Couverture de RCDIP_144

Article de revue

V. — Union européenne

Pages 858 à 876

Notes

  • [*]
    Professeur à l'Université d'Orléans, CRJ Pothier.

1Cour de cassation (Soc.) – 27 novembre 2013

2Règlement (CE) n° 44/2001 – Article 19 § 2 – Compétence en matière de contrats individuels de travail – Règles applicables – Détermination – Lieu d’exécution du travail

3Il résulte de l’article 19 du règlement (CE) n° 44/2001, reprenant la règle fixée par l’article 5 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 antérieurement applicable, qu’un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un État membre peut être attrait devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail même si le licenciement de celui-ci a été prononcé dans le cadre d’une procédure collective ouverte dans l’État membre et selon la loi du domicile de l’employeur, cette dernière étant applicable au litige (1).

4(M. X. c. Curateurs de la faillite de la société Nova électro international et Délégation Unedic Ags Cgea Faillite transnationale)

5La Cour : – Sur le moyen unique : Vu l’article 19 du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 ; Attendu qu’il résulte de ce texte, reprenant en cela la règle fixée par l’article 5 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 antérieurement applicable, qu’un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un État membre peut être attrait devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ; Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. X… a été engagé le 1er septembre 1980, en qualité de magasinier sur le site d’Aulnay-sous-Bois, par la succursale en France de la société Nova électro international dont le siège social est à Tongres en Belgique ; que dans le cadre d’une procédure collective, le tribunal de commerce de Tongres a, par jugement du 8 janvier 1997, désigné des curateurs de la société Nova électro international, lesquels ont obtenu l’autorisation de licencier le personnel ; que M. X…, licencié par lettre du 17 janvier 1997, a saisi le conseil de prud’hommes de Bobigny le 14 septembre 2005 de demandes tendant à dire nul son licenciement, à obtenir l’inscription au passif de la société de créances indemnitaires pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour non-respect de la procédure, à dire opposable à l’AGS la décision à intervenir et à dire que cette dernière devait aussi garantir la partie des créances d’ores et déjà admises mais non garantie par le Fonds belge de fermeture des entreprises ;

6Attendu que pour dire la juridiction prud’homale française incompétente pour statuer sur les demandes du salarié et le renvoyer à mieux se pourvoir, l’arrêt retient que la législation en vigueur applicable à la situation de M. X… en 1997 était bien la loi belge ; que l’AGS réservait à cette époque l’intervention du régime de garantie des salaires découlant de l’article L. 143-11-1 du Code du travail aux seules procédures de redressement ou de liquidation judiciaires ouvertes par des juridictions appartenant à l’ordre judiciaire français ; que de fait, M. X… avait déclaré des créances au passif de la procédure de faillite belge, créances en partie prises en charge par le fonds d’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprise ; que cette prise en charge est d’ailleurs toujours en cours et n’est pas encore clôturée et que c’est dès lors à juste titre que tant les curateurs de la faillite de la société Nova électro international que la délégation Unedic AGS ont pu soulever l’incompétence du conseil de prud’hommes de Bobigny pour connaître des demandes de M. X… au profit de la juridiction belge compétente ;

7Qu’en statuant ainsi par des motifs inopérants pour déterminer le juge compétent pour connaître de l’action du salarié dirigée contre son employeur en contestation de son licenciement avec demande de garantie de l’AGS et alors qu’elle constatait que le salarié avait toujours accompli son travail à Aulnay-sous-Bois, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; Par ces motifs : – Casse.

8Du 27 novembre 2013 – Cour de cassation (Soc.) – Pourvoi n° 12-20.426 – MM. Lacabarats, prés., Béraud, rapp., Weissmann, av. gén. – SCP Garreau, Bauer-Violas et Feschotte-Desbois, av.

9(1) Ces derniers temps, le contentieux relatif aux créances salariales dans l’hypothèse d’une procédure d’insolvabilité internationale est très nourri, tant devant la Cour de cassation (v. not. Soc. 21 sept 2011, n° 08-41.512, D. 2011. 2400 ; RTD eur. 2012. 505, obs. I. Rueda ; Rev. proc. coll. 2011. 171, note M. Menjucq ; Soc. 11 avr. 2012, n° 09-68.553, D. 2012. 1123 ; RTD 2012. 422, obs. L. Driguez ; Rev. crit. DIP 2013. 210, note J.-M. Jude ; JCP S 2012. 1310, note G. Vachet ; JCP E 2012. 1508, chron. Ph. Pétel ; Soc. 4 déc. 2012, n° 11-22.166, RDT 2013. 437, note F. Jault ; Rev. crit. DIP 2013. 518, note D. Jacotot) que devant la Cour de justice (v. not. CJUE 10 mars 2011, aff. C-477/09, Défossez, Europe 2011. comm. 190, L. Driguez ; JCP S 2011. 1275, note E. Jeansen ; CJUE 17 nov. 2011, aff. C-435/10, J.C. van Ardennen c/ Raad van Bestuur van het Uitvoeringsinstituut werknemersverzekering, Europe 2012. comm. 3 note F. Kauff-Gazin ; CJUE 18 avr. 2013, aff. C-247/12, Meliha Veli Mustafa c/ Direktor na fond « Garantirani vzemania na rabotnitsite i sluzhitelite » kam Natsionalnia osiguritelen institut, JCP S 2013. 1323, comm. Th. Tauran). L’arrêt du 27 novembre 2013 de la Chambre sociale de la Haute juridiction française (n° 12-20.426 ; Lamy Social 2014. 359, obs. J.-E. Tourreil, JCP S n° 15, 2014, p. 1155, comm. A. Piacitelli-Guedj) est une nouvelle illustration de la distinction des conflits de lois et des conflits de juridictions en la matière.

10Un magasinier avait été engagé en septembre 1980 par la succursale française d’une société Nova électro international dont le siège social était à Tongres en Belgique ; le salarié travaillait sur le site d’Aulnay-sous-Bois. La société belge a fait l’objet d’une procédure collective ouverte devant le tribunal de commerce de Tongres qui a désigné des curateurs, curateurs qui ont procédé au licenciement économique du magasinier par une lettre en date du 17 janvier 1997. Ce n’est que huit années plus tard, que le salarié licencié saisit le conseil des prud’hommes de Bobigny pour demander le prononcé de la nullité de son licenciement et obtenir l’inscription au passif de la société des créances indemnitaires pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et irrespect des règles procédurales, et pour rendre opposable la décision à l’AGS afin qu’elle garantisse les créances admises mais non garanties par le Fonds belge de fermeture des entreprises. Si le salarié a eu les faveurs du conseil des prud’hommes qui s’était déclaré compétent, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt infirmatif en reprenant les arguments des représentants de la société belge et de l’AGS. Selon les juges du fond, leur incompétence découlait de ce que la loi applicable au contrat de travail était la loi belge et que par ailleurs l’AGS réservait à cette époque l’intervention du régime de garantie des salaires découlant de l’article L. 143-11-1 du Code du travail aux seules procédures de redressement ou de liquidation judiciaires ouvertes par des juridictions appartenant à l’ordre judiciaire français. De plus, le salarié avait déclaré des créances au passif de la procédure de faillite belge, créances en partie prises en charge par le fonds belge d’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprise ; sachant, de surcroît, que cette prise en charge était toujours en cours et donc non encore clôturée. Le salarié cherchait à obtenir la prise en charge de ses créances par l’AGS, quand, à l’inverse, la société et le fonds français de garantie se retranchaient derrière des dispositions de droit transitoire pour démontrer que la loi applicable était la loi belge afin de faire jouer la prescription belge et d’éviter le jeu de l’AGS. La Cour de cassation donne raison au salarié et casse l’arrêt d’appel en se contentant de rappeler qu’un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un État membre pouvait être attrait devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail (I). Cela suffit à la Cour qui ne prend pas la peine d’envisager la question de la loi applicable (II).

11I. – Sur le terrain du conflit de juridictions, le raisonnement de la Cour est imparable. Elle écarte le règlement insolvabilité n° 1346/2000 du 29 mai 2000 et la directive 2002/74 du 23 septembre 2002 qui n’étaient pas entrés en vigueur et qui, compte tenu des dispositions transitoires, ne pouvaient s’appliquer à des procédures ouvertes antérieurement. Elle se fonde alors sur le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, et plus particulièrement sur l’article 19 : l’employeur ayant son domicile dans le territoire d’un État membre peut être attrait dans un autre État membre, notamment devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail. Ce visa pourra surprendre car le règlement Bruxelles I est entré lui aussi en vigueur postérieurement aux faits, le licenciement litigieux ayant été prononcé en 1997. Cependant, l’article 19 du règlement reprend la règle fixée par l’article 5-1 de la convention de Bruxelles (règle par ailleurs reprise à l’article 21 du règlement Bruxelles I bis du 12 déc. 2012, n° 1215/2012). Et selon la Cour de justice, il convient d’interpréter les dispositions de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, transposable pour l’application de l’article 19 du règlement (CE) n° 44/2001, en définissant l’employeur comme la personne pour le compte de laquelle le travailleur accomplit pendant un certain temps, en sa faveur et sous sa direction, des prestations en contrepartie desquelles elle verse une rémunération. Dans un arrêt Pugliese (CJCE 10 avr. 2003, aff. C-437/00, § 18, Gaz. Pal. 2004, n° 163, p. 59, note L. Cordier-Féron ; JDI 2004. 632 note A. Huet ; Europe 2003. 30, obs. L. Idot, RTD eur. 2003. 529, obs. P. Rodière), la juridiction européenne a en effet constaté qu’« en matière de contrats de travail, l’interprétation de l’article 5.1 de la convention doit tenir compte du souci d’assurer une protection adéquate au travailleur en tant que partie contractante la plus faible du point de vue social et qu’une telle protection est mieux assurée si les litiges relatifs à un contrat de travail relèvent de la compétence du juge du lieu où le travailleur peut, à moindres frais, s’adresser aux tribunaux ou se défendre » (sur le forum executionis, v. aussi CJCE 27 févr. 2002, aff. C-37/00, Weber, concl. F.G Jacobs, publié au Recueil ; Cah. dr. eur. 2003. 7773, obs. H. Tagars ; DMF 2003, hors-série, n° 7, p. 17, obs. P. Bonassies ; JDI 2003. 661, obs. A. Huet). La Cour a de surcroît eu l’occasion d’imposer aux juridictions des États contractants d’appliquer d’office la convention de Bruxelles en précisant que ces règles de compétences devaient être considérées d’ordre public (CJCE 19 janv. 1993, aff. C-89/91, Shearson Lehman Hutton, § 10, Rec. I-139 ; Rev. crit. DIP 1993. 320, note H. Gaudemet-Tallon, JDI 1993. 466, note A. Huet ; D. 1993. Somm. 214, obs. Kullmann).

12Elle censure ainsi la cour d’appel qui s’était fondée sur les règles de détermination de l’institution compétente pour garantir le paiement des créances des salariés travaillant en France pour le compte d’employeurs établis sur le territoire d’autres États membres de l’Union européenne soumis à une procédure collective. Les motifs retenus par la cour d’appel sont inopérants pour déterminer le juge compétent, le conflit de lois ne devant pas se confondre avec le conflit de juridictions. Les juges du fond ne pouvaient retenir la compétence des juridictions belges au motif qu’étaient applicables les lois de faillite et d’indemnisation belges en l’espèce. La solution est classique. La chambre sociale a rappelé cette distinction élémentaire entre conflit de juridictions et conflit de lois dans plusieurs affaires, en précisant que « la loi éventuellement applicable au fond du litige était sans effet sur la juridiction compétente » (Soc. 6 févr. 1986, n° 85-42.266, Bull. civ. V, n° 5) et que « la compétence internationale du juge français ne dépend pas de la loi applicable au litige » (Soc. 30 avr. 1997, n° 96-41.882). En l’espèce, il n’était pas contesté que le salarié travaillait en région parisienne. Dès lors la juridiction prud’homale française était compétente pour connaitre du litige. Les circonstances tenant au fait que le salarié avait déclaré sa créance auprès d’un tribunal belge – que cette créance soit prise partiellement en charge par le fonds d’indemnisation belge, et que cette prise en charge était toujours en cours – étaient inopérantes. On peine à comprendre le raisonnement des juges du fond sauf à considérer que la cour d’appel n’ait pas voulu distinguer la contestation du licenciement qui relève du contrat de travail, de l’inscription des créances impayées au passif de la procédure belge d’insolvabilité, voire qu’elle ait souhaité la centralisation des deux procédures dans un même État (v. A. Piaticelli-Guedj, op. cit.). Les juges du fond se sont aussi peut-être fourvoyés en omettant l’option de compétence prévue au second paragraphe de l’article 19, or la déclaration de créance à la faillite belge par le salarié embauché par la succursale française d’une entreprise établie en Belgique ne saurait valoir renoncement à se prévaloir de cette option.

13La Cour de cassation se contente de rappeler cette option pour casser la décision, sans régler la question du conflit de lois. Or, contrairement à ce que prétendent les curateurs et l’AGS, il n’est pas évident que la loi belge, qui prévoit une prescription plus courte que la loi française, soit applicable dans l’affaire rapportée.

14II. – S’agissant du conflit de lois, il faut distinguer la question relative aux règles sur la régularité de la rupture du contrat de celle de la garantie des créances salariales. La convention de Rome du 19 juin 1980 – dont les dispositions ont été en grande majorité reprises par le règlement européen du 17 juin 2008 applicable aux contrats de travail conclus postérieurement à son entrée en vigueur – énonce que la loi applicable est celle choisie explicitement ou implicitement par les parties. Dans le silence du contrat sur la question, ou si la volonté des parties ne peut se déduire d’aucun élément suffisamment probant, alors la loi régissant le contrat est celle du lieu habituel du travail. En l’espèce, l’analyse des faits semble démontrer que le droit du travail français est applicable.

15Qu’en est-il de la question de la garantie des créances salariales ? Si depuis une loi n° 2008-89 du 30 janvier 2008 (transposant une directive 2002/74 du 23 sept. 2002, JOUE L 270, 8 oct. 2002 elle-même abrogée en faveur d’une recodification par une directive 2008/94 du 22 oct. 2008, JOUE L. 283, 28 oct. 2008), l’article L. 3253-18-1 du Code du travail affirme que les institutions de garantie assurent le règlement des créances impayées des salariés qui exercent ou exerçaient habituellement leur activité sur le territoire français, pour le compte d’un employeur insolvable dont le siège social est situé dans un autre État membre de l’Union européenne, l’AGS à l’époque réservait l’intervention du régime de garantie aux seules procédures de redressement ou de liquidation judiciaires ouvertes par les juridictions appartenant à l’ordre judiciaire français. En effet, selon la directive 80/987 applicable dans notre cas d’espèce, l’institution de garantie compétente est celle de l’État membre sur le territoire duquel est décidée l’ouverture de la procédure de désintéressement ou le territoire sur lequel est constatée la fermeture de l’entreprise ou de l’établissement de l’employeur. La Cour de justice dans un arrêt Mosbaek (CJCE 17 sept. 1997, aff. C-177/96, Rec. A- 5017) a ainsi eu l’occasion d’affirmer que lorsque l’employeur n’est pas établi dans l’État où travaille le salarié habituellement, l’institution compétente est celle de l’État où est ouverte la procédure collective. Toutefois, lorsque le contentieux de l’insolvabilité concerne une entreprise ayant des activités sur plusieurs États membres, comme en l’espèce où la société belge possédait une succursale en France, la Cour de justice, dans un arrêt Everson du 16 décembre 1999 (aff. C-198/98, Rec. I-8903. V. également Soc. 16 janv. 2008, n° 06-43.030, Act. proc. coll. F. Mélin ; Soc. 7 juill. 2009, n° 08- 40.456, Rev. proc. coll. 2009. comm. 148, T. Mastrullo), considère qu’il convient de se référer à titre de critère additionnel et compte tenu de la finalité sociale de la directive, au lieu d’activité du travailleur. Certes le salarié en l’espèce avait fait un choix en sollicitant et en obtenant partiellement une indemnisation de sa créance par l’institution de garantie belge. Mais l’on sait que la Cour de cassation estime que la garantie assurée par l’institution du pays dans lequel est établi l’employeur peut être complétée par celle du pays dans lequel s’accomplissait le travail, dans la limite du fonds de garantie qui s’y applique (Soc. 11 avr. 2012, préc. et Soc. 4 déc. 2012, préc.). Sans revenir ici sur le caractère discutable du fondement juridique et les conséquences dommageables relevés par les commentateurs, un auteur a très justement soulevé un problème de cohérence (L.-C. Henry, La réforme oubliée, la protection des salariés face à l’insolvabilité de l’employeur, D. 2013. 2410, n° 11), puisque « la loi du concours fixe le caractère ou non privilégié des créances salariales et le rang qu’elles occupent dans l’ordre du paiement collectif des créanciers ». Or il y a souvent une corrélation logique entre le degré de garantie de paiement des salaires assurés aux salariés et le rang privilégié du paiement accordé par la loi du concours au paiement des créances salariales. Si l’AGS a un domaine d’intervention faisant d’elle une garantie presque sans limite pour les salariés (v. à ce sujet D. Jacotot, Droit social et droit des entreprises en difficulté, in Ph. Roussel Galle (dir.), Entreprises en difficultés, LexisNexis, coll. 360°, 2012, n° 1169) – au point que certains auteurs rappellent qu’il ne s’agit pas d’une assurance et qu’il conviendrait de redéfinir son rôle (Ph. Roussel Galle, Rev. proc. coll. n° 2, mars 2014. Étude 5) – elle bénéficie dans la loi française d’un rang très favorable. En incitant les salariés à solliciter l’AGS à titre principal ou complémentaire, la jurisprudence conduit à faire financer par la France pour partie la protection européenne. Or une évidence a été très justement souligné par un auteur (Ph. Roussel Galle, op. cit.) : « plus on demande à l’AGS, moins elle récupère ses avances, plus ses cotisations augmentent ». La récupération est encore moins aisée, si la lex concursus étrangère n’offre pas un rang aussi favorable à l’institution de garantie salariale. À l’heure où l’on cherche à améliorer la compétitivité des entreprises en réduisant les charges salariales, il serait peut-être opportun de réformer ce point, à ce jour oublié par le projet de révision du règlement insolvabilité (v. L.-C. Henry, op. cit.).

16Jean-Michel Jude

17Cour de justice de l'Union européenne. – C-548/12 – 13 mars 2014

18Règlement (CE) n° 44/2001 – Compétences spéciales – Article 5, points 1 et 3 – Action en responsabilité civile – Nature contractuelle ou délictuelle

19Des actions en responsabilité civile de nature délictuelle en droit national doivent, néanmoins, être considérées comme relevant de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement (CE) n° 44, si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat (1).

20(Marc Brogsitter c. Fabrication de Montres Normandes EURL e. a.)

211. La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 5, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JOCE 2001, L 12, p. 1).

222. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Brogsitter, domicilié à Kempen (Allemagne), à Fabrication de Montres Normandes EURL (ci-après « Fabrication de Montres Normandes »), société établie à Brionne (France), et à M. Frä dorf, domicilié à Neuchâtel (Suisse), au sujet d’actions introduites par M. Brogsitter à diverses fins en raison de préjudices qu’il aurait subis du fait d’agissements considérés comme étant constitutifs de concurrence déloyale. […]

2315. […] le Landgericht Krefeld a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

24« Convient-il d’interpréter l’article 5, point 1, du règlement [n° 44/2001] en ce sens qu’un demandeur qui prétend avoir subi un préjudice du fait d’un comportement [constitutif de concurrence déloyale] relevant de la matière délictuelle en vertu du droit allemand et commis par le cocontractant de celui-ci établi dans un autre État membre invoque également des droits relevant de la matière contractuelle à l’encontre dudit cocontractant, même s’il fonde son action sur une base juridique relevant de la responsabilité civile délictuelle ? »

25Sur la question préjudicielle

2616. Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si des actions en responsabilité civile, telles que celles en cause au principal, de nature délictuelle en droit national, doivent néanmoins être considérées comme relevant de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001, compte tenu du contrat qui lie les parties au principal.

2717. À titre liminaire, il convient de rejeter comme non fondée l’exception d’irrecevabilité soulevée par M. Brogsitter, selon laquelle cette question est dénuée de pertinence dès lors que la juridiction de renvoi devrait, en tout état de cause, être considérée comme territorialement compétente en vertu de l’article 5, point 1, sous b), du règlement n° 44/2001, qui vise les contrats de vente de marchandises, ou de l’article 5, point 3, de ce règlement. En effet, une telle argumentation porte uniquement sur l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions du droit de l’Union en cause dans l’affaire au principal et, partant, ne constitue pas une cause d’irrecevabilité de la question posée à titre préjudiciel.

2818. Il convient ensuite de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante que les termes de « matière contractuelle » et de « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens, respectivement, des points 1, sous a), et 3 de l’article 5 du règlement n° 44/2001, doivent être interprétés de façon autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de ce règlement, en vue d’assurer l’application uniforme de celui-ci dans tous les États membres (voir, notamment, arrêt du 18 juillet 2013, ÖFAB, C-147/12, non encore publié au Recueil, point 27). Ils ne sauraient, dès lors, être compris comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale.

2919. Par ailleurs, dans la mesure où le règlement n° 44/2001 remplace, dans les relations entre les États membres, la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JOCE 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la « convention de Bruxelles »), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de la convention de Bruxelles vaut également pour celles de ce règlement, lorsque les dispositions de ces instruments peuvent être qualifiées d’équivalentes (arrêt ÖFAB, précité, point 28). Il en va ainsi des points 1, sous a), et 3 de l’article 5 de ce règlement par rapport, respectivement, aux points 1 et 3 de l’article 5 de la convention de Bruxelles (voir, en ce sens, arrêt ÖFAB, précité, point 29).

3020. À cet égard, il résulte d’une jurisprudence constante que la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement n° 44/2001, comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), de ce règlement (voir en ce sens, notamment, arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis, 189/87, Rec. p. 5565, point 17).

3121. Afin de déterminer la nature des demandes en responsabilité civile portées devant la juridiction de renvoi, il importe, dès lors, de vérifier dans un premier temps si celles-ci revêtent, indépendamment de leur qualification en droit national, une nature contractuelle (voir, en ce sens, arrêt du 1er octobre 2002, Henkel, C-167/00, Rec. p. I-8111, point 37).

3222. Il ressort de la décision de renvoi que les parties en cause au principal sont liées par un contrat.

3323. Pour autant, la seule circonstance que l’une des parties contractantes intente une action en responsabilité civile contre l’autre ne suffit pas pour considérer que cette action relève de la « matière contractuelle » au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001.

3424. Il n’en va ainsi que si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat.

3525. Tel sera a priori le cas si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second.

3626. Il appartient, dès lors, à la juridiction de renvoi de déterminer si les actions intentées par le requérant au principal ont pour objet une demande de réparation dont la cause peut être raisonnablement regardée comme une violation des droits et des obligations du contrat qui lie les parties au principal, ce qui en rendrait indispensable la prise en compte pour trancher le recours.

3727. Si tel est le cas, ces actions se rattachent à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001. À défaut, elles doivent être considérées comme relevant de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement n° 44/2001.

3828. Il importe également de relever que, dans la première hypothèse, la compétence territoriale en matière contractuelle devra être déterminée conformément aux critères de rattachement définis par l’article 5, point 1, sous b), du règlement n° 44/2001 si le contrat en cause au principal est constitutif d’un contrat de vente de marchandises ou de fournitures de services au sens de cette disposition. Ainsi que le prévoit l’article 5, point 1, sous c), du règlement n° 44/2001, ce n’est en effet que dans l’hypothèse où un contrat n’entre dans aucune de ces deux catégories qu’il convient de déterminer la compétence judiciaire conformément au critère de rattachement prévu à l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001 (voir, en ce sens, arrêts du 23 avril 2009, Falco Privatstiftung et Rabitsch, C-533/07, Rec. p. I-3327, point 40, ainsi que du 19 décembre 2013, Corman-Collins, C-9/12, non encore publié au Recueil, point 42).

3929. Par conséquent, il convient de répondre à la question posée que des actions en responsabilité civile telles que celles en cause au principal, de nature délictuelle en droit national, doivent, néanmoins, être considérées comme relevant de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement n° 44/2001, si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat.[…]

40Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit : – Des actions en responsabilité civile telles que celles en cause au principal, de nature délictuelle en droit national, doivent, néanmoins, être considérées comme relevant de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat.

41Du 13 mars 2014 – Cour de justice de l’Union européenne – Aff. C-548/12 – MM. da Cruz Vilaça, prés., Bonichot, rapp., Jääskinen, av. gén. – MM. Brogsitter, Mansouri, av.

42(1) Quel est le juge compétent lorsqu’un contractant intente à l’égard de son cocontractant une action qualifiée, au fond en tous cas, de délictuelle ?

43C’est à cette question que s’est attelée la Cour de justice, donnant lieu à l’arrêt Brogsitter ici commenté, et qui suscite, il faut le dire d’emblée, infiniment plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

44La situation était à vrai dire idéale pour que la question soit, à tout le moins, posée. Un vendeur de montres de très haute horlogerie suisse, Marc Brogsitter, avait commandité un citoyen allemand vivant, alors, en France – M. Frässdorf – et la société française qu’il avait créée – Fabrication de Montres Normandes – pour que ceux-ci conçoivent et développent deux mouvements de montres destinés à être emboités et commercialisés par M. Brogsitter.

45Parallèlement, les commanditaires auraient également créé et commercialisé d’autres calibres, sous leur propre nom.

46Estimant cette activité parallèle illicite, M. Brogsitter a assigné M. Frässdorf et Fabrication de Montres Normandes devant les juridictions allemandes, se plaignant simultanément d’une méconnaissance du contrat et de fautes délictuelles.

47Plus précisément, et l’on est ici au cœur des difficultés, estimant que M. Frässdorf et Fabrication de Montres Normandes se seraient contractuellement interdit de concevoir et commercialiser en parallèle d’autres montres ou mouvements, M. Brogsitter a agi sur le terrain de la responsabilité délictuelle, plus précisément des règles allemandes sur la concurrence déloyale et de la responsabilité pour faute (§ 823, 2) du BGB).

48C’est dans ces conditions que les juridictions allemandes, hésitant quant à la qualification adéquate, ont posé à la Cour de justice la question suivante : « Convient-il d’interpréter l’article 5, point 1, du règlement [n° 44/2001] en ce sens qu’un demandeur qui prétend avoir subi un préjudice du fait d’un comportement [constitutif de concurrence déloyale] relevant de la matière délictuelle en vertu du droit allemand et commis par le cocontractant de celui-ci établi dans un autre État membre invoque également des droits relevant de la matière contractuelle à l’encontre dudit cocontractant, même s’il fonde son action sur une base juridique relevant de la responsabilité civile délictuelle ? ».

49En substance (v. aussi pt 16), la juridiction allemande a posé à la Cour de question de savoir quelle qualification il convenait d’attribuer aux actions délictuelles selon, à la fois, la lex fori et la lex causae, lorsque celles-ci étaient intentées entre contractants, et à l’occasion d’un contrat.

50Sur ce point, la Cour de justice répond que « Des actions en responsabilité civile telles que celles en cause au principal, de nature délictuelle en droit national, doivent, néanmoins, être considérées comme relevant de la “matière contractuelle”, au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat ».

51La Cour de justice consacre donc, de manière inattendue, le principe de l’absorption du délictuel par le contractuel (I), en se fondant sur le critère de l’identité entre le comportement reproché et les obligations contractuelles déterminées compte tenu l’objet du contrat (II), ce qui pose la question de la méthode permettant de définir cet objet (III) et, surtout, la question des solutions concrètes que l’on peut en attendre (IV). On envisagera successivement ces différents points.

I. – Le principe

52La première question qui se posait, et à laquelle la Cour de justice était amenée à répondre, tenait au point de savoir comme devait être appréhendée la responsabilité extracontractuelle du contractant, au plan de la compétence juridictionnelle (sur cette question, v. S. Bollée, La responsabilité extracontractuelle du cocontractant en droit international privé, in Mélanges Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 119 ; J.-S. Quéguiner, Le juge du contrat dans l’espace européen – Qualification et détermination d’une compétence spéciale, th. Lyon 3, 2012).

53A priori, la solution ne coulait pas de source. Trois attitudes étaient effectivement envisageables : la première, peu vraisemblable, aurait consisté en une absorption inverse du contractuel par le délictuel. Autrement dit, il aurait suffi à l’une des parties d’invoquer, à l’occasion du contrat, un devoir extracontractuel pour faire échec à l’application de l’article 5 § 1. Cette solution apparaissait d’emblée peu vraisemblable dès lors qu’il est de l’objet même d’un contrat de modifier ou ajouter aux devoirs contractuels préexistants (v. sur ce point, sur l’idée de « plus contractuel », J. Huet, Responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle. Essai de délimitation entre les deux ordres de responsabilités, th. Paris II, 1978, spéc. n° 672 et 674). Et, de fait, saisie de cette exacte question dans l’affaire Kalfélis (CJCE 27 sept. 1988, aff. 189/87, Rec. 5565, Rev. crit. DIP 1989. 112, note H. Gaudemet-Tallon, JDI 1989. 457, obs. A. Huet), la Cour de justice avait répondu qu’« un tribunal compétent au titre de l’article 5, paragraphe 3, pour connaître de l’élément d’une demande reposant sur un fondement délictuel n’est pas compétent pour connaitre des autres éléments de la même demande reposant sur des fondements non délictuels ».

54Une seconde attitude aurait alors consisté à cloisonner strictement les articles 5 § 1 et 5 § 3 en laissant chaque juge compétent uniquement pour son aspect du litige. En cas de mise en œuvre concomitante, entre contractants, d’obligations contractuelles et de devoirs délictuels, le juge du contrat serait compétent, mais uniquement pour les premières et le juge du délit pour les seconds (v. en ce sens, S. Bollée, op. cit.). Non seulement une telle solution aurait pu se recommander d’une application par analogie de la solution de l’affaire Kalfélis précitée (dans la situation symétrique de celle qui était alors envisagée), mais, au surplus, elle semblait ici découler des motifs dudit arrêt Kalfélis. Dans cette affaire, la Cour de justice avait en effet fondé son refus d’étendre la compétence du for du délit en se fondant sur l’idée – récurrente dans la jurisprudence de la Cour – que les fors de l’article 5 constituent des exceptions au principe posé par l’article 2 et doivent, pour cette raison, faire l’objet d’un interprétation restrictive, explication qui vaut a priori tout autant pour l’article 5 § 1 que pour l’article 5 § 3 (v. en ce sens S. Bollée, op. cit., p. 131).

55Pourtant, la Cour de justice opte ici pour une troisième position : le contractuel absorbe le délictuel. Autrement dit, dès lors qu’existe entre les parties au litige un contrat, les obligations entre les parties, quand bien même elles seraient délictuelles en droit interne, relèveront de l’article 5 § 1. Certes, cette force d’attraction ne vaut pas pour toutes les obligations contractuelles, et singulièrement pas pour celles qui n’entretiendraient aucun lien avec le contrat (v. infra, la question du critère). Mais le principe posé est très clair : l’existence d’un contrat aimante les obligations délictuelles environnantes liant les parties.

56Pour être en décalage par rapport à la jurisprudence Kalfélis, la solution pourrait toutefois se recommander de celle adoptée par le règlement Rome II dans le domaine du conflit de lois. On sait, en effet, que ce règlement prévoit que, désormais, les obligations délictuelles nées à l’occasion d’un contrat peuvent être soumises à la loi de ce contrat (art. 4 § 3) ; c’est-à-dire un principe identique d’absorption (qui n’est d’ailleurs pas non plus sans rappeler le principe de non-cumul des responsabilités du droit français interne). Mais, précisément, la question est-elle ici la même ? Au-delà du débat général sur la nécessaire identité ou indépendance des qualifications retenues en matière de conflits de lois et en matière de conflits de juridictions (v. T. Azzi, Bruxelles I, Rome I, Rome II : regards sur la qualification en droit international privé communautaire, D. 2009. 1621 s. ; B. Haftel, La notion de matière contractuelle en droit international privé, th. Paris II, 2008, n° 14 s., du même auteur, Entre « Rome II » et « Bruxelles I » : l’interprétation communautaire uniforme du règlement « Rome I », JDI 2010. 762 ; J.-S. Queguiner, op. cit., n° 972 s.), il apparaît ici que deux raisons justifient l’article 4 § 3 du règlement Rome II, et que seule l’une des deux se retrouve en matière de compétence. Pour l’absorption, on peut en effet relever qu’il est souhaitable, par souci de cohérence, que l’ensemble des questions soit appréhendé par un même juge, autant, et peut-être plus encore, que par une même loi. Cela coupera en effet court à toutes les difficultés de coordination liées à une dualité de procédures.

57En revanche, la force d’attraction du for du contrat est bien inférieure à celle de la loi du contrat. La lex contractus attire en effet naturellement – en présence mais également en l’absence de choix de loi – les attentes des parties alors que la lex damni est souvent à la fois imprévisible et délicate à identifier. Le contraste entre les deux critères de rattachement explique le succès de la règle adoptée par le règlement Rome II, généralement très bien accueillie (v. par ex. G. Légier, Le règlement « Rome II » sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, JCP 2007. I. 207, spéc. n° 50 s. ; L. d’Avout, in D. 2007. 2569; v. aussi sur les antécédents, B. Haftel, th. préc., n° 1195 s.). En revanche, rien de tel ne se retrouve en matière de compétence. Le juge du lieu d'exécution de l'obligation litigieuse ne focalise pas spécialement plus les prévisions des parties que celui du lieu du fait dommageable, les deux constituant des chefs de compétence particulièrement faibles et contestés (v., d'un côté, V. Heuzé, De quelques infirmités congénitales du droit uniforme : l'exemple de l'article 5.1 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, Rev. crit. DIP 2000. 589, et, de l’autre, B. Remy, Les affres de l’interprétation de l’article 5.3 du règlement n° 44/2001 en présence de délits commis sur internet : à l’impossible, nul n’est tenu !, JCP E 2013. 1060).

58En faveur de l’absorption ne valait donc que l’argument de la cohérence par la concentration du litige, argument qui a rarement aiguillé le raisonnement de la Cour en ce qui concerne l’article 5 § 1 (on pense en particulier à la décision De Bloos, CJCE 6 oct. 1976, aff. 14/76, Rec. 1497, concl. Reischl ; Rev. crit. DIP 1977. 761 s., note P. Gothot et D. Holleaux ; JDI 1977. 719 s., obs. J.-M. Bischoff), mais qui semble ici, très opportunément, emporter la conviction des juges de l’Union.

59Ce principe posé, il ne saurait évidemment avoir une portée absolue. Il faut que l’obligation délictuelle à absorber entretienne au moins un certain lien avec le contrat. Quel lien exactement ?

60C’est la question du critère, sur laquelle la Cour de justice apporte également quelques précisions.

II. – Le critère

61À partir de quand une obligation, délictuelle en droit interne, doit-elle être considérée comme suffisamment proche du contrat pour relever de la compétence du juge de l’article 5 § 1 ? À vrai dire, il y a deux questions théoriquement distinctes que la Cour, ici, confond ou auxquelles elle donne, tout au moins, une solution identique. La première est celle de la distinction des obligations contractuelles et délictuelles. Quel critère permet de les distinguer ? Leur régime, leur objet, l’intérêt protégé… ? La seconde, qui suppose la première résolue, est celle de savoir quel sort il convient de réserver aux obligations qui seraient considérées comme fondamentalement délictuelles mais qui naîtraient à l’occasion d’un contrat entre cocontractants. En énonçant qu’une action délictuelle en droit interne doit être considérée comme relevant de l’article 5 § 1 « si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles », la Cour de justice donne une solution unique qui permet de résoudre d’un même mouvement les deux questions précédemment distinguées en se fondant sur un seul critère : la correspondance entre le comportement reproché et les « obligations contractuelles ».

62La solution repose donc ici sur une comparaison du « comportement » reproché et des obligations contractuelles, c’est-à-dire du contenu substantiel des devoirs extracontractuels et des obligations contractuelles, abstraction faite du régime desdits devoirs et obligations. Dès lors que le comportement reproché sera également considéré comme fautif (ou en tous cas allégué comme tel) par les règles de la responsabilité délictuelle et par celle régissant le contrat, il relèvera de l’article 5 § 1.

63La solution n’avait rien d’évident, à plus d’un titre. D’abord, parce qu’à nouveau, le sens même de l’absorption n’a rien d’évident. Si une obligation contractuelle ne fait que réitérer un interdit posé par les règles ordinaires de la responsabilité délictuelle, on pourrait tout à fait considérer qu’il n’y a en réalité aucune obligation contractuelle, celle-ci étant purement transparente, n’ayant en réalité aucun effet (v., sur le plan du conflit de lois, B. Haftel, th. préc., n° 618 s. ; v. aussi au plan du droit interne, J. Huet, th. préc., n° 67 ; adde M. Bacache-Gibeili, La relativité des conventions et les groupes de contrats, LGDJ, 1996, n° 58 s. ; comp. F. Leborgne, L’action en responsabilité dans les chaînes de contrats – Étude de droit international privé, th. Rennes 1, 1995, n° 468 s.). Ceci est par exemple évident en droit de common law, où le contrat (ou l’obligation) serait nul pour défaut de consideration. Comme l’exprime parfaitement Lord Goff, « the law of Tort is the general law, out of which the parties can, if they wish, contract » (Henderson v. Merrett Syndicates [1994] 3 All ER 506 [532]). Ensuite, parce que d’autres éléments contribuent à façonner un devoir extracontractuel ou une obligation contractuelle que son contenu substantiel. Ainsi, lorsque deux parties s’engagent contractuellement à un devoir préexistant (par exemple de sécurité) sous des conditions particulières – de prix, de prescription, de préjudice réparable, de conditions à la mise en jeu de la responsabilité, de clauses limitatives de responsabilité… – elles s’engagent en réalité à quelque chose de différent de ce que prévoit la responsabilité délictuelle, quand bien même le contenu substantiel des obligations serait identique. Il est donc permis d’y voir des obligations différentes, quand bien même le comportement délictuel constituerait également une faute contractuelle.

64Mais c’est surtout pour une raison bien plus prosaïque que la solution, consistant à comparer le comportement reproché aux obligations contractuelles, ne convainc pas : en raison de sa complexité. Il faut ici se rappeler que la solution concerne la compétence et qu’elle est donc amenée à être mise en œuvre au début du litige, avant l’examen au fond, concrètement au stade de la mise en état, lorsque celle-ci existe en tous cas. Or, s’il est envisageable d’entrer dans des détails subtils afin de ventiler précisément ce qui relève du contrat et ce qui relève du délit à l’occasion de l’examen au fond, ce qui permet une approche de ce type au plan du conflit de lois, cela apparaît beaucoup plus délicat au stade de la compétence. On peut d’ailleurs y voir une raison supplémentaire d’adopter des qualifications autonomes dans ces deux domaines. On imagine déjà les discussions byzantines – et très probablement dilatoires – qui s’instaureront sur le contenu exact des devoirs délictuels et obligations contractuelles (et à vrai dire, comme on le verra infra, surtout de ces dernières) devant le juge de la mise en état. Il aurait alors certainement été préférable d’adopter une solution plus souple au stade de la compétence, quitte à être plus précis lors de la discussion au fond. On peut ici tirer argument des solutions retenues en matière de localisations des cyber-délits. Au plan du droit substantiel, lorsqu’il s’agit d’établir l’existence effective d’un cyber-délit dans un État membre déterminé, la Cour de justice est favorable à la prise en compte de la focalisation du site internet (v. par ex., encore récemment, CJUE 21 juin 2012, Donner, aff. C-5/11, D. 2012. 1677 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke, et 1924, obs. J.-C. Galloux ; RTD com. 2012. 540, obs. F. Pollaud-Dulian, RTD eur. 2012. 731-112, obs. A. Defossez, et 947, obs. E. Treppoz ; Europe 2012. comm. 314, obs. D. Symon ; CCE 2013. chron. 1, n° 15, obs. M.-E. Ancel ; RLDI 2012/84, n° 2809, obs. L. Costes), ce qui implique une recherche factuelle précise et complexe, précisément possible lors de la discussion au fond. En revanche, au plan de la compétence, avant toute discussion au fond, et manifestement par souci de simplifier les termes du débats à ce stade, la Cour de justice se contente de la simple accessibilité du site dans le ressort du tribunal saisi (v. en dernier lieu CJUE 3 oct. 2013, Pinckney, aff. C-170/12, D. 2013. 2345 ; D. 2014. 411, note T. Azzi ; RTD com. 2013. 731, obs. F. Pollaud-Dulian ; Procédures 2013. comm. 340, obs. C. Nourissat ; Europe 2013. comm. 558, obs. L. Idot ; CCE 2014. chron. 1, n° 3 s., obs. M.-E. Ancel).

65La solution alternative, prônée par l’arrêt Kalfélis, et consistant à s’attacher uniquement au « fondement » des demandes, c’est-à-dire à la nature – en droit interne – des règles visées par le demandeur pourrait, à cet égard, apparaître plus simple (en ce sens, S. Bollée, ibid.) mais n’emporte pas davantage la conviction. Elle entraînerait en effet un risque de morcellement du contentieux, et, surtout, se prêterait à toutes les manipulations en permettant au demandeur de choisir son juge en visant, simplement, les règles adéquates.

66À tout prendre, il nous semble donc préférable d’adopter une règle souple mais claire, consistant à soumettre par principe toutes les questions de responsabilité entre contractants à l’article 5 § 1, à la seule exception de celles qui n’entretiendraient aucun lien avec celui-ci. Une telle solution pourrait opportunément s’accompagner d’une réécriture de l’article 5 § 1, a) du règlement, répudiant définitivement les dernières traces de l’arrêt De Bloos (sur la nécessité, en la matière, de penser conjointement la catégorie et le critère de compétence, v. J.-S. Queguiner, op. cit.).

67La complexité inhérente à la solution retenue par la Cour de justice, par contraste, s’accentue encore dès lors que l’on s’interroge sur l’autre terme de comparaison – les obligations contractuelles – et plus précisément, sur la méthode qui permettra de caractériser lesdites obligations.

III. – La méthode

68Aux termes de l’arrêt Brogsitter, il conviendra donc de comparer le comportement reproché aux « obligations contractuelles », afin de déterminer si l’action relève du for du contrat – ce qui sera le cas si le comportement reproché constitue également un manquement à une telle obligation contractuelle – ou si, dans le cas contraire, elle relève du for du délit.

69Un tel programme oblige d’emblée à se poser la question suivante : comment déterminer quelles sont les obligations contractuelles ? Chacun a bien conscience que le contenu du contrat ne s’impose pas comme un fait brut, avec la force de l’évidence. Chaque contrat oblige en effet, outre ce qui y est expressément stipulé, selon les termes de l’article 1135 du Code civil, à toutes les suites qu’impose la loi, l’équité ou les usages.

70La difficulté est donc particulièrement aigüe. Comment déterminer le contenu du contrat ? A priori, trois voies sont susceptibles d’être explorées : soit l’on se réfère, pour déterminer les obligations contractuelles, à une loi interne et sont alors candidates, classiquement, la lex fori et la lex causae, soit l’on se cantonne à une pure interprétation autonome, c’est-à-dire que le juge saisi déterminera le contenu du contrat pour les seuls besoins et en fonction des seules finalités poursuivies par le règlement.

71On peut d’emblée écarter le recours à la lex fori. En opportunité, la solution serait d’abord sans intérêt puisqu’elle indiquerait, non pas le contenu du contrat, mais le contenu qui serait celui du contrat s’il était soumis à la lex fori, ce qu’il n’y a aucune raison de présumer. Ensuite, ces choses-là sont connues, la solution porterait atteinte au but d’uniformité qui inspire le règlement et qui justifie, notamment, le principe d’interprétation autonome (v. pt 18). Le recours à la lex causae n’encourrait aucun de ces griefs, il s’agirait de déterminer les véritables obligations contractuelles. De plus, dans la mesure où la loi applicable au contrat est également déterminée par un instrument communautaire, le détour par la lex contractus ne porterait pas atteinte à l’uniformité des solutions (sauf éventuellement dans les rares cas soumis à une convention spéciale dérogeant au règlement Rome I et qui ne lierait que certains États membres, comme par exemple la Convention de La Haye du 15 juin 1955 sur la loi applicable aux ventes à caractère international d’objets mobiliers corporels). Toutefois, la solution ajouterait aux difficultés déjà évoquées, surtout si l’on prend conscience que, même en droit interne, la détermination de ce qui relève ou non du contrat est d’une extrême complexité. Le recours à une lecture purement autonome aurait les avantages et inconvénients inverses. Elle permettrait une application autonome et probablement plus simple du règlement, mais il ne s’agirait alors jamais vraiment de déterminer les obligations contractuelles réelles ; simplement celles qui doivent être tenues pour telles pour les seuls besoins de la détermination du juge compétent.

72Il est très délicat de déterminer dans quel sens s’est prononcée la Cour de justice dans l’affaire Brogsitter. La Cour se contente en effet d’énoncer dans un paragraphe lapidaire que la demande en responsabilité sera considérée comme relevant de la matière contractuelle « si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat » (pt 24). Le guide semble donc être, à lire l’arrêt, l’« objet du contrat ». Mais la difficulté rebondit : comment déterminer avec précision l’objet du contrat ? Cette considération abstraite et l’absence de référence à une quelconque loi peuvent sembler plaider pour une interprétation de la notion d’objet du contrat totalement déconnectée de tout droit interne. Cette lecture aurait, au surplus, on l’a dit, l’avantage d’être cohérente au regard du principe d’interprétation autonome, expressément rappelé par l’arrêt (pt 18) et véritable leitmotiv de la Cour de justice dans l’interprétation de la convention de Bruxelles depuis l’arrêt Eurocontrol (CJCE 14 oct. 1976, aff. 29/76, Rev. crit. DIP 1977. 776 s., note G.A.L. Droz ; JDI 1977. 707 s., note A. Huet ; v. aussi, pour la délimitation des matières contractuelle et délictuelle, CJCE 22 mars 1983, aff. 34/82, Martin Peters, Rec. 987 ; JDI 1983. 834, obs. A. Huet ; Rev. crit. DIP 1983. 663, note H. Gaudemet-Tallon). Toutefois, cette considération exégétique paraît d’un poids assez réduit. Le texte de l’arrêt est peu clair et, surtout, on ne peut se départir de l’idée que si la Cour de justice avait effectivement considéré qu’il était possible et souhaitable d’établir de manière purement autonome, pour les seuls besoins du règlement, l’objet du contrat, elle aurait alors dit elle-même, directement, si le comportement reproché pouvait, ou non, au cas présent, être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles.

73Si elle ne l’a pas fait, c’est vraisemblablement, parce qu’il lui apparaissait nécessaire, pour trancher, de déterminer l’objet du contrat d’une manière qui ne relève pas de son office, mais de celui du juge national, c’est-à-dire par application du droit applicable au contrat.

74Il semble donc que la Cour de justice ait ici opté pour une autonomie limitée de la notion de matière contractuelle : définie de manière autonome, mais au vu d’un critère impliquant le recours à une loi étatique, la loi du contrat.

75Cette lecture, si elle se révèle exacte, ne doit pas pour autant surprendre. Le principe d’interprétation autonome, s’il est un élément cardinal de l’interprétation des textes du droit international privé communautaire, n’implique pas nécessairement le rejet de toute prise en compte du droit étatique. Si le critère posé par le droit uniforme, et interprété de manière uniforme, commande par sa nature même la consultation de la lex causae, il n’y a là aucune négation de l’autonomie. La solution n’est pas sans rappeler celle de l’arrêt Tessili (CJCE 6 oct. 1976, aff. 12/76, Rec. 1473, concl. Reischl ; Rev. crit. DIP 1977. 761 s., note P. Gothot et D. Holleaux ; JDI 1977. 714 s., obs. A. Huet), selon lequel le lieu d’exécution de l’obligation litigieuse – critère uniforme – devait être fixé par application de la lex contractus. Même si cette solution a été contestée, elle n’a jamais été démentie et on voit mal quelle solution alternative la Cour de justice aurait pu adopter. Au fond, l’identification du lieu d’exécution de l’obligation pose une question de droit substantiel et il est donc naturel que ce soit le droit substantiel – la lex contractus – qui y réponde. Pour le dire autrement, rien dans la convention de Bruxelles ne permettait de localiser les obligations et le juge ne pouvait, en se fondant sur la convention, apporter aucune réponse autre que purement arbitraire.

76Il en va ici de même. La question de la détermination des obligations contractuelles, de l’objet d’un contrat donné – critère uniforme posé par l’arrêt Brogsitter – est une question de droit substantiel et l’on n’imagine pas que la réponse à cette question se trouve ailleurs que dans le droit substantiel régissant effectivement le contrat.

77Cette solution est donc logique. Il doit néanmoins être noté qu'elle s'écarte d'autres solutions déjà adoptées en ce qui concerne la même délimitation des matières contractuelle et délictuelle. Dans les affaires Jakob Handte (CJCE 17 juin 1992, Rec. I-3697, concl. Jacobs ; JDI 1993. 469 s., note J.-M. Bischoff ; JCP 1993. I. 3666, n° 3, obs. M.-C. Boutard-Labarde ; Rev. crit. DIP 1992. 730 s., note H. Gaudemet-Tallon ; JCP E 1992. 363 s., note P. Jourdain, RTD civ. 1993. 131, obs. idem ; JCP 1992. II. 21927, note Ch. Larroumet ; RTD eur. 1992. 712 s., note P. de Vareilles- Sommières ; JCP 1993. I. 3644, n° 1, obs. G. Viney) et La RéUnion européenne (CJCE 27 oct. 1998, La Réunion européenne, Rec. 6511, concl. Cosmas ; Rev. crit. DIP 1999. 322 s., note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1999. 625 s., note F. Leclerc ; Europe 1998, n° 12, n° 420, note L. Idot ; DMF 1999. 9 s., obs. Ph. Delebecque), dans lesquelles il s'agissait de qualifier les actions au sein de groupes de contrats, la Cour de justice avait défini la notion de matière contractuelle de manière purement autonome, sans recours à aucune loi étatique, sans se soucier de l'objet des contrats en cause.

78Si cette solution est la seule logique au vu du critère posé par l’arrêt Brogsitter, il n’empêche qu’elle contribuera à ajouter à la complexité dudit critère en obligeant le juge, dès la mise en état, à s’interroger sur le contenu exact du contrat, ce qui posera, concrètement, des difficultés considérables.

IV. – Les solutions concrètes

79Dans une large mesure, la Cour de justice a donc refusé de trancher complètement entre ce qui relèverait des matières délictuelle et contractuelle. Autrement dit, si l’on s’interroge sur la concurrence déloyale à l’occasion de l’exécution d’un contrat, ce qui était l’objet du présent litige, ou sur des hypothèses proches : obligations de sécurité, rupture des relations commerciales établies, action en contrefaçon entre contractants par ailleurs liés par une cession ou licence de droits de propriété intellectuelle…, il ne paraît pas possible de dire d’emblée et a priori si l’action relève de la matière contractuelle ou délictuelle. Il sera nécessaire d’interroger la loi interne régissant le contrat pour déterminer si le comportement reproché – concurrence déloyale, atteinte à la sécurité, rupture fautive, violation d’un monopole d’exploitation… – constitue en même temps la violation d’une obligation contractuelle.

80Encore, assez souvent, même la consultation de la lex contractus ne permettra pas véritablement de trancher. Supposons la question, d’actualité en jurisprudence française (v. en dernier lieu Com. 25 mars 2014, n° 12- 29.534, JCP 2014. 619, note D. Bureau ; D. 2014. 1250, note F. Jault- Seseke ; AJCA 2014. 141, note V. Pironon), de la qualification de l’action en rupture des relations commerciales établies. Si les parties ne sont liées que par des contrats ponctuels, sans contrat cadre, il n’existe alors aucune obligation contractuelle de ne pas rompre les relations commerciales établies si bien que l’action fondée sur l’article L. 442-6-1, 5° du Code de commerce relèvera alors sans trop de difficulté d’une qualification délictuelle. Mais si les parties sont effectivement liées par un contrat cadre à durée indéterminée, elles seront alors tenues par une obligation de ne pas rompre brutalement et sans préavis le contrat. Dans ce cas, on sait que la jurisprudence française permet aux parties d’agir, à leur choix, sur le fondement du contrat ou sur le fondement de l’article L. 442-6-1, 5°. Si les parties agissent sur le fondement légal, et donc délictuel, devra-t-on considérer que le comportement reproché – la rupture brutale et sans préavis – constitue en soi un manquement à l’obligation contractuelle de ne pas rompre brutalement et sans préavis ou faudra-t-il constater que la rupture constitue un manquement à l’obligation contractuelle de ne pas rompre dans les conditions du contrat ? La question n’est pas d’école puisque, bien souvent, c’est précisément parce que le préavis contractuel a été respecté que les contractants agissent sur le fondement de l’article L. 442-6-1, 5°. Faudra-t-il alors avoir une approche abstraite selon laquelle le contrat fait naître une obligation de ne pas rompre brutalement ou une approche concrète nécessitant que le contrat ait été, in casu, violé ?

81Soucieuse de rendre des solutions opérationnelles, la Cour de justice indique un guide pour la bonne application de sa jurisprudence. Après avoir indiqué que si la demande relèvera de la matière contractuelle si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, la Cour de justice ajoute en effet : « Tel sera a priori le cas si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second ».

82Ce guide paraît toutefois difficilement applicable. D’abord, concernant les interrogations précédentes relatives à la rupture des relations commerciales établies, le guide n’est ici d’aucun secours. Bien plus, de manière générale, il suffit d’imaginer que l’interprétation du contrat, alléguée autoriser ou interdire le comportement reproché, débouche sur la conclusion que le contrat est indifférent au comportement reproché, par exemple dans le cadre d’une action en contrefaçon à laquelle le défendeur opposerait un contrat de concession d’autres droits de propriété intellectuelle que ceux concernés par l’action en contrefaçon. Dans ce cas, même si l’interprétation s’est avérée nécessaire pour déterminer le caractère licite ou illicite du comportement reproché, elle ne permet pas d’établir que le comportement reproché est un manquement aux obligations contractuelles. Le guide proposé est à cet égard défaillant.

83Cette hypothèse fait apparaître une autre lacune de la solution : que conviendra-t-il de juger lorsque l’aspect contractuel proviendra, non de la demande, mais de la défense ? L’arrêt Brogsitter envisage uniquement l’hypothèse dans laquelle le comportement délictuel est également interdit par le contrat. Mais que se passera-t-il si le comportement reproché est, au contraire, autorisé par le contrat ? Supposons qu’à une demande fondée sur la responsabilité délictuelle, le défendeur invoque l’autorisation du contrat, par exemple dans le cadre d’une action en contrefaçon à laquelle le défendeur opposerait un contrat de concession de droits de propriété intellectuelle. On pourrait, ici, considérer que la demande resterait délictuelle, le juge de l’action étant en principe juge de l’exception (v. CJCE 4 mars 1982, aff. 38/81, Effer c/ Kantner, Rec. 825 ; Rev. crit. DIP 1982. 570, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1982. 473, obs. A. Huet). Mais on voit que la solution n’est pas très satisfaisante, la qualification dépendant de la partie qui prendra l’initiative de l’action, et l’action délictuelle n’aurait ici pour seul but que de contourner le contrat.

84Au vu du tourbillon de questions qui s’engrènent à sa lecture, l’arrêt Brogsitter n’est assurément pas un arrêt de conclusion, mais au contraire un arrêt d’introduction qui ouvre la voie à de nombreuses décisions à venir, dont on espère qu’elles sauront venir préciser les très nombreuses zones d’ombres qui, à l’heure actuelle, persistent.

85Bernard Haftel[*]


Notes

  • [*]
    Professeur à l'Université d'Orléans, CRJ Pothier.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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