1L’invention de mondes imaginaires est une idée probablement aussi ancienne que l’humanité, grâce aux pouvoirs du rêve. Qui n’a jamais, au détour d’un songe, créé dans son esprit de nouveaux territoires, habités de créatures étranges, aux couleurs fantaisistes ? Bien sûr, les artistes et hommes de lettres s’en sont emparés dès l’Antiquité. Platon, dans le Timée et le Critias, évoque l’existence d’une grande île, au-delà des Colonnes d’Hercule. Ainsi naît le mythe fécond de l’Atlantide. Le continent fictif, pour le philosophe, est un prétexte, une allégorie. Il permet par opposition de définir les Athéniens, et d’avancer dans sa réflexion.
2Ils seront nombreux, au Moyen Âge et à la Renaissance, à utiliser ce procédé. Dante en littérature, Bosch ou Brueghel en peinture donnent corps à une géographie fictive de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Ils en décrivent les paysages et les habitants. Un pas supplémentaire est franchi dans l’Angleterre du xvie siècle. En 1516, Thomas More publie Utopia. οὐ τοπος : « le lieu qui n’est nulle part ». Le philosophe invente une île imaginaire, une île artificielle, que l’on détache d’un continent pour la mettre à l’abri des contacts extérieurs. Il y décrit une société idéale, fondée sur l’égalité. Pour ce faire, il imagine les lois qui régissent cet univers, en présente les religions, les us et coutumes… Bien sûr, comme chez Platon, le propos est allégorique : Thomas More a répondu, avec Utopia, à l’Éloge de la folie d’Érasme.
3Et c’est sur ce même mode du reflet tendu aux préoccupations des lecteurs que les mondes imaginaires vont habiter la littérature jusqu’au xixe siècle : pour ne citer que des œuvres françaises, Les États et empires de la Lune et du Soleil, de Cyrano de Bergerac, le Micromégas, de Voltaire, et dans une certaine mesure L’Île mystérieuse, de Jules Verne, robinsonnade prétexte à un discours scientifique à destination des jeunes lecteurs des Voyages extraordinaires.
4Mais la tradition vénérable de la « création de mondes » va larguer les amarres qui l’attachaient au réel pour revendiquer ses qualités d’évasion superlative : elle se réinvente dans la seconde moitié du xixe siècle en Angleterre, quand naissent la fantasy et sa pratique, que l’on nommera dès lors le worldbuilding. Deux auteurs anglais ont joué un rôle majeur dans l’évolution du genre : Lewis Carroll et William Morris. Le premier, outre la dimension humoristique prégnante et le goût du nonsense, apporte l’idée des mondes parallèles, accessibles à travers le miroir. Lewis Carroll joue aussi beaucoup avec les codes de la fairy, qu’il s’amuse à détourner. Dans sa postérité, plusieurs écrivains deviennent les créateurs d’univers parallèles toujours liés au monde réel, que l’on pourrait qualifier de low fantasy : ainsi C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia, ou J. K. Rowling avec Harry Potter.
5William Morris, artiste aux multiples talents (peintre, écrivain, philosophe, homme politique…), crée un nouveau genre littéraire. Membre influent de la fraternité préraphaélite, il a développé un goût certain pour un Moyen Âge idéalisé. La mythologie des peuples du Nord l’a beaucoup intéressé, et il a lui-même traduit la Volsunga saga. Dans ses romans (The Story of the Glittering Plain, The Well at the World’s End…), l’action se déroule sur des terres inconnues, dans un passé lointain mais non défini. La magie est présente. Morris utilise volontiers des archaïsmes l inguistiques et syntaxiques, assumant son médiéval isme. De nombreuses règles de la fantasy sont ainsi posées.
6Le succès du genre ne vient pas immédiatement, et c’est à deux auteurs en particulier que l’on doit l’essor prodigieux de ces mondes imaginaires à partir des années 1970. Robert E. Howard crée en 1932 le personnage de Conan le Barbare et le fait vivre à une période reculée de la préhistoire, l’âge hyborien. Conan deviendra l’archétype du héros de l’heroic fantasy. Cinq ans plus tard, surpris par le succès de son roman The Hobbit, J. R. R. Tolkien se met à l’écriture d’une suite, qui deviendra après douze années de travail Le Seigneur des anneaux. Sur cette Terre du Milieu dont il a commencé par dessiner la carte évoluent différents peuples, avec leurs langues propres développées jusque dans leurs évolutions phonétiques et philologiques. L’ histoire s’inscrit dans un passé reculé, où magie et dragons font partie du quotidien. Ce que Tolkien lui-même nomme romance deviendra l’œuvre emblématique de la high fantasy.
7Les deux romans connaissent un succès éclatant à partir des années 1960, au moment où se développent de nouveaux médias. Bandes dessinées, télévision, mais aussi jeux de rôle et bientôt jeux vidéo deviennent des supports à même de porter ces imaginaires contemporains.
8Les mondes inventés sont désormais au cœur de la culture populaire. Les créations de nouveaux univers sont pléthoriques. Au cinéma, l’engouement d’un public toujours nombreux pour Star Wars, par exemple, témoigne du succès de ces créations. Mais il en va de même des séries avec Game of Thrones ou Westworld, des romans avec L’Assassin royal, de Robin Hobb, de la bande dessinée avec Lanfeust de Troy, du jeu vidéo avec World of Warcraft ou Assassin’s Creed, et même des jouets avec Lego… Qui plus est, nombre de ces créations se répondent sur plusieurs médias à la fois. Le sujet est vaste, protéiforme, pas toujours facile à appréhender : ces œuvres possèdent leurs propres codes, leur propre vocabulaire. Et ces mondes inventés deviennent même parfois le terrain d’expression des fans eux-mêmes.
9Le but de ce dossier est bien de poser un regard critique sur ces nouvelles cultures. Il s’agit à la fois de s’interroger sur les formes que peuvent prendre ces mondes imaginaires dans la société contemporaine, et sur leurs usages par des publics bien différents, des jeunes enfants aux adultes, de la consommation à la création. Les lectures se feront à travers divers prismes, confrontant les regards des sociologues, des littéraires, des spécialistes des médias… Il s’agit aussi d’entendre la parole des créateurs, de ceux qui donnent corps à ces univers, qu’ils soient écrivains ou concepteurs de jeux.