Notes
-
[1]
Voir Emmanuelle Pariaud-Seguin, « Les plantes zoomorphes et anthropomorphes au Moyen Âge », thèse de doctorat, École pratique des hautes études, 2002 ; Jean-Denis Roland, « La mandragore : le mythe d’une racine, la racine d’un mythe », dans Annales des sciences naturelles. Botanique et biologie végétales, t. XI, n. 2, 1990-1991, p. 49-81.
-
[2]
Théophraste évoque l’utilisation de la mandragore pour soigner la goutte. Dans Historia plantarum, IX, 9, il décrit l’arrachage de la mandragore comme entouré de rites : tracer trois cercles avec une épée et danser autour en chantant des refrains grivois.
-
[3]
Ce traité, qui donne les propriétés médicinales de centaines de plantes, va exercer une influence majeure sur la botanique médiévale et connaître un grand nombre de versions en grec, en latin ou en arabe. La BNF en possède plusieurs, illustrées de mandragores de type humain, alors que Dioscoride, dans son traité, décrit surtout son utilisation comme somnifère et sa toxicité. Ces représentations anthropomorphiques remontent au moins au Codex Vindobonensis (Cod. Med. Gr. 1), exemplaire du traité conservé à Vienne et daté du vie siècle.
-
[4]
La médecine antique et médiévale s’est appuyée sur ce principe pour trouver des remèdes. Voir notamment la Phytognomonica de Giambattista Della Porta (1588), dont les planches montrent la ressemblance entre des plantes et des organes ou des animaux.
-
[5]
Louis Tercinet, Mandragore, qui es-tu ?, Paris, chez l’auteur, 1950, p. 9.
-
[6]
Arlette Bouloumié, « Mandragore », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 966-977.
-
[7]
Johannes von Cuba, Le Jardin de santé translaté de latin en françoys, Paris, Philippe Le Noir, 1539 ; BNF, Réserve des livres rares (ci-après abrégée en RLR), RES-TE138-25.
-
[8]
Idem, Ortus sanitatis, Paris, Antoine Vérard, 1499-1502 ; BNF, RLR, VELINS-503.
-
[9]
Id., Gart der Gesundheit, Augsbourg, Johann Schönsperger, 1485 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-18 (A).
-
[10]
Liber de plantis, 1440-1460 ; BNF, Manuscrits, Latin 17848.
-
[11]
Voir J. Bouquet, Figures de la mandragore, plante démoniaque, Paris, Étienne Chiron, 1937, p. 72 : la mandragore était réputée favoriser la fortune et aider à trouver des trésors cachés.
-
[12]
Augustin Calmet, Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible, Paris, Émery, 1722-1728 ; BNF, Arsenal, FOL-T-568 (2).
-
[13]
Leonhart Fuchs, De historia stirpium commentarii insignes, Bâle, Officina Isingriniana, 1542 ; BNF, RLR, RES-TE142-30.
-
[14]
Rembert Dodoens, Histoire des plantes, en laquelle est contenue la description entière des herbes, Anvers, J. Loe, 1557 ; BNF, RLR, FOL-TE142-47.
-
[15]
William Turner, The Seconde Parte of Vuilliam Turner Herball, Collen, A. Birckman, 1562 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-43 (2-3).
-
[16]
Hieronymus Bock, Hieronymi Tragi de stirpium, maxime earum quae in Germania nostra nascuntur, Strasbourg, W. Rihelius, 1552 ; BNF, RLR, S-3488.
-
[17]
Rembert Dodoens, Stirpium historiae pemptades sex sive libri XXX, Anvers, C. Plantin, 1583 ; BNF, RLR, FOL-TE142-49.
-
[18]
Matthias de l’Obel, Plantarum, seu stirpium historia Matthiae de Lobel, Anvers, C. Plantin, 1576 ; BNF, RLR, S-642.
-
[19]
John Parkinson, Theatrum botanicum, Londres, T. Cotes, 1640 ; BNF, Sciences et Techniques, S-707.
-
[20]
Pierandrea Mattioli, De plantis epitome utilissima Petri Andreae Matthioli, Francfort-sur-le-Main, 1586 ; BNF, Sciences et Techniques, 4-TE142-59.
-
[21]
Johann Wilhelm Weinmann, Phytanthoza-iconographia, vol. III, Ratisbonne, H. Lenzius, 1742 ; BNF, RLR, S-967.
-
[22]
Nicolas Robert, Mandragora mas, Fuchs, xviie siècle ; Muséum national d’histoire naturelle : plantes, portefeuille 23, folio 25.
-
[23]
Abraham Bosse, [Recueil. Œuvre d’Abraham Bosse] ; BNF, Estampes et Photographie, RESERVE-ED-30 (4)-FOL.
-
[24]
Émile Galtier-Boissière, Larousse médical illustré, Paris, Larousse, 1912.
-
[25]
Joseph Pitton de Tournefort, Élemens de botanique, Paris, Imprimerie royale, 1694 ; BNF, Estampes et Photographie, JC-3-4.
-
[26]
Elizabeth Blackwell, A Curious Herbal, vol. II, Londres, J. Nourse, 1739 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-89 (2,RES).
-
[27]
Giorgio Bonelli, Hortus romanus, t. I, Rome, Bouchard et Gravier, 1772 ; BNF, RLR, RES-S 52.
-
[28]
Machiavel, Comedia facetissima intitolata Mandragola et recitata in Firenze, Rome, Francesco Minizio Calvo, ca. 1524.
-
[29]
Jean de La Fontaine, « La mandragore », dans Contes et nouvelles en vers de M. de La Fontaine. Troisiesme partie, Paris, C. Barbin, 1671.
-
[30]
Poète et romancier allemand (1781-1831), Achim von Arnim publie en 1812 Isabella von Ägypten, Kaiser Karl des Fünften erste Jugendliebe (Berlin, Realschulbuchhandlung), traduit en français en 1950 par René Guignard sous le titre Isabelle d’Égypte (Paris, Aubier).
-
[31]
Charles Nodier, La Fée aux miettes, dans Œuvres de Charles Nodier, t. IV, Paris, E. Renduel, 1832.
-
[32]
Jean Lorrain, La Mandragore. Trente-trois illustrations de Marcel Pille, gravées par Deloche, Floriant, les deux Froment et Julien Tinayre, Paris, É. Pelletan, 1899.
-
[33]
Maurice Limat, Mandragore, Paris, Fleuve noir, 1963.
-
[34]
Hanns Heinz Ewers, Alraune, die Geschichte eines lebenden Wesens, Munich, G. Müller, 1911 ; traduit de l’allemand par Charlette Adrianne et Marc Henry sous le titre : Mandragore : histoire d’un être mystérieux, Paris, L’Édition française illustrée, 1920.
1Connue dans l’Antiquité pour ses propriétés thérapeutiques, la mandragore s’est vu attribuer des pouvoirs magiques en raison de sa racine à forme humaine. Les planches botaniques ont fait coexister depuis le Moyen Âge une représentation réaliste de la plante, opposée aux superstitions, avec une figuration plus ou moins anthropomorphique qui a entretenu le mythe, inspirant les romantiques, qui en feront un thème littéraire très prisé.
2Si les monstres évoquent immanquablement les animaux, le monde végétal n’est pas dépourvu de figures monstrueuses, dont la plus connue est assurément la mandragore. Sa racine fourchue qui peut évoquer une forme humaine a donné naissance au mythe de la créature magique, aphrodisiaque, hallucinogène, recherchée par les sorciers, poussant au pied des gibets. Des manuscrits médiévaux à Harry Potter en passant par les romantiques allemands, sa figure irrigue la littérature et l’iconographie [1]. Cependant, dès le Moyen Âge, la plante est représentée par les botanistes sous une forme réaliste, et, à la Renaissance, des scientifiques s’opposent déjà aux superstitions qui l’entourent. Mais, curieusement, une partie des planches botaniques de la mandragore continuent d’évoquer de manière plus ou moins prononcée une forme humaine. Il devient alors possible de distinguer plusieurs types de représentations de la mandragore – qui ont coexisté – en fonction de leur degré d’anthropomorphisme, en parcourant les riches collections de la Bibliothèque nationale de France.
Une plante bien réelle
3La mandragore appartient à la famille des Solanacées comme la tomate et la pomme de terre ou comme les toxiques belladone et datura. Elle est elle-même toxique, riche en alcaloïdes. Sa partie aérienne, basse et peu spectaculaire, est formée d’une rosette de grandes feuilles. Sous la surface se cache une racine bien plus imposante, gros rhizome parfois fourchu, pouvant atteindre près d’un mètre et peser plusieurs kilogrammes ; elle peut se révéler difficile à extirper. Elle pousse dans les pays méditerranéens alors qu’elle est devenue une figure mythique importante en Europe du Nord, où elle n’est pas spontanée. La diffusion des croyances qui l’entourent s’est donc faite indépendamment de la réalité botanique.
4Décrite par les auteurs grecs antiques comme le botaniste Théophraste [2] ou par le médecin Dioscoride dans son traité De materia medica [3], elle a été rapprochée ou assimilée à d’autres plantes mythiques, par exemple le moly – plante donnée à Ulysse pour contrer les sortilèges de Circé – ou les dudaïm, que Rachel demande à sa sœur Léa pour guérir sa stérilité et donner un enfant à Jacob. Mais les dudaïm ont aussi été identifiés à la figue ou à la banane. La mandragore était considérée comme un aphrodisiaque en raison de la ressemblance de sa racine avec un corps humain : une petite racine adventice ou une fente entre les deux racines évoquant les jambes faisaient penser aux sexes masculin et féminin. La théorie des signatures [4] associait des plantes à des organes leur ressemblant : la pulmonaire et le poumon, l’hépatique et le foie…
L’homme sous les feuilles
5Les modes de représentation de la mandragore n’ont pas évolué de façon chronologique stricte. On observe au contraire la concomitance de types variés, du plus humain au totalement végétal. Commençons par le plus humain, que l’on pourrait qualifier d’« homme sous les feuilles ». La forme spécifique de la racine ne pouvait en effet s’expliquer que par une origine humaine. Les kabbalistes [5] y voient le résultat de rêves érotiques d’Adam au paradis. Le mythe le plus connu fait provenir la plante de la semence des pendus – qui seraient l’image laïcisée du Christ sur la Croix ; une version plus chaste évoque les larmes de suppliciés innocents [6]. Il est fait référence ici au pouvoir de la terre de donner naissance directement à des êtres si elle est fécondée par la semence d’un dieu ou d’un homme. Il en résulte alors deux types de mandragore : mâle et femelle. La botanique moderne nous apprend que la mandragore est monoïque et porte donc des fleurs mâles et femelles sur le même pied, mais les Anciens ne connaissaient pas les subtilités de la reproduction végétale. En fait, la mandragore mâle correspond à l’espèce Mandragora officinarum, et la mandragore femelle à Mandragora autumnalis.
Johannes von Cuba, Gart der Gesundheit, 1485
Johannes von Cuba, Gart der Gesundheit, 1485
6Dans plusieurs manuscrits médiévaux, incunables et herbiers de la Renaissance, la mandragore est un authentique personnage, masculin ou féminin, des feuilles et des baies lui sortant de la tête. Certains manuscrits montrent un homme à la barbe et aux cheveux longs. Allusion aux radicelles de la plante ? Dans trois versions du Livre des simples médecines, traité de Matthaeus Platearius, médecin qui reprend au xiie siècle l’œuvre de Dioscoride, la mandragore est représentée sous la forme d’un homme nu qui se voit affublé d’un chêne sur la tête. L’arbre est bien reconnaissable à ses feuilles et à ses glands. La version la plus récente conservée à la Bibliothèque nationale de France (Français 12322) date du xvie siècle et possède une autre planche où la partie aérienne de la mandragore est parfaitement réaliste. Cette concomitance d’un modèle botanique et d’un modèle mythique montre la permanence de ce dernier et explique sa persistance bien au-delà du Moyen Âge.
7Les figures les plus humaines de mandragore se trouvent dans les différentes versions de l’œuvre de Johannes von Cuba (14..-1504) : Jardin de santé [7], Ortus sanitatis [8], Gart der Gesundheit [9]… Datant des débuts de l’imprimerie, elles exposent un homme et une femme nus, la tête surmontée de quelques feuilles et de baies au bout d’une tige. Des manuscrits médiévaux antérieurs utilisent déjà ce genre de représentation, comme le Liber de plantis [10].
« Mandragore : mâle et femelle, et racine », dans le Recueil de figures de plantes coloriées, xviiie siècle
« Mandragore : mâle et femelle, et racine », dans le Recueil de figures de plantes coloriées, xviiie siècle
L’homme-racine
8Dans certaines planches, le végétal commence à sourdre sous l’humain. Doigts et orteils se transforment en racines, la peau prend une teinte marron, couleur de racine. Le cas le plus intéressant est un manuscrit de la bibliothèque de l’Arsenal (Ms-2808), le Recueil de figures de plantes coloriées, datant du xviiie siècle. Les plantes y sont représentées de façon réaliste et assez naïve, à l’exception de la mandragore, de forme humaine : mâle et femelle sont côte à côte, le corps et les membres hérissés de petites racines. En plein siècle des Lumières, on utilise encore ce type iconographique d’origine médiévale.
9Différents rites entourant la mandragore avaient pour but de l’animer et d’en faire un homoncule apte à favoriser son possesseur en attirant sur lui la fortune [11]. Le Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible [12] donne des exemples de ces mandragores artificielles. Vendues par des charlatans, elles sont fabriquées à partir de racines de roseaux auxquelles ils ajoutent des graines d’orge ou de millet qu’ils font germer à l’endroit où il doit y avoir du poil pour « leur faire paroître de la barbe & des cheveux ».
Leonhart Fuchs, « Mandragora », De historia stirpium commentarii insignes, 1542
Leonhart Fuchs, « Mandragora », De historia stirpium commentarii insignes, 1542
Une racine si humaine
10Dès le Moyen Âge, dans plusieurs manuscrits grecs (Grec 2180, Grec 2183), qui sont des copies du De materia medica, la représentation de la mandragore se végétalise : la racine affecte une silhouette humaine, mais dépourvue de visage. Bras et jambes sont bien individualisés, de même qu’une petite racine entre les deux jambes, confirmant son caractère masculin.
11Ces représentations botaniques restent toutefois imprégnées de manière plus ou moins subliminale par ces figurations humaines de la mandragore. Leur point commun réside dans la forme bifide de la racine, dont les deux branches font irrésistiblement penser à une paire de jambes entrelacées. Vers 1540, l’illustration botanique connaît un tournant en Allemagne grâce aux œuvres de trois hommes : Otto Brunfels (1488-1534), Leonhart Fuchs (1501-1566) et Hieronymus Bock (1498-1554). Les illustrateurs qu’ils emploient travaillent d’après nature, n’hésitant pas à reproduire les défauts des spécimens à partir desquels ils œuvrent. Or, la mandragore n’est pas spontanée dans l’espace germanique. Le résultat chez Fuchs [13] est une plante de type radis ou navet bifide, accompagnée d’un fruit évoquant une noix. C’est toujours préférable sur le plan botanique à toutes les représentations anthropomorphiques antérieures. La racine, dont les deux extrémités s’entrelacent, fait penser plus ou moins consciemment à un tronc humain et à des jambes vus de trois quarts. Cette planche va connaître une grande postérité durant les trois siècles suivants. Dans l’œuvre même de Fuchs, à travers ses nombreuses rééditions et traductions, on compte également deux versions plus petites dérivées de la planche primitive. Ces planches sont reprises à l’identique par des botanistes plus tardifs, comme Rembert Dodoens [14] (1517-1585) ou William Turner [15] (1508-1568). En effet, le coût des planches botaniques amenait à réutiliser des planches d’ouvrages antérieurs, contribuant au maintien de thèmes iconographiques à travers les siècles, dont la mandragore est un parfait exemple.
12Hieronymus Bock [16] adapte la planche de Fuchs : les deux extrémités de la racine sont parallèles, lui donnant un aspect plus végétal. Chez Rembert Dodoens [17], les deux extrémités se croisent comme des jambes ; la planche est reprise chez Matthias de l’Obel [18] (1538-1616) ou John Parkinson [19] (1567-1650). Un modèle approchant se retrouve chez Pierandrea Mattioli [20] (1501-1578), ou encore chez Johann Wilhelm Weinmann [21] (1683-1741) en plein xviiie siècle.
13Même le Jardin du Roy (actuel Muséum national d’histoire naturelle) subit l’influence de la racine mythique. Nicolas Robert (1614-1685) réalise un vélin [22] reproduit par le graveur Abraham Bosse [23]. Seules la partie aérienne et la partie supérieure de la racine sont représentées. Cette dernière fait immanquablement penser à un ventre et à des cuisses. Une boursouflure circulaire de la racine ressemble même à un nombril. Abraham Bosse prolonge la racine vers le bas, accentuant l’effet anthropomorphe, lui-même renforcé par l’aspect explicite de l’entrecuisse. Les réminiscences anthropomorphes se prolongent au xviiie siècle chez Augustin Calmet et jusque dans le Larousse médical illustré [24] au début du xxe siècle.
La représentation botanique
14Si le modèle anthropomorphe a pu subsister jusqu’au xixe siècle, la représentation botanique de la mandragore existe depuis le Moyen Âge. Le Livre des simples médecines de Matthaeus Platearius connaît la forme botanique de la mandragore. Le département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France possède une dizaine d’exemplaires différents de ce traité de botanique médicinale. Leurs similitudes montrent qu’ils copient des modèles communs. Pas moins de huit manuscrits présentent une racine fourchue à trois branches, en forme de patte d’oie ; elle est surmontée d’une couronne de fleurs et de feuilles disposées en éventail. Une variante de ce modèle possède une racine à sept branches. Dans des manuscrits grecs et arabes, la racine prend la forme d’un vase.
Robinet Testard, « Mandragora », planche tirée du Livre des simples médecines, ou Herboriste de Matthaeus Platearius, xvie siècle
Robinet Testard, « Mandragora », planche tirée du Livre des simples médecines, ou Herboriste de Matthaeus Platearius, xvie siècle
15À l’époque moderne, la connaissance progresse grâce aux collectes de spécimens botaniques et à la création de jardins botaniques. L’accent est mis sur la partie aérienne, occultant la partie inférieure de la racine voire toute la racine, comme chez Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708). Cet éminent botaniste ne donne à voir que le fruit et la fleur, qui sert de base à sa classification botanique. La mandragore est la première plante qu’il décrit dans ses Elémens de botanique [25]. Après lui, les planches deviennent beaucoup plus réalistes, comme chez Elizabeth Blackwell [26] (1707-1758) ou Giorgio Bonelli [27] (1742-1782).
Du mythe botanique au mythe littéraire
16À mesure que la représentation botanique de la mandragore s’impose face à la figuration anthropomorphique et que sa mauvaise réputation s’estompe avec la fin de la chasse aux sorcières, la littérature et les arts s’en emparent. Machiavel [28] en avait fait dès 1524 l’argument de la pièce du même nom, où la plante constitue un remède mortel à la stérilité d’une épouse. La Fontaine en fera un conte [29]. Le mythe inspire les romantiques, comme Achim von Arnim [30] dans Isabelle d’Égypte (1812) ou Charles Nodier dans La Fée aux miettes [31] (1832).
17L’iconographie de la racine humaine est reprise pour illustrer des romans dont l’intrigue tourne autour de ce mythe, comme La Mandragore, de Jean Lorrain [32](1899). On y voit une reine exciter un lévrier noir à tirer sur une corde attachée à un plant de mandragore au pied d’une potence, dont le pendu squelettique contemple la scène d’un air narquois. Les couvertures de romans inspirés par la mandragore reprennent des planches tirées de l’Hortus sanitatis ou présentent une femme à moitié végétale. Plus original, le roman Mandragore [33], par Maurice Limat : une tête de femme et, derrière elle, une potence sur fond de ciel crépusculaire. L’image du gibet suffit à évoquer le reste.
18Le septième art s’est lui aussi emparé du mythe. Mandragore, le roman de Hanns Heinz Ewers [34], est adapté plusieurs fois au cinéma : un savant crée une femme mandragore qui se retourne contre lui. Mais son apparition la plus célèbre reste celle du cours du professeur Chourave, dans Harry Potter et la Chambre des secrets. Pour ne pas s’évanouir, ne pas oublier de se munir de ses protège-oreilles.
19La mandragore occupe une place à part dans l’iconographie botanique. Toute une panoplie de croyances s’y est rattachée, dont les plus marquantes sont le lien avec les suppliciés et les rites d’arrachage. Elles se sont répandues dans toute l’Europe et y ont persisté dans des régions dont cette plante est botaniquement absente, même s’il est vrai qu’on a pu la confondre avec la bryone ou la belladone. Le mythe s’est créé malgré l’absence de la mandragore, peut-être même grâce à son absence. Ses modèles écrits puis imprimés ont perduré à travers les âges. Souvenons-nous que le Rhinocéros de Dürer a été copié pendant deux siècles dans toute l’Europe avant que l’arrivée de modèles vivants au xviiie siècle ne permette d’en dessiner d’après nature. L’importance accordée à la mandragore vient de sa ressemblance, réelle ou supposée, avec l’homme, qui en fait une sorte d’embryon que pourraient amener à la vie certaines pratiques magiques, réservées aux alchimistes les plus chevronnés ; c’est vouloir imiter le démiurge en façonnant un homme à partir de la terre. La racine de la mandragore plonge au cœur du mythe de la puissance tellurique.
Jean Lorrain, La Mandragore, illustrations de Marcel Pille, Paris, É. Pelletan, 1899
Jean Lorrain, La Mandragore, illustrations de Marcel Pille, Paris, É. Pelletan, 1899
Cette gravure fait référence aux rites d’arrachage préconisés pour cette plante maudite. Le conte lui-même évoque l’enfantement par la reine Godelive d’un monstre, un enfant-grenouille, condamné à mort par le roi. La reine, hantée par cette perte, tente de cultiver une mandragore dans un bocal, celle-ci prenant peu à peu l’aspect d’un enfant monstrueux.Notes
-
[1]
Voir Emmanuelle Pariaud-Seguin, « Les plantes zoomorphes et anthropomorphes au Moyen Âge », thèse de doctorat, École pratique des hautes études, 2002 ; Jean-Denis Roland, « La mandragore : le mythe d’une racine, la racine d’un mythe », dans Annales des sciences naturelles. Botanique et biologie végétales, t. XI, n. 2, 1990-1991, p. 49-81.
-
[2]
Théophraste évoque l’utilisation de la mandragore pour soigner la goutte. Dans Historia plantarum, IX, 9, il décrit l’arrachage de la mandragore comme entouré de rites : tracer trois cercles avec une épée et danser autour en chantant des refrains grivois.
-
[3]
Ce traité, qui donne les propriétés médicinales de centaines de plantes, va exercer une influence majeure sur la botanique médiévale et connaître un grand nombre de versions en grec, en latin ou en arabe. La BNF en possède plusieurs, illustrées de mandragores de type humain, alors que Dioscoride, dans son traité, décrit surtout son utilisation comme somnifère et sa toxicité. Ces représentations anthropomorphiques remontent au moins au Codex Vindobonensis (Cod. Med. Gr. 1), exemplaire du traité conservé à Vienne et daté du vie siècle.
-
[4]
La médecine antique et médiévale s’est appuyée sur ce principe pour trouver des remèdes. Voir notamment la Phytognomonica de Giambattista Della Porta (1588), dont les planches montrent la ressemblance entre des plantes et des organes ou des animaux.
-
[5]
Louis Tercinet, Mandragore, qui es-tu ?, Paris, chez l’auteur, 1950, p. 9.
-
[6]
Arlette Bouloumié, « Mandragore », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 966-977.
-
[7]
Johannes von Cuba, Le Jardin de santé translaté de latin en françoys, Paris, Philippe Le Noir, 1539 ; BNF, Réserve des livres rares (ci-après abrégée en RLR), RES-TE138-25.
-
[8]
Idem, Ortus sanitatis, Paris, Antoine Vérard, 1499-1502 ; BNF, RLR, VELINS-503.
-
[9]
Id., Gart der Gesundheit, Augsbourg, Johann Schönsperger, 1485 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-18 (A).
-
[10]
Liber de plantis, 1440-1460 ; BNF, Manuscrits, Latin 17848.
-
[11]
Voir J. Bouquet, Figures de la mandragore, plante démoniaque, Paris, Étienne Chiron, 1937, p. 72 : la mandragore était réputée favoriser la fortune et aider à trouver des trésors cachés.
-
[12]
Augustin Calmet, Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible, Paris, Émery, 1722-1728 ; BNF, Arsenal, FOL-T-568 (2).
-
[13]
Leonhart Fuchs, De historia stirpium commentarii insignes, Bâle, Officina Isingriniana, 1542 ; BNF, RLR, RES-TE142-30.
-
[14]
Rembert Dodoens, Histoire des plantes, en laquelle est contenue la description entière des herbes, Anvers, J. Loe, 1557 ; BNF, RLR, FOL-TE142-47.
-
[15]
William Turner, The Seconde Parte of Vuilliam Turner Herball, Collen, A. Birckman, 1562 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-43 (2-3).
-
[16]
Hieronymus Bock, Hieronymi Tragi de stirpium, maxime earum quae in Germania nostra nascuntur, Strasbourg, W. Rihelius, 1552 ; BNF, RLR, S-3488.
-
[17]
Rembert Dodoens, Stirpium historiae pemptades sex sive libri XXX, Anvers, C. Plantin, 1583 ; BNF, RLR, FOL-TE142-49.
-
[18]
Matthias de l’Obel, Plantarum, seu stirpium historia Matthiae de Lobel, Anvers, C. Plantin, 1576 ; BNF, RLR, S-642.
-
[19]
John Parkinson, Theatrum botanicum, Londres, T. Cotes, 1640 ; BNF, Sciences et Techniques, S-707.
-
[20]
Pierandrea Mattioli, De plantis epitome utilissima Petri Andreae Matthioli, Francfort-sur-le-Main, 1586 ; BNF, Sciences et Techniques, 4-TE142-59.
-
[21]
Johann Wilhelm Weinmann, Phytanthoza-iconographia, vol. III, Ratisbonne, H. Lenzius, 1742 ; BNF, RLR, S-967.
-
[22]
Nicolas Robert, Mandragora mas, Fuchs, xviie siècle ; Muséum national d’histoire naturelle : plantes, portefeuille 23, folio 25.
-
[23]
Abraham Bosse, [Recueil. Œuvre d’Abraham Bosse] ; BNF, Estampes et Photographie, RESERVE-ED-30 (4)-FOL.
-
[24]
Émile Galtier-Boissière, Larousse médical illustré, Paris, Larousse, 1912.
-
[25]
Joseph Pitton de Tournefort, Élemens de botanique, Paris, Imprimerie royale, 1694 ; BNF, Estampes et Photographie, JC-3-4.
-
[26]
Elizabeth Blackwell, A Curious Herbal, vol. II, Londres, J. Nourse, 1739 ; BNF, RLR, RES FOL-TE142-89 (2,RES).
-
[27]
Giorgio Bonelli, Hortus romanus, t. I, Rome, Bouchard et Gravier, 1772 ; BNF, RLR, RES-S 52.
-
[28]
Machiavel, Comedia facetissima intitolata Mandragola et recitata in Firenze, Rome, Francesco Minizio Calvo, ca. 1524.
-
[29]
Jean de La Fontaine, « La mandragore », dans Contes et nouvelles en vers de M. de La Fontaine. Troisiesme partie, Paris, C. Barbin, 1671.
-
[30]
Poète et romancier allemand (1781-1831), Achim von Arnim publie en 1812 Isabella von Ägypten, Kaiser Karl des Fünften erste Jugendliebe (Berlin, Realschulbuchhandlung), traduit en français en 1950 par René Guignard sous le titre Isabelle d’Égypte (Paris, Aubier).
-
[31]
Charles Nodier, La Fée aux miettes, dans Œuvres de Charles Nodier, t. IV, Paris, E. Renduel, 1832.
-
[32]
Jean Lorrain, La Mandragore. Trente-trois illustrations de Marcel Pille, gravées par Deloche, Floriant, les deux Froment et Julien Tinayre, Paris, É. Pelletan, 1899.
-
[33]
Maurice Limat, Mandragore, Paris, Fleuve noir, 1963.
-
[34]
Hanns Heinz Ewers, Alraune, die Geschichte eines lebenden Wesens, Munich, G. Müller, 1911 ; traduit de l’allemand par Charlette Adrianne et Marc Henry sous le titre : Mandragore : histoire d’un être mystérieux, Paris, L’Édition française illustrée, 1920.