1Ramadan c/ Malte
2[Les motifs essentiels de cette décision sont accessibles sur le site )
3Du 21 juin 2016 – Cour européenne des droits de l’homme, 4e sect. – Req. n° 76136/12 – M. Sajó, Prés., Mme et MM. Zupancic, Pinto de Albuquerque, Wojtyczek, Kuris, Kucsko-Stadlmayer, juges, Scicluna, juge ad hoc, et Mme Tsirli, gref.
4(1) Fondamentalement, l’affaire Ramadan c/ Malte soulève la question des rapports entre le droit à la nationalité et l’apatridie ainsi que de l’équilibre entre la prérogative souveraine et l’intérêt individuel en matière de nationalité (v. sur cette problématique, A. Dionisi-Peyrusse, Essai sur une nouvelle conception de la nationalité, Defrénois, 2008). Si l’État est doté d’une compétence exclusive, régulièrement réaffirmée et confirmée, pour déterminer ses propres nationaux, son exercice n’a pas nécessairement vocation à être discrétionnaire et encore moins arbitraire. Ainsi, l’emblématique article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme exclut toute privation arbitraire de la nationalité. Alors même que la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit pas, en tant que telle, un droit à la nationalité, la Cour européenne des droits de l’homme n’exclut pas qu’un refus arbitraire de nationalité pose, dans certaines conditions, un problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention en raison de l’impact d’un tel refus sur la vie privée de l’intéressé (v. CEDH 12 janv. 1999, n° 31414/96, Karassev c/ Finlande ; dans le même sens, Civ. 1re, 9 sept. 2015, n° 14-19.196, Rev. crit. DIP 2016. 331, note O. Boskovic ; comp. les affirmations péremptoires du Conseil constitutionnel selon lesquelles « la contestation » [Cons. const. 22 nov. 2013, n° 2013-354 QPC, cons. 10, Rev. crit. DIP 2014. 85 note P. Lagarde] ou « la déchéance » [Cons. const. 23 janv. 2015, n° 2014-439 QPC, AJDA 2015. 134, obs. M.-C. de Montecler, LPA 2015, n° 171, p. 7, note A. Dionisi-Peyrusse] « de la nationalité d’une personne ne met pas en cause son droit au respect de la vie privée » ou encore du Conseil d’État [CE 7 juill. 1995, n° 138041, M’Baye, Rev. crit. DIP 1996. 83, note P. Lagarde]). Il en va de même lorsque la nationalité n’est pas refusée, mais retirée, comme en l’espèce (Ramadan, § 85 – ce qui vaut également pour la déchéance de la nationalité à raison des activités terroristes de l’individu, CEDH 7 févr. 2017, n° 42387/13, K2 c/ Royaume-Uni).
5La perte de la nationalité maltaise est la conséquence de l’annulation du mariage du requérant. Par un jugement définitif et non contesté, les tribunaux maltais ont en effet considéré qu’il n’avait jamais eu d’intention matrimoniale, bien qu’un enfant soit né de cette union (sur ce point, v. obs. crit. du juge Pinto de Albuquerque dans son opinion dissidente). Le mariage était le moyen de prolonger son séjour à Malte où il résidait irrégulièrement après l’expiration de son visa. C’est à l’occasion de son remariage que les autorités maltaises compétentes ont pris connaissance du jugement d’annulation du premier mariage et ont entamé une procédure tendant à le priver de sa nationalité maltaise bien qu’il fût exposé au risque de devenir apatride. Il avait en effet reçu l’autorisation de renoncer à sa nationalité égyptienne d’origine pour acquérir la nationalité maltaise. Cette démarche semblait nécessaire puisque, à l’époque, tant le droit maltais que le droit égyptien s’opposaient à la double nationalité. Son apatridie et la fragilisation de sa vie familiale (qui inclut sa seconde épouse et ses trois enfants maltais) n’ont pas convaincu la Cour constitutionnelle de l’incompatibilité de la décision des autorités maltaises avec ses droits fondamentaux, en particulier parce qu’elle n’implique pas nécessairement que le requérant quitte Malte. Une méconnaissance de ses droits n’est pas niée, mais, tant qu’il n’est pas menacé d’expulsion, elle demeure à l’état de pure conjecture.
6Devant la Cour, le requérant allègue un manquement à son droit au respect de sa vie privée en s’appuyant sur la jurisprudence Karassev (préc.). A priori, le retrait d’une nationalité affecte plus profondément la vie d’un individu que le refus de la lui attribuer. La perte modifie les conditions d’existence cependant que le refus ne les améliore pas. Il en va d’autant plus ainsi lorsque cette perte entraîne l’apatridie. Cependant, cette conséquence est-elle suffisamment importante pour entamer un peu plus encore la souveraineté de l’État dans la détermination de ses nationaux ? Une réponse positive contribuerait à renforcer la lutte contre l’apatridie et à éradiquer le phénomène selon les vœux formulés par le haut-commissariat des Nations unies (HCR) pour les réfugiés (lequel a publié, fin 2014, un plan d’action global ambitieux destiné à mettre fin à l’apatridie dans un délai de 10 années). C’est celle qu’apporte le secrétaire général du haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en établissant un lien entre l’arbitraire et l’apatridie (rapport du secrétaire général, Droit de l’homme et privation arbitraire de nationalité, 19 déc. 2013, A/HRC/25/28). Sans remettre en cause l’idée qu’une privation de nationalité poursuit parfois un but légitime, il estime qu’elle est disproportionnée, et donc sombre dans l’arbitraire, si elle doit entraîner l’apatridie. La convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 (entrée en vigueur le 1er mars 2000, elle ne lie pas la France qui l’a signée le 4 juillet 2000 sans la ratifier par la suite) paraît se rattacher à cette conception. Le droit à la nationalité devient un instrument de lutte contre l’apatridie. Éviter l’apatridie et les privations arbitraires de nationalité figurent encore parmi les principes fondateurs de tout droit de la nationalité énonce son article 4. Elle réserve cependant (art. 7, § 3) le cas d’acquisition de la nationalité de l’État partie à la suite d’une conduite frauduleuse, par fausse information ou par dissimulation d’un fait pertinent de la part du requérant (art. 7, § 1, b). Le droit français, tout en dressant l’apatridie en obstacle infranchissable contre la répudiation (C. civ., art. 20-3), la perte (C. civ., art. 23 s.) et la déchéance (C. civ., art. 25), connaît encore formellement un cas où la perte de la nationalité sera prononcée indépendamment de ses conséquences sur l’individu (C. civ., art. 23-7). Pour autant, l’apatridie ne s’oppose pas à l’annulation de la déclaration acquisitive de nationalité ou à sa caducité consécutivement à la nullité du mariage grâce auquel elle a pu être enregistrée. Elle n’empêchera pas davantage la perte de la nationalité française à la suite d’une contestation du lien de filiation établi avec un Français.
7Rapportée à la terminologie de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la fraude de l’individu exclut l’arbitraire et fonde le pouvoir de l’État de retirer sa nationalité quelles que soient les conséquences. La Cour de justice de l’Union européenne n’a pas adopté une autre solution dans son arrêt Janko Rottmann (CJUE 2 mars 2010, aff. 135/08, Janko Rottmann, Rev. crit. DIP 2010. 540, note P. Lagarde ; Europe 2010/6. Étude 7, J. Heymann ; JDI 2011. 488, note D. Dero-Bugny ; Rev. UE 2010. 651, note T. Burri et B. Pirker), même si l’arrêt demeure ambigu sur la volonté de la Cour de Luxembourg d’éviter l’apatridie (v. F. Marchadier, L’européanisation du droit à la nationalité, in S. Doumbé-Billé (dir.), La régionalisation du droit international, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 361, spéc. p. 377). L’arrêt Ramadan ne crée aucune rupture. La Cour de Strasbourg étend et affine sa jurisprudence Karassev. Les décisions relatives à la nationalité (refus ou retrait) sont soumises à deux conditions cumulatives (comp., plus nuancé, J.-F. Flauss, L’influence du droit international des droits de l’homme sur la nationalité, in Perspectives de droit public, Mélanges offerts à Jean-Claude Hélin, Litec, 2004, p. 268, spéc. p. 277, note 38) : l’absence d’arbitraire et l’absence de répercussions importantes sur la vie privée de l’individu concerné. L’apatridie n’est pas décisive pour apprécier ces deux conditions.
8Du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arbitraire ne se confond pas avec la proportionnalité de la mesure. Il renvoie à des exigences formelles et procédurales. L’apatridie éventuelle n’entre pas en considération. Aussi, en l’espèce, la Cour relève que la mesure repose sur une base légale claire et accessible (Ramadan, § 86), qu’elle a été adoptée en offrant au requérant des garanties procédurales adéquates (Ramadan, § 87) et dans un délai qui ne lui préjudicie pas puisqu’il bénéficie de la situation (Ramadan, § 88). Surtout, la Cour accorde un poids considérable à la conduite frauduleuse du requérant en soulignant que les conséquences qui en découlent résultent, dans une large mesure, de ses propres choix et actions. La Cour n’examine pas plus précisément la réalité de la fraude, ni les conditions dans lesquelles elle a été établie. Ainsi, elle se contente d’éléments généraux et n’entreprend pas de restreindre le pouvoir des États en réduisant ou en identifiant les cas dans lesquels la perte de la nationalité est envisageable sans heurter la Cour européenne des droits de l’homme. Le refus répété d’inscrire un droit à la nationalité dans le champ du droit européen des droits de l’homme explique sans doute les réticences de la Cour à se référer à la convention européenne sur la nationalité pour éclairer le sens du droit au respect de la vie privée en matière d’acquisition et de perte de la nationalité. Dans une situation similaire, le droit français échapperait-il au grief d’arbitraire ? Le processus décisionnel associe-t-il suffisamment la personne concernée dès lors que l’annulation du mariage entraîne automatiquement la caducité de la déclaration de nationalité (en ce sens, Civ. 1re, 7 nov. 2012, n° 11-25.662, Rev. crit. DIP 2013. 113, note P. Lagarde) ? La réponse est certainement positive. La caducité n’opère pas de plein droit. Elle sera prononcée à l’issue d’une procédure judiciaire au cours de laquelle l’individu aura eu l’occasion de présenter ses moyens de défense, en particulier ceux fondés sur le droit européen des droits de l’homme.
9En effet, une décision relative à la nationalité (refus de l’octroyer, refus d’y renoncer ou retrait) heurtera la convention si elle affecte négativement la vie de l’individu. Déjà, dans l’affaire Karassev (préc.), à propos d’un prétendu refus arbitraire d’octroyer la nationalité finlandaise à un enfant dont les autorités locales avaient pu légitimement estimer qu’il était de nationalité russe, la Cour observe, pour exclure toute violation de la convention, que le requérant a bénéficié de prestations sociales, de sa liberté de mouvement et qu’il n’a jamais été menacé d’expulsion. Dans l’affaire Kafkasli (Comm. EDH 1er juill. 1997, n° 21106/92, Kafkasli c/ Turquie), qui concernait un apatride auquel les autorités turques refusaient la réintégration dans la nationalité turque, l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme avait accordé une importance décisive au fait que le statut du requérant ne l’avait pas empêché de fonder une famille (Kafkasli, § 40), ni de circuler (Kafkasli, § 41). L’obligation de se rendre au poste de police tous les trimestres pour obtenir le renouvellement de sa carte de résident apatride représentait certes une source de contrainte, mais dénuée de caractère discriminatoire puisqu’elle était supportée par tous les étrangers résidant en Turquie (Kafkasli, § 42). En somme, l’impact sur la vie privée, pour reprendre les termes de la Cour, est envisagé concrètement, tout en gardant à l’esprit que les États ne sont tenus d’octroyer aux individus aucun statut en particulier, pourvu que leur statut actuel leur garantisse l’exercice des droits et libertés inscrits dans la convention (Ramadan, § 91) ; un permis de résidence et un permis de travail offriront la possibilité de résider à Malte, d’y mener une vie familiale normale et d’y exercer une activité professionnelle (comp. le Conseil d’État qui relève expressément que le décret prononçant la déchéance, qui n’avait pas pour effet l’apatridie, « n’a par lui-même aucun effet sur le droit de l’intéressé au séjour » : CE 20 nov. 2015, ord. n° 394349, 394351, 394353, 394355, 394357, cons. 6). Dans l’affaire Ramadan, la Cour insiste également sur l’absence de répercussions notables de la perte de la nationalité maltaise sur la vie du requérant. Il n’est pas menacé d’expulsion, ses enfants ont conservé leur nationalité maltaise (et les autorités n’ont entrepris aucune démarche tendant à leur contester cette nationalité), il a poursuivi ses affaires à Malte et à continuer à y résider (Ramadan, § 90). Les démarches administratives qu’il lui faudra à présent accomplir et la modification de ses conditions d’existence paraissent indifférentes tout comme le temps pendant lequel il a vécu en possédant la nationalité maltaise, qui, dans les circonstances de l’espèce, sera à la mesure du délai pour agir en nullité du mariage (en France, potentiellement 30 ans à compter de la célébration du mariage ; v. C. civ., art. 184). Au contraire, la Cour de justice intègre explicitement la durée de la possession de la nationalité perdue dans le contrôle de proportionnalité (v. arrêt Janko Rottmann, préc., point 56). Ne pas tenir compte du temps écoulé et des prévisions qu’il fonde est difficilement compréhensible.
10Quant à l’apatridie (Ramadan, § 92), la Cour minimise la situation et semble même douter de sa réalité. La renonciation à la nationalité d’origine a été autorisée, mais rien ne prouve qu’elle a été suivie d’effet. En outre, quand bien même elle serait réelle, le requérant ne fournit aucune indication sur ses possibilités de retrouver la nationalité égyptienne. L’origine de l’apatridie est tout aussi déterminante que les raisons qui ont conduit au retrait de la nationalité. Elle n’est pas le fruit d’une décision étatique, mais d’une démarche volontaire. Or, précise la Cour, le fait qu’un étranger ait renoncé à sa nationalité ne lui permet pas, en principe, d’imposer à un autre État qu’il séjourne sur son territoire (Ramadan, § 92).
11La Cour européenne des droits de l’homme ne souhaite donc pas développer, du moins pour le moment, une jurisprudence offensive contre les phénomènes d’apatridie consistant à interdire aux États de retirer leur nationalité à celui qui risque de devenir apatride et à les contraindre à attribuer leur nationalité à celui qui est apatride (v. en ce sens, l’opinion dissidente, solidement argumentée, du juge Pinto de Albuquerque). Sans doute l’affaire n’était-elle pas la plus propice à cette évolution, en raison de la conduite du requérant et surtout des doutes sur la réalité de l’apatridie. Sur ce point, le droit européen des droits de l’homme n’est que le reflet de la Déclaration universelle des droits de l’homme, alors même qu’elle reconnaît explicitement le droit à la nationalité. En ne prohibant que les privations arbitraires de nationalité, elle ne condamne pas fermement l’apatridie et ne contient aucun élément de nature à l’éliminer (comp. art. 20, § 2 de la convention interaméricaine des droits de l’homme qui énonce que « toute personne a le droit d’acquérir la nationalité de l’État où elle est née, si elle n’a pas droit à une autre nationalité »). La nationalité n’est pas une fin en soi. Elle n’est qu’un moyen, parmi d’autres, de bénéficier des droits et libertés conventionnellement garantis. Et c’est bien cela qui importe à la Cour : que l’État respecte les droits de tous ceux qui relèvent de sa juridiction, qu’ils soient ses nationaux, des étrangers ou des apatrides, lesquels, au demeurant, n’ont pas nécessairement le désir et encore moins l’obligation d’acquérir la nationalité de l’État dans lequel ils résident (v. F. Marchadier, Perspectives doctrinales et politiques : l’acquisition de la nationalité de l’État dans lequel réside l’étranger, in P. Mbongo (dir.), Migrants vulnérables et droits fondamentaux, Berger Levrault, 2015, p. 109).
Mots-clés éditeurs : Perte, Apatridie, Droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH), Fraude, Convention européenne des droits de l’homme, Nationalité
Date de mise en ligne : 11/06/2020.
https://doi.org/10.3917/rcdip.172.0221