Seseke, p. 143 ; V. Tchen, p. 151). Le rôle de la volonté des individus, en particulier, est étudié par plusieurs auteurs, pour en souligner soit l’importance (H. Fulchiron, F. Marchadier), soit l’indifférence (V. Tchen, p. 152).
55La troisième partie aborde la question a priori plus technique des règles françaises de détermination de la nationalité. Ici encore, les contraintes découlant des droits fondamentaux entament la marge de manœuvre du législateur et attestent sans doute de l’émergence d’un droit à la nationalité qui apparaît assez clairement dans l’évolution de l’acquisition de la nationalité par déclaration (« Les nouveaux cas d’acquisition de la nationalité par déclaration (d’une faveur à un droit) » par S. Corneloup). C’est le cas également en matière de pluralité de nationalités « vue comme une richesse qui favorise l’autonomie de l’individu dans les situations transnationales » (J.-Y. Carlier). Il est en effet montré comment la pluralité de nationalités (potentiellement volontaire) peut être utilisée par les individus pour jouir de droits supplémentaires (« La pluralité de nationalités : réalités et enjeux actuels » par F. Marchadier). Les relations entre nationalité et couple sont envisagées dans une double perspective historique (« La nationalité dans le couple : perspectives historiques » par J. Lepoutre) et actuelle (« Nationalité et couple. Aspects contemporains » par E. Gallant), qui permet de mesurer le chemin qui a été parcouru en termes d’égalité entre époux sur le plan de la nationalité (J. Lepoutre) et d’envisager la possibilité d’étendre les solutions admises pour le couple marié, seul envisagé par les textes, aux autres formes de conjugalités (E. Gallant). En dernier lieu, sont envisagés les aspects pratiques – mais éminemment importants pour les individus – relatifs à l’accès à la nationalité et à la preuve de cette dernière, notamment en raison de l’affaiblissement de la force probante des actes de l’état civil (« L’accès à la nationalité française par les procédures relevant du ministère de l’Intérieur : perspectives pratiques » par A. Fontana ; « Preuve de la nationalité et actes de l’état civil étranger » par C. Bidaud-Garon).
56Comme une synthèse, ou une mise à l’épreuve, des différentes questions abordées précédemment, la quatrième partie de l’ouvrage, issue d’une table ronde, est consacrée à la déchéance de nationalité d’un point de vue historique, comparatiste, constitutionnel et conventionnel (« Entre territoires et valeurs : les origines conflictuelles de la déchéance de nationalité », par J. Lepoutre ; « Histoire de deux propositions récentes », par A. Dionisi-Peyrusse ; « Normes constitutionnelles et internationales », par F. Marchadier ; « Deprivation of nationality of terrorists : effect and usefullness », par G.-R. De Groot).
57Dans ses conclusions, Paul Lagarde s’interroge sur les raisons de l’absence de ratification de la Convention européenne sur la nationalité. L’absence de conformité du droit français de la nationalité à ce texte international pourrait en effet expliquer qu’en vingt ans cette convention n’ait toujours pas rejoint l’arsenal juridique français ; cela ne semble pourtant pas être le cas. Les réflexions menées lors du colloque ont permis d’examiner la législation française actuelle au regard des textes internationaux et de rappeler l’opportunité, dans le monde globalisé qui est le nôtre, où les mouvements de population ne feront que s’intensifier, de ratifier la Convention européenne sur la nationalité laquelle, comme le rappelle Christos Giakoumopoulos dans sa préface, contient « un ensemble de principes fondamentaux et de règles couvrant tous les aspects essentiels liés à la nationalité ». Partant du constat général selon lequel le droit français, déjà soumis à différents textes internationaux comme la Convention EDH, les conventions des Nations unies ou les textes européens, « n’est pas si mauvais que cela, même au regard des prescriptions de la convention » (p. 342), la comparaison du droit français aux interdictions et aux prescriptions posées par le texte apparaît plutôt en faveur du droit français, même si certaines contrariétés peuvent encore exister, comme par exemple dans les hypothèses où la nationalité est indirectement perdue (retraits de naturalisation, contestations tardives des déclarations de nationalité).
58Ces quelques paragraphes ne reflètent que très imparfaitement la richesse et la diversité de l’ouvrage présenté, dont l’ampleur et la complexité interdisent le résumé. Nous ne pouvons donc que recommander très chaleureusement sa lecture.
59Natalie Joubert
L’ordre public en droit national et en droit de l’Union européenne, par Adeline Jeauneau, préf. Vincent Heuzé, Lgdj, 2018, 450 pages
60Les lecteurs de cette Revue sauront gré à Mme Jeauneau de leur livrer aujourd’hui sous forme publiée le fruit de ses réflexions sur l’ordre public tel qu’il a été porté par sa thèse de doctorat (soutenue en 2015 devant l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), dès lors du moins qu’ils ne seront pas repoussés de lire cet ouvrage à l’idée, qui pourrait malencontreusement percer à travers le titre, qu’il s’agirait là d’un travail sur l’ordre public du droit interne comparé à l’ordre public du droit de l’Union européenne, et par conséquent, d’un travail sans lien direct avec l’ordre public tel qu’à l’œuvre dans les grands mécanismes de droit international privé comme l’exception d’ordre public et la méthode des lois de police en droit des conflits de lois, ou comme, en droit des jugements étrangers (ou en droit des sentences arbitrales), la condition de conformité de la décision à l’ordre public. Soyons clair d’emblée : ni les notions d’ordre public du droit des conflits de lois et de juridictions, ni celle de loi de police ne sont ici négligées par l’auteure et, au contraire, le fait qu’elle s’en saisisse à bras le corps, « en internationaliste », lui permet de donner beaucoup de poids à ses développements, bien présents aussi dans le livre naturellement, sur l’ordre public du droit interne et du droit européen, tout autant envisagés déconnectés du droit international privé.
61La gratitude de la communauté scientifique, et en particulier celle des internationalistes, est due à Mme Jeauneau à maints égards.
62D’abord, l’auteure la mérite pour s’être frottée à cette notion paradoxalement polie par tant de recherches et pourtant encore rugueuse de tant d’aspérités maintenues. Il fallait du courage, peut-être de l’inconscience, pour se lancer dans une recherche doctorale sur ce thème où tant de plumes – et des meilleures – se sont déjà exercées sans pourtant parvenir à mettre un point final au traitement du sujet, et l’on devine les affres qu’elle a côtoyées au cours de ce travail, les vertiges qui ont dû l’envahir et les combats qu’elle a dû mener pour ordonner la matière et imposer la nécessité de dire ses positions, malgré l’abstraction des notions peuplant les contrées qu’elle a eu à traverser pour les établir.
63Ensuite, Mme Jeauneau a droit à notre respect pour sa discipline et sa perspicacité.
64Car il lui a fallu beaucoup de discipline pour réussir à sentir et à faire sentir (dans la première partie du livre, consacrée à « l’approche analytique de l’ordre public ») la nécessité, lorsqu’on s’intéresse à l’ordre public, de distinguer entre l’ordre public dans les rapports entre ordres juridiques (et dans cette catégorie, l’importance de subdiviser l’ordre public selon que les rapports entre ordres juridiques soient des rapports entre ordres juridiques étatiques organisés selon un principe de parité, ou des rapports entre ordres juridiques hiérarchisés dont l’un se reconnait comme subordonné à l’autre, ainsi que cela se passe au sein de l’Union européenne pour les rapports entre l’ordre juridique de l’Union et l’ordre juridique de chaque État membre se soumettant à l’Union) et les autres manifestations de l’ordre public, que sont l’ordre public dans les rapports internormatifs internes à un ordre juridique donné, l’ordre public dans la détermination de l’office du juge et l’ordre public au sens de la police des comportements.
65Car aussi, elle s’est montrée d’une grande perspicacité en révélant toute une série de données qui n’apparaissent habituellement pas en pleine lumière dans la doctrine qui s’intéresse à l’ordre public. On renverra le lecteur à la distinction, fructueuse (not., comme le souligne l’auteure elle-même – p. 311 à 314 –, pour la distinction entre les lois de police et l’ordre public tel qu’à l’œuvre dans l’exception d’ordre public) et qui constitue son cœur de thèse, entre deux méthodes caractérisant l’intervention de l’ordre public en droit, celle qui suit des mécanismes déductifs et celle qui suit des mécanismes abductifs, les premiers étant porteurs, de façon en quelque sorte préétablie, de la solution d’ordre public pour le cas examiné, les seconds comptant sur l’agent juridique (en général le juge) pour dégager un standard d’ordre public à partir d’occurrences ponctuelles éparpillées en droit positif (v. p. 270 à p. 300). En dehors de cet éclairage général bienvenu, le travail fourmille de remarques plus ou moins ponctuelles montrant les analyses d’une grande finesse dont l’auteure est capable. Ainsi en va-t-il à notre avis et, pour ne prendre qu’un exemple – que ceux qui se souviennent de la jurisprudence Domino (Civ. 1re, 3 juin 1966) en droit international privé apprécieront d’ailleurs particulièrement –, de la remarque selon laquelle n’aurait qu’une fonction d’ordre probatoire, tendant à établir la consécration d’une valeur dans le droit positif du for, toute norme juridique visée par le juge comme révélatrice de ce qu’est l’ordre public, dans le cadre de son travail de concrétisation du référant du contrôle de conformité à l’ordre public (n° 141, p. 99).
66On le voit, notre reconnaissance est finalement due à l’auteure pour la cartographie très méthodique qu’elle dresse de l’ordre public, dans ses dimensions interne et internationale en droit français et en droit de l’Union européenne. Le résultat est même de l’ordre de la prouesse puisqu’il combine deux qualités rarement compatibles : une excellente simplicité pédagogique (même dans les développements les plus abstraits) et une grande fidélité au droit positif.
67Les éloges qui précèdent pourraient conduire le lecteur de cette recension à se dire que lui est ici présentée la thèse de doctorat parfaite. Nous rassurerons ceux qui croient avec nous que la perfection n’est pas de ce monde – et en tout cas pas du monde des productions humaines –, cette vérité n’est pas ébranlée par le travail de Mme Jeauneau, quelles que puissent être la variété des qualités, et leur importance, qui lui donnent toute sa valeur.
68Écrivant pour la présente Revue, donc pour un lectorat sensible aux interférences de l’ordre public et du droit international privé, nous n’engagerons ici le débat avec l’auteure que relativement à des affirmations qu’elle avance concernant l’ordre public en droit international privé sans qu’à notre goût elles soient suffisamment étayées.
69Ainsi, en posant de façon péremptoire, au sujet de l’objet du contrôle opéré sous le rapport de l’ordre public dans le cadre de l’opération de réception de la norme étrangère (loi ou jugement) dans l’ordre juridique du for – cet objet étant justement entendu comme « ce que l’organe du for confronte aux “exigences de l’ordre public du for” » (n° 122, p. 91) –, qu’« il ne s’agit pas à proprement parler de la norme étrangère », Mme Jeauneau laisse quand même le lecteur sur sa faim, et ce, que le contrôle de conformité à l’ordre public se fasse dans le cadre du conflit de lois ou dans celui du conflit de juridictions. En droit des conflits de lois en effet, dire avec Mme Jeauneau (et d’autres qui l’ont précédée) que l’objet du contrôle est « l’effet de droit substantiel sollicité par les parties » plutôt que la loi étrangère désignée par la règle de conflit ne revient-il pas à opposer deux réalités qui ne sont pourtant que deux aspects du même problème ? Car, pourrait-on remarquer, qu’est donc la norme étrangère à laquelle correspond la loi étrangère compétente si elle n’est pas porteuse d’effets de droit substantiel ? Qu’est l’effet de droit substantiel sollicité s’il n’est pas la loi étrangère même, prise comme norme appliquée au cas duquel le juge est saisi ? En droit des conflits de juridictions, dire avec Mme Jeauneau que l’objet du contrôle de conformité à l’ordre public n’est pas tant le jugement étranger que « la procédure suivie dans l’instance directe » n’est-il pas doublement rapide ? Premièrement parce que, lorsque c’est la conformité à l’ordre public de fond qui est en cause au for de réception du jugement étranger, il est douteux que l’objet du contrôle soit la procédure suivie à l’étranger ; deuxièmement parce que, même lorsque le contrôle porte sur la conformité à l’ordre public de procédure, dire que ce contrôle a pour objet la procédure étrangère, n’est-ce pas dire en même temps qu’il a pour objet le jugement étranger lui-même tel qu’issu de cette procédure, et qui est vicié dès lors que la procédure qui a présidé à son élaboration n’a pas respecté les standards de l’ordre public procédural en vigueur au for d’accueil ? Bref, un débat plus nourri aurait pu profitablement être mené, préalablement à la conclusion de Mme Jeauneau selon laquelle l’objet du contrôle de conformité à l’ordre public n’est pas « à proprement parler […] la norme étrangère ».
70Nous dirons aussi la (petite – et inévitable ?) déception ressentie à la lecture des développements relatifs aux limites du contrôle de la norme étrangère à l’aune de l’ordre public, et plus particulièrement des limites déduites du principe de non-révision au fond (n° 157 s., p. 108 à 110). Bien sûr, la masse doctrinale existant concernant les relations entre contrôle de conformité à l’ordre public, principe de non-révision au fond et régime de la sentence arbitrale ôtait de la vraisemblance à l’idée que quelque chose de neuf et de pertinent puisse encore être dit sur le sujet. Pourtant, on s’attendait à ce que l’auteure ne s’adosse pas rapidement à un courant doctrinal, aussi impressionnant soit-il, pour prendre position en six courts paragraphes sur cette question délicate et d’ailleurs au cœur du sujet, dans le sens que « la limite au contrôle déduite du principe de non-révision ne paraît pas justifiée ». Et l’on s’y attendait d’autant plus que certaines clefs du débat se trouvent par ailleurs dans la pensée propre de Mme Jeauneau et plus particulièrement dans l’identification d’un « phénomène d’articulation d’un mécanisme appelant en principe un raisonnement de type déductif, les lois de police, à un mécanisme appelant en principe un raisonnement abductif, l’exception d’ordre public » (note 210, p. 111, renvoyant d’ailleurs à des développements ultérieurs – p. 312 à p. 314 – montrant que l’auteure est bien plus prête qu’elle le dit à admettre une limite au contrôle de conformité de la sentence à l’ordre public qui serait déduite du principe de non-révision, puisque sa conclusion n’est en définitive que le constat de « l’imperfection » de « l’articulation des lois de police à l’exception d’ordre public », laissant entendre nous semble-t-il que, si cette articulation s’améliorait, des limites au contrôle déduites du principe de non-révision au fond pourraient devenir compréhensibles et justifiées).
71On l’aura compris, même sur les points où le lecteur ne rejoint pas l’auteure, le terrain est assez préparé par cette dernière pour que le débat puisse s’engager avec le premier, ce qui est le signe qu’on est en présence d’un vrai et bon travail scientifique. Si l’on ajoute à cela que le style d’écriture est d’une qualité tout à fait supérieure, et que les références sur lesquelles l’auteure prend appui, notamment dans la littérature juridique germanophone, donnent bien des pistes de lecture et bien du poids à la pensée émise, on aura à notre tour donné bien des raisons au lecteur de cette Revue de faire sien ce livre et d’assimiler la pensée qui le traverse.
72Pascal de Vareilles-Sommières
Jurisdiction and Cross-Border Collective Redress – A European Private International Law Perspective, par Alexia Pato, Hart, 2019, 339 pages
73Cet ouvrage, très didactique, peut être recommandé à tous les lecteurs qui veulent faire le point sur les questions de droit international privé que posent les actions de groupe en matière civile et commerciale, particulièrement au sein de l’Union européenne.
74Comme la matière n’est pas harmonisée dans l’Union et que l’auteur ne favorise pas cette orientation, nous y reviendrons, l’ouvrage doit procéder à une analyse de droit comparé en partant du modèle historique des class actions aux États-Unis d’Amérique et en reprenant les différentes législations adoptées par certains États membres de l’Union européenne. Ces études de droit comparé, relativement sommaires, sont effectuées seulement pour servir de contexte à l’étude de droit international privé, cœur de l’ouvrage.
75L’auteur a entrepris de vérifier la pertinence des règles de compétence juridictionnelle du Règlement Bruxelles I aux deux situations concrètes les plus fréquemment rencontrées en pratique : (1) une action entreprise à partir d’une agrégation de demandes individuelles sans laquelle aucun des demandeurs pris isolément ne pourrait agir (c’est le cas, par ex., des surcharges facturées par une entreprise de télécommunication) ; (2) une action fondée sur un intérêt général ou collectif, comme la protection de l’environnement. Le point commun de ces deux hypothèses tient à ce que ces actions sont entreprises par une association représentative et agréée.
76Alexia Pato justifie de la manière suivante sa réticence à recommander une intervention de l’UE. Tout d’abord, s’agissant d’une matière essentiellement procédurale, elle se souvient du vieux principe de l’autonomie procédurale des États membres et rappelle que l’essentiel de la procédure demeure de la compétence de ces derniers, si bien que, quoi que fasse l’UE, cela demeurera parcellaire et incomplet. Ensuite, elle prend avantage de l’échec patent de la directive sur les injonctions pour nous rappeler que, parfois, l’harmonisation n’entraîne pas les effets escomptés par le législateur européen. Notamment, il n’a jamais été démontré que ce soit l’absence d’un outil procédural transfrontière qui soit la raison du désintérêt des consommateurs pour le marché intérieur, l’essentiel des achats de proximité, comme leur nom l’indique, étant effectué dans l’État de résidence du consommateur. Un autre argument consiste à dire que les règles de procédure ne fonctionnent pas de manière autonome mais dans un contexte à la fois culturel et juridique, si bien qu’une même règle de procédure peut parfaitement être efficace dans un certain contexte, mais complètement inutile ou, pire, dysfonctionnelle dans un autre contexte. Enfin, elle note que certains États membres sont, encore aujourd’hui, engagés dans un processus législatif, si bien qu’une intervention européenne sur des systèmes « immatures » serait vouée à l’échec. À ce dernier argument, on peut cependant opposer qu’une intervention européenne sur des systèmes cristallisés depuis de longues années est encore plus aléatoire, tant il est difficile pour les États membres d’abandonner leurs règles bien établies et qui ont fait leur preuve pour un nouveau système qui entraînera immanquablement non seulement un coût d’adaptation parfois élevé, mais aussi une période d’incertitude juridique tant que les nouvelles règles ne sont pas bien rodées. In fine, nous ne sommes pas convaincue qu’une harmonisation a minima ne serait pas plus utile que l’auteur ne veut bien le dire, même si elle accepte qu’une action de l’UE « à la marge » pourrait être bénéfique. Mais là n’est pas l’apport essentiel de cet ouvrage.
77En effet, A. Pato porte surtout son attention sur le rôle que le droit international privé (et particulièrement les règles de compétence juridictionnelle) peut et doit jouer pour accroître l’efficacité des actions de groupe dans le respect de l’équilibre à préserver entre les différents protagonistes. Pour elle, agir par le droit international privé présente plusieurs avantages : cela respecte le principe de subsidiarité ; cela permet de travailler de manière horizontale en s’inspirant des meilleures pratiques des États sur une base commune minimale.
78Certes, A. Pato reconnaît que les règles de compétence internationale de Bruxelles I ne fonctionnent pas toujours avec bonheur lorsqu’elles doivent servir dans le cadre d’une action de groupe (elle dit même que le fonctionnement a été chaotique, p. 115 et chap. 3). Mais la proposition qu’elle formule, et dont elle démontre de manière assez convaincante qu’elle pourrait fonctionner (chap. 4, II, B) permet de laisser intact le système actuel tout en y ajoutant un for supplémentaire.
79Ce for spécifique (p. 223 et s.) est situé au domicile de l’association agréée qui entreprend l’action de groupe (mais voir les limites acceptées par l’auteur, p. 236 et s.). Ce nouveau for, couplé avec une reconnaissance mutuelle de l’accréditation des associations, permettrait de consolider les différentes demandes et d’éviter la plupart des difficultés liées au forum shopping. Pourtant, cela n’empêchera pas qu’une coordination devra avoir lieu entre les tribunaux qui pourraient être saisis simultanément. L’auteur ne va pas jusqu’à proposer des règles de coopération comme l’avait proposé la résolution adoptée par l’ILA à Rio de Janeiro en 2008 dont elle connaît l’existence (l’auteur indique, p. 219, de manière erronée que l’ILA est située en Belgique, confondant ainsi son lieu de création en 1873 avec sa structure actuelle : siège mondial à Londres et Résolution prenant le nom de la ville dans laquelle elle a été adoptée et/ou préparée), mais se concentre, de manière critique, seulement sur les règles de compétence proposées. Elle reconnaît pourtant que des règles sur la litispendance devraient être créées pour mieux faire fonctionner ce for spécifique dans le cadre du marché intérieur. Or, ces règles de litispendance, telles que nous les connaissons, sont peu aptes à donner des solutions satisfaisantes dans un cadre aussi complexe que les actions de groupe transfrontières. C’est la raison pour laquelle l’ILA avait insisté sur la nécessaire coopération transfrontière entre les juges.
80Cet ouvrage mérite l’attention de ceux qui s’intéressent à la méthode du droit international privé pour réguler les nouveaux défis que l’économie de masse nous lance tous les jours. Il intéressera aussi ceux qui continuent à penser que l’Union européenne devrait proposer un système plus efficace pour les actions de groupe afin de préserver les droits des consommateurs (et plus généralement des citoyens) tout en maintenant une sécurité juridique élevée pour les acteurs du marché intérieur.
81Catherine Kessedjian
Internationales Familienrecht, par Edwin Gitschthaler (dir.), Verlag Österreich, 2019, 2950 pages
82Les commentaires article par article sur les règlements européens relatifs au droit international privé de la famille se multiplient, avec l’ambition de servir les praticiens tout en stimulant les réflexions académiques. La particularité de l’ouvrage dirigé par un juge autrichien, Edwin Gitschthaler, fruit de la collaboration de treize auteurs, principalement des universitaires et des magistrats, mais aussi un avocat et des membres de l’administration, est de présenter en un seul (fort volumineux) tome les différents règlements européens ainsi que les conventions ou protocoles de La Haye. On connaît mal la littérature autrichienne de droit international privé tant la plupart des commentaires publiés en langue allemande l’ont été par des auteurs allemands. Ce commentaire, dont l’élément déclencheur fut l’adoption en 2016 des deux règlements sur les régimes patrimoniaux des couples, permet d’y remédier sur les différentes questions de droit de la famille. L’ouvrage a principalement une visée pratique pour le lecteur : réunir les textes, leur analyse et la jurisprudence autrichienne tout en instillant différents éléments de droits étrangers (principalement allemand). À l’heure où la codification européenne du droit international privé est suggérée, il offre aux juges, avocats et notaires un outil destiné à leur permettre de se retrouver plus facilement dans les méandres des textes européens et internationaux.
83On y trouve dans l’ordre les règlements Bruxelles II bis (commentés par T. Garber, M. Nademleinsky et D. Prisching) et Rome 3 (par C. Rudolf), la convention de La Haye de 1996 sur la responsabilité parentale et la protection des enfants (par R. Huter), la convention de La Haye de 1980 sur l’enlèvement international (par M. Nademleinsky), le règlement sur la reconnaissance mutuelle des mesures de protection en matière civile (par F. Mohr), les deux règlements de 2016 sur les régimes patrimoniaux des couples (par B. Verschraegen et M. Weber), les textes en matière d’obligations alimentaires, le règlement européen (par L. Fuchs, E. Gitschthaler, M. Kaller-Pröll et N. Wallner-Friedl), le protocole et la convention de La Haye de 2007 (par E. Gitschthaler et Weber), et enfin la convention de La Haye de 1993 sur l’adoption internationale (par R. Fucik). Le règlement successions est absent de ce commentaire, ce qui peut surprendre tant les interactions entre ce règlement et les instruments présentés sont nombreuses. Une future édition rendue déjà nécessaire par la publication du règlement Bruxelles II ter permettra peut-être d’y remédier. L’ouvrage gagnerait également à intégrer la convention de La Haye de 2000 sur les adultes. Parmi les textes commentés, la plupart n’ont suscité encore qu’assez peu de jurisprudence. Les questions qu’ils soulèvent n’en sont pas moins nombreuses. L’ouvrage les met en lumière.
84Chaque texte est suivi d’une riche bibliographie (on y trouve principalement des articles en langue allemande mais aussi quelques-uns en anglais et beaucoup plus rarement en français – littérature belge et luxembourgeoise plus que française, néanmoins). Le commentaire article par article est précédé de remarques préliminaires qui retracent le processus d’adoption du texte, précisent ses relations avec d’autres normes, ce qui n’est pas le moindre de leurs atouts (comp., pour les seules questions de protection de l’enfance, E. Gallant, « La coordination des sources de droit international privé de l’enfance », in H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon (dir.), Vers un statut européen de la famille, Dalloz, 2014, p. 41) et ouvrent les perspectives d’avenir.
85Le nombre des textes commentés n’a pas conduit à réduire le commentaire de chaque texte, qui reste extrêmement détaillé à l’image des commentaires « à l’allemande ». Ainsi près de 700 pages sont consacrées au règlement Bruxelles II bis. Le commentaire de la convention de La Haye de 1996 (750 p.) aurait pu lui aussi constituer un ouvrage à part entière. L’intérêt pratique de leur présentation en un seul volume est néanmoins indéniable, tant il est fréquent qu’une même situation implique la mise en œuvre d’au moins trois ou quatre de ces textes. Au-delà, on peut y trouver un intérêt scientifique certain. Que l’on songe à la notion de résidence habituelle, cardinale dans ces différents textes, et dont il faut définir les contours. La juxtaposition des développements qui lui sont consacrés conduit à identifier des lignes directrices.
86Au lecteur de cette Revue, l’ouvrage apporte un éclairage technique sur des textes qui ont encore assez peu intéressé la doctrine de langue française, que l’on songe au règlement sur les obligations alimentaires (v. cep., B. Ancel et H. Muir Watt, Aliments sans frontières, Rev. crit. DIP 2010. 457) ou à celui sur la reconnaissance mutuelle des mesures de protection en matière civile (v. cep., D. Porcheron, Le principe de reconnaissance mutuelle au service des victimes de violences, Rev. crit. DIP 2016. 267). Il lui donne aussi l’opportunité de faire un utile pas de côté et lui évite de s’enfermer dans une approche française de ces textes européens et internationaux. Il découvre ainsi que l’application du règlement Bruxelles II bis (et la question se posera dans les mêmes termes avec le règlement Bruxelles II ter) au mariage d’époux de même sexe reste plus que discutée (p. 57 et s.). La discussion est également ouverte pour le règlement Rome III avec une opposition assez nette entre les auteurs allemands et autrichiens (p. 712 et s.). Plus généralement, c’est sur la question du champ d’application des différents textes commentés que les divergences entre États membres (ou États parties) paraissent être les plus marquées. À l’exemple précédent, on peut ainsi ajouter celui de la détermination des relations parents-enfants couvertes par la Convention de La Haye de 1996 (p. 890 et s.).
87Fabienne Jault-Seseke
I rapporti patrimoniali della famiglia nella cooperazione giudiziaria civile dell’Unione europea, par Silvia Marino, Giuffrè Francis Lefebvre, 2019, 308 pages
88La monographie que nous recensons présente un intérêt indéniable ne serait-ce que par l’actualité de l’objet de l’étude, focalisée autour des rapports patrimoniaux de la famille en droit international privé européen, récemment marqués par l’entrée en vigueur de deux textes centraux : le règlement n° 2016/1103 du 24 juin 2016 sur les Régimes matrimoniaux et le règlement n° 2016/1104 du 24 juin 2016 sur les Effets patrimoniaux des partenariats enregistrés.
89La recherche de la cohérence des solutions est le leitmotiv de cette étude qui tisse habilement des comparaisons et des liens utiles entre les règlements Aliments, Successions, et les deux nouveaux règlements, en complétant son analyse à travers une attention notable au droit comparé, tant sur le plan des solutions de droit positif que dans le panorama doctrinal, en dessinant ainsi la trame du régime de droit international privé européen des rapports « horizontaux » des couples. Il sera remarqué que l’objet de l’ouvrage est plus restreint que son intitulé en ce qu’il exclut les relations impliquant les enfants. Ce choix est justifié par l’auteur à travers la volonté d’analyser la relation patrimoniale entre partenaires égaux, alors que les enfants apparaissent plutôt comme les bénéficiaires de la bonne gestion du rapport patrimonial (p. 15-16).
90La structure de l’ouvrage est limpide : après avoir éclairci le rôle de l’uniformisation des sources joué par l’Union européenne, le plan suit de manière pédagogique le schéma des règlements Successions et Aliments reproduit à l’identique par les deux nouveaux règlements : juridiction compétente, loi applicable, reconnaissance des jugements étrangers et des actes publics. Le traitement d’ensemble des thèmes constitue le reflet de la cohérence recherchée entre les sources européennes. Derrière la fragmentation des textes, il est souhaitable de retrouver une concordance dérivant de l’unité des objectifs poursuivis au sein de la matière des relations patrimoniales de la famille. L’idée centrale est que l’exercice de la libre circulation des personnes au sein de l’Union ne doit pas préjuger la prévisibilité des relations patrimoniales du couple garantie par le droit international privé uniforme (p. 44-45).
91La prévisibilité des solutions rime avec l’autonomie de la volonté, prévue de manière récurrente par les règlements. La liberté de choisir un seul ordre juridique compétent pour tous les litiges entrant dans le champ d’application des règlements, présenterait en outre l’avantage d’éviter aux parties les inconvénients de la fragmentation des sources. Si l’unité du règlement des rapports patrimoniaux inter vivos peut être atteinte, la cohérence avec la matière successorale n’est pas assurée. Tout particulièrement, il est remarqué que le couple ne pourra en aucun cas prévoir le juge compétent pour la succession, l’accord intervenant entre les parties concernées par la succession (art. 5 du règlement Successions). Aussi, en l’absence de nationalité commune dans le couple, la loi nationale du de cujus ne sera pas nécessairement la loi nationale qui été choisie pour régir les rapports patrimoniaux du couple (p. 123). L’auteur souligne que la difficulté d’exprimer des choix cohérents influence négativement la possibilité effective d’accomplir ces mêmes choix (p. 120) : le risque est de parvenir au mieux à une sorte d’encastrage de solutions permettant la désignation d’un seul ordre juridique au lieu du choix d’une solution adaptée pour régir les rapports patrimoniaux du couple (p. 124).
92L’étude démontre que l’objectif de l’autonomie de la volonté serait plutôt la coïncidence du forum et du jus au sein de l’application du même règlement et non pas la cohérence d’ensemble entre les instruments (p. 84 s.). Ce choix est particulièrement net dans le règlement Successions et dans les deux nouveaux instruments qui conditionnent l’exercice de l’autonomie de la volonté à la coïncidence entre juge et loi. La concordance forum-jus semblerait également être l’objectif d’autres régimes introduits par les règlements. En matière de compétence internationale, cela serait le cas du forum non conveniens prévu par le règlement Successions (art. 6, § 1, a) : transfert de la compétence au juge de la loi choisie). Il serait alors légitime de se demander si la concordance forum-jus constitue un des objectifs principaux des règlements patrimoniaux, ayant la garantie d’une bonne application technique de la lex fori de la part du juge (p. 90). L’idée générale sous-jacente est que le juge doit pouvoir être en mesure de fournir une bonne solution sur le plan technique (p. 90). À ce titre, il est également indispensable qu’il puisse au moins statuer sur les effets patrimoniaux de l’union en question : il est remarqué que les deux nouveaux règlements prévoient le déclinatoire de compétence dès lors que « le droit international privé du juge saisi ne reconnaît pas » le mariage ou le partenariat en question (art. 9 des nouveaux règlements).
93L’importance de la concordance entre juge et loi serait toutefois démentie par les nouveaux règlements, par une différente conception de la proximité procédurale et substantielle, à travers le choix de moments différents pour la détermination de la résidence habituelle, selon son intervention à titre de chef de compétence ou de facteur de rattachement : moment où le juge est saisi versus moment de la constitution de l’union. Si le juge peut passer outre cette divergence à travers le mécanisme de la clause d’exception ou « lex non conveniens » (p. 186) en désignant la dernière résidence habituelle, on remarquera que les conditions strictes posées par le règlement rendent son utilisation exceptionnelle (art. 26, § 2 du règlement Effets patrimoniaux des partenariats enregistrés et art. 26 § 3 du règlement Régimes matrimoniaux) et, à ce sujet, l’auteur souligne que la recherche de la concordance entre forum et jus ne se situe pas parmi les éléments que le juge peut prendre en compte dans son appréciation du caractère « non conveniens » de la loi applicable (p. 202).
94La cohérence entre forum et jus sera donc mise de côté comme un objectif partiellement atteint pour déplacer le curseur sur l’objectif principal, qui est celui de la recherche de la cohérence, certes, mais entre les différents instruments.
95En premier lieu, l’analyse de règles de compétence internationale démontre la possibilité de parvenir à la concentration du contentieux devant le même juge, surtout à travers la nouvelle règle de compétence prévue par les règlements Régimes matrimoniaux et Effets patrimoniaux des partenariats enregistrés : il s’agit des cas de concentration automatique de compétence (l’auteur parle de « connnessioni tipizzate », connexités des couples, 2018, p. 63 s., spéc. p. 66) prévoyant l’alignement sur la compétence successorale (art. 4) ou sur la compétence en matière d’action relative à l’état des personnes (art. 5), cette dernière étant également prévue en matière alimentaire (art. 3, c), du règlement Aliments). En dehors de ces cas, l’auteur propose une interprétation extensive de la connexité classique en s’inspirant de la jurisprudence de la Cour de justice en matière civile et commerciale, toujours dans l’optique de parvenir à la désignation d’un même juge en matière de rapports patrimoniaux (p. 164-165).
96En second lieu, la cohérence est recherchée sur le plan de la loi applicable. Si la résidence habituelle est le facteur de rattachement privilégié par tous les règlements, il est justement remarqué qu’il se décline toujours différemment : les deux nouveaux règlements privilégient le moment de constitution de l’union, le règlement Successions la dernière résidence habituelle du de cujus, le protocole de la Haye la résidence habituelle du créancier. Les clauses d’exception parsemées dans les textes peuvent certes parvenir à l’application de la même loi mais uniquement de manière accidentelle en ce que leur objectif est dans le sens de la proximité et non dans celui de soumission du rapport à une seule loi (p. 181 s.). La diversité des lois applicables au même rapport patrimonial est aggravée par l’absence d’un quelconque outil correctif en dehors du cas spécifique de l’adaptation des droits réels prévue par les règlements Succession (art. 31), Régimes matrimoniaux et Effets patrimoniaux des partenariats enregistrés (art. 29) : lorsqu’une personne fait valoir un droit réel auquel elle peut prétendre en vertu de la loi applicable et que la loi de l’État membre dans lequel le droit est invoqué ne connaît pas le droit réel en question, ce droit est adapté à son équivalent le plus proche en vertu du droit de l’État du for. L’ouvrage propose une généralisation de l’adaptation en tant qu’instrument de flexibilité afin de corriger le manque de cohérence entre les règlements, tout particulièrement lors de la liquidation du régime matrimonial suite au décès de l’un des conjoints (p. 278).
97L’objectif de prévisibilité a nécessité la prévision d’une application extensive des instruments, en éliminant le rôle du droit international privé étatique. Si ce point n’est pas traité de manière unitaire, il est possible d’en retrouver plusieurs traces dans l’étude. L’européanisation des conflits de juridictions passe à travers un système de compétence internationale complet, ne laissant pas de place à l’incertitude des différents droits nationaux (p. 126 s.), caractérisé par l’ampleur de la compétence attribuée aux juridictions des États membres, notamment à travers la prévision du forum necessitatis (p. 158 s.). Dans le conflit de lois, le caractère extensif des instruments se traduit par leur applicabilité universelle. Il sera permis d’ajouter que le système est complet mais fermé sur lui-même : à cet égard. l’auteur lui-même souligne que la coordination s’arrête aux frontières de l’Union et que les textes font abstraction des interactions avec les États tiers, en omettant toute règle de conflit de procédures et de décisions concernant les litiges présentant des contacts extra-européens (p. 156). En matière de conflits de lois, l’absence de coordination en dehors du cadre européen se traduit par la traditionnelle exclusion du renvoi avec l’exception notable de l’article 34 du règlement Successions (p. 204 s.). Dans ce cadre, il n’est pas banal de la part de l’auteur de souligner que les deux nouveaux règlements ont été adoptés dans le cadre de la procédure de coopération renforcée. S’il est vrai que d’éventuelles adhésion futures ne sont pas exclues, pour le présent, les États membres non participants sont considérés comme des États tiers à l’égard de ces textes, ce qui comporte que la libre circulation des personnes favorisée par le droit international privé uniforme n’est pas déclinée à l’identique au sein de l’Union (p. 65-66).
98À la lumière de la complexité du régime international au stade de l’instance directe, le régime de circulation des décisions est remarquable pour sa cohérence, modelée sur le règlement n° 44/2001, à l’exception de l’absence de tout contrôle de la compétence indirecte. L’exécution n’est donc pas encore automatique en matière familiale, même sur le plan patrimonial. Seul le règlement Aliments se distingue par l’élimination de toute procédure d’exécution et du contrôle de l’ordre public national, même de source européenne, en sauvegardant uniquement la possibilité de réexamen de la décision en cas de non comparution du défendeur. L’isolement du règlement Aliments sur ce point risque de créer une incohérence en cas de décisions qui statueraient sur plusieurs points : la partie de la décision tranchant sur les obligations alimentaires devrait être reconnue alors que les autres aspects tranchés seraient éventuellement inefficaces car eux sont soumis au contrôle de l’ordre public (p. 246). La circulation des actes publics et transactions judiciaires est en revanche identique dans tous les règlements et le seul doute exprimé porte sur l’utilité du certificat successoral européen en ce qu’il vient se superposer aux actes publics nationaux bénéficiant déjà d’une circulation facilitée (p. 267).
99Le bilan est que la cohérence des sources est pour le moins partielle et le souhait est que le droit international privé propre à l’espace de liberté et sécurité et justice puisse être plus uniformisé dans le futur (p. 281). Dans l’attente d’une intervention sur plan normatif, cet ouvrage pourra être apprécié pour l’effort de reconstruction de la cohérence entre les instruments européens.
100Marta-Louise Zamboni
Le droit européen des régimes patrimoniaux des couples – Commentaire des règlements 2016/1103 et 2016/1104 par Sabine Corneloup, Vincent Égéa, Estelle Gallant et Fabienne Jault-Seseke (dir.), éd. Société de législation comparée, vol. 13, 2018, 463 pages
101Alors que l’association Trans Europe Experts fête, cette année, son dixième anniversaire (2009-2019), elle comptabilise déjà plus d’une dizaine d’ouvrages, lui permettant ainsi d’assurer parfaitement sa mission de participation à la vie juridique européenne. 2018 fut l’occasion d’une treizième publication, éditée par la Société de législation comparée, à l’initiative des directeurs des pôles « Droit international privé » (S. Corneloup et F. Jault-Seseke) et « Droit de la famille » (V. Egéa et E. Gallant) de l’association. Après plusieurs publications consacrées au droit économique de l’Union (insolvabilité, crowdfunding, commande publique, notamment), c’est cette fois le droit de la famille, dans ses aspects patrimoniaux et internationaux, qui a retenu l’attention des initiateurs du projet, à travers l’étude des récents règlements européens relatifs au droit international privé des régimes patrimoniaux des couples (Règl. (UE) n° 2016/1103 sur les régimes matrimoniaux, dit « RM » et Règl. (UE) n° 2016/1104 sur les effets patrimoniaux des partenariats enregistrés, dit « EPPE »). La proximité des deux instruments, rédigés et adoptés ensemble le 24 juin 2016, justifiait sans aucun doute une étude parallèle qui permet d’appréhender les deux textes en une seule lecture et, le cas échéant, d’obtenir de précieux points de comparaison (v. par ex., s’agissant des « autres compétences » de l’art. 6, spéc. p. 95, n° 31 ou, plus notablement encore, dans le cadre de l’art. 26 relatif à la loi objectivement applicable, spéc. p. 255 et s.).
102S’agissant des auteurs de l’ouvrage, outre les directeurs du projet, experts reconnus en droit international privé de la famille, on compte d’autres universitaires et praticiens de renom, français et étrangers, aux fins de représenter une certaine diversité culturelle et juridique européenne (France, Belgique, Allemagne, Italie, Espagne). Afin de s’imposer sur la scène éditoriale, l’ouvrage est paru dans le courant de l’année 2018, c’est-à-dire avant l’entrée en application de l’essentiel des dispositions des deux règlements au 29 janvier 2019 (art. 70, Régl. RM et EPPE, p. 469 de l’ouvrage), ce qui est plus que remarquable lorsqu’il s’agit de coordonner les contributions de vingt-cinq auteurs, au sein d’un ouvrage de presque cinq cent pages !
103De manière assez innovante dans le paysage juridique français, l’ouvrage prend la forme d’un commentaire, article par article, des deux règlements (v. cep. déjà, S. Corneloup, Droit européen du divorce, LexisNexis, 2013, à propos des Règl. « Bruxelles II bis » et « Rome III »). Il s’agit d’un choix extrêmement judicieux, que l’on ne peut que plébisciter, pour au moins deux raisons.
104La première est l’approche renouvelée et complémentaire offerte par l’ouvrage, par rapport aux études d’ensemble, publiées dans les revues ou dans les répertoires. Cet angle d’analyse ouvre en effet de nouvelles perspectives, tant pour les auteurs que pour les lecteurs. On trouvera ainsi, dans cet ouvrage, des développements qui n’existent pas dans une étude classique ou, du moins, pas avec la même dimension quantitative ou substantielle. Pour s’en convaincre, il suffit de citer l’article 57 des deux règlements, intitulé « impôt, droit ou taxe », souvent ignoré des commentateurs. Ici, bien au contraire, la disposition fait l’objet d’une riche analyse historique, comparée et jurisprudentielle, qui met également en lumière la probable incompatibilité du droit civil et fiscal français avec celle-ci (p. 403 et s., spéc. p. 407-408) ! Les développements sur l’ordre public et, plus encore, sur les lois de police peuvent également être cités en exemple car, s’ils ne sont pas ignorés des autres études, ils reçoivent ici, à travers le commentaire des articles 30 et 31 (p. 304 et s. et p. 319 et s.), une attention renforcée qui s’avèrera précieuse pour le lecteur en quête d’éclairage sur ces points précis. Cette approche exégétique moderne n’empêche d’ailleurs pas l’ouvrage de suivre les canons de toute recherche doctrinale d’envergure, en proposant de nombreuses références en notes de bas de pages, pour chaque article commenté, ainsi qu’une bibliographie spécialisée en fin d’ouvrage (p. 485 et s.). Celle-ci reflète d’ailleurs la volonté, déjà mentionnée, des directeurs de l’ouvrage de dépasser les frontières de la recherche française afin de saisir, de manière plus adéquate, la dimension européenne des textes sous analyse. On pourra peut-être regretter l’absence de références en langue anglaise, pourtant largement utilisée par la doctrine européaniste, ainsi que d’un index qui aurait permis, par exemple, de retrouver les références aux autres règlements de droit international privé de la famille, au droit français ou encore à la jurisprudence, cités dans le corps des commentaires. Mais la publication rapide de l’ouvrage, que l’on ne peut que saluer, l’explique certainement.
105La seconde raison est l’efficacité renforcée de l’analyse pour le lecteur ; il y a là, incontestablement, un gain de temps dans l’accès à l’information et un contentement réel dans la prise de connaissance de celle-ci. Nombre de questionnements juridiques peuvent être lus en connexion avec telles ou telles dispositions des règlements ; des réponses précises et facilement accessibles sont alors fournies. En ce sens, le commentaire de chaque article est concentré, en moyenne, en une dizaine de pages, clairement structurée grâce à un plan sobre et efficace, suivant généralement la structure explicite ou implicite de la disposition sous analyse, ainsi que par des numéros de paragraphe. Ce volume varie évidemment selon l’importance de l’article commenté dans le dispositif des règlements : de quelques lignes s’agissant, par exemple, de certaines dispositions relatives au contrôle de la régularité internationale des décisions (spéc. art. 39, 40, 41, p. 365 à 369) ou à la déclaration de force exécutoire (spéc. art. 47 à 52, p. 385 à 395), à une vingtaine de pages pour ce qui est de la compétence directe en présence d’une désunion (art. 5, p. 63 à 83) ou du choix de la loi applicable (art. 22, p. 199 à 219). Le tout reste néanmoins cohérent et facile à lire. L’ouvrage contient, par ailleurs, une table des matières article par article, dès le début de l’ouvrage, pour une navigation aisée au sein du livre (p. 5 à 9). L’approche pratique, consubstantielle à l’analyse article par article, et revendiquée à juste titre par les directeurs de la publication (v. avant-propos, p. 15) qui ont d’ailleurs reçu le soutien du Conseil Supérieur du Notariat pour la publication de l’ouvrage, est renforcée par l’ajout, en annexe des commentaires, de « cas pratiques qui viennent illustrer les difficultés et situations susceptibles d’apparaître » (ibid.). Ces « cas pratiques et formules » proposent une série de solutions concrètes à la mise en œuvre des règlements, s’agissant tant de la loi applicable au régime patrimonial des couples que de la juridiction compétente en cas de litige (p. 463 et s.).
106Finalement, formulons le vœu que ces brèves observations, qui ne rendent certainement pas assez compte de la richesse et du haut niveau scientifique des commentaires proposés, suffiront à convaincre toute personne intéressée par le droit patrimonial international de la famille et, plus généralement, par l’européanisation du droit international privé, à acquérir, à consulter ou à recommander le présent ouvrage !
107Marion Ho-Dac
The EU Regulations on Matrimonial and Patrimonial Property par Ulf Bergquist, Domenico Damascelli, Richard Frimston, Paul Lagarde et Barbara Reinhartz, Oxford University Press, 2019, 397 pages
108Rédigé en anglais, cet imposant ouvrage collectif de commentaire des règlements n° 2016/1103 et 2016/1104, relatifs aux régimes matrimoniaux et aux effets patrimoniaux des partenariats enregistrés, intéressera pourtant sans aucun doute le lecteur français, par son expertise, sa richesse et sa rigueur. Les cinq prestigieux auteurs de l’ouvrage ont tous été membres du groupe d’experts réunis par la Commission européenne et qui a présidé à l’élaboration des projets de règlements. Ils sont professeurs ou praticiens et mettent ainsi au service de l’ouvrage leur expérience tout à la fois d’internationalistes et de représentants de traditions juridiques différentes. L’ouvrage est composé d’un index très fourni (15 p.), d’une table des matières, d’une table de jurisprudence et de législation, mais aussi, de façon plus originale, d’un glossaire ayant pour vocation non pas de définir, mais d’expliquer ou de commenter les termes usités par les règlements (comme par ex. « domicile » ou « mariage »). Une annexe est ajoutée, qui contient la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. S’agissant de la composition de l’ouvrage, les auteurs ont pris le parti de présenter séparément les deux règlements, avec une partie consacrée au règlement Régimes matrimoniaux, et une seconde partie assignée aux effets patrimoniaux des partenariats enregistrés. Les deux textes étant très proches, avec un grand nombre de dispositions identiques, les auteurs ont choisi dans cette deuxième partie de ne commenter que les dispositions du règlement n° 2016/1104 qui diffèrent de celles du règlement n° 2016/1103 ou qui appellent des observations différentes, et de renvoyer au commentaire réalisé dans la première partie pour les dispositions identiques. L’approche qui a été retenue pour la structure globale permet de conserver une grande cohérence de fond au commentaire. Les articles n’ont pas été envisagés isolément, mais regroupés par thème tout en respectant la chronologie du texte. C’est ainsi par exemple que toutes les dispositions sur la loi applicable ont été commentées par un seul et même auteur, ou encore toutes les dispositions sur la compétence judiciaire. Les lecteurs de cette Revue apprécieront sans réserve cet excellent ouvrage de commentaire, qui constitue un outil essentiel au maniement des règlements n° 2016/1103 et nos 2016/1104, combinant tout à la fois expertise, pédagogie et approche pratique.
109Estelle Gallant
Sovereign Debt and Human Rights, par Ilias Bantekas et Cephas Lumina (dir.), Oxford University Press, 2018, 588 pages
110Cet ouvrage examine les relations qu’entretient la charge de remboursement d’une dette d’État avec les droits de sa population. Ceux-ci sont en pratique entendus comme les « droits économiques, sociaux et culturels » visés par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (tous deux du 16 janv. 1966). L’ensemble s’attache essentiellement à l’incidence d’une charge jugée insoutenable pour assurer correctement ces droits, situation d’une actualité évidente ; les exemples récents, notamment ceux de la Grèce et de l’Argentine, irriguent les développements.
111L’exposé explore de façon méthodique les différents aspects de la situation. Une première partie est consacrée à la notion même de dette souveraine, aux circonstances des défaillances de remboursement et à leurs solutions, ainsi qu’à la nécessité méthodologique de coordonner les droits de la population avec ceux des créanciers. La deuxième partie expose les différentes formes (prêts, partenariats privé-public, réductions illégitimes de ressource de l’État) des dettes souveraines et les acteurs (États, institutions internationales, investisseurs, agence de notation, marché secondaire) de leur financement. La troisième partie détaille l’incidence, notamment après restructuration d’une telle dette, de la charge de son remboursement sur les ressources alimentaires, la santé, l’éducation, le droit du travail, le fonctionnement des institutions politiques, dans l’État en difficulté. La quatrième partie approfondit les conditions jugées susceptibles de générer des ressources publiques nouvelles, notamment les réductions des dépenses publiques, la libéralisation de l’activité économique, les dates de versement du soutien financier. Enfin, la dernière partie, examine les différents instruments juridiques permettant, au titre des droits de l’homme, de modérer une dette excessive, et, le cas échéant, d’en justifier l’annulation en tout ou partie.
112Ces questions font l’objet de chapitres rédigés par un ensemble d’auteurs impliqués dans la défense des droits de l’homme ou la gestion des situations d’États en difficulté financière. Leurs présentations sont parfaitement coordonnées et abondamment nourries de références à des résolutions de l’ONU, des articles économiques ou sociologiques, et des rapports d’instances internationales (Commission des droits de l’homme de l’ONU, Banque Mondiale, FMI, OCDE, organismes non gouvernementaux) ou émanant de commissions d’évaluation de la situation d’un pays après une crise. Des tables très détaillées des nombreuses décisions judiciaires ou arbitrales, des textes européens et nationaux, et des instruments internationaux cités, ainsi qu’un index alphabétique extrêmement détaillé (30 p.) facilitent grandement l’exploitation de l’ouvrage.
113Loin d’être purement juridique, il expose clairement les incidences économiques et sociales concrètes de décisions apparemment techniques. Par son champ, son approfondissement, sa documentation et les nombreuses situations exposées, il s’avère donc une référence incontournable sur le sujet.
114Deux principes paraissent sous-tendre ses développements : la fonction d’un État est d’assurer à sa population la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels visés ; un État est souverain (v. par ex. leur affirmation p. 269, 272-273 et 549).
115Cette approche n’est pas neutre. L’accent mis sur ces droits attachés aux personnes procède d’un souci assumé (v. préface) de promouvoir diverses valeurs de développement, ce dont témoignent les engagements professionnels de contributeurs notamment au sein d’instances internationales. Techniquement, la conception intransigeante de la souveraineté justifie l’illégitimité de toute intervention d’un autre État ou d’instances tierces qui affecte les droits de la population (on pense naturellement à la « troïka » – Commission européenne-FMI-BCE – décidant du rythme des versements des tranches de soutien financier et au contournement des décisions parlementaires ou référendaires dans la crise grecque). Les conditions imposées à un État en difficulté pour consentir à sa restructuration financière seront dès lors facilement considérées comme violant ces principes. Cette prééminence conférée aux règles et valeurs de droit international public, établies ou que révèleraient les résolutions de l’assemblée générale de l’ONU, implique logiquement le rejet de toute défense des créanciers, l’État débiteur devant pouvoir s’exonérer unilatéralement de toute obligation qui obérerait sa réalisation des objectifs et valeurs qui lui incombent. La notion de dette « odieuse », dégagée dès 1927, est évidemment invoquée.
116Cette approche est-elle toutefois bien adaptée au contexte ?
117Tout d’abord, les deux principes repérés sont-ils entièrement compatibles ? L’obligation d’assurer à la population ses droits sociaux pourrait valider une intervention d’instances étrangères (v. p. 530). Un gouvernement ombrageux peut décider (ou tolérer) de ne pas privilégier les ressources finançant les droits de sa population.
118Par ailleurs, les fondements repérés se situent clairement dans le champ du droit international public. Or celui-ci ne comprend pas (encore) de règles effectives relatives au sort d’un État en difficulté financière. Aucune instance internationale ne prononce la défaillance d’un tel État. Des dettes souveraines n’ont pas été considérées comme des investissements relevant de la compétence du CIRDI par un tribunal arbitral (Poštová Banka, a.s. and Istrokapital SE c. Grèce, aff. n° ARB/13/8, sentence du 9 avr. 2015). Les travaux proposant des formes de procédures collectives spécifiques aux États souverains n’ont pas encore abouti à la signature de traités. Le caractère acceptable d’une dette souveraine ne fait l’objet que de principes (exposés p. 449-456), d’ailleurs non reconnus par les États-Unis et le Royaume-Uni, où sont émises de nombreuses dettes souveraines.
119Enfin, les instruments de la dette relèvent, très souvent, de divers droits nationaux. La réglementation désignée n’est pas celle de l’État en difficulté, et nombres de ses créanciers ne sont pas ses nationaux, le marché secondaire est généralement le champ des opérateurs privés. La situation paraît donc relever largement du champ ou des méthodes du droit international privé.
120Le constat économique et politique qu’offre l’ouvrage expose donc les enjeux d’une recherche, à laquelle il invite, d’une approche régissant l’ensemble des intérêts des différentes parties prenantes. Un tel chantier serait d’ailleurs exemplaire dans un contexte de généralisation des échanges internationaux, combinant acteurs privés et publics.
121Or, la relation entre les normes de droit international public, même qualifiées de jus cogens, et les instruments régis par des droits nationaux paraît encore mal dégagée. Quel est le statut, au regard du régime d’un contrat, d’une prescription faite à un État de veiller à assurer un droit particulier ? S’agit-il d’une règle s’imposant au juge, organe d’un État signataire ? Est-ce une loi de police, peut-être étrangère ? Y aurait-il là un fait susceptible d’exonérer le débiteur de ses obligations ? À quels titres les réclamations ou positions des fonds dits « vautours » doivent-elles être modérées ou écartées : caractère excessif, lésionnaire ou immoral du profit recherché ? contrariété avec un droit du débiteur de restructurer son endettement ? exercice de droits contractuels faisant tort à d’autres créanciers empêchés d’être remboursés en partie ? fait de n’être pas un prêteur initial… ? Or, conformément à l’approche générale de l’ouvrage, sa cinquième partie subordonne les relations de l’État débiteur avec ses créanciers aux seules règles de droit international public (immunité, droit unilatéral de se dégager d’engagements pris sous la contrainte…).
122La correction des excès de certaines situations socialement ou éthiquement choquantes ne se trouve-t-elles pourtant pas plus dans les législations nationales que dans les constructions, résolutions et espoirs du droit international public ? Ainsi, la restructuration d’une dette souveraine, qu’empêcherait l’activisme des distressed debt funds et l’interprétation de certaines clauses contractuelles (v. not., H. Muir-Watt, « Dette souveraine et main invisible du marché : de nouveaux enjeux du droit international des contrats », Rev. crit. DIP 2015. 331), se trouverait facilitée par la limitation (selon certains critères, se référant entre autres au droit international public) de la fraction susceptible d’être remboursée de la valeur faciale d’une créance acquise à un prix inférieur (v. la loi belge relative à la lutte contre les activités des fonds vautours du 12 juill. 2015 ; législation anglaise : Debt Relief (Developing Countries) Act 2010 (du 8 avr. 2010), reprise par l’Ile de Man [Heavily Indebted Poor Countries (Limitations on Debt Recovery) Act 2012] du 11 déc. 2012, Jersey [Debt Relief (Developing Countries) (Jersey) Law 2013] du 1er mars 2013) et Guernesey et Alderney [Debt Relief (Developing Countries) (Guernsey and Alderney) Law 2013, du 28 nov. 2012]. Par ailleurs, le retrait litigieux prévu par l’article 1699 du Code civil n’offrirait-il pas au souverain débiteur une base procédurale ou substantielle (la qualification de l’institution restant encore à définir – v., à cet égard, Civ. 1re, 28 févr. 2018, n° 16-22.112, D. 2018. 516 ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; AJ Contrat 2018. 187, obs. J. Jourdan-Marques ; Rev. crit. DIP 2018. 862, note H. Muir Watt ; RTD civ. 2018. 411, obs. H. Barbier ; ibid. 431, obs. P.-Y. Gautier) lui permettant de réduire son obligation et d’accomplir une éventuelle restructuration de sa dette, sans léser économiquement les créanciers opportunistes ?
123L’ouvrage, outre son actualité et la richesse de son information et de ses analyses, ne peut donc qu’inviter à une réflexion sur le traitement de la dette souveraine, sinon même sur les méthodes appelées par la situation actuelle des relations internationales.
124Antoine d’Ornano
Le régime contractuel de défaut des États débiteurs européens, par Caroline Lequesne Roth, préf. Benoît Frydman, LGDJ, Bibliothèque de droit des entreprises en difficulté - Tome 16, 2018, 432 pages
125L’ouvrage de Mme Caroline Lequesne Roth, issu de sa thèse de doctorat soutenue le 2 décembre 2015 à l’Université de Toulon et en cotutelle avec l’Université libre de Bruxelles, s’interroge sur le régime contractuel du défaut des États débiteurs européens. Concrètement, il s’est agi pour l’auteure d’analyser le statut de l’État emprunteur dont les emprunts sont désormais essentiellement constitués d’émissions obligataires – et non plus de prêts bancaires. Ce changement d’instrument de crédit a fait évoluer le rôle de l’État. Comme le remarque Mme Lequesne-Roth elle-même, « on est progressivement passé d’un régime d’exception, fondé sur les questions d’État et de Souverain du débiteur, à un régime juridique qui rapproche davantage, sans cependant identifier complètement, l’État endetté du débiteur de droit commun » (n° 1).
126D’emblée, il faut relever dans ce travail doctoral une caractéristique remarquable dans une recherche en droit : son caractère empirique. Mme Lequesne Roth a réuni un nombre significatif de prospectus, de contrats d’émission d’États européens, ce qui lui a permis de constituer une bibliothèque de sources primaires et de pouvoir analyser concrètement les contrats d’émission conclus. Mme Lequesne Roth a eu accès aux prospectus publiés sur la Base de données Thompson Financial ainsi qu’à quelques contrats auprès de l’agence de la dette belge. Il s’agit – prospectus et contrats confondus – de cinquante contrats d’emprunt obligataire, conclus entre 2001 et 2013 par 25 États membres de l’Union européenne. Elle a alors, à partir de ces documents, recherché l’existence de standards contractuels européens et les a comparés avec « les standards globaux » déjà mis en avant par d’autres chercheurs ayant travaillé sur un nombre important de contrats au niveau mondial (l’auteure s’est précisément appuyée sur les travaux de M. Gulati et de son équipe qui ont constitué une base de plus de 1000 contrats sur deux siècles concernant 97 États). C’est l’un des grands mérites de ce travail que de mettre ces informations à la disposition du lecteur.
127À vrai dire, cette analyse minutieuse des contrats d’émission était indispensable dès lors que la thèse de Mme Lequesne Roth s’articule précisément autour de la démonstration d’un régime contractuel de défaut des États. En effet, l’auteure soutient que ces contrats composent un « régime de défaut ». Plutôt que d’établir un véritable mécanisme de procédure collective applicable aux États par le biais de lois, de règlements ou de traités, l’outil contractuel a été préféré. On note que c’est d’ailleurs précisément ce qui a justifié le rejet de la proposition du Fonds Monétaire International de création d’un mécanisme de restructuration de la dette souveraine (MRDS) dans les années 2000. Dans ce contexte, l’objectif du travail de Mme Lequesne Roth était de déterminer si ce régime de défaut répondait aux enjeux posés par les crises de dette souveraine. L’auteure en identifie deux principaux dans son introduction : la stabilité de l’économie mondiale et la pérennité de l’État social. En effet, les crises contemporaines des dettes d’État, multiples et protéiformes, ont montré à quel point l’État était désormais obligé de s’astreindre à une discipline de marché pour convaincre de sa fiabilité en tant que débiteur, et ce au détriment de la préservation des services publics et de ses fonctions essentielles.
128L’ouvrage débute donc par une première partie sur « Les éléments constitutifs du régime de défaut contractuel européen », dans laquelle l’auteure analyse les standards contractuels. Constituée de sept chapitres, dont un chapitre préliminaire, chacune des clauses centrales des contrats d’émission est décortiquée.
129Le chapitre préliminaire se concentre sur le rôle de l’avocat concernant le marché des dettes souveraines. En effet, les standards contractuels des contrats d’émission ont émergé notamment grâce au rôle de conseil qu’ont joué les avocats en matière d’émission de dette. Les États débiteurs, pour assurer le succès de leurs émissions de titres en termes de gestion de risque et d’attractivité de leurs titres, se sont entourés d’avocats spécialisés en droit des marchés financiers. Ces avocats n’ont pas seulement rédigé les contrats d’émission mais sont également intervenus, en cas de difficultés financières, dans la création et le suivi des accords de restructuration conclus avec les créanciers mais aussi devant les tribunaux compétents en cas de litige. Cela leur a permis, comme le relève Mme Lequesne Roth, de participer à la construction du régime de défaut des États débiteur à toutes les étapes du processus : en amont, en dessinant les standards, mais aussi en aval, en assumant leur interprétation jurisprudentielle. Cette participation de l’avocat dans le régime de défaut des États n’est d’ailleurs pas sans susciter la critique. Certaines clauses ont parfois été incluses dans les contrats d’émission, selon un « comportement moutonnier », sans réelle réflexion sur le sens de ces dernières (n° 51). La clause pari passu en a été l’illustration flagrante, en entraînant un contentieux important sur le sens à donner à cette clause dans un contexte de dette souveraine, bien différent de celui des entreprises.
130Les autres chapitres passent en revue les clauses de droit applicable, les engagements accessoires de l’État débiteur (clause pari passu et clause de sûreté négative), les clauses d’action collective, les clauses relatives aux structures de gouvernance, les clauses de défaut et les clauses de règlement des litiges. Il résulte de ces dispositions, selon Mme Lequesne Roth, la perte de prérogatives souveraines essentielles des États sur leur dette.
131S’agissant tout d’abord des clauses de droit applicable, les États européens choisissent généralement le droit anglais. L’auteure explique que ce choix ne permet plus aux États d’intervenir unilatéralement sur leur dette en cas de difficultés financières, ce qui leur était auparavant offert lorsqu’ils soumettaient leurs emprunts à leur propre droit. Les clauses pari passu et de sûreté négative sont, quant à elles, susceptibles de constituer des freins à la restructuration et au refinancement de la dette des États. Par la clause pari passu, les États se sont engagés à assurer un rang égal des créanciers dans une situation d’insolvabilité. Cette clause a cependant produit un effet qui n’était pas anticipé : lors de la violation de cette clause, les États ont été condamnés à assurer un paiement égal et pro rata de l’ensemble des créanciers, qu’ils aient ou non accepté les plans de restructuration proposés par l’État. La clause est alors devenue un danger en renforçant les pouvoirs des créanciers ayant refusé les plans de restructuration. La clause de sûreté négative, de son côté, a pu constituer un frein au refinancement de l’État en l’empêchant d’octroyer des sûretés aux nouveaux créanciers acceptant de lui prêter, sans étendre cette sûreté à l’ensemble des autres créanciers.
132Les clauses d’action collective auraient pu, dans ce contexte, constituer un mécanisme correctif, en facilitant les restructurations de dette souveraine. Mme Lequesne Roth s’attache toutefois à démontrer qu’il n’en est rien. Ces clauses, en soumettant les plans de restructuration à la volonté des créanciers, donnent la possibilité à ces derniers de constituer des minorités de blocage. En effet, rappelons que ce mécanisme contractuel de restructuration permet une modification – et donc une restructuration – des titres obligataires quand une majorité de créanciers y consent.
133Enfin, lorsqu’il fait défaut, l’État ne peut pas non plus compter sur les autres clauses – clauses relatives aux structures de gouvernance, clauses de défaut et clauses de règlement des litiges – pour faciliter l’organisation d’un contentieux de la dette souveraine unitaire et harmonieux. Les clauses relatives aux structures de gouvernance, à savoir les conventions d’agence financière en Europe, n’assurent qu’une coordination entre les parties mais ne permettent pas l’exercice collectif des droits des porteurs de titres. Chaque détenteur de titres conserve ainsi le droit d’introduire un recours individuel contre l’État. Les créanciers peuvent ainsi agir devant les juridictions choisies dans les contrats d’émission – essentiellement les juridictions anglaises – et bénéficier de la renonciation de l’État à ses immunités juridictionnelles. Ils pourront bien souvent demander le remboursement de l’ensemble du principal et des intérêts grâce aux clauses d’exigibilité anticipée qui peuvent être mises en œuvre en cas de défaut de l’État. Les contrats d’émission retiennent, à cet égard, des définitions souples et diverses du défaut souverain.
134Restait alors, dans la seconde partie de l’ouvrage, à étudier les contentieux résultant de ces contrats d’emprunt, afin de déterminer si, dans une situation de défaut, la nature étatique du débiteur justifie un régime exorbitant du droit commun. Sans surprise, l’auteure effectue un constat similaire : l’État tend à être assimilé à un emprunteur privé, que ce soit au stade de l’adoption de la décision contre l’État (obtention d’un titre exécutoire) ou de l’exécution de celle-ci. La démonstration de Mme Lequesne Roth s’effectue ici en trois temps. Le premier, sous la forme d’un chapitre préliminaire, étudie les jalons politico-financiers de la juridicisation du contentieux. Pour l’auteure, ces jalons sont à rechercher dans le régime des immunités juridictionnelles restreintes ainsi que le développement d’un marché secondaire qui a permis la création d’opportunités contentieuses pour certains acteurs, comme les fonds dits « vautours ». Ces fonds d’investissement tirent leur nom de l’achat d’obligations souveraines à bas prix sur les marchés financiers lorsque les États sont endettés. Ils cherchent ensuite le remboursement de la valeur faciale des titres, notamment en justice.
135Les deuxième et troisième temps se concentrent alors logiquement sur l’étude des contentieux au titre de la condamnation de l’État – que ce soit pour l’obtention d’un titre exécutoire ou pour l’exécution de ce jugement. L’auteure y constate ce qui lui semble être « les vestiges de la souveraineté » (n° 452) : par le biais de différentes évolutions jurisprudentielles, que ce soit devant les tribunaux judiciaires ou les tribunaux arbitraux (not. CIRDI), l’État défaillant « est un État condamnable et à l’encontre duquel peuvent être prononcées des mesures de contrainte de nature à compromettre son financement » (n° 453).
136La conclusion générale de l’auteure apparaît alors sans nuance : l’autorité de l’État est considérablement affaiblie par le régime actuel de défaut des États européens. Celui-ci est déséquilibré au profit des créanciers, ce qui compromet la stabilité et la poursuite de l’intérêt général par l’État. Mme Lequesne Roth esquisse toutefois quelques solutions : prévenir le défaut par le biais de la maîtrise de l’endettement public, développer de nouveaux mécanismes contractuels plus efficaces (comme une nouvelle clause pari passu) ou encore instaurer un mécanisme institutionnel de restructuration.
137On pourra regretter que de telles solutions n’arrivent qu’au stade de la conclusion générale. De manière générale, nous ne suivrons pas l’auteure dans l’ensemble de ses analyses. En particulier, comme nous avons tenté de le démontrer (v. notre thèse, Le traitement juridictionnel de l’insolvabilité de l’État, Institut Universitaire Varenne, 2017), les clauses contractuelles actuelles, si elles sont repensées et mises en perspective avec les outils de droit international privé, peuvent constituer d’ores et déjà des mécanismes de restructuration de la dette souveraine efficaces. Par exemple, s’il est vrai que la marge de manœuvre est plus mince, le choix d’un droit étranger n’empêche pas l’intervention de l’État sur sa dette dès lors que cette intervention poursuit des objectifs légitimes et est qualifiée de loi de police. De même, la clause pari passu peut permettre d’assurer une égalité de traitement de l’ensemble des créanciers et ainsi faciliter les accords de restructuration. En effet, les difficultés posées par cette clause tiennent non pas à sa signification dans un contexte de dette souveraine mais à sa sanction. C’est à chaque fois une exécution forcée (paiement égal et pro rata des créanciers) qui a été privilégiée par les tribunaux. Or, c’est une condamnation à des dommages et intérêts qui mériterait d’être privilégiée. Dans ce cas, la clause pari passu ne devient plus une menace mais un outil : elle permet de condamner l’État à payer l’équivalent de ce que les créanciers ayant accepté le plan de restructuration ont obtenu.
138Reste que le travail accompli par Mme Lequesne Roth impressionne par son degré de précision, particulièrement quant aux clauses contractuelles des contrats d’émission. Il constitue ainsi un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse aux dettes souveraines.
139Fanny Giansetto
Islamic Law and International Commercial Arbitration, par Maria Bhatti, Routledge, 2018, 290 pages
140Les relations entre la Charia (le droit musulman) et l’arbitrage suscitent toujours l’interrogation. Cet ouvrage examine les relations entre l’arbitrage commercial international et la Charia afin de déterminer les tensions possibles pouvant survenir entre les deux systèmes. L’auteure examine l’effet de la Charia sur le fond du litige soumis à l’arbitre, sur la procédure arbitrale et sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales.
141Sur le fond, l’auteure analyse la question du choix de la Charia comme droit applicable au fond du litige. Elle présente aussi les normes relatives aux contrats internationaux de financement islamique élaborées par l’Association de comptabilité et d’audit des Institutions Financières Islamiques. Destinés aux contrats de financement islamique, ces normes codifient les principes développés par la pratique. Elles peuvent jouer le rôle qu’ont joué les Principes UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international. L’auteure analyse de manière approfondie les interdictions de l’intérêt (riba) et de l’incertitude (gharar) en vertu de la Charia, ainsi que son impact sur les conventions d’arbitrage et les sentences arbitrales. Elle explore aussi l’application de ces interdictions dans le cadre de la Convention de Vienne de 1980 sur la vente internationale de marchandises.
142Sur la procédure, l’ouvrage présente les règles de procédure applicables dans la Charia. Plus particulièrement, il montre les spécificités du régime de la preuve dans la Charia et décrit les règlements adoptés par certains centres d’arbitrage pour régir spécifiquement les litiges relatifs aux contrats de financement islamique comme le Centre islamique de réconciliation et d’arbitrage à Dubaï et le Kuala Lumpur Regional Centre for Arbitration (KLRCA). Ces deux centres ont établi des règlements pour la résolution des différends relatifs à des contrats soumis à la Charia. L’ouvrage contient des analyses intéressantes sur le sexe de l’arbitre (homme ou femme) et sa religion. Cette question est d’actualité au regard du débat récent sur la diversité dans l’arbitrage international et sur la discrimination. On note que dans une décision rendue le 10 mai 2016, non citée par l’auteure, la Cour d’appel de la Zone orientale en Arabie Saoudite a confirmé la désignation d’une femme pour exercer la fonction d’arbitre (Conseil des griefs, Cour d’appel administrative de la zone orientale, aff. n° 3022/ année 1436, Décision rendue le 3/8/1437 [10 mai 2016], publié en arabe dans la Revue Mondiale d’Arbitrage [Majallat Attahkim Al Alamia] 2017, n° 33, p. 321). Même si la décision n’est pas motivée, la cour saoudienne admet implicitement qu’il existe une différence entre la fonction de juge étatique et la fonction d’arbitre et que l’interdiction pour les femmes de juger soutenue par certains auteurs musulmans ne concerne que la justice étatique.
143Enfin, l’auteure analyse l’impact de la Charia sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales. La Charia est une composante essentielle de l’ordre public substantiel et procédural dans certains pays musulmans et elle peut faire obstacle à l’accueil des sentences arbitrales contredisant ses exigences.
144On peut simplement regretter les faibles références à la jurisprudence arbitrale ou étatique récente dans l’ouvrage. L’auteure cite peu des sentences arbitrales ou des décisions rendues par les juges étatiques traitant de la question de l’incidence de la Charia sur l’arbitrage. Plusieurs sentences arbitrales, spécialement, en matière de financement islamique rendues sur le fondement des règles de la Charia notamment par le centre d’arbitrage du Caire n’ont pas été examinés. Peu de décisions rendues par les juridictions étatiques des pays musulmans sur l’impact de la Charia sur l’arbitrage ont été mobilisées. Cela pourrait s’expliquer par les difficultés d’accès à ces sentences, publiées dans des revues peu diffusées. De même, dans plusieurs pays musulmans, les décisions juridictionnelles étatiques sont rarement publiées.
145En outre, l’auteure se concentre sur l’arbitrage commercial et ignore l’arbitrage familial soumis à la Charia, comme le Muslim Arbitration Tribunal (MAT) au Royaume-Uni. Certes, l’auteure se limite à l’examen de l’arbitrage commercial. Mais, en raison de l’actualité de l’arbitrage familial, cette exclusion pourrait être discutée.
146Enfin, l’étude ne situe pas le débat, au moins clairement et explicitement, dans le contexte du droit positif applicable dans les différents pays musulmans et ne distingue pas entre ces pays. À notre avis, l’étude de l’impact de la Charia sur l’arbitrage ne peut être faite in abstracto sans référence au droit positif des pays considérés. En effet, l’incidence de la Charia dans les pays musulmans sur le droit positif et donc sur l’arbitrage est variable. Trois catégories peuvent être distinguées : les pays dominés par la Charia, les pays affranchis de la Charia et les pays dans lesquels l’effet de la Charia est incertain. Dans les pays soumis (comme l’Arabie Saoudite), la Charia aura un effet radical sur le mécanisme arbitral. Dans les pays affranchis (comme la Tunisie), la Charia n’a quasiment aucun effet en matière d’arbitrage. Enfin, dans les pays où les relations entre Charia et arbitrage sont incertaines (Emirats Arabes Unis, Egypte), la Charia a un effet incertain dans la mesure où elle pourrait perturber l’arbitrage dans certains cas.
147Cependant, en dépit de ces critiques, l’ouvrage de Mme Maria Bhatti est une étude sérieuse, bien construite, bien menée et extrêmement riche sur les relations entre arbitrage commercial international et Charia.
148Walid Ben Hamida