1Taser International Inc. c/ SC Gate 4 Business SRL, Cristian Mircea Anastasiu
2[Le texte de l’arrêt commenté ci-dessous est publié sur le site )
3Du 17 mars 2016 – Cour de justice de l’Union européenne – aff. C. MM. Arabadjiev, prés., Bonichot, rapp., Szpunar, av. gén. – MM. Olaru, Radbâta, Bondalici, av.
4(1-2). Prononcé sans conclusions d’avocat général, l’arrêt du 17 mars 2016 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) peut apparaître d’un apport modeste. En effet, les éléments de réponse qu’il fournit au sujet de l’article 24 du règlement Bruxelles I sur la comparution volontaire étaient attendus et le ton assez sec employé par la Cour traduit, semble-t-il, une forme d’agacement face aux interrogations de la « Haute Cour de cassation et de justice » roumaine. Pourtant, les questions préjudicielles posées n’étaient pas si simples, au-delà de leur formulation alambiquée, et il n’est d’ailleurs pas certain que la Cour de justice y ait entièrement répondu. Mais, l’intérêt de cette décision tient surtout de ce qu’elle vient confirmer l’analyse, déjà exposée de façon très convaincante par Étienne Pataut, selon laquelle la disposition sur la comparution volontaire est « bien plus qu’une règle de compétence […], une règle sur le régime de celle-ci » (note sous CJUE 20 mai 2010, Vienna Insurance Group, aff. C-111/09, Rev. crit. DIP 2010. 575, spéc. 584).
5Par deux contrats, une société roumaine s’est engagée à céder à la société américaine Taser International les marques Taser enregistrées en Roumanie. Face au refus de la société roumaine de s’exécuter, Taser International a saisi le tribunal de Bucarest devant lequel la défenderesse a comparu sans contester sa compétence, alors que les contrats litigieux contenaient une clause attributive de compétence au profit d’une juridiction américaine. Le jugement du premier juge, ordonnant à la société roumaine d’effectuer les formalités nécessaires à la cession, a été confirmé en appel, sans que la question de la compétence ne soit soulevée. La Cour de cassation roumaine s’émeut de cette situation et considère qu’il lui incombe de statuer sur cette question d’office. En effet, selon le droit international privé roumain, il est clair que le juge étranger élu par les parties au contrat est compétent (art. 154, loi n° 105/1992) et que le tribunal roumain saisi en contravention de la clause de choix de for doit d’office examiner sa compétence et rejeter la demande comme ne relevant pas de la compétence des juridictions roumaines (art. 157).
6La Cour de cassation roumaine s’interroge, alors, sur l’applicabilité du règlement n° 44/2001 (Bruxelles I) dans l’hypothèse où les parties ont choisi pour le règlement de leur litige éventuel une juridiction d’un État tiers à l’Union européenne. Le règlement Bruxelles I est en effet resté silencieux sur les clauses attributives de juridiction en faveur de juridictions d’États tiers, l’article 23 ne visant expressément que les clauses désignant le tribunal, ou les tribunaux, d’un État membre. La thèse majoritaire veut que les règlements européens laissent fonctionner les clauses attributives de juridiction à des tribunaux d’États tiers dès lors qu’elles sont régulières selon le droit international privé commun propre à chaque État membre (H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, 5e éd., LGDJ, 2015, n° 131), mais la Cour de justice n’a jamais eu à prendre expressément parti sur cette question et le présent arrêt ne lèvera pas le doute qui persiste (sur les différentes options, v. notre chronique sur l’affaire Ferrexpo, Rev. crit. DIP 2013. 359, spéc. 372 s).
7La particularité de l’espèce tient, en effet, à ce que le défendeur roumain, assigné devant le for de son domicile par le demandeur américain, n’a jamais contesté la compétence de la juridiction roumaine malgré la clause attributive de compétence en faveur des tribunaux américains. C’est pourquoi la Cour de cassation roumaine s’interroge plus particulièrement sur le jeu de l’article 24 du règlement Bruxelles I dans ce contexte : est-il applicable au litige ? Prévaut-il sur la clause attributive de compétence aux tribunaux d’un État tiers ? Interdit-il à la juridiction roumaine de décliner sa compétence ? À ces questions principales sur le jeu de l’article 24, viennent se greffer des questions subsidiaires sur les articles 22 et 23 du règlement qui ne recevront que des réponses fort succinctes, voire aucune réponse, de la part de la Cour de justice. Quant à l’article 2 du règlement Bruxelles I, sur lequel semblait pourtant reposer la compétence des juridictions roumaines, la Cour de justice n’en fait pas mention, ce qui est regrettable car son articulation avec l’article 24 n’est pas sans poser de question et la Cour de cassation roumaine attendait, nous semble-t-il, une réponse qui aurait été bienvenue sur ce point. Le raisonnement de la Cour est ainsi entièrement centré sur l’article 24 du règlement Bruxelles I, disposition « par nature discrète » mais « importante et efficace » (É. Pataut, réf. préc., p. 583), qui apparaît ici dans sa double dimension de règle de compétence (I) et de règle sur le régime de la compétence ou, plus exactement, sur l’office du juge (II).
I – La compétence juridictionnelle fondée sur l’article 24
8Selon la Cour de justice, la compétence des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son siège social « est susceptible de découler de l’article 24 [du] règlement [Bruxelles I] lorsque le défendeur ne conteste pas leur compétence, alors même que le contrat entre ces deux parties contient une clause attributive de compétence en faveur des juridictions d’un État tiers » (point 25). Par cette affirmation, la Cour de justice formule deux propositions qui méritent l’analyse : d’une part, la disposition sur la comparution volontaire fonde la compétence juridictionnelle internationale des juridictions roumaines (A) et, d’autre part, cette compétence prorogée de la juridiction roumaine prévaut sur la clause attributive de juridiction en faveur des juridictions d’un État tiers (B).
9A – « L’article 24, première phrase, du règlement n° 44/2001 prévoit une règle de compétence fondée sur la comparution du défendeur pour tous les litiges où la compétence du juge saisi ne résulte pas d’autres dispositions du règlement » (point 21). Autrement dit, l’article 24 couvre les cas d’incompétence internationale du juge saisi, ce dont la lettre de ladite disposition rend clairement compte : « Outre les cas où sa compétence résulte d’autres dispositions du présent règlement, le juge d’un État membre devant lequel le défendeur comparaît est compétent ». C’est la raison pour laquelle, la compétence reposant sur l’article 24 est dite prorogée : le juge saisi est incompétent au regard de toute autre règle de compétence européenne uniforme ou de droit national commun, mais le devient par l’effet de la comparution volontaire du défendeur qui est considérée comme une acceptation tacite de la compétence du juge saisi. Ce sont uniquement les parties qui, par leur comportement procédural, confèrent compétence au juge saisi.
10Ceci étant rappelé, on ne pouvait donc éviter de se demander si, dans cette affaire, la compétence des juridictions roumaines ne résultait pas, précisément, d’autres dispositions du règlement Bruxelles I, et pour commencer de l’article 2 puisque le défendeur roumain avait été assigné devant le for de son domicile (siège social). C’est d’ailleurs cette interrogation préalable qui motive la première question préjudicielle adressée à la Cour de justice : la situation dans laquelle le demandeur a saisi une juridiction de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son siège social, alors que les parties au contrat litigieux avaient convenu d’attribuer la compétence pour trancher le litige relatif à l’accomplissement de leurs obligations contractuelles aux juridictions d’un État tiers, ne relève-t-elle pas des « cas où [la] compétence [du juge saisi] résulte d’autres dispositions du présent règlement » conformément à l’article 24 (point 18, question 1) ?
11Cette première question (sous 1) explique les deux sous questions suivantes (a et b sous 2) : en effet, à supposer que cette première question reçoive une réponse affirmative, et que l’article 24 ne soit donc pas applicable, n’appartient-il pas au droit international privé commun de l’État membre dont le tribunal a été saisi en vertu de l’article 2 de décider du sort de sa compétence juridictionnelle en présence d’une clause attributive de juridiction aux juridictions d’un État tiers ? La juridiction de renvoi demande ainsi à la Cour de justice de l’éclairer sur l’applicabilité de l’article 23 § 5 du règlement Bruxelles I qui empêche la clause attributive de compétence de dépouiller une juridiction européenne de sa compétence exclusive. Néanmoins, l’article 23 § 5 ne visant que la clause attributive de compétence en faveur de tribunaux d’un autre État membre de l’UE, la Cour de cassation roumaine s’interroge sur son applicabilité en l’espèce puisque les juridictions américaines ne rentrent pas, bien entendu, dans cette catégorie. Enfin, la Cour de cassation roumaine se demande si le litige relatif à l’inexécution contractuelle de céder des marques relève du champ d’application de l’article 22 § 4, ce qui serait une autre raison d’écarter l’article 24, puisque les chefs de compétence exclusive énoncés à l’article 22 font exception au jeu de la prorogation volontaire.
12La Cour de justice ne va pas rentrer dans le détail de ces questions dont le libellé et l’enchaînement sont assez embrouillés. Mais si la réponse délivrée par la Cour européenne est claire et suffit à la résolution du cas d’espèce, elle laisse toutefois un peu le lecteur sur sa faim au sujet de l’article 24 sur l’application duquel il reste décidément des points à éclaircir (que l’on songe, aussi, à la fameuse question de savoir si cette disposition exige que l’une des parties soit domiciliée dans l’UE). Ainsi, la Cour de justice ne saisit-elle pas l’invitation à interpréter les termes « outre les cas où sa compétence résulte d’autres dispositions du règlement » par lesquels débute l’article 24, et renonce, ce faisant, à préciser le champ d’application de cette disposition. Au contraire, les termes employés pour décrire le fonctionnement de la règle entretiennent la confusion : « cette disposition s’applique y compris dans les cas où le juge a été saisi en méconnaissance des dispositions dudit règlement […] » (point 21, c’est nous qui soulignons). « Y compris » ? Ce n’est pourtant pas ce que laisse entendre la lettre de l’article 24 qui circonscrit son action aux seuls cas où le juge européen saisi est incompétent.
13En l’espèce, la Cour de justice fait découler la compétence internationale du juge roumain de l’article 24, c’est-à-dire de la comparution volontaire du défendeur devant lui, sans expliquer pourquoi l’article 2 ne trouvait pas application. Certes, il peut être soutenu que la compétence du juge roumain lui étant retirée par son droit international privé commun (art. 57) au moment même où elle lui est donnée par le règlement Bruxelles I (art. 2), le juge roumain est effectivement incompétent. Mais dans la mesure où la Cour de justice n’a jamais expressément confirmé qu’il puisse être fait renvoi au droit international privé commun pour donner effet à la désignation conventionnelle des tribunaux d’un État tiers et, ce faisant, permettre au tribunal d’un État membre de décliner la compétence qu’il tient de l’article 2, un tel raisonnement ne s’impose pas avec la force de l’évidence.
14Il est donc regrettable de ne pas avoir davantage d’éclaircissements sur le champ d’application de l’article 24 au regard des autres dispositions de compétence du règlement. Sans doute faut-il se résoudre à admettre que la question importe peu. En effet, l’article 24 a ceci de remarquable qu’il rend compétent n’importe quel juge de l’Union européenne devant lequel le défendeur comparaît sans contester sa compétence. Que ce juge tire ou non sa compétence internationale d’une autre disposition du règlement est somme toute indifférent. C’est ce que confirme la suite du raisonnement de la Cour de justice à propos de l’article 22.
15En effet, s’il surpasse les autres règles de compétence – dont il conforte ou supplée l’application – il en est néanmoins une devant laquelle l’article 24 doit céder : il s’agit de l’article 22 qui pose des chefs de compétence exclusive. Le juge européen saisi devant lequel le défendeur comparaît sans contester sa compétence doit néanmoins toujours s’assurer qu’un autre juge européen ne jouit pas d’une compétence exclusive et, si tel était le cas, se déclarer d’office incompétent (art. 25). Or, en l’espèce, les seules juridictions qui pourraient se prévaloir d’une telle compétence exclusive seraient les juridictions roumaines (art. 22, § 4). Par conséquent, il n’y a pas lieu, selon la Cour de justice, de répondre à la question sur le champ d’application de l’article 22 § 4 « puisque les juridictions roumaines sont, en tout état de cause, compétentes pour trancher ce litige. En effet, dans l’hypothèse où cet article 22, point 4, serait applicable au dit litige, les juridictions dont la compétence résulterait de cette disposition seraient les mêmes que celles dont la compétence serait déterminée en application de l’article 24, première phrase, de ce règlement, dès lors que le défendeur au principal a comparu devant les juridictions roumaines sans contester leur compétence » (point 28). Autrement dit, le jeu de l’article 24 ne se limite pas aux hypothèses où le juge européen saisi par le demandeur est ab initio incompétent. Dans la présente espèce, il se pourrait même que les juridictions roumaines fussent compétentes à un triple titre : au titre de la présence du domicile du défendeur sur leur territoire (art. 2), au titre de l’objet du litige (art. 22, § 4) et enfin au titre de la comparution volontaire du défendeur (art. 24). Mais, peu importe, puisque l’article 24 prévaut.
16Aussi, comme le remarque très justement Étienne Pataut, l’article 24 « simplifie considérablement le traitement de la compétence internationale » en Europe (note préc., p. 582). Dès lors que le défendeur a comparu devant le tribunal européen saisi par le demandeur sans en contester la compétence et qu’aucun chef de compétence exclusive ne désigne les juridictions d’un autre État membre (pour les États tiers, la question de l’effet réflexe reste en suspens), l’article 24 trouvera toujours application et, cela, que le tribunal saisi fût incompétent ab initio, ou qu’une autre règle de compétence du règlement trouvât déjà application. L’article 24 absorbe la règle de compétence originelle et s’y substitue pour fonder la compétence du juge saisi. Au demeurant, cette substitution n’est pas sans conséquence. En effet, l’une des caractéristiques de la compétence fondée sur l’article 24 est de prévaloir aussi sur l’article 23 et, donc, sur les clauses attributives de juridiction.
17B – L’article 24 ne connaît que deux limites à son action : l’exception d’incompétence du juge saisi soulevée par le défendeur en temps utile et la réalisation d’un chef de compétence exclusive de l’article 22 en faveur des juridictions d’un autre État membre de l’UE. Expressément prévues à la seconde phrase dudit article, ces deux exceptions ne couvrent pas l’hypothèse dans laquelle le tribunal européen devant lequel le défendeur a volontairement comparu a été saisi au mépris d’une clause attributive de juridiction. Ainsi que l’énonce la Cour de justice, l’article 23 ne figure pas parmi les exceptions à l’application de l’article 24 (point 23) ; aussi dès 1981, a-t-elle jugé que la prorogation tacite résultant de la comparution du défendeur l’emportait sur une clause attributive de juridiction antérieurement conclue entre les mêmes parties (24 juin 1981, aff. 150/80, Elefanten Schuh ; également CJCE 7 mars 1985, aff. 48/84, Spitzley).
18La solution a semblé logique dès lors que la comparution volontaire du défendeur est considérée comme une acceptation tacite de la compétence du juge saisi : ce que la volonté des parties a fait, elle peut le défaire et le refaire autrement. Au-delà de cet argument, qui sollicite de façon un peu excessive la soi-disant volonté tacite du défendeur, la véritable raison à l’origine de la solution est plus probablement l’efficacité procédurale : puisque les tribunaux des différents pays européens se valent (ou devraient se valoir), que le défendeur ne se plaint pas du juge saisi et que le demandeur l’a délibérément choisi, « il n’existe pas de motifs tenant à l’économie générale ou aux objectifs de ce règlement pour considérer que les parties soient empêchées de soumettre un litige à une autre juridiction que celle établie conventionnellement » (point 23, renvoyant à l’arrêt CPP Vienna Insurance Group, C-111/09, point 25, renvoyant lui-même aux arrêts Elefanten Schuh et Spitzley).
19Or, l’apport principal du présent arrêt est d’affirmer que « ce raisonnement s’applique tant en présence de conventions attributives de compétence aux juridictions d’un État membre qu’en présence de celles en faveur de juridictions d’un État tiers, puisque la prorogation tacite de compétence en vertu de l’article 24 […] est fondée sur un choix délibéré des parties au litige relatif à cette compétence » » (point 24). La comparution volontaire du défendeur devant le juge européen saisi par le demandeur l’emporte donc sur la clause attributive de juridiction convenue entre les parties en faveur des juridictions d’un État tiers. La solution était attendue et n’a surpris personne (v. L. Idot, Comparution volontaire du défendeur devant son tribunal, Europe n° 5, mai 2016. Comm. 180 ; C. Nourissat, Clause attributive de compétence et prorogation volontaire : utiles éclaircissements, Procédures n° 5, mai 2016. Comm. 159).
20Pourtant, on se risquera à observer que ce n’est pas tout à fait la même chose de négliger la désignation conventionnelle d’un for européen, pour lui préférer un autre for européen, que de négliger la désignation conventionnelle du for d’un État tiers, pour lui préférer un for européen. Certes, il n’appartient pas au système européen de compétence d’être le gardien de la compétence internationale des États tiers à l’UE. De surcroît, dans l’affaire qui nous occupe, il se trouve que le for européen saisi au mépris de la clause attributive de juridiction est celui du domicile du défendeur, ce qui lui est éminemment favorable, sur un plan purement procédural du moins. Cependant, que l’on songe un instant à la situation où le jugement rendu par le juge européen devrait être exécuté dans l’État tiers dont les tribunaux ont été désignés : il n’y a aucune chance pour que cette exécution soit obtenue. Le jugement rendu sur le fondement de l’article 24 ne recevrait donc exécution nulle part : ni en Europe, parce que cette exécution ne servirait à rien, ni dans l’État tiers dont les juridictions avaient été initialement choisies, parce que le juge d’origine serait considéré comme indirectement incompétent.
21L’objection a cependant ses limites. En effet, si le demandeur a fait le choix de ne pas respecter la désignation conventionnelle de for à laquelle il s’était engagé, c’est justement parce que la décision qu’il espère obtenir devra être exécutée dans l’État dont il a saisi les juridictions. En l’espèce, il est bien évident que le demandeur américain a délibérément saisi les juridictions roumaines parce que l’exécution de la décision au domicile du défendeur lui était garantie. En effet, l’exécution d’un jugement américain en Roumanie aurait demandé beaucoup plus de temps (deux procédures au lieu d’une), en plus d’être incertaine. Quant au silence du défendeur, qui à aucun moment n’invoque la clause attributive de compétence aux juridictions tierces, il peut aussi s’expliquer par le « confort » procédural pour ce dernier d’être assigné devant les juridictions de son domicile. En somme, le procédé arrange tout le monde et il serait donc particulièrement inopportun de la part du juge européen saisi de vouloir tenir les parties au respect d’un engagement qui ne leur convient plus, et de faire respecter la compétence internationale du juge d’un État tiers dans une situation où celle-ci est sans importance pour les besoins de l’exécution de la décision. Aussi bien, comme le dit la Cour de justice de façon tout à fait pragmatique, l’économie du règlement n’est pas desservie, ni ses objectifs contredits, par la possibilité donnée aux parties de soumettre leur litige à une autre juridiction que celle établie conventionnellement, cette dernière fût-elle une juridiction d’un État tiers à l’Union européenne.
22Ainsi, lorsque l’article 24 s’applique, la compétence internationale du juge saisi est entièrement aux mains des parties. Le juge saisi voit alors son office réglé par cette même disposition, dont la fonction dépasse celle de simple règle de compétence.
II – L’office du juge réglé par l’article 24
23L’office du juge est au cœur de la troisième question posée : « l’article 24 du règlement n° 44/2001 s’oppose-t-il à ce que la juridiction saisie en vertu de l’article 2 de ce règlement constate, dans une situation telle que celle décrite dans la première question (à savoir, en présence d’une clause attributive de juridictions en faveur d’un État tiers), qu’elle n’est pas compétente pour se prononcer sur l’affaire, même si le défendeur a comparu devant cette juridiction, y compris en dernière instance, sans contester la compétence ? ».
24La question peut sembler un peu redondante par rapport à celles qui précèdent, mais elle présente ceci d’intéressant que sa formulation illustre bien le rôle de l’article 24 comme règle sur le régime de la compétence. En effet, le libellé de la question fait expressément référence à l’article 2 du règlement Bruxelles I comme étant la disposition qui fonde la compétence du tribunal roumain saisi. L’interrogation sur le jeu de l’article 24 se rapporte donc exclusivement au régime de cette compétence établie en vertu de l’article 2, et plus précisément à l’office du juge. La question posée par la Cour de cassation roumaine se résume en fait à savoir si « une juridiction d’un État membre peut se déclarer incompétente d’office alors même que le défendeur n’a jamais contesté sa compétence ? » (la formulation est de Cyril Nourissat dans la note qu’il consacre au présent arrêt, réf. préc.).
25La réponse apportée par la Cour de justice est, sans surprise, négative : « dans la mesure où les règles de compétence exclusive au sens de l’article 22 du règlement n° 44/2001 ne s’appliquent pas, le juge saisi doit se déclarer compétent lorsque le défendeur comparaît et qu’il ne soulève pas une exception d’incompétence, […] » (point 33). L’affirmation ne fait que confirmer la solution découlant directement des articles 25 et 26 du règlement Bruxelles I qui fixent les deux seuls cas dans lesquels le juge européen saisi est autorisé à relever d’office son incompétence internationale : lorsque le défendeur ne comparaît pas (art. 26) ou lorsqu’une compétence exclusive désigne le tribunal d’un autre État membre (art. 25). Comme l’a déjà bien montré Etienne Pataut (note préc., p. 585), en dehors de ces deux cas, il n’appartient pas à la lex fori de déterminer si le juge peut ou non soulever d’office son incompétence (contra H. Gaudemet-Tallon, op. cit., n° 317). Il est tout simplement interdit au juge de débattre de sa compétence : il doit se reconnaître compétent. Il était donc exclu pour le juge roumain de se déclarer d’office incompétent dès lors que le défendeur avait comparu devant lui sans contester sa compétence.
26La Cour précise, en tant que de besoin, qu’il n’en irait pas autrement si la compétence du juge roumain découlait de l’article 22 (point 34), ce qu’elle s’est au demeurant refusé à vérifier (v. supra, I, A). Dotées d’une force spécifique, les règles de compétence prévues à l’article 22 ont un caractère exclusif et impératif qui s’impose tant au juge qu’aux parties. Contre les règles de compétence exclusive de l’article 22, la volonté des parties ne peut rien, et même l’article 24 devra céder (à condition, bien entendu, qu’articles 22 et 24 ne désignent pas le même juge européen, ce qui était peut-être le cas ici ; sur ce point, v. supra, I, A).
27Malheureusement, le présent arrêt ne permet pas d’affirmer que le même raisonnement s’appliquerait lorsque ce sont les juridictions d’un État tiers qui bénéficient d’une compétence exclusive de même nature que celles de l’article 22. La question de « l’effet réflexe » de l’article 22 n’a jamais reçu de réponse favorable (ou défavorable) de la part de la Cour de justice et le règlement Bruxelles I bis ne l’a pas davantage consacré (v. notre chron. sur l’affaire Ferrexpo, réf. préc., p. 386 s.). Pourtant, c’est sûrement dans cette hypothèse que les contraintes liées à l’exécution de la décision à rendre s’opposent le plus fermement à ce que soit maintenue la compétence du for européen et exigent, au contraire, que soit reconnue la compétence exclusive des juridictions de l’État tiers. Il faut donc souhaiter que, de la même façon que l’article 24 prévaut sur l’article 23 – que la juridiction choisie soit celle d’un État membre ou d’un État tiers –, l’article 22 prévale sur l’article 24 – que la juridiction exclusivement compétente soit celle d’un État membre ou d’un État tiers. Mais en l’état actuel de la jurisprudence et de la législation européenne, rien ne garantit cet heureux résultat.
28Pour terminer, on observera que la solution dégagée par le présent arrêt est transposable à l’article 26 du règlement Bruxelles I bis dont la rédaction reste inchangée en son paragraphe 1. En effet, l’obligation faite au juge saisi dans le paragraphe 2 de s’assurer que le défendeur est informé de son droit de contester la compétence de la juridiction saisie par le demandeur et des conséquences de sa comparution ou de son absence de comparution, est limitée aux cas où ce défendeur est une partie faible. C’est, pour l’instant, la seule concession faite à la remarquable efficacité procédurale de la prorogation tacite de compétence par comparution volontaire, règle de compétence et règle sur l’office du juge.
Mots-clés éditeurs : Règlement (CE) n° 44/2001, Interdiction de se déclarer d’office incompétent sauf compétence exclusive de l’article 22, Clause attributive de juridiction en faveur d’un État tiers, Prorogation de compétence du for européen, Absence de contestation de la compétence, Saisine du tribunal de l’État membre du siège social du défendeur, Comparution volontaire, Article 24 du règlement Bruxelles I
Date de mise en ligne : 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.164.0684