1Cour de cassation (3e Ch. civ.). – 9 novembre 2011.
2Bail commercial. — Droit au renouvellement. — Condition de nationalité. — Absence de motif d’intérêt général. — Violation de la Convention européenne des droits de l’homme.
3Convention européenne des droits de l’homme. — Article 14. — Interdiction de discrimination. — Premier Protocole additionnel. — Article 1er. — Protection de la propriété. — Violation. — Bail commercial. — Droit au renouvellement. — Condition de nationalité. — Absence de motif d’intérêt général.
4L’article L. 145-13 du Code de commerce, en ce qu’il subordonne, sans justification d’un motif d’intérêt général, le droit au renouvellement du bail commercial, protégé par l’article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à une condition de nationalité, constitue une discrimination prohibée par l’article 14 de cette même Convention (1).
5(Mme Bourdon c. M. Altindag)
6La Cour : — Sur le moyen unique, après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du code de procédure civile : — Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 2 décembre 2009), que par acte à effet au 1er janvier 1975, Mme Renée Bourdon a donné à bail en renouvellement à la société Antiquités et décoration Rapp (la société Rapp) des locaux à usage commercial ; que le 17 mars 1975, la société Rapp a cédé son droit au bail à M. Altindag, de nationalité turque ; que Mme Renée Bourdon a renouvelé le bail de M. Altindag par acte des 6 mars 1984 puis 20 janvier 1993 ; que le 23 juillet 2004, Mme Monique Bourdon, venant aux droits de Mme Renée Bourdon, a délivré à M. Altindag un congé pour le 31 mars 2005 avec offre de renouvellement à compter du 1er avril 2005 moyennant un loyer déplafonné ; que M. Altindag a demandé le renouvellement de son bail le 23 août 2004 ; que le juge des loyers a été saisi et s’est déclaré incompétent au profit du tribunal de grande instance, les parties s’opposant sur la date du renouvellement du bail ;
7Attendu que Mme Bourdon fait grief à l’arrêt de ne pas annuler la demande de renouvellement signifiée le 23 août 2004 et de dire que le bail s’est renouvelé le 1er octobre 2004 avec un loyer plafonné, alors ,selon le moyen :
- 1°) que nul ne peut, quel que soit son comportement, renoncer à un droit qu’il n’ a pas ; que l’article L. 145-13 du Code de commerce privant légalement le preneur étranger de toute faculté de demander le renouvellement, le seul droit, susceptible de renonciation dont bénéficie le bailleur ayant conclu avec un preneur relevant de ce statut, est de mettre fin au contrat lors du terme ou de l’échéance prévue ; que le refus de mettre fin à ce contrat ne peut faire naître au profit du preneur un droit au renouvellement dont il est en toute hypothèse légalement dépourvu ; qu’en estimant que la circonstance que Mme Bourdon, bailleresse, ait accepté, antérieurement au congé litigieux, de ne pas se prévaloir de son droit de mettre fin au contrat, conférait au preneur un droit au renouvellement que la loi ne lui reconnaît pas, la cour d’appel a violé l’article L. 145-13 du Code de commerce ;
- 2°) que la renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut résulter que d’actes qui caractérisent de manière certaine et non équivoque la volonté de renoncer ; que le droit au renouvellement de bail commercial constitue une prérogative exorbitante qui ne naît pas de la seule poursuite du bail, le preneur devant en fa ire la demande ; que ce droit au renouvellement ne bénéficie pas, selon l’article L. 145-13 précité, au preneur de nationalité étrangère ; que, par suite, la circonstance qu’un bailleur accepte de poursuivre avec son locataire un bail commercial, ce qu’il est toujours libre de faire en application du principe de la liberté contractuelle, ne saurait caractériser de sa part une renonciation claire et non équivoque à se prévaloir des dispositions légales qui privent légalement le preneur étranger de tout droit à renouvellement ; que la cour d’appel, qui déduit l’existence d’un droit au renouvellement de M. Aldintag de la seule constatation que la convention avait été plusieurs fois reconduite sur proposition du bailleur, constatation impropre à elle seule à caractériser une renonciation du bailleur à se prévaloir des dispositions de l’article L. 145-13 du Code de commerce, a privé sa décision de base légale au regard de ce texte, ensemble les articles 1134 et 2220 (ancien) et 1234 du Code civil, les principes gouvernant la renonciation ;
9Mais attendu que l’article L. 145-13 du Code de commerce, en ce qu’il subordonne, sans justification d’un motif d’intérêt général, le droit au renouvellement du bail commercial, protégé par l’article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à une condition de nationalité, constitue une discrimination prohibée par l’article 14 de cette même Convention ; Que par ces motifs de pur droit substitués à ceux critiqués, l’arrêt attaqué est légalement justifié ;
10Par ces motifs : — Rejette.
11Du 9 novembre 2011. – Cour de cassation (3e ch. civ.). – Pourvoi n° 10-30.291. – M. Terrier, prés., Mme Proust, rapp., M. Gariazzo, av. gén. — SCP Célice, Blancpain et Soltner, SCP Vincent et Ohl, av.
12(1) Le principe d’égalité des nationaux et des étrangers est, en ce qui concerne les droits civils, défendu depuis la moitié du XIXe siècle (Demangeat, Histoire de la condition des étrangers, 1844, n° 56 s. ; Valette, Explication sommaire du Code civil, 1859, p. 408). Il serait à l’origine de l’article 11 du Code civil qui énonce, rappelons-le, que « L’étranger jouira en France des mêmes droits civils que ceux qui sont ou seront accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra » : les rédacteurs du Code civil n’auraient envisagé que le droit de recevoir à titre gratuit qui était alors expressément refusé aux étrangers (le droit d’aubaine n’a été supprimé qu’en 1819) à moins que les Français en jouissent en vertu d’un traité dans le pays dont ils sont les ressortissants (réciprocité diplomatique). Autrement dit, les étrangers jouiraient, sauf disposition contraire, des mêmes droits civils que les Français. Cette interprétation a fini par s’imposer en jurisprudence avec l’arrêt Lefait (Cass. civ., 27 juillet 1948, D. 1948. 535, cette Revue, 1949. 75, note H. B., Grands arrêts de la jurispr. fr. DIP, 5e éd., n° 20 ; sur l’ensemble de la question, Rép. int. v° Etranger, n° 90 s.). Au gré de l’histoire, différents droits ont été réservés aux Français, auxquels on a bientôt assimilé les ressortissants de l’Union européenne. Ils se sont raréfiés et la question de la jouissance des droits des étrangers est devenue quelque peu théorique. A rebours de cette évolution, le droit des baux continue de réserver certains droits aux ressortissants de nationalité française ou assimilés. En témoigne l’article L. 145-13 du Code de commerce (anciennement art. 38 décr. du 30 septembre 1953), objet du présent arrêt.
13Le principe d’égalité ou son alter ego, le principe de non-discrimination, s’illustrent rarement sur le terrain des droits civils et commerciaux. En affirmant que l’article L. 145-13 du Code de commerce qui exclut les étrangers du droit au renouvellement d’un bail commercial est discriminatoire et porte une atteinte non justifiée à l’article 1er du protocole n° 1 annexée à la Convention EDH (droit au respect des biens) combiné à l’article 14 de la Convention EDH (principe de non-discrimination), l’arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 9 octobre 2011 ne pouvait que retenir l’attention (sur cet arrêt, v. déjà : H. Kenfack, JCP E 2012. 53 ; D. Gallois-Cochet, LEDC,1er déc. 2011. 4 ; L. d’Avout, LPA 2011, n° 243, p. 9 ; F. Auque, JCP E 2012. 1057 ; J. Monéger, D. 2012. 532 ; C. Nourissat, JCP G 2012, n° 9, 264).
14En l’espèce, un bailleur se prévalait de l’article L. 145-13 du Code de commerce et de la nationalité turque du locataire pour refuser le renouvellement du bail. La cour d’appel (Paris, 2 décembre 2009, AJDI 2010. 313 ; RJDA 2010, n° 480) avait écarté le jeu de l’article L. 145-13 en considérant que le bailleur avait renoncé à s’en prévaloir : il avait accepté la cession du bail au commerçant turc puis l’avait renouvelé à deux reprises. La solution était fragile, une telle renonciation, eût-elle été possible (J. Moné-ger le conteste en considérant que la disposition se rattache à l’ordre public de direction et non à l’ordre public de protection, Loyers et copr. 2010. Repère 6), n’étant pas nécessairement dépourvue d’équivoque.
15Le pourvoi avait alors beau jeu de s’attaquer à l’argumentation de la cour d’appel. Il n’en est pas moins rejeté. Procédant à une substitution de motif, ce qui en soi est assez remarquable, la Cour de cassation paralyse le jeu de l’article L. 145-13 à raison de sa contrariété aux droits fondamentaux énoncés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
16Cet arrêt important qui figure au Rapport 2011 de la Cour de cassation sonne le glas de la condition de nationalité en matière de renouvellement du bail commercial (I). Il conduit à s’interroger plus généralement sur l’avenir de cette condition (II).
I. — La condamnation de la condition de nationalité en matière de renouvellement du bail commercial
17L’article L. 145-13 du Code de commerce qui prive l’étranger du droit au renouvellement et du droit de reprise (mais pas du statut des baux commerciaux pendant le bail) supporte un grand nombre d’exceptions et il était finalement assez aisé d’en éviter l’application, que le commerçant étranger soit ressortissant d’un Etat de l’Union européenne (ou de l’Espace économique européen), d’un Etat qui accordait la réciprocité législative aux ressortissants français, d’un Etat lié avec la France par un traité d’établissement (V. Rép. int. v° Bail, n° 9 et 15) ou bien encore que l’étranger ait combattu dans les armées françaises ou alliées ou soit parent d’un enfant français comme le prévoit expressément le code de commerce. On doit encore ajouter que la condition de nationalité s’appréciait à la date de la demande de renouvellement (Cass. com. 13 avril 1961, cette Revue, 1963. 59, note M. Simon-Depitre) de telle sorte que le preneur étranger ayant obtenu la nationalité française au cours de l’exécution du bail bénéficiait du droit au renouvellement. A défaut, il restait possible au commerçant étranger de créer une société française et de lui céder son bail pour échapper au jeu discriminatoire de la disposition du Code du commerce.
18En conséquence, l’application de cette disposition était devenue anecdotique. La condamnation de l’inspiration qui la sous-tend conduisait à la juger obsolète et à en souhaiter la disparition (v. not. le rapport établi par le groupe de travail présidé par Me Philippe Pelletier en 2004 proposant diverses modifications tendant à la modernisation du droit des baux commerciaux). Le législateur n’a cependant pas saisi l’occasion du toilettage du statut des baux commerciaux par la loi de modernisation de l’économie (L. n° 2008-776 du 4 août 2008, JO 5 août, sur laquelle v. not. J. Monéger, RTD com. 2008. 501) pour l’effacer du code. C’est finalement la Cour de cassation qui s’en charge en arguant de son inconventionnalité. Une telle solution avait été pressentie (v. V. Pironon, « Droits des étrangers et droits de l’homme : l’apport de la Cour de cassation », D. 2009. 388).
19On s’est interrogé sur la légitimité du contrôle de conventionnalité ainsi exercé (L. d’Avout, note préc.) mais il nous semble heureux que la Haute juridiction se soit emparée de l’occasion qui lui était donnée de condam ner sans appel une disposition discriminatoire. Le législateur avait passé son tour. Le Conseil constitutionnel n’était pas saisi et l’aurait-il été qu’il aurait au mieux mis en œuvre le principe d’égalité qui est doté d’une valeur constitutionnelle, sans pouvoir mobiliser la Convention européenne des droits de l’homme dès lors qu’il se refuse strictement à exercer un quelconque contrôle de conventionnalité. La Cour de cassation avait donc les mains libres. On peut certes regretter l’ambiguïté qui résulte de ce partage des rôles (V. not. O. Dutheillet de Lamothe, « Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité », in Mél. D. Labetoulle, Dalloz, 2007, p. 315 ; adde P. Rémy-Corlay, RTD civ. 2011. 735 et D. Simon, « Les juges et la priorité de la question prioritaire de constitutionnalité : discordance provisoire ou cacophonie durable ? », cette Revue, 2011. 1) mais on ne peut en nier l’existence.
20Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation confronte le statut des baux commerciaux au droit de la Convention européenne des droits de l’homme et notamment à l’article premier du protocole n° 1 protégeant le droit de propriété (v. Civ. 3e, 18 mai 2005, AJDI 2005. 733, obs. Blatter ; D. 2005. 1477, obs. Rouquet ; ibid. 2006. 925, obs. Rozès ; RTD civ. 2005. 619, obs. Revet ; sur la conception extensive de la notion de bien au sens du protocole n° 1, v. le rappel de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme opérée par B. Mallet-Bricout, D. 2011. 2302 ; adde P. Berlioz, La notion de bien, LGDJ, coll. Bibl. dr. privé, t. 489, préf. L. Aynès), mais cette fois, d’une part, elle le fait sans y avoir été invitée par les juges du fond et d’autre part, elle le juge non conforme alors qu’en 2005, elle avait jugé que « le fait, pour un bailleur, de dénier le bénéfice du droit au renouvellement à deux époux séparés de biens, sur le fondement du défaut d’immatriculation d’un seul d’entre eux à la date de leur demande de renouvellement, ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit à “la propriété commerciale” reconnu aux locataires, au regard des dispositions de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors que les dispositions du code de commerce relatives au renouvellement du bail commercial réalisent un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits fondamentaux de la personne ». Elle avait ainsi considéré que le législateur avait fait un usage raisonné de la marge de manœuvre que lui laisse cet article premier qui énonce que les Etats peuvent « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ». Malgré ce brevet de conventionnalité, le législateur est revenu sur cette solution (C. com. nouvel art. L. 145-1 III).
21Dans l’arrêt sous commentaire, la troisième chambre civile est plus sévère. Il est vrai qu’on a à faire cette fois à une discrimination fondée sur la nationalité pour laquelle la marge d’appréciation conférée aux Etats est nécessairement réduite, voire inexistante (en ce sens, CEDH 30 septembre 2003, Koua Poirrez c/ France, n° 40892/98, point 46 ; 16 septembre 1996, Gaygusuz c/ Autriche, n° 17371/90, point 42, D. 1998. 438, note J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; 18 février 2009, Andrejeva c/ Lettonie, n° 55707/00) et non plus à une règle technique d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés et la Cour d’affirmer qu’aucune considération d’intérêt général ne justifie l’atteinte au droit des biens du preneur étranger. La Cour n’est pas plus diserte mais l’arrêt ne fait qu’obéir aux canons du genre : la motivation reste elliptique. Elle l’était tout autant lorsque, en 2005 (arrêt préc.), il avait été décidé qu’aucune atteinte au système de la Convention EDH n’était caractérisée (sur ce point précis, v. les critiques de T. Revet, note préc.).
II. — La suppression générale de la condition de nationalité ?
22L’arrêt sous commentaire va au-delà du seul article L. 145-13 du Code de commerce, pourtant seul en cause en l’espèce. Il paraît condamner les différentes dispositions de la réglementation des baux qui comportent une condition de nationalité (v. Rép. int. v° Bail, n° 7 s.). Il amène à tenter d’identifier les raisons d’intérêt général susceptibles de « sauver » la condition de nationalité dans d’autres domaines du droit privé.
23La réglementation du bail commercial comporte une autre condition de nationalité qui s’apprécie cette fois dans la personne du bailleur. Il s’agit de l’article L. 145-23 du code de commerce qui prive le bailleur de nationalité étrangère du droit de reprise prévu à l’article L. 145-22. La condition de nationalité avait vu son champ d’application diminuer et ne pouvait être opposée à l’étranger qui, pendant les guerres de 1914 et de 1939, avait combattu dans les armées françaises ou alliées, ou était parent d’un enfant français. La condition de nationalité se retrouve également dans la réglementation des baux non commerciaux, qu’il s’agisse du droit de reprise du bailleur (art. 18, L. n° 48-1360 du 1er septembre 1948 sur les baux d’habitation) ou du statut du fermage et du métayage (C. rur., art. L. 413-1). Au regard de la formule générale utilisée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, et de la sévérité de la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard de la condition de nationalité (V. les arrêts cités supra sur la marge laissée aux Etats), on voit mal comment ces différentes dispositions seraient conciliables avec l’article 14 de la Convention EDH combiné à l’article premier du protocole additionnel n° 1.
24Le reflux de la condition de nationalité devrait affecter d’autres domaines. Il est tentant de rapprocher l’arrêt du 9 novembre 2011 de la décision du Conseil constitutionnel (Cons. const. 5 août 2011 n° 2011-159 QPC, JCP G 2011, n° 1139, obs. M. Attal ; JCP N 2011. 1236, note E. Fongaro, et chron. 1256, n° 7, obs. H. Péroz ; Dr. fam. 2011. comm. 173, note D. Boulanger ; Defrénois, 2011. 1351, note M. Revillard ; LPA 27 octobre 2011, note L. d’Avout ; JDI 2012. 135, note S. Godechot-Patris) qui a constaté que le droit de prélèvement ne jouant qu’au profit des héritiers français (art. 2 de la loi de 1819 tel qu’interprété par la jurisprudence) est inconstitutionnel en ce qu’il établit une différence de traitement entre héritiers français et étrangers. Le raisonnement qu’a suivi le Conseil n’emporte pas nécessairement la conviction (v. not. S. Godechot-Patris, note préc.) mais cette décision montre l’importance que revêt aujourd’hui le principe d’égalité entre Français et étrangers. Elle n’est d’ailleurs pas la seule, dans le cadre du contrôle prioritaire de constitutionnalité, à avoir l’année écoulée mis ce principe à l’honneur pour censurer une condition de nationalité (v. Cons. const., 6 mai 2011, n° 2011-128 QPC, Syndicat SUD AFP à propos de la condition de nationalité française affectant l’éligibilité des représentants du personnel devant siéger au Conseil d’administration de l’AFP).
25Concernant les règles d’accès au marché, le mouvement visant à renforcer l’attractivité économique de la France et par là même à s’abstraire de toute considération de nationalité est net : la carte de commerçant exigée de l’étranger est supprimée (ord. n° 2004-279 du 25 mars 2004 ), la loi du 30 mai 1857 sur le refus de reconnaissance des sociétés de capitaux étrangères en France est abrogée (v. D. Bureau, « Feu la loi du 30 mai 1857 », cette Revue, 2008. 161) après avoir été largement vidée de sa substance par la Cour de cassation en raison, là aussi, de sa contrariété avec la Convention européenne des droits de l’homme (Cass. com., 8 juillet 2003, n° 00-21.591, JCP G 2004. II. 10111, note H. Kenfack et B. de Lamy ; D. 2004. 692, obs. G. Khairallah ; Defrénois, 2003. art. 37800, note R. Crône ; Bull. Joly, 2003. 243, note M. Menjucq ; Dr. sociétés, 2004. comm. 1, note F. G. Trébulle ; adde pour les associations, v. CEDH 15 janvier 2009, 5e sect., Ligue du monde islamique et Organisation mondiale du secours islamique c/ France, RSC 2009. 134-136, obs. A. Giudicelli ; D. 2009. 374, obs. M. Léna et Cass. crim., 8 décembre 2009, n° 09-81.607, Bull. Joly, 2010. 577, note S. Bollée). Se dessine ainsi un alignement du statut des personnes étrangères sur celui des Français. Ces solutions qui suscitent parfois certaines réserves (v. G. Khairallah, note préc. et D. Bureau, article préc. s’inquiétant de la disparition de tout contrôle sur le sérieux de la personne étrangère) s’inscrivent dans un contexte de modernisation des échanges commerciaux (v. J. Béguin, Un texte à abroger : la loi sur la reconnaissance internationale des sociétés anonymes étrangères, Mél. Champaud, Dalloz, 1997, p. 1).
26La condition de nationalité perdure cependant pour l’accès à différentes professions. Elle serait justifiée par la protection de l’intérêt général et à travers elle la protection des consommateurs. On peut en douter dès lors que ces mêmes objectifs pourraient utilement être poursuivis par une simple condition de diplôme. La substitution d’une condition de diplôme à la condition de nationalité est d’ailleurs perceptible dans les évolutions législatives (sur cette question, v. F. Jault-Seseke, « L’emploi des salariés étrangers en France : les discriminations tenant à la nationalité », Lamy semaine sociale, 2 novembre 2010, n° 1465 ; adde, Rep. int. v° Etranger, n° 132 s.) et ce mouvement devrait se poursuivre. La Halde a déjà recommandé la suppression de la condition de nationalité pour l’accès à l’emploi (délibération du 30 mars 2009). Par ailleurs, la solution s’impose pour les ressortissants de l’Union européenne (V. not. CJCE 30 septembre 2003, aff. C-405/01, Rec. I-10391 pour les capitaines de navire et CJUE 24 mai 2011, aff. C-47/08, C-50/08, C-51/08, C-53/08, C-54/08 et C-61/08, RTD eur. 2011. 590, obs. A.-L. Sibony et A. Défossez ; Constitutions, 2011. 332, obs. A. Levade ; JCP N 2011. Actu. 497, obs. C. Nourissat pour les notaires) mais pas seulement puisque le principe d’égalité de traitement s’étend aussi aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité (dir. 2004/38/CE) et aux résidents de longue durée (dir. 2003/109/CE du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée). Ne pourrait-on pas prôner l’égalité entre la famille d’un ressortissant français et celle d’un ressortissant de l’Union européenne ainsi que la lisibilité du droit pour condamner en ce domaine la condition de nationalité ?
27Le jour de la disparition de toute condition de nationalité n’est sans doute pas encore venu. Le principe d’égalité n’a pas gagné toute la jurisprudence. En témoigne l’affaire des emprunts russes où la réglementation française organisant leur remboursement prévoyant une condition de nationalité a été « validée » par le Conseil d’Etat (CE, Ass., 23 décembre 2011, n° 303678, M. Eduardo José Kandyrine de Brito Paiva, RFDA 2012. 26, note D. Alland) alors que le requérant étranger (mais citoyen européen puisque de nationalité portugaise) faisait valoir les textes sollicités par la Cour de cassation dans l’arrêt sous commentaire pour faire constater une atteinte discriminatoire à ses biens. L’affaire est cependant particulièrement complexe en raison de la source de la réglementation (un décret assurant la publication d’un accord bilatéral) et il est délicat d’en tirer des enseignements généraux si ce n’est sur la question de la résolution des conflits de conventions par le juge administratif. On se bornera à relever que la solution qui conduit à priver un citoyen européen de droits reconnus aux ressortissants français semble particulièrement fragile (ne serait-ce qu’au regard du principe de non-discrimination énoncé par l’article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux).
28Il en va sans doute différemment de la solution que vient de formuler la Cour de cassation en refusant de transmettre au Conseil constitutionnel la question de la conformité au principe d’égalité (mais aussi du droit à un procès équitable) de l’article 14 du Code civil (Cass. civ. 1re, 29 février 2012, n° 11-40.101, inédit) : elle affirme que « l’article 14 du Code civil consacre une compétence, non pas exclusive, mais subsidiaire du juge français, dont l’exercice est facultatif pour les parties, qu’il est sans effet en présence de renonciation de son bénéficiaire, et de traité international ou de règlement communautaire contraire, ne fait pas obstacle au jeu de l’exception de litispendance internationale et ne peut être opposé à la reconnaissance d’un jugement étranger régulier ; que, dès lors, il ne peut être regardé comme portant atteinte au principe d’égalité ». Dans la mesure où la nationalité ne fonctionne pas ici en tant que condition mais en tant que critère de compétence, la solution ne paraît guère discutable (sur la légitimité du critère de nationalité, v. dern. J. Basedow, « Le rattachement à la nationalité et les conflits de nationalité en droit de l’Union européenne », cette Revue, 2010. 427).
29Enfin, pour terminer ce tableau nécessairement incomplet, on remarquera que si l’accès aux prestations sociales n’est plus conditionné par une condition de nationalité, il reste souvent tributaire de la régularité de l’entrée et du séjour en France de l’intéressé (sur cette question, v. dans cette Revue, la note de N. Joubert, sous Cass. civ. 2e, 16 décembre 2011, n° 10-26.216, 20 janv. 2012, n° 10-27.871, 15 mars 2012, n° 10-28.856 et 10-28.857). Dans certaines situations, il est difficile de ne pas y voir une nouvelle forme de discrimination.