Notes
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[1]
Stéphane Bonnéry, Florence Elloy, Maira Mamede et Véronique Soulé, « Albums pour enfants : acquisition et médiation au regard du public de la bibliothèque », dans « La bibliothèque, levier d’une dynamique sociale ? », Journée d’étude à la BPI, 24 janvier 2017.
-
[2]
Mathilde Leriche, Marguerite Gruny et Claire Huchet. Voir également l’article de Sylvain Lesage dans ce dossier.
-
[3]
Marc Daniau et Claire Franek, Tous à poil !, Arles, Rouergue, 2011.
-
[4]
Santé magazine, février 1998.
-
[5]
Le Quotidien de Paris, 1990.
-
[6]
Marie Kuhlmann, « Qui a peur des bibliothèques ? 1912-1988 », Censure et bibliothèques au xxe siècle, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, coll. « Bibliothèques », 1989, p. 233.
-
[7]
Citrouille, n° 15, mars 1997.
-
[8]
« Orange : l’ABF prend position », Bulletin d’information de l’Association des bibliothécaires français, n° 173, 4e trimestre 1996, p. 105.
-
[9]
Témoignages rapportés dans différents numéros de la revue Citrouille.
-
[10]
Christian Voltz, Heu-reux !, Arles, Rouergue, 2016.
Les lecteurs de la bibliothèque de l’Heure joyeuse apprennent la classification et le maniement des fichiers, 1947
Les lecteurs de la bibliothèque de l’Heure joyeuse apprennent la classification et le maniement des fichiers, 1947
1Les bibliothèques pour la jeunesse n’échappent pas à la censure : aujourd’hui comme hier, sont bannis de leurs rayons des pans entiers de la production éditoriale considérés comme étant de « mauvaise qualité » ou peu appropriés aux enfants. Certains ouvrages suscitent de véritables polémiques, de plus en plus médiatisées et portées par des groupes de pression idéologique, morale et politique, qui incitent les professionnels à s’autocensurer, par mesure de précaution.
2Depuis que les bibliothèques existent, la censure s’y exerce sous de multiples formes, et les bibliothèques publiques pour enfants ne sont, bien sûr, pas épargnées. La constitution même des collections, qui implique nécessairement de faire des choix dans la production éditoriale, repose sur des critères d’évaluation que les professionnels ont souvent du mal à formuler de façon explicite : la logique du « coup de cœur » prime la plupart du temps, en particulier pour les ouvrages de fiction ; s’y mêlent des conceptions de l’enfance disparates, des goûts esthétiques personnels et des projections sur la réception par les enfants [1], ces différents arguments permettant d’évaluer la « qualité » d’un livre. Sont bannis des bibliothèques, aujourd’hui comme hier, des pans entiers de la production éditoriale considérés comme étant de « mauvaise qualité » ou peu appropriés aux enfants. Ainsi, à l’Heure joyeuse – la première bibliothèque en France entièrement consacrée à la jeunesse, ouverte à Paris en 1924 –, les bibliothécaires pionnières [2] condamnaient la bande dessinée, laquelle était absente des rayonnages.
3Elles entendaient prôner une littérature saine, comme le stipulait le règlement du prix Jeunesse, premier prix littéraire pour un livre de jeunesse, fondé en 1934 par l’éditeur Michel Bourrelier en étroite collaboration avec elles : « Le but à atteindre est de développer le goût de la littérature saine chez les enfants. L’auteur devra s’abstenir de toute incursion dans le politique et le religieux. » Cependant, il n’est pas précisé si le « politique et le religieux » devaient être reliés à « littérature saine » !
Polémiques et autocensure en bibliothèque
4Aussi les bibliothèques pour la jeunesse ont-elles été, dès leurs débuts, confrontées à la question de l’autocensure, d’ailleurs rarement nommée ainsi par les professionnels. Sauf en période de crise, la notion de censure ou d’autocensure est évacuée : on lui préfère celle de sélection ou de prescription. De fait, que ce soit par conviction personnelle ou par crainte de réactions de leurs tutelles, d’élus, de parents ou d’enseignants, certains livres (par exemple qui abordent des thèmes tabous ou dont l’esthétique déstabilise) ne sont pas acquis ou, à défaut, pas mis à la disposition des usagers. Cette forme de censure, qu’on peut qualifier de « protection » ou de « précaution », vise également à éviter aux bibliothécaires d’avoir à justifier la présence de certains titres sur leurs rayonnages, ce qui doit leur permettre de résister aux pressions, parfois assidues, dont ils ou elles peuvent faire l’objet. Il peut être plus facile de répondre par un laconique « Pour des raisons professionnelles, cet ouvrage n’a pas retenu notre attention lors de sa sortie » à la proposition d’achat émise par un usager, comme nous avons pu l’observer dans une bibliothèque en 2014 pour l’album Tous à poil ! [3], plutôt que d’affronter de possibles réactions d’usagers ou même d’élus, lesquelles se firent très vives cette année-là dans de nombreuses villes françaises. Elles faisaient suite à la polémique suscitée par l’intervention de Jean-François Copé, alors président de l’UMP, feuilletant cet album devant les caméras de la chaîne LCI, sur le plateau de l’émission « Grand jury » le 9 février 2014. Il y accusait le gouvernement de recommander cet album à tous les enseignants des écoles primaires et de promouvoir ainsi la théorie du genre et le refus de l’autorité.
5La polémique fut largement relayée par les médias, suscitant nombre de déclarations, communiqués, prises de position ou articles de presse, signés par des auteurs, éditeurs, responsables associatifs, enseignants, institutionnels, etc., dénonçant ces volontés de censure et le retour à un ordre moral. Mais elle a conduit également certains maires à exiger du personnel de la bibliothèque si ce n’est de retirer cet album des rayons de la bibliothèque municipale, au moins de l’écarter de la vue des enfants en le plaçant sur une étagère hors de leur atteinte. De fait, la consultation des catalogues d’une cinquantaine de réseaux de bibliothèques de différentes tailles permet de constater que cet album, imprimé la première fois à 3 000 exemplaires et diffusé essentiellement dans les librairies de premier niveau, est présent aujourd’hui dans moins d’une bibliothèque sur quatre.
Claire Franek, Tous à poil !, ill. de Marc Daniau, Arles, Rouergue, 2011
Claire Franek, Tous à poil !, ill. de Marc Daniau, Arles, Rouergue, 2011
6Cette polémique, même si sa dimension médiatique s’est révélée plutôt inattendue, n’avait rien d’exceptionnel. On voit resurgir régulièrement, et avec la même virulence, les débats et polémiques qui ont agité la société tout au long du xxe siècle à propos des livres pour enfants. De façon cyclique, tous les cinq ou dix ans, des journaux ou médias plus ou moins renommés consacrent un article ou une émission à fustiger la littérature de jeunesse dans des articles aux titres alarmistes : « Des livres qui font mal [4] », « Ces livres plutôt choquants auxquels vos enfants ont échappé [5] ». Les livres sont accusés, selon les cas, d’être sombres ou amoraux, d’inciter à la violence, à l’homosexualité, à la drogue, ou encore d’user d’un langage trop cru. L’argumentation peut être étayée par les propos d’un pédopsychiatre ou d’un sémiologue, confirmant les effets néfastes d’une telle littérature sur le développement psychique ou intellectuel de l’enfant. Elle s’appuie sur des citations tronquées ou hors contexte et sur une focalisation sur la thématique ; les auteurs et les éditeurs qui les publient, les libraires, enseignants, bibliothécaires qui les diffusent sont jugés irresponsables ou volontairement mal intentionnés envers les enfants et, au-delà, envers la société elle-même.
Campagnes de lobbying
7Ces articles ou émissions de radio viennent relayer, et parfois de façon concertée, les actions menées, de manière plus ou moins active et organisée, par des parents ou associations locales d’usagers de bibliothèque ou de parents d’élèves. Ils s’inquiètent de la présence de tel ou tel livre au programme des lectures scolaires ou dans la sélection d’un prix littéraire, ou bien sur les rayons de la bibliothèque municipale : par des interpellations en direct, courriers ou pétitions, ils s’insurgent auprès des autorités concernées (inspecteurs de l’Éducation nationale, élus municipaux) et réclament que le livre soit retiré. Mais, le plus souvent, il s’agit de véritables campagnes de lobbying, orchestrées au niveau national par des groupes de pression idéologique, morale et politique, généralement des associations familiales ou religieuses, qui interviennent régulièrement sur différents sujets. Ces groupes de pression réclamant la censure s’inscrivent naturellement dans des combats idéologiques et politiques à visée bien plus large, les mêmes qui ont conduit, en 1949, au vote de la loi sur les publications pour la jeunesse, toujours en application aujourd’hui. Très efficaces, disposant d’un important réseau d’adhérents, ils agissent de façon continue et souterraine par l’envoi massif de courriers-pétitions sur tout le territoire et de campagnes sur les réseaux sociaux. Concernant les livres pour enfants, les adhérents de ces associations sont invités à envoyer aux responsables – d’école, de bibliothèque, municipaux, etc. – des lettres individuelles et circonstanciées, dont le modèle et le contenu sont fournis, dénonçant à chaque fois les mêmes livres. Que ce soient la campagne lancée par l’Association pour les droits de la vie, association familiale catholique intégriste présidée par Christine Boutin, en 1993, ou celle de SOS Éducation et de son délégué général Jean-Paul Brighelli en 2007, l’argumentation reste identique : elle vise à démontrer que la littérature de jeunesse abrite un vaste complot organisé pour pervertir et démoraliser la jeunesse d’aujourd’hui. Les livres sont incriminés pour leurs thèmes (viol, suicide, mort, drogue), le récit réduit à une fonctionnalité simpliste, et les citations, données hors contexte, sont censées procurer la clé du livre.
8Cette démonstration reprend les mêmes arguments (et les mêmes livres) que ceux qui sont développés dans Écrits pour nuire. Littérature enfantine et subversion. Cet ouvrage de Marie-Claude Monchaux, auteure pour enfants, publié en 1985 aux éditions de l’UNI (Union nationale inter-universitaire, un syndicat d’étudiants proche de l’extrême droite), maintes fois réédité, dénonce un complot ourdi par certains éditeurs, auteurs ou médiateurs, destiné à subvertir la jeunesse et à discréditer l’ordre social. L’auteure ne mâche pas ses mots : « Les livres d’enfants véhiculent le fumier. » Pour les bibliothèques pour enfants, relativement épargnées par la censure jusque-là, en tout cas de façon visible, cet ouvrage marque un tournant. Sous son influence, le maire de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) fait retirer des livres de la bibliothèque municipale, tandis qu’à Paris Solange Marchal, conseillère élue à la Ville de Paris, met en place en 1986 une commission chargée d’établir les listes d’ouvrages que les bibliothécaires de la capitale pourront acheter. Elle est constituée de quatorze membres « adhérents, sympathisants ou proches des partis politiques de droite représentés au conseil municipal, […] 6 personnalités estimées “qualifiées” ayant été choisies au sein du monde scolaire, d’associations familiales et éducatives et de la profession de libraire, en raison de leur appartenance politique [6] ». Ces campagnes de censure sont relayées par la grande presse – Le Figaro, Le Figaro magazine, Santé magazine. En réaction, des professionnels créent le collectif Renvoyons la censure, qui a pour but de centraliser toutes les informations sur les censures, de les faire connaître via un bulletin et d’organiser des ripostes.
Anne Jonas, Solinké du grand fleuve ; ill. de François Roca, Paris, Albin Michel jeunesse, 1996
Anne Jonas, Solinké du grand fleuve ; ill. de François Roca, Paris, Albin Michel jeunesse, 1996
Après la victoire du Front national aux élections municipales à Orange, les listes d’acquisition de la bibliothèque municipale sont expurgées par la mairie. Ce livre fait partie des acquisitions refusées d’après le témoignage de Micheline Verger, ancienne bibliothécaire jeunesse à Orange.9Dix ans plus tard, alors que quatre villes du sud de la France étaient dirigées par l’extrême droite, certaines d’entre elles ont préféré se faire discrètes sur leur politique culturelle, pour ne pas attirer les caméras (on ne retire pas de livres, on en impose « seulement ») ; d’autres ont choisi délibérément la culture comme terrain privilégié de combat idéologique : des livres sont retirés des bibliothèques, les acquisitions soumises au contrôle strict des élus, et les professionnels à une ingérence complète dans leur activité professionnelle. Ainsi, à Orange, la nouvelle équipe municipale est immédiatement intervenue dans les achats de la bibliothèque, refusant ou imposant certains titres. Les consignes sont les suivantes : n’acheter que des livres d’évasion qui font rêver ; ne plus acheter de livres qui s’apparentent à la culture juive, de contes africains, de livres qui puissent choquer l’ordre moral ; pas d’enfants noirs, d’enfants en révolte, pas de mots grossiers ; pas de romans sur l’amitié entre les peuples, etc. En revanche, on recommande l’achat des séries Oui-Oui ou Langelot du Lieutenant X [7]. Très rapidement, les bibliothécaires en place, après avoir tenté de résister et malgré une forte mobilisation médiatique, citoyenne et professionnelle [8], quittent ces bibliothèques, désormais gérées par des non-professionnels. À la même période, dans plusieurs villes de France, des élus ou des militants d’extrême droite exercent des pressions, souvent de façon virulente [9], pour interdire la venue de certains auteurs dans les établissements scolaires ou l’inscription d’un livre à un prix littéraire.
Christian Voltz, Heu-reux !, Arles, Rouergue, 2016
Christian Voltz, Heu-reux !, Arles, Rouergue, 2016
10Aujourd’hui, ces mouvements et groupes de pression continuent d’agir et de mener des actions d’intimidation, encore plus ouvertes qu’hier, et parfois relayées par une certaine presse. On peut citer, parmi d’autres, l’exemple du Salon beige, qui se présente comme un groupe de « laïcs catholiques de la tranche d’âge des 30-50 ans » et qui, depuis plusieurs années, dresse sur son site des listes d’ouvrages sur la « théorie du genre », invitant les parents et ses sympathisants à se rendre dans leur bibliothèque municipale pour vérifier si les ouvrages incriminés figurent dans le rayon jeunesse, et répertoriant ainsi les bibliothèques concernées. Ou encore, début 2019, l’exemple de la bibliothèque parisienne Louise-Michel, qui, suite à l’annonce d’une séance publique de contes non genrés par des drag-queens invitées, a vu pleuvoir sur ses différents comptes de réseaux sociaux des milliers de messages injurieux et haineux, encouragés par des sites de mouvements d’ultra-droite, tels que Boulevard Voltaire ou Égalité et réconciliation, rompus aux campagnes de harcèlement. Il est à noter qu’après cet incident le Conseil de Paris a voté à l’unanimité une motion de soutien à l’équipe de la bibliothèque. À l’inverse, c’est le maire lui-même qui, suite à la plainte d’une mère à l’automne 2018, convoque et admoneste un jeune employé de la bibliothèque de sa ville de l’Ouest parisien, pour avoir présenté, lors d’un accueil de classe, un album dont le héros est homosexuel [10].
11Ces actes d’intimidation, récurrents, conduisent certains médiateurs à céder, ou plutôt à se prémunir « par principe de précaution », en annulant des rencontres, des spectacles ou en n’acquérant pas de livres qui risquent de susciter des controverses. Car au-delà de ces groupes de pression très actifs, il est de moins en moins rare qu’un parent ou un enseignant vienne se plaindre à propos d’un livre conseillé par l’école ou prêté par la bibliothèque, étonné ou même choqué que de tels livres soient à la disposition des enfants. Malgré les nombreuses prises de position par les associations professionnelles (en particulier l’Association des bibliothécaires de France), les journées d’étude ou articles sur le sujet, les professionnels restent souvent démunis. D’autant que toute levée d’un nouveau tabou dans les livres jeunesse les plonge à chaque fois dans la perplexité et la confusion. S’affrontent alors leurs conceptions éducatives, idéologiques et culturelles, lesquelles mériteraient d’être débattues largement et régulièrement afin qu’ils se prémunissent au mieux et de façon collective face aux différentes formes de censure.
Notes
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[1]
Stéphane Bonnéry, Florence Elloy, Maira Mamede et Véronique Soulé, « Albums pour enfants : acquisition et médiation au regard du public de la bibliothèque », dans « La bibliothèque, levier d’une dynamique sociale ? », Journée d’étude à la BPI, 24 janvier 2017.
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[2]
Mathilde Leriche, Marguerite Gruny et Claire Huchet. Voir également l’article de Sylvain Lesage dans ce dossier.
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[3]
Marc Daniau et Claire Franek, Tous à poil !, Arles, Rouergue, 2011.
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[4]
Santé magazine, février 1998.
-
[5]
Le Quotidien de Paris, 1990.
-
[6]
Marie Kuhlmann, « Qui a peur des bibliothèques ? 1912-1988 », Censure et bibliothèques au xxe siècle, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, coll. « Bibliothèques », 1989, p. 233.
-
[7]
Citrouille, n° 15, mars 1997.
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[8]
« Orange : l’ABF prend position », Bulletin d’information de l’Association des bibliothécaires français, n° 173, 4e trimestre 1996, p. 105.
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[9]
Témoignages rapportés dans différents numéros de la revue Citrouille.
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[10]
Christian Voltz, Heu-reux !, Arles, Rouergue, 2016.