1Soc. Petrona Tower c/ Soc. Sea View Real Estate
2La Cour : – Attendu, selon l’arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 13 févr. 2014), que la société luxembourgeoise Petrona Tower, qui avait acquis un immeuble en France de la société de droit luxembourgeois Sea View Real Estate, soutenant que cet immeuble était affecté de désordres, a assigné celle-ci ainsi que son unique associée, Mme X, domiciliée à Monaco ; que la société Sea View Real Estate et Mme X ont soulevé une exception d’incompétence internationale fondée sur l’article 22 alinéa 2 du règlement CE n° 44/2001 du 22 décembre 2000 ;
3Sur le premier moyen du pourvoi principal : – Attendu que la société Sea View Real Estate et Mme X font grief à l’arrêt de rejeter l’exception d’incompétence et de déclarer irrecevable le moyen de prescription ; Attendu que Mme X et la société Sea View Real Estate ont conclu par un jeu unique de conclusions sans soulever de prétentions ni de moyens propres à l’une d’elles ; que, dès lors, en exposant les prétentions et les moyens de la société Sea View Real Estate, la cour d’appel a par là même exposé ceux de Mme X ; que le moyen n’est pas fondé ;
4Sur le second moyen du pourvoi principal : – Attendu que la société Sea View Real Estate et Mme X font grief à l’arrêt de rejeter l’exception d’incompétence des juridictions françaises pour connaître des demandes formées contre Mme X qui avait été soulevée par cette dernière, alors, selon le moyen :
- 1°/ que la fictivité d’une société invoquée par un tiers pour obtenir la condamnation d’un associé sur le fondement des obligations incombant à la personne morale, constitue l’objet principal du litige qui relève dès lors de la compétence exclusive des juridictions de l’État membre de l’Union européenne sur le territoire duquel se situe le siège social de la société ; qu’en retenant néanmoins que le moyen tiré de ce que la société Sea View Real Estate serait fictive, soutenu par la société Petrona Tower afin de justifier la condamnation de son associée, Mme X, sur le fondement des obligations souscrites par cette personne morale, soulèverait une question accessoire de sorte que serait exclue l’application de la règle attribuant une compétence exclusive aux juridictions de l’État membre sur le territoire duquel se trouve cette société, la cour d’appel a violé l’article 22, 2°, du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ;
- 2°/ qu’il ne peut être dérogé à l’application d’une règle de compétence exclusive de l’article 22 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale par l’application de la règle de compétence spéciale permettant d’attraire un codéfendeur devant le tribunal du lieu du domicile du premier défendeur ; qu’en prenant en compte les demandes dirigées contre la société Sea View Real Estate pour apprécier si la fictivité de cette société invoquée à l’encontre de Mme X, soulevait une question principale, quand le caractère principal de la question soulevée par la fictivité ainsi alléguée devait s’apprécier au regard des seules demandes dirigées contre Mme X, la cour d’appel a violé l’article 22, 2°, du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ;
- 3°/ qu’en toute hypothèse un codéfendeur ne peut être attrait devant les juridictions françaises saisies de demandes formulées contre un premier défendeur que si ce codéfendeur est lui-même domicilié sur le territoire d’un État membre ; qu’en retenant que le tribunal français saisi de l’action de la société Petrona Tower fondée sur l’inexécution du contrat de vente était compétent pour connaître des demandes formulées à l’encontre non seulement de la société venderesse mais aussi de son associée, codéfenderesse à l’action, sans rechercher si la codéfenderesse était domiciliée sur le territoire d’un État membre, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 6 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ;
- 4°/ qu’en toute hypothèse le codéfendeur domicilié hors du territoire d’un État membre ne peut être attrait devant une juridiction déjà saisie de demandes contre un autre défendeur que si ce dernier est domicilié sur le territoire français ou, s’il s’agit d’une société, si son siège social est situé sur ce territoire ; qu’en retenant que le tribunal français saisi de l’action de la société Petrona Tower, fondée sur l’inexécution du contrat de vente, était compétent pour connaître des demandes formulées à l’encontre non seulement de la société venderesse mais aussi de son associée, codéfenderesse à l’action, sans rechercher si la société défenderesse avait son domicile sur le territoire français, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 42 du Code de procédure civile, applicable dans l’ordre international ;
6Mais attendu qu’ayant relevé que la société Petrona tower avait fait assigner la société Sea View Real Estate et Mme X afin d’obtenir leur condamnation solidaire au paiement d’indemnités au titre du coût des travaux de réfection et du préjudice de jouissance, la cour d’appel a exactement décidé que cette action n’avait pas pour objet principal de faire prononcer la nullité de la société Sea View Real Estate, la circonstance que celle-ci soit fictive constituant le moyen d’obtenir la condamnation solidaire de l’associée de Mme X ; qu’en l’état de ces constatations et sans avoir à procéder à des recherches qui ne lui étaient pas demandées, c’est à bon droit qu’elle a rejeté l’exception d’incompétence ; que le moyen n’est pas fondé ;
7Par ces motifs : – Rejette
8Du 9 septembre 2015 – Cour de cassation (Civ. 1re) – Pourvoi n° 14-12.658 – Mme Batut, prés. – SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Thouin-Palat et Boucard, av.
9(1) 1. Cet arrêt d’espèce, inédit au Bulletin civil, suscite une gêne certaine.
10D’un côté, il apparaît conforme à la jurisprudence européenne Hassett, Berliner Verkehrsbetriebe (CJCE 2 oct. 2008, aff. C-372/07, Procédures 2008. 300, obs. C. Nourissat ; D. 2009. Pan. 2388 et les obs. ; Rev. crit. DIP 2009. 71, note B. Ancel ; CJUE 12 mai 2011, aff. C-144/10, D. 2011. Pan. 2436, obs. S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2011. 922, note E. Treppoz), à laquelle il s’agrège en donnant du chef de compétence exclusive des juridictions du siège social une interprétation stricte, ne couvrant que les demandes principales contestant l’existence de la société ou de ses délibérations sociales (v. autrefois en sens contraire, Com. 15 mars 2011, n° 09-72.027, dont les affirmations ne devraient plus faire autorité désormais).
11D’un autre côté, il avalise une forme d’effet d’aubaine pour un demandeur avançant deux argumentaires pourtant contradictoires. Premièrement, affirme le demandeur de l’espèce, la société débitrice est fictive ; ce pourquoi la qualité de partie contractante peut être attribuée à l’associé unique de la société et celui-ci peut être attrait en justice pour inexécution du contrat. Mais, deuxièmement, considère-t-il encore en substance, la société fictive, seul signataire formel du contrat litigieux, demeure d’une vivacité suffisante pour figurer comme partie défenderesse et donner lieu, dans une instance commune, à une condamnation solidaire de la personne morale et de son associé… Il est vrai qu’en perspective française, une société fictive est nulle, non pas inexistante ; elle est donc valable et efficace tant que sa nullité n’a pas été prononcée. Mais si l’on raisonne par analogie avec la simulation, la fraude ou le prête-nom, le tiers à l’acte juridique devrait pouvoir, alternativement, se prévaloir de l’apparence juridique créée ou en revendiquer l’inopposabilité au bénéfice de la situation juridique réelle. Comme on l’a bien écrit, dans ces hypothèse de discordance des apparences et de la réalité, « les tiers exercent librement le choix qui leur est ouvert, mais ils doivent le faire de manière indivisible et unitaire » (J.-J. Daigre, Rép. soc. Dalloz, v° Société fictive, n° 65). Sans fondement juridique spécial et suffisamment explicite, il est difficile de justifier que le tiers puisse jouer sur les deux tableaux, en invoquant une société fictive qui serait à la fois efficace (et donc autonome, opaque) et inefficace (transparente et engageant la personne de ses associés) !
12En termes plus techniques, l’arrêt commenté réalise, hors tout contexte de faillite, une espèce d’extension de procédure civile pour cause de fictivité (et, éventuellement, de confusion des patrimoines). En toute rigueur, une pareille extension aurait dû passer par deux raisonnements dissociés de compétence judiciaire internationale : le premier concernant la personne morale débitrice faciale du contrat, à propos de qui les juridictions françaises sont compétentes à raison du lieu d’exécution de l’obligation contractuelle litigieuse ; le second concernant l’associé débiteur réel allégué du contrat, pour qui les juridictions françaises sont également compétentes à raison du lieu d’exécution de l’obligation contractuelle litigieuse mais à condition que la fictivité de la personne morale ait été antérieurement prouvée. Cette articulation de deux raisonnements successifs de compétence n’est pas avouée comme telle dans l’arrêt. Et pour cause, puisque le second raisonnement semble anéantir l’utilité du premier.
132. Reprenons un instant l’affaire à sa racine, dans la description simplifiée qu’en donne l’arrêt de rejet. Un immeuble situé en France avait été vendu entre deux sociétés de droit luxembourgeois, l’entité venderesse étant de type unipersonnel et détenue par un associé personne physique domicilié à Monaco. L’immeuble étant affecté de désordres, l’acquéreur assigna, devant les juridictions françaises, tant la société venderesse que son associé unique afin d’obtenir leur condamnation solidaire. Par un jeu de conclusions unique (dixit la réponse au premier moyen du pourvoi principal) et alors que la société venderesse était en liquidation, les défendeurs relevèrent une exception d’incompétence des juridictions françaises, puis une exception de prescription.
14L’exception d’incompétence, rejetée en appel par la Cour d’Aix, donne corps aux griefs essentiels du pourvoi principal. Ce pourvoi met bien en lumière les difficultés inhérentes au choix stratégique d’un demandeur, ou de son conseil, souhaitant globaliser le contentieux concernant les deux défendeurs devant un for a priori non disponible à cette fin. Le litige ne relevait pas de la compétence exclusive du juge français de situation de l’immeuble, le litige étant de nature contractuelle ou à la rigueur mixte. Il aurait pu être facilement porté devant les juridictions luxembourgeoises du domicile de la personne morale défenderesse sur le fondement des articles 2 et 60 du règlement n° 44/2001 dit « Bruxelles I », auquel cas l’article 6 § 1 du même règlement aurait pu fonder la compétence à l’encontre du codéfendeur non domicilié. Sous cette réserve que, comme le relevait le pourvoi, pour fonder la compétence à l’encontre d’un défendeur domicilié dans un État tiers (Monaco), il eut fallu mobiliser le dispositif équivalent du droit commun du for saisi. Réciproquement, les juridictions monégasques auraient vraisemblablement pu recevoir l’action intentée contre la personne physique y étant domiciliée, et étendre alors leur compétence internationale au litige connexe contre le codéfendeur non domicilié. Au lieu de cela, on a jugé bon mobiliser le for français au titre de la localisation de l’immeuble et de l’exécution des obligations litigieuses du vendeur, sur le fondement probable de l’article 5 § 1, a) du règlement Bruxelles I à l’égard du défendeur domicilié dans l’Union. L’on sait pourtant qu’un tel chef de compétence spéciale, d’interprétation stricte, ne permet pas d’agréger au contentieux un codéfendeur non domicilié dans ce pays. S’agissant du codéfendeur domicilié à Monaco, à défaut de chef conventionnel de compétence, l’article 46 du Code de procédure civile était sans doute apte à fonder une compétence judiciaire internationale au for français. Pour le mobiliser, il fallait encore pouvoir qualifier l’associé unique de partie à la vente, alors même qu’il était formellement demeuré tiers au contrat passé par la société luxembourgeoise venderesse. Ici pouvait exceptionnellement jouer une logique de transparence de la personne morale, d’inopposabilité de celle-ci à la faveur d’une « levée du voile social » ; mais à l’essentielle condition que la fraude ou la fictivité ait été démontrée. L’observateur extérieur ne sait pas par qui, ni comment, cette preuve a été administrée au cas d’espèce.
15Quelques observations sommaires peuvent être faites à ce stade.
16La démarche de levée du voile social est particulièrement grave, puisqu’elle vise à contrarier l’organisation voulue lors de la constitution d’une personne morale à risques limités pour les associés. La preuve d’une fictivité, fraude ou interposition de personnes peut sans doute être rapportée par tous moyens s’agissant de déterminer la compétence et la recevabilité des demandes. Mais, afin d’éviter en pareil cas tout abus du côté du demandeur à la compétence, la prudence commande d’exiger de ce dernier un commencement de preuve circonstancié. À défaut, il convient de renvoyer le plaideur à l’exploitation des compétences de principe et, pour le juge saisi, de s’en tenir aux apparences juridiques naissant des actes formels (contrat de vente, acte de société). Inversement, dans le cas particulier où la fictivité alléguée ne concerne pas seulement l’objet social, les apports ou l’autonomie patrimoniale de l’être moral, mais aussi la fixation de son siège statutaire, et lorsque le siège social paraît effectivement établi au for, toute difficulté disparaît puisqu’il suffit, en l’absence de clause attributive de juridiction ou de clause d’arbitrage, de prouver la localisation de ce siège ou domicile de la personne morale (administration centrale ou principal établissement : v. B. Audit, L. d’Avout, Droit international privé, Économica, 7e éd., n° 1057 in fine et réf. à la note 3) afin d’établir la compétence internationale des juges locaux du chef du premier défendeur et d’agréger à l’instance les éventuels codéfendeurs pour toute demande connexe les concernant (ce qu’est de toute évidence la mise en cause de la responsabilité personnelle de l’associé à raison des agissements de la société).
173. En droit, la formulation avalisée par la Cour de cassation pour justifier le rejet du pourvoi apparaît à la fois trop formelle, en ce qu’elle reprend la terminologie de la Cour de justice sans en expliciter l’emploi, et trop courte, quant au concept de fictivité mobilisé. Selon la Cour de cassation, l’action litigieuse « n’avait pas pour objet principal de faire prononcer la nullité de la société [luxembourgeoise], la circonstance que celle-ci soit fictive constituant le moyen d’obtenir la condamnation solidaire de l’associée (…) ».
18Deux aspects sont saillants dans cette rédaction.
19Le premier constitue, on vient de l’indiquer, un écho direct à la jurisprudence la Cour de justice, qui ne soumet à la compétence exclusive du juge du siège social que les demandes ayant « pour objet principal » d’affecter la personnalité morale d’une société ou la validité des décisions de ses organes (arrêt Berliner Verkehrsbetriebe, préc., point 44 contenant ce critère de « l’objet principal » du litige ; on méditera la façon avec laquelle il était exploité par la première branche du second moyen du pourvoi). Dans le dernier des arrêts de la Cour de justice intervenu sur ce point, la question préalable de validité d’une décision sociale était apparue au soutien d’une allégation principale d’inefficacité d’un contrat conclu par la société. La question préalable est jugée suffisamment indépendante du statut de la société concernée pour l’attribuer, à titre accessoire, à la compétence du juge saisi de la question principale. Il est des raisons de douter du caractère aisément extensible de cette jurisprudence aux allégations incidentes d’inefficacité de la personne morale (fictivité conduisant à la nullité ou l’inopposabilité). En ce cas, en effet, le vice institutionnel reproché n’est pas relatif et contingent (nullité ou inopposabilité d’une décision autorisant la passation d’un acte externe) ; il est au contraire d’ordre absolu et permanent (inefficacité de la personne morale elle-même). De sorte que c’est fragiliser l’intégrité de la personne morale organisée à l’étranger que d’admettre que le juge du for puisse, fût-ce incidemment, prononcer son inefficacité. La généralisation de la solution d’espèce permettrait à des juridictions autres que celles du siège d’anéantir pratiquement la personne morale constituée à l’étranger ; ce, par réitération au gré des contentieux particuliers du constat préalable de fictivité exposant les associés aux dettes de la personne morale. Il n’est pas sûr qu’une pareille solution soit conforme à l’esprit de l’attribution de compétence exclusive, qui est d’éviter la désorganisation de la personne morale en application de points de vue de pays autres que celui de l’implantation prépondérante (v. H. Synvet, Rép. Dalloz dr. internat., v° Société, n° 96 évoquant la « force d’attraction » de la lex societatis et la corrélation de for opérée par l’art. 22 du règlement Bruxelles I). À tout le moins, ce risque de désorganisation devrait-il être obvié par une motivation liminaire circonstanciée des circonstances de la fictivité, justifiant l’adoption de solutions dérogatoires liées à ce concept juridique d’exception.
20Dans l’attendu relevé ci-dessus, le second aspect rédactionnel saillant tient à la nature non constitutive du jugement incident de fictivité (v. ég., en matière d’extension de procédure collective, Com. 19 févr. 2002, n° 98-20.578, Bull. civ. IV, n° 33). Évoquer « la circonstance que (la société) soit fictive » annonce un constat d’ordre factuel, déconnecté de toute mise en application d’un régime juridique spécifique. La chose est peu satisfaisante, si l’on admet que la fictivité est une notion de droit, devant être référée à certains critères juridiques et pouvant ainsi susciter un conflit de lois. Dans son dernier état, la jurisprudence française semble considérer que la fictivité doit être appréciée d’après la loi étrangère ayant été appliquée à la formation de l’être moral (v. Com. 21 oct. 2014, Artifax Trading, Rev. sociétés, 2015. 436, note M. Menjucq ; Rev. crit. DIP 2015. 603, 2e esp. et comm. 541 ; D. 2015. Pan. 2034, obs. S. Bollée) ; ce qui est cohérent avec une définition de la fictivité comme vice de constitution. Entendu plus largement comme un synonyme de fraude, et pouvant entraîner des conséquences diverses en termes d’opposabilité des actes juridiques, la fictivité ne relève plus nécessairement de la loi compétente pour régir son objet mais peut relever de la loi applicable à sa source, voire de la loi du for si l’on considère l’exception générique de fraude comme une institution de police civile. En conséquence, s’agissant d’allégations de sociétés fictives (sur la disparité en droit interne du concept de fictivité, v. Rouast-Bertier, Société fictive et simulation, Rev. sociétés, 1993. 725, en concl. n° 41, p. 750 : « la notion de société fictive, notion “fourre-tout”, recouvre des situations qui ne peuvent (…) être analysées juridiquement de façon identique et ne doivent pas produire les mêmes effets : tantôt simulation, tantôt convention de prête-nom (…), tantôt application de la théorie de l’apparence (…), tantôt enfin, le plus souvent, abus (…de) la personnalité morale et (de) l’autonomie patrimoniale qu’elle permet de réaliser (…) »), la distinction pertinente devrait être opérée rétrospectivement, à partir des conséquences directes associées au succès des prétentions. On opposerait ainsi certains litiges pourvus de conséquences sociétaires structurelles (nullité de la société ou de ses décisions) à d’autres, dépourvus de conséquences structurelles (demandes en inopposabilité). Récemment rappelée en matière de conflits de lois (domaine de la lex societatis), cette distinction ab effectu peut être transposée aux conflits de juridictions afin de déterminer l’étendue de la compétence exclusive du judex societatis. Comme le soussigné a cru pouvoir l’écrire dans cette Revue : « Si la conséquence souhaitée [par le plaideur alléguant à propos d’une société formellement étrangère le vice de fraude ou de fictivité] est l’anéantissement de la personnalité juridique constituée à l’étranger, des raisons nombreuses poussent à imposer la compétence de principe de la loi étrangère concernée [et la compétence exclusive du juge étranger du siège, si celui-ci n’est pas dissocié]. (…) Si, en revanche, le plaideur invoque le bénéfice d’une inopposabilité de la personne morale, cette sanction ponctuelle, non structurelle, du vice de fraude n’aurait pas à être nécessairement référée à la loi du pays de constitution organique de la société [et conséquemment au juge étranger]. Le raisonnement pourrait au contraire prendre appui sur l’opération patrimoniale litigieuse ou la situation sous-jacente occultée par la fraude. La personne morale étant intacte, le for français doit être libre de sanctionner en nature la tentative de lésion des intérêts d’un tiers ou du public. (…) » (Siège social, fictivité et fraude : hésitations autour du rattachement français des sociétés, Rev. crit. DIP 2015. 541, n° 14 p. 555).
214. La chasse aux sociétés fictives et autres personnes morales de papier est légitime. Mais la fin ne justifiant pas tous les moyens, cette lutte devrait être menée de façon orthodoxe, avec le souci d’une moindre déformation des concepts et règles de droit.
22La fictivité, appliquée au critère du siège social, permet de rapatrier sous l’empire du droit local et devant les juges du for, les sociétés artificiellement expatriées. En ce cas, la fictivité fait même échec à l’exclusivité de la compétence internationale des juges du siège statutaire (arg. : art. 22, 2°, 2e phrase du règl. Bruxelles I, devenu art. 24, 2°, 2e phrase du règlement refondu) et peut consécutivement faire disparaître les problèmes de chevauchement et de démarcation des divers chefs de compétence judiciaire, tels qu’ils étaient saillants dans l’affaire d’espèce (supra n° 2).
23Appliqué à la personnalité juridique toute entière, ce même concept de fictivité peut permettre d’atteindre les parties prenantes, dirigeants ou associés, selon une logique de transparence et de lien juridique direct établi à travers une personne morale inopposable. Pour ce faire, la condition essentielle est que le tiers lésé adopte une position cohérente : se prévaloir d’une fictivité, après l’avoir qualifiée, et ignorer alors la personne morale constituée à l’étranger (sauf à interpeller celle-ci à titre subsidiaire) ; ou alors renoncer à la transparence pour cause de fictivité, assigner la personne morale et y adjoindre un tiers sur un fondement juridique autrement défini (responsabilité pour apparence créée, action oblique ou paulienne, etc.). Pour avoir mélangé au cas d’espèce ces divers ordres de raisonnement, le demandeur a poussé les juridictions françaises à adopter une solution bancale. La compétence spéciale en matière contractuelle fut mobilisée, à propos de deux défendeurs établis à l’étranger, les deux étant tenus pour parties venderesses moyennant l’affirmation et la négation simultanées de l’autonomie de la personne morale formellement partie au contrat.
24Cet expédient – révélateur d’un risque supplémentaire planant sur certains montages off shore – n’est guère satisfaisant. Il n’aurait probablement pas été mis en œuvre avec une motivation aussi succincte dans les deux pays voisins de la France qui, en dépit de l’objet immobilier de la contestation, n’étaient pas moins concernés par cette affaire à l’issue si curieuse.
Mots-clés éditeurs : Compétence judiciaire, Codéfendeurs, Société, Associé unique, Article 22. 2, Règlement Bruxelles I, Fictivité
Date de mise en ligne : 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.163.0537