Notes
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[1]
Edmonde Charles-Roux, dans « Nana à l’Opéra. Le miroir d’une société pourrissante, entretien avec Edmonde Charles-Roux », Nouvelles littéraires, 29 avril 1976, dans Nana, Dossier d’œuvre, bibliothèque-musée de l’Opéra.
-
[2]
Ibid.
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[3]
Propos de Zola notés sur le manuscrit du roman, cités dans Pierre-Louis Rey, « Préface », Nana, Paris, Pocket, 1991, p. 7.
-
[4]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
-
[5]
Ibid.
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[6]
Propos relevés dans le communiqué de presse du ballet, dans Nana, Dossier d’œuvre, bibliothèque-musée de l’Opéra.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
-
[9]
La mort de Zola, qui ne surviendra que vingt-deux ans plus tard, contredira ces propos à l’emphase malveillante.
-
[10]
Roland Petit, « Clefs pour une chorégraphie », Spectacle Roland Petit, programme, Paris, Opéra de Paris, mai-juin 1976.
-
[11]
Propos relevés dans le communiqué de presse du ballet, art. cit. Manet, qui a lu l’œuvre de Zola, a peint une toile intitulée Nana en 1877.
-
[12]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
-
[13]
Axel Preiss, « Nana », dans Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française, Paris, Bordas, t. III, 1994, p. 1359.
-
[14]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
-
[15]
Propos de Roland Petit, relevés dans le communiqué de presse du ballet, art. cit.
-
[16]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
-
[17]
Mis en vente chez Charpentier, le premier tirage de 55 000 exemplaires est aussitôt épuisé.
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[18]
Edmond de Goncourt, Journal, fragment daté du mardi 28 mars 1882.
Karen Kain (Nana)
Karen Kain (Nana)
1La bibliothèque-musée de l’Opéra conserve un riche fonds consacré à Nana, adaptation pour la scène du chef-d’œuvre de Zola que réalise Roland Petit en 1976 avec la collaboration d’une femme de lettres de renom, Edmonde Charles-Roux. À travers des photographies de scène et des maquettes de costume et de décor, le fonds permet d’éclairer la genèse et la réception de ce ballet à la fois ambitieux et méconnu.
2Nana, chef-d’œuvre de Zola, retrace, dans la France du Second Empire, le destin d’une théâtreuse au charme ravageur, cocotte fréquentant les hautes sphères du pouvoir, prostituée vérolée qui symbolise par sa déchéance la décadence d’un monde gangrené. Le roman paraît d’abord en feuilleton dans Le Voltaire à partir d’octobre 1879. D’emblée, il fait scandale. L’œuvre est ensuite adaptée en janvier 1881 pour le théâtre par le dramaturge William Busnach, avec l’accord de l’auteur. Près d’un siècle plus tard, Roland Petit en réalise une autre adaptation pour la scène, chorégraphique cette fois-ci, dans un ballet intitulé Nana, dont il imagine le livret en collaboration avec Edmonde Charles-Roux. La danseuse Karen Kain incarne la sulfureuse lorette, Marius Constant crée la partition musicale, Ezio Frigerio dessine les costumes et les décors. La première a lieu le 6 mai 1976 au palais Garnier.
3Le riche fonds de la bibliothèque-musée de l’Opéra qui documente cette œuvre comporte une centaine de photographies de scène, récemment décrites dans le Catalogue général, et signées pour la plupart par Daniel Cande, Colette Masson ou Michel Szabo, et compte aussi une trentaine de maquettes de costume et une maquette de décor en volume d’Ezio Frigerio. Un dossier d’œuvre rassemble également les articles de presse publiés depuis la première du ballet, le communiqué de presse diffusé par l’Opéra pour sa création, un programme daté de 1976 et – pièce on ne peut plus intéressante – une copie du tapuscrit de la première ébauche du projet de spectacle imaginé par Edmonde Charles-Roux à partir du roman de Zola. Ce document de travail d’une vingtaine de pages met en regard la structure du ballet envisagée par Edmonde Charles-Roux avec le texte de Zola cité dans la marge. Celle-ci ajoute dans cette même marge diverses notes à l’attention du compositeur, du décorateur, du chorégraphe, du costumier, et même d’un perruquier. Et l’auteur de préciser avec précaution que ce document n’est pas à confondre avec l’argument final du ballet qui sera « défini » par Roland Petit et rédigé ensuite par elle-même pour « tenir en une ou deux pages ».
4Ce vaste ensemble de pièces conservées à la bibliothèque-musée de l’Opéra, sur lesquelles s’appuie le présent article, est d’autant plus précieux que sont comptées les traces de ce ballet très peu dansé par la suite. Ce fonds documentaire permet ainsi d’appréhender la genèse et la réception de cette œuvre à la fois ambitieuse et ambiguë, née de l’amitié d’un des plus célèbres chorégraphes français avec une femme de lettres de grand renom. Retraçons quelques-uns des points saillants qui se dégagent de ce corpus documentaire et qui éclairent la création comme le projet du ballet.
Nana, une « anti-Dame aux camélias »
5« Les sujets de grands ballets ne courent pas les rues ; il ne suffit pas simplement de prendre un grand roman connu et de dire : je vais en faire un ballet ! Essayez avec La Chartreuse de Parme et vous verrez le désastre [1] ! » fait remarquer, avec une pointe d’humour, Edmonde Charles-Roux dans un entretien donné aux Nouvelles littéraires quelques jours avant la première. « L’œuvre choisie doit comporter un personnage central qui porte en lui une force d’abstraction assez grande pour élever le ballet au niveau du symbole. […] Nana a ces qualités. […] C’est l’histoire d’un personnage qui devient l’archétype de la dévoreuse d’hommes [2] », ajoute-t-elle.
6Avec son roman, Zola s’emparait en effet d’une figure très en vogue pour l’époque, mais non moins provocante : la « biche de haute volée », la « demi-mondaine », ces femmes qu’on appelait encore les « horizontales » ou les « cocodettes ». Son projet – autant littéraire que sociologique – était de décrire « toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent [3] ». Nana est bien, selon les mots d’Edmonde Charles-Roux, « un animal, une mante religieuse [4] ». Elle est ainsi l’antihéroïne romantique par excellence, « le contraire d’une Dame aux Camélias, d’une de ces pécheresses qui trouve une rédemption dans l’amour [5] ».
7Le spectateur d’aujourd’hui, qui connaît La Dame aux camélias de John Neumeier, chorégraphiée d’après l’œuvre de Dumas fils en 1978 (deux ans – à peine – après la Nana de Roland Petit), ne peut s’empêcher de constater l’écart qui sépare les deux personnages. Nana apparaît dans le ballet de Roland Petit, et notamment dans le cinquième tableau, au titre transparent, « La chambre carrefour », comme une jolie poupée, un charmant pantin provoquant, une marionnette entre les mains de Muffat qui la possède comme tant d’autres avant et après lui. Triviale jusque dans ses mouvements, Karen Kain danse une partition qui sollicite son entrejambe, engage son bassin et règle tout un jeu de hanches, de fesses et d’épaulements. La ballerine classique apparaît ici très charnelle, plus lourde, plus terrienne qu’elle ne l’est dans La Dame aux camélias de Neumeier. Nana est toute faite de matière. Elle est un corps.
8Cette figure de la croqueuse d’hommes, Roland Petit l’affectionne tout particulièrement, lui qui a déjà chorégraphié une sulfureuse Carmen, mais aussi mis en scène des femmes fatales dans Le Rendez-vous (1945), Le Jeune Homme et la Mort (1946), ou encore – à peine deux ans auparavant – dans L’Arlésienne (1974). Qui a vu d’autres de ses pièces créées par la suite, comme L’Ange bleu (1985), d’après Professor Unrat, de Heinrich Mann, ou encore Camera obscura (1994) d’après Nabokov, connaît la longévité de cet archétype féminin dans l’univers du chorégraphe.
9Pour camper ce personnage de fascination et de mort, cette femme fatale, il ne pouvait être question selon Roland Petit de « prendre le roman à la lettre. Il a fallu élaguer, choisir pour ne conserver qu’un schéma aussi symbolique et aussi fidèle que possible à l’esprit de l’œuvre [6] ». Ramassé en neuf tableaux, le fil narratif du ballet se resserre ainsi autour de trois amants seulement, le comte Muffat, qui aime éperdument Nana, le banquier Steiner, dont elle provoque la ruine, le jeune George Hugon, Chérubin avec qui elle connaît une sorte d’idylle. Satin, la maîtresse de Nana, apparaît également, mais brièvement, dans le septième tableau, intitulé « Fête chez “la Marquise des hauts trottoirs” ».
10Loin d’être un simple calque de l’œuvre de Zola, le ballet, qui s’attache pourtant tout du long scrupuleusement au texte, s’émancipe in fine du roman. Edmonde Charles-Roux indique ainsi qu’il a été « nécessaire de modifier la fin pour éviter une mort qui ne pouvait qu’évoquer celle de Marguerite Gautier [7] ». Dans le dernier tableau du spectacle, qui annonce la guerre franco-prussienne et la fin de l’Empire, Nana – jusqu’au bout anti-Dame aux camélias – devient alors une allégorie de la Mort.
Nana ou la Mort danse
11Femme fatale, Nana se transforme, au terme de l’œuvre chorégraphique comme du roman, en figure funeste. « Sous sa peau pulpeuse, sous sa beauté, c’est la mort qui se dissimule. [Nana] est comme une sorte de virus : qui le contracte se ternit, pourrit, meurt [8]. » Avec une pointe de mesquinerie ironique, Edmond de Goncourt notait d’ailleurs dans son Journal, le 1er février 1880, à propos de Zola (qui souffrait alors de rhumatismes et qui était contraint de se déplacer appuyé sur une canne) que le travail de son roman Nana « l’a[vait] tué, absolument tué » ; comme si le caractère mortifère de l’œuvre s’était également retourné contre son auteur pour en accélérer la décrépitude [9].
12Le ballet qui s’empare de cette funeste figure s’apparente en son terme à une danse macabre. Nana est une prostituée, un corps sexué, sexuel. Mais aussi un corps-symbole. « Le symbole d’une société à l’heure de sa chute », « Le miroir d’une société pourrissante », selon les titres éloquents de la presse en 1976. Zola décrivait déjà ainsi la mort de son héroïne dans la dernière page de son roman : « Et sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulaient en un ruissellement d’or. Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l’avait pourri ». À l’appui de ce passage du roman qu’il cite précisément dans le programme de 1976, Roland Petit explique que l’« on cherchera en vain, dans [s]on ballet, l’évocation de la chambre mortuaire ou de la variole noire avec tout ce qu’elles comportent d’horreur dans la description qu’en fait Zola ». En effet, l’ultime et longue description, minutieusement macabre, que fait l’auteur du visage du cadavre défiguré par la petite vérole est ramassée à la fin du spectacle dans un accessoire de scène, un masque (dont l’efficacité dramatique reste d’ailleurs discutée par la critique). Pourtant, ce masque n’est pas seulement une convention théâtrale, qui rappellerait la lettre même du texte de Zola décrivant, avec force détails, ce « masque horrible et grotesque du néant ». Selon le chorégraphe, cet accessoire de scène renvoie aussi à une anecdote qui aurait présidé à la genèse des dernières pages macabres du roman : pour se documenter à ce sujet, en tout bon naturaliste qu’il était, Zola aurait demandé à son ami Céard de lui procurer un masque mortuaire de femme victime de la petite vérole.
13Dans le dernier tableau du ballet, Nana, qui devient la Mort, apparaît ainsi masquée dans un décor rougeoyant pour figurer l’écroulement définitif d’un monde. Le spectateur peut lire dans le programme cette ultime mention : « Né dans le sang, l’Empire s’écroule dans le sang. » Ce retournement final rappelle la dernière scène du Jeune Homme et la Mort, où la femme aimée devient la Mort, drapée de rouge, qui se révèle au Jeune Homme sous son masque funeste, mais aussi Le Masque de la Mort rouge de Poe, un texte qui inspirera tant Roland Petit pour son Fantôme de l’Opéra (1980), créé à peine quatre années plus tard à Garnier. En effet, Ezio Frigerio a cherché, dans un décor à dominante rouge, à rappeler la couleur du Second Empire et à relier la scène du spectacle à la salle du palais Garnier, monument emblématique de cette époque. Une idée ingénieuse du décorateur orchestre par ailleurs le clou du spectacle : à la fin du ballet, la rouge parure du lit de Nana, symbolisant les débauches du personnage, se transforme en drapeau pour accompagner la scène du départ à la guerre. En transparence, ce drapeau laisse voir l’image d’un Paris dévasté.
« À Berlin ! À Berlin ! ou La fin d’un règne », 9e tableau
« À Berlin ! À Berlin ! ou La fin d’un règne », 9e tableau
Chorégraphier des instantanés, une Nana photographique
14Si en 1976 le ballet de Roland Petit marque les esprits, c’est d’abord par la série d’images fortes qu’il offre au public. La presse l’a souligné, cette création inédite se singularise par sa dimension spectaculaire, sa veine si théâtrale. Ainsi, c’est le travail très plastique de la chorégraphie qui contribue à frapper l’œil du spectateur. La recherche de son auteur s’oriente bien en ce sens durant la création du ballet, et ce pour deux raisons. La première est liée à la source littéraire choisie, la seconde à l’art de la danse en propre. Roland Petit explique ainsi la gageure que représente pour lui toute adaptation chorégraphique d’un texte littéraire : « Si un ballet, se basant sur une sélection rigoureuse, comme une suite de morceaux choisis où psychologie et actions sont intimement liées, parvient à respecter l’esprit du roman et à donner de ses personnages une illustration aussi conforme que possible (l’idéal serait qu’on puisse la qualifier de photographique), alors la mise en rapport ballet/roman trouve sa raison d’être. » Afin d’asseoir la réussite de la transposition chorégraphique, Nana danseuse se doit donc d’être une illustration photographique de la Nana de Zola. Et le chorégraphe d’ajouter : « L’écrivain, lui, peut préparer ses lecteurs à la connaissance de ses héros. Il peut leur donner un passé, des parents. Rien de semblable dans un ballet, et la chorégraphie laisse extraordinairement peu de temps au créateur pour donner vie à ses personnages. Quand Nana apparaît, il faut que ce soit Nana tout de suite, l’héroïne de Zola instantanément reconnaissable, comme il en va de ces photos-minutes faites au flash [10]. » La danse ne permettant pas d’introduire les personnages autrement que par la manière dont ils se présentent, et dont ils apparaissent sur scène, leur corps, tout entier et tout de suite, doit faire signe vers le personnage qu’ils incarnent.
Karen Kain (Nana) et Cyril Atanassoff (Muffat)
Karen Kain (Nana) et Cyril Atanassoff (Muffat)
15Cette recherche d’une esthétique proche de celle de la photo-minute au flash, de l’illustration exacte et instantanément lisible, fait alors de Nana un ballet résolument photographique, qui réjouit tout chercheur ou lecteur confronté au fonds iconographique de la bibliothèque-musée de l’Opéra. Nana ne cesse d’y poser, de s’offrir dans des postures caractéristiques, qui sont autant de trouvailles chorégraphiques parlantes pour le spectateur. Elle paraît reconnaissable entre toutes, canaille, gouailleuse, aguicheuse, vulgaire sans cesser pourtant de plaire. Oscillant entre la ballerine aux arabesques enjôleuses et la danseuse de cabaret sulfureuse, Nana se montre, s’exhibe, faux-cul bouffant et toute poitrine en avant. Ainsi, aujourd’hui, à défaut de la chorégraphie qui n’a pas tant été dansée, le balletomane averti peut retrouver, pour le seul plaisir des yeux, tout un spectacle photographique dans le fonds iconographique de la bibliothèque-musée, qui honore le projet tout particulier de Roland Petit pour cette œuvre.
Karen Kain (Nana) et Cyril Atanassoff (Muffat)
Karen Kain (Nana) et Cyril Atanassoff (Muffat)
16Car Nana est bien cette femme de scène qui sert à ces messieurs du parterre le divertissement qu’ils sont venus chercher au théâtre. Rappelons que le personnage entame sa carrière en provoquant d’emblée, par sa presque nudité, la sidération du public. Et le roman comme le ballet commencent bien par là, qui présentent Nana en blonde Vénus, « demi-nue » (comme le précisent Zola dans son texte et le programme du ballet). Si les maquettes de costume d’Ezio Frigerio montrent bien un projet de Vénus nue, habillée de sa seule chevelure dorée, celui-ci reste cependant dans les cartons. Et le spectateur d’aujourd’hui demeure interdit devant la probité de la tenue finalement retenue pour le deuxième tableau du ballet, « La Blonde Vénus ».
Ezio Frigerio, Nana : maquette de costume, avec au dos la mention « non exécuté », 1976
Ezio Frigerio, Nana : maquette de costume, avec au dos la mention « non exécuté », 1976
17Mais, par son élégance et sa vivacité, Karen Kain contribue en définitive à imprimer pour la postérité, sur la scène du palais Garnier, une image parfaitement ajustée du personnage de Zola, qui – comme le précise Edmonde Charles-Roux – est « une ravissante créature, […] à l’opposé de l’opinion généralement répandue, et contre laquelle il convient de lutter, qui fait de l’héroïne de Zola, une trop plantureuse personne, plus proche des prostituées peintes par Toulouse-Lautrec que de l’“idole” blonde immortalisée par Édouard Manet [11] ».
Ezio Frigerio, Nana : Vénus, maquette de costume, 1976
Ezio Frigerio, Nana : Vénus, maquette de costume, 1976
À Garnier, une œuvre en forme de pied de nez
18En 1976, un journaliste s’interroge avec malice : « Les petites grues et théâtreuses dansant sur le charnier purulent qu’est la société en décomposition du Second Empire remplaceront-elles, au palais Garnier, les blanches Willis de ce grand cimetière aseptisé qu’est Giselle [12] ? » De fait, Nana est aux antipodes de l’héroïne romantique traditionnelle, celle des ballets blancs de Coralli, Perrot ou Taglioni. Si, à l’instar de Giselle ou de l’Odette du Lac des cygnes, elle est un personnage tragique, c’est avant tout parce qu’elle incarne le fatum d’une société qu’elle contribue à miner. Mais, contrairement à ces figures diaphanes de l’ère romantique, Nana est avant tout un corps, un corps dont la matière et le sexe délétères triomphent des hommes avant de dégénérer. Notons que si certains critiques littéraires masculins font de Nana « un parasite qui intoxique le milieu social sur lequel elle prospère [13] », Edmonde Charles-Roux, quant à elle, voit en cette femme une victime autant qu’une coupable. Certes, Nana « se nourrit du désastre d’une société qui se gangrène, mais à y butiner finalement elle s’empoisonne elle-même [14] ».
19L’œuvre, en définitive, s’inscrit en défaut par rapport au répertoire canonique de l’Opéra, tout en convoquant ce qui est devenu un classique littéraire. Le second degré et la dérision ne sont pas en reste dans le ballet : Marius Constant choisit, pour l’ouverture du ballet, d’emprunter à Wagner des extraits du « Venusberg » de Tannhäuser, joués « à la blague, façon bastringue [15] », Ezio Frigerio, quant à lui, construit sciemment sa scénographie dans le prolongement du décorum du palais Garnier, afin de créer une continuité entre le parterre et la scène. Et quand on demande à Edmonde Charles-Roux si le public élégant de la première comprendra qu’on lui tend une manière de miroir, la librettiste répond : « S’il comprend et que cela ne lui plaît pas, et qu’il siffle, tant mieux [16] ! », souhaitant sans doute par là reconduire pour la danse le scandale du roman de Zola lors de sa parution en feuilleton dans la presse.
20Lors de la première du ballet, en 1976, l’accueil du public comme de la presse est mitigé. Olivier Merlin écrit ainsi le 8 mai 1976 dans Le Monde : « Quand le rideau s’est baissé, le jeudi 6 mai, sur la Nana de Roland Petit à l’Opéra, les huées faisaient à peu près part égale avec les applaudissements. » Le même jour, Claude Baigneres note dans Le Figaro : « Avec Nana, le ballet de l’Opéra vient de connaître le désastre de Sedan. » Deux jours plus tard, son confrère Pierre-Petit signe dans le même journal un article plus nuancé et souligne que « les publics de l’Opéra se suivent et ne se ressemblent point. Le Tout-Paris qui était présent à la première de […] Nana a réservé à cette œuvre de Roland Petit […] un accueil plutôt houleux, qui laissait croire à un irrémédiable échec. Dès le lendemain, c’était un triomphe qui attendait cette même Nana, de la part du grand public, celui qui paie et qui vient parce qu’il aime ». Nombreux sont les critiques à reprocher au ballet d’être avant tout une pièce de théâtre où la pantomime expressive prend le pas sur la danse. Certains proposent des coupures ou le réagencement de plusieurs tableaux pour améliorer la conception d’ensemble du spectacle, quand d’autres érigent cette nouvelle création au rang de Carmen (1949) et de Notre-Dame de Paris (1965), chefs-d’œuvre déjà consacrés de l’artiste. Tandis qu’une partie des critiques exprime des réserves sur la chorégraphie de Roland Petit, la musique de Marius Constant, sifflée par le public, est quant à elle encensée dans la presse pour sa nouveauté. Seuls les décors somptueux d’Ezio Frigerio font l’unanimité.
Scène de répétition : Karen Kain, Roland Petit et Cyril Atanassoff
Scène de répétition : Karen Kain, Roland Petit et Cyril Atanassoff
21Le ballet, sifflé le soir de la première, n’est jamais remonté sur la scène du palais Garnier après sa production en 1976. Il n’aura donc pas trouvé tout le succès sulfureux que connaît le roman après sa publication, en 1880 [17]. Gageons par ailleurs que la chorégraphie de Roland Petit n’ait pas atteint un public aussi éclectique que le roman de Zola, comme en témoigne cette truculente anecdote racontée par Edmond de Goncourt : « Daudet contait qu’un jour, pendant la publication de Nana [dans le journal Le Voltaire], en sortant de chez Charpentier où il avait rencontré Zola, il l’avait emmené dans une brasserie de femmes, boulevard Saint-Michel. Ils étaient à peine assis qu’entrait dans la brasserie une cocotte du quartier, tenant en main Le Voltaire qu’elle venait d’acheter. Elle s’asseyait à côté d’eux et dépliant le feuilleton et l’étalant de ses deux mains sur la table, elle s’écriait, en se tournant vers eux sans les connaître : “Merde ! si celui-ci n’est pas cochon, je ne le lis pas.” Cela gênait un peu Zola, qui trouvait qu’il faisait trop chaud dans le café et demandait à s’en aller [18]. »
Notes
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[1]
Edmonde Charles-Roux, dans « Nana à l’Opéra. Le miroir d’une société pourrissante, entretien avec Edmonde Charles-Roux », Nouvelles littéraires, 29 avril 1976, dans Nana, Dossier d’œuvre, bibliothèque-musée de l’Opéra.
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[2]
Ibid.
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[3]
Propos de Zola notés sur le manuscrit du roman, cités dans Pierre-Louis Rey, « Préface », Nana, Paris, Pocket, 1991, p. 7.
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[4]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
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[5]
Ibid.
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[6]
Propos relevés dans le communiqué de presse du ballet, dans Nana, Dossier d’œuvre, bibliothèque-musée de l’Opéra.
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[7]
Ibid.
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[8]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
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[9]
La mort de Zola, qui ne surviendra que vingt-deux ans plus tard, contredira ces propos à l’emphase malveillante.
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[10]
Roland Petit, « Clefs pour une chorégraphie », Spectacle Roland Petit, programme, Paris, Opéra de Paris, mai-juin 1976.
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[11]
Propos relevés dans le communiqué de presse du ballet, art. cit. Manet, qui a lu l’œuvre de Zola, a peint une toile intitulée Nana en 1877.
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[12]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
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[13]
Axel Preiss, « Nana », dans Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française, Paris, Bordas, t. III, 1994, p. 1359.
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[14]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
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[15]
Propos de Roland Petit, relevés dans le communiqué de presse du ballet, art. cit.
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[16]
E. Charles-Roux, « Nana à l’Opéra… », art. cit.
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[17]
Mis en vente chez Charpentier, le premier tirage de 55 000 exemplaires est aussitôt épuisé.
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[18]
Edmond de Goncourt, Journal, fragment daté du mardi 28 mars 1882.