Couverture de RBNF_055

Article de revue

« Rendre vie à une lettre, c’est entendre sa voix ». Roger Druet

Pages 126 à 137

Notes

  • [1]
    Les citations ont été choisies par Roger Druet, Olivier Nineuil et Sophie Nawrocki lors des entretiens préparatoires à la soirée qui s’est déroulée à la bibliothèque de l’Arsenal en novembre 2016 (captation consultable sur le site de la Bibliothèque nationale de France). Plusieurs de ces citations émaillent les ouvrages de Roger Druet, comme l’Allégresse de l’écriture, Lyon, Perrousseaux Atelier, 2009.
  • [2]
    Sise à Paris, la fonderie Deberny et Peignot est née en 1923 de la fusion de la fonderie de G. Peignot & Fils et de la fonderie Tuleu, Girard et Cie, détentrice du fonds Deberny. Elle fut dirigée par Charles Peignot, fils de Georges Peignot, de 1952 à 1974. Jérôme Peignot, fils de Charles et de Suzanne Peignot, vient d’offrir ses archives à la bibliothèque de l’Arsenal.
  • [3]
    Les Rencontres internationales de Lure, créées en 1952 par le dessinateur, graveur et typographe Maximilien Vox (1894-1974), l’écrivain Jean Giono (1895-1970), le poète et peintre Lucien Jacques (1891-1961), le graphiste et typographe Jean Garcia et le directeur de l’école Estienne Robert Ranc (1905-1984), réunissent chaque année les artistes, écrivains, éditeurs, typographes, historiens de l’écriture, autour de la lettre et des métiers qui s’y rattachent.
  • [4]
    Michel Butor, Z, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Ginasservis, La Garonne, 1986 ; idem, Entre les terres, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Paris, R. Druet, 1988 ; Jean-Yves Masson, Chemin de ronde, carnets, dessins de Roger Druet, Montélimar, Voix d’encre, 2003 ; Kenneth White, La Route des moussons, calligraphies, aquarelles et conception par Roger Druet, Trégastel, R. Druet, 2004 ; Gilles Baudry et Roger Druet, Quelqu’un écoute, dans Écrire et peindre au-dessus de la nuit des mots, Montélimar, Voix d’encre, 2010.
English version
1

Michel Butor, Entre les terres, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Paris, R. Druet, 1988

1

Michel Butor, Entre les terres, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Paris, R. Druet, 1988

BNF, Réserve des livres rares, Rés G-YE-793

1Plongé dès son plus jeune âge dans le creuset du graphisme européen, Roger Druet, né en 1927, est un artiste typographe, graphiste et calligraphe mondialement connu. En 2011, il fait don à la bibliothèque de l’Arsenal de près de cent quatre-vingts calligraphies, sous forme de peintures, aquarelles, dessins, sérigraphies, réalisées depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Ce fonds s’accompagne d’affiches et de documents publicitaires, de livres et de disques, témoins de la diversité de son travail. Pris de passion très jeune pour la lettre, Roger Druet a redonné à la belle écriture une place de prestige dans l’univers graphique français et a passé sa vie à la façonner.

« Il faut s’émerveiller de tout ce que sa main sait faire [1] » (Jacques Zwobada)

2Jeune étudiant à Paris à l’École nationale supérieure des arts appliqués, Roger Druet découvre un petit livre du typographe allemand Rudolf Koch (1876-1934) où les lettres gothiques sont déclinées dans des tables alphabétiques qui le fascinent. L’apprenti découvre un champ d’exploration dont la source ne se tarira jamais : le dessin de la lettre. Remarqué pour un logo que la marque Roger & Gallet lui commande, il rencontre en 1947, à la suite d’un concours d’affiches, le typographe Charles Peignot (1897-1983). Il entre alors à la fonderie de caractères Deberny et Peignot [2]. Il réalise des compositions typographiques, des dessins de lettres, rencontre Adrian Frutiger (1928-2015), créateur du fameux caractère Univers en 1957. Il découvre alors les planches de célèbres caractères tels que l’Auriol, le Grasset, le Bifur et, bien sûr, le très ancien caractère Garamond. L’artiste approfondit ses techniques, affine son trait. Car le travail de la main est au cœur de son geste créatif : le caractère typographique est conçu suivant les règles du dessin et des mouvements de la main, ce qui donne la personnalité de chaque écriture. Son talent lui ouvre les portes de plusieurs agences de publicité, Aljanvic en 1949, puis Langelaan et Cerf. En 1959, il crée son propre studio de dessin. Son tampon, avec lequel il signe chacune de ses œuvres, est inventé avec le graveur lapidaire Jean-Claude Lamborot (1921-2004), son complice en esprit comme en geste.

« Le signe graphique donne tout son poids à l’espace qu’il traverse ». (Roger Druet)

3Dans les années 1950 et 1960, lorsque la France se reconstruit, la créativité de l’artiste trouve un espace d’expression qui semble infini. Au sein de différentes agences, Roger Druet découvre l’univers de l’entreprise et celui des produits de luxe, ainsi que le monde du spectacle. Il travaille alors pour Lanvin, pour la marque d’horlogerie Lip, ou pour l’Opéra de Paris. Autant d’occasions d’exercer son talent et de côtoyer de grands artistes, tels que Raymond Savignac, Joséphine Baker, Christian Bérard, Boris Kochno, Cassandre… Son travail de graphiste et de publicitaire place la lettre au cœur de la composition. Quelques traits adoucis par la courbe des lettres jouent avec le blanc de la page. La composition doit être simple, sans fioriture, pour une puissante force visuelle. Lettres et formes s’agencent en équilibre pour occuper l’espace de la feuille ; le trait s’étire déjà dans un geste contrôlé pour former de premières arabesques. Il n’y a qu’un pas vers la calligraphie. Celle-ci apparaît très tôt dans l’œuvre de Roger Druet, inspirant dans un aller-retour continu ses travaux publicitaires. Ces recherches artistiques autour de la lettre trouvent au sein des Rencontres internationales de Lure, fondées à l’initiative de Maximilien Vox et de Jean Giono dans les années 1950, un lieu d’échange et d’amitié que fréquente très tôt Roger Druet [3]. Il noue des relations étroites avec plusieurs artistes et rencontre, entre autres, Ladislas Mandel (1921-2006), créateur de caractères, qui a légué sa collection d’objets et de livres sur l’écriture à la bibliothèque de l’Arsenal, ainsi qu’Anne Zali, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France, historienne de l’écriture et du livre.

Le geste calligraphique

4« Volupté de la main qui agit, dirige, plonge, incise rythmiquement, suivant la souplesse de la cursivité, tout entière en quête d’une composition aérée, musicale, harmonique, magique » (Roger Druet). Expression dynamique de l’énergie, le geste calligraphique répond à une impulsion comparable à celle de la sève de la fleur qui s’épanouit ou de l’arbre vigoureux. Le mouvement du poignet, suscité par l’élévation de la pensée et l’état intérieur de l’artiste, va bien au-delà du simple geste mécanique. Après un temps de préparation, dans le silence, le calligraphe traduit un élan par un jeu de formes combinées au souvenir des traces du ductus alphabétique. Il donne le rythme à son pinceau dans l’« inspire » et l’« expire » de sa respiration et le fait glisser sur le papier choisi, velouté ou glacé, léger ou dense, comme matière qui accueille, absorbe, relie au blanc de la page le noir de l’encre, la transparence de l’aquarelle ou le sable du pastel. Les premières calligraphies de Roger Druet déclinent sur la page une lettre choisie et ses variantes. Leur répétition fait apparaître d’autres formes, denses ou légères, au gré de l’épaisseur du trait. Jouant avec les noirs et les blancs des pleins et des déliés, le calame étire l’encre pour passer d’une lettre à une autre.

2

Roger Druet, Maquette pour la Foire de Paris, 1956

2

Roger Druet, Maquette pour la Foire de Paris, 1956

Impression en couleur. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-26 (1a)

« La musique, c’est d’abord de la calligraphie » (Igor Stravinsky)

5Né du mouvement de la main et de la respiration du calligraphe, le dessin de la lettre est lié à une rythmique, comme la poésie et la musique, qui sont pour l’artiste une source d’inspiration fondamentale. À l’écoute de l’Adagio d’Albinoni, de Gayaneh, de Khatchatourian, des compositions baroques de François Couperin ou des chants grégoriens, l’artiste est transporté par les variations rythmiques des instruments et leur couleur sonore ; elles suscitent une explosion de profonde joie, une musique intérieure, qui vibre ensuite dans le geste calligraphique. Le Sacre du printemps, de Stravinsky, inspire à Roger Druet une dynamique née de la pression exercée par les archets sur les cordes des violons. Dans la Symphonie no 6 de Beethoven, la calligraphie vigoureuse et élancée exprime le passage de l’ombre à la lumière, en écho avec la pleine lumière du Christ qui éclaire les pèlerins d’Emmaüs gravés par Rembrandt. La calligraphie est plus que le dessin de la lettre sur une page : chaque écriture possède sa propre musicalité, que la plume de l’artiste traduit en se faisant archet. La main est pour Roger Druet l’outil qui permet de visualiser le mot, mais aussi d’en produire le son.

« Un rythme, cela se voit, cela s’entend, cela se sent dans les muscles ». (Paul Klee)

6Le livre d’artiste offre un espace d’expression de choix, car le texte de l’écrivain, le travail de la composition typographique et le dessin de la lettre peuvent s’y épanouir et viennent nourrir de nouvelles créations calligraphiques. Roger Druet collabore ainsi avec les écrivains et poètes Michel Butor, Kenneth White, Gilles Baudry, Jean-Yves Masson [4]. L’image ne vient pas seulement illustrer l’écrit ; l’ensemble du livre est œuvre d’art. L’ouvrage Concert, qu’il réalise avec Michel Butor et le compositeur Jean-Yves Bosseur, témoigne sans doute le mieux comment le geste calligraphique se nourrit du texte et de la musique pour exprimer une énergie rythmique dans un espace graphique qui lui est propre. Dans Z, aux multiples déclinaisons de mots contenant la lettre « Z » répondent autant de « Z » calligraphiés qui, telles des zébrures, expriment le mouvement et le son de la poétique de l’écrivain. Dans Entre les terres, cette symbiose fait corps avec le papier d’Arches et le papier japonais agencés en alternance ; des ouvertures au centre de la page ponctuent l’ouvrage comme autant de fenêtres qui laissent entrevoir le début de la courbe du trait, le premier mot du poème, préludes à l’explosion symphonique qui suit. Dans ces calligraphies vigoureuses, l’artiste manie l’épaisseur du calame sur la page avec force et densité. Ce style est proche de celui d’une suite de calligraphies d’inspiration orientale, qui font entendre les airs pour oud et clarinette d’Anouar Brahem, si cher à Roger Druet, dans le désert blanc de la page ou celui de l’ocre miroitant du sable chaud. Sur un fond de rayures colorées, l’écriture devient abstraction. La calligraphie se veut aussi un voyage vers d’autres contrées qui offrent à l’artiste une riche palette, celle des couleurs du monde, les bleus du ciel, les verts de la mer, les rouges de la terre, sur laquelle s’épanouit le noir ou le blanc de l’encre.

3

Roger Druet, Du C au J, 1975

3

Roger Druet, Du C au J, 1975

Encre. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-27 (3)
4

Roger Druet, Le Sacre du Printemps, vers 1992

4

Roger Druet, Le Sacre du Printemps, vers 1992

Encre. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-32 (7)w
5

Roger Druet, Escale III, 1980-1990

5

Roger Druet, Escale III, 1980-1990

Encre, aquarelle, pastel gras, crayon noir. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-30 (3)
6

Roger Druet, Oiseau, 1989

6

Roger Druet, Oiseau, 1989

Sérigraphie sur papier Lana. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-31 (3)
7

Roger Druet, L’équilibriste, 1980

7

Roger Druet, L’équilibriste, 1980

Sérigraphie sur papier Arches. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-28 (5)

7« Dans la droiture des neiges, l’écriture dépose simplement ces traces qui sont coquillages du vent, nacres du mouvement : l’écriture vient des oiseaux » (Anne Zali). Pour Roger Druet, la calligraphie se nourrit des sens en éveil dans la nature environnante, paysage marin, campagne fleurie, où la douceur du vent, le sel de la mer, le chant des oiseaux, le battement de leurs ailes accompagnent le geste créateur. C’est alors une éclosion, un envol, un bouquet de signes graphiques, qui jaillissent sur l’espace blanc ou coloré de la feuille. Les lettres virevoltent au-dessus de la mer sur une partition imaginaire ou courent sur un champ tels des chevaux de course lancés à vive allure. Le mouvement de la main assemble consonnes ou voyelles pour en faire un cerf-volant, tournoyant au gré des vents, ou les place en équilibre sur une ligne tracée à partir d’un « A ».

8

« Le jeu des lettres sur un support devient l’alchimie graphique des compositions de rêve ».
(Roger Druet)

8

Roger Druet, Champ de course, s. d.

8

Roger Druet, Champ de course, s. d.

Aquarelle, gouache. BNF, Arsenal, Gr Fol-Est suppl-35 (2)

Notes

  • [1]
    Les citations ont été choisies par Roger Druet, Olivier Nineuil et Sophie Nawrocki lors des entretiens préparatoires à la soirée qui s’est déroulée à la bibliothèque de l’Arsenal en novembre 2016 (captation consultable sur le site de la Bibliothèque nationale de France). Plusieurs de ces citations émaillent les ouvrages de Roger Druet, comme l’Allégresse de l’écriture, Lyon, Perrousseaux Atelier, 2009.
  • [2]
    Sise à Paris, la fonderie Deberny et Peignot est née en 1923 de la fusion de la fonderie de G. Peignot & Fils et de la fonderie Tuleu, Girard et Cie, détentrice du fonds Deberny. Elle fut dirigée par Charles Peignot, fils de Georges Peignot, de 1952 à 1974. Jérôme Peignot, fils de Charles et de Suzanne Peignot, vient d’offrir ses archives à la bibliothèque de l’Arsenal.
  • [3]
    Les Rencontres internationales de Lure, créées en 1952 par le dessinateur, graveur et typographe Maximilien Vox (1894-1974), l’écrivain Jean Giono (1895-1970), le poète et peintre Lucien Jacques (1891-1961), le graphiste et typographe Jean Garcia et le directeur de l’école Estienne Robert Ranc (1905-1984), réunissent chaque année les artistes, écrivains, éditeurs, typographes, historiens de l’écriture, autour de la lettre et des métiers qui s’y rattachent.
  • [4]
    Michel Butor, Z, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Ginasservis, La Garonne, 1986 ; idem, Entre les terres, divertissements calligraphiques de Roger Druet, Paris, R. Druet, 1988 ; Jean-Yves Masson, Chemin de ronde, carnets, dessins de Roger Druet, Montélimar, Voix d’encre, 2003 ; Kenneth White, La Route des moussons, calligraphies, aquarelles et conception par Roger Druet, Trégastel, R. Druet, 2004 ; Gilles Baudry et Roger Druet, Quelqu’un écoute, dans Écrire et peindre au-dessus de la nuit des mots, Montélimar, Voix d’encre, 2010.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions