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Article de revue

Philosophie : nouvelle politique de l’offre et transformations de la demande

Pages 88 à 96

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1La fin des années 1970 marque un tournant pour la philosophie en France, qui voit apparaître une nouvelle génération de philosophes délaissant les canaux universitaires traditionnels pour s’adresser directement au grand public, avec succès. Cet article fait état du nouveau marché philosophique et des réactions controversées qu’il suscite, s’interrogeant à juste titre sur le statut ambivalent du philosophe français dans ses rapports avec le public.

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André Glucksmann, Les Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977

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André Glucksmann, Les Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977

BNF, Philosophie, Histoire, Sciences de l’homme, 8-R-80712

2Depuis la fin des années 1970, la production philosophique semble avoir pris un tournant : alors que le moment structuraliste avait privilégié des formes d’écriture exigeantes et des objets en rupture avec le sens commun – Derrida affirmait que seules cinquante personnes dans le monde pouvaient comprendre son travail –, la période qui commence avec la publication fortement médiatisée des ouvrages des « nouveaux philosophes », vers 1977, est fondée sur une adresse directe au grand public et sur la récusation ostentatoire d’une discipline vouée au dialogue entre pairs coupé d’une demande philosophique populaire. L’assise principale des premières mises en forme de cette nouvelle offre est d’abord idéologique : il s’agit de rompre avec le type de politisation ordinairement associé à la philosophie de l’époque structuraliste et de ce qui la suit immédiatement, à savoir l’association entre la discipline et un engagement d’extrême-gauche, dont la proximité entre la philosophie de Louis Althusser et le maoïsme constitue le meilleur exemple.

Les nouveaux philosophes

3La Barbarie à visage humain, de Bernard-Henri Lévy (1977), La Cuisinière et le mangeur d’hommes (1975) et Les Maîtres penseurs (1977), d’André Glucksmann, inaugurent un nouveau régime de production : de jeunes philosophes revenus de leurs premiers engouements radicaux et s’appuyant sur la vague de publication des ouvrages de dissidents soviétiques – la traduction française de L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne, est parue en 1973 – transgressent les usages de la corporation en s’adressant directement aux grands médias. Les ouvrages publiés sont brefs et faciles à lire. Leurs auteurs sont photogéniques et maîtrisent le médium télévisuel. Ils arrivent à point dans la France de Valéry Giscard d’Estaing, qui souhaite gouverner au centre et faire entrer le pays dans la modernité. En outre, le radicalisme marxiste reflue alors même que l’utopie soixante-huitarde paraît déjà démodée. Les œuvres les plus visibles des nouveaux philosophes sont de vrais succès de librairie, mais il ne faut pas penser qu’il s’agit d’un raz-de-marée éditorial. La philosophie française des années 1960 a également produit des best-sellers, comme Les Mots et les choses, de Michel Foucault (1966). C’est plutôt la médiatisation directe qui est frappante ici, le court-circuit complet par rapport aux formes subtiles et lentes de la légitimation universitaire, notamment à travers les revues professionnelles et les autres instances de reconnaissance par les pairs, auxquelles se plient les plus apparemment transgressifs des philosophes de la génération précédente, comme Michel Foucault ou Jacques Derrida. Pour les nouveaux philosophes, la forme prime sur le fond : l’urgence politique alléguée justifie l’urgence médiatique. La figure du philosophe reporter témoignant à chaud, que Sartre avait inaugurée avec son voyage aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’impose contre celle de l’homme de cabinet. Elle est poussée jusqu’à la caricature par Bernard-Henri Lévy, au point qu’on finira par retenir de lui essentiellement la chemise impeccablement blanche de l’homme posant brièvement sur différents théâtres d’opérations guerrières.

4Tout le monde a oublié aujourd’hui les nouveaux philosophes ; cette expression, on le sait, fut d’abord utilisée par ses contemporains pour décrire l’entreprise de Descartes au xviie siècle et, plus près de nous, celle de Bergson, envisagée comme renouvellement radical de la pensée à l’aube du xxe siècle. On peut y voir une sorte de revendication radicale de rupture avec des institutions de savoir établies mais déclinantes ou mises en question, comme l’Université post-médiévale ou la Sorbonne républicaine. Une des dimensions principales du mouvement de la fin des années 1970 en France, qui n’est pas fondé sur des concepts mais sur des attitudes aisément reconnaissables par le grand public cultivé, reprend un certain nombre de figures du passé en les réduisant à leur forme. Ainsi, la radicalité de la rupture avec la génération précédente est fortement surjouée, et des exemples illustres sont remployés de manière mimétique : Bernard-Henri Lévy imite scrupuleusement la figure de Sartre comme « intellectuel total », pour reprendre la notion proposée par Bourdieu, et s’engage à la fois sur tous les fronts et dans tous les genres artistiques, y compris le cinéma, avec des fortunes diverses. Lévy a tenté de s’attribuer tous les signes extérieurs du grand philosophe, notamment l’habit reconnaissable d’emblée : la chemise blanche immaculée sur poitrail hâlé est l’exact contrepoint bourgeois de la populaire veste en tricotine de Jean-Paul Sartre. Ce mimétisme ainsi que l’ascension rapide du jeune philosophe ont suscité la méfiance et l’hostilité du champ philosophique aussi bien que l’engouement durable d’une partie de la classe moyenne cultivée : de Bernard-Henri Lévy, on pouvait tout comprendre, et la référence à ses œuvres était souvent le gage d’un dîner réussi chez les gens de qualité.

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Bernard-Henri Lévy, mai 1977

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Bernard-Henri Lévy, mai 1977

Photographie de Wojtek Laski
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Costume du philosophe Colline, dans La Vie de Bohême, attribué à Marcel Mültzer, 1898

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Costume du philosophe Colline, dans La Vie de Bohême, attribué à Marcel Mültzer, 1898

BNF, bibliothèque-musée de l’Opéra, D216 OC 1898

Le tournant médiatique de la philosophie

5Au cours des années 1980, le genre « philosophie pour le grand public » s’est considérablement élargi, principalement à partir de la publication du Traité du désespoir et de la béatitude, d’André Comte-Sponville, en 1984, et de l’extraordinaire succès de Michel Onfray, auteur à ce jour de plus de soixante livres, qui a d’abord connu la notoriété avec un ouvrage intitulé Le Ventre des philosophes. Critique de la raison diététique (1989) paru chez Grasset, principal éditeur des nouveaux philosophes, dans la collection « Figures », dirigée par Bernard-Henri Lévy. Onfray fit un bout de route avec lui, en collaborant régulièrement à sa revue, La Règle du jeu, avant de rompre et de se mettre à son compte. Avec cet ouvrage s’inaugure une production abondante et régulière et une présence médiatique extraordinairement soutenue. La veine de la philosophie populaire s’est régulièrement enrichie. Luc Ferry, qui entendit dans un essai vite écrit avec son collègue Alain Renaut, La Pensée 68 (1985), régler leur compte aux philosophes de la génération précédente, en est sans doute un des plus illustres exemples. Auteur d’une œuvre pléthorique sur une gamme étendue de sujets, de l’écologie à la famille, il a connu un destin politique à la tête du ministère de l’Éducation nationale.

6Le début du nouveau siècle a confirmé ce qu’on pourrait appeler le « tournant médiatique » de la philosophie. La discipline est régulièrement présente dans les magazines, et depuis 2006 une publication vendue en kiosque lui est consacrée, Philosophie Magazine, qui aborde les sujets métaphysiques sous l’angle de l’actualité ; ainsi, l’occasion de la Toussaint permet d’évoquer le rapport des philosophes à la mort. La photographie des penseurs convoqués joue un rôle important dans la mise en page. Pour être philosophe, il convient d’avoir le physique de l’emploi : la chevelure de Lévy et de Glucksmann a été un des éléments clés de l’identification immédiate de leur pensée, de même que la coiffure de Luc Ferry (une raie au milieu faiblement marquée distribuant des cheveux mi-longs de chaque côté du visage) signale qu’il n’est pas un ministre comme les autres. Les philosophes médiatiques ont intégré l’impératif de reconnaissance visuelle immédiate des propriétés intellectuelles distinctives qui conditionne l’efficacité médiatique. Là encore, il existe un jeu mimétique entre l’originalité capillaire des philosophes de la période antérieure (qu’on songe à la longue mèche de Vladimir Jankélévitch ou à la longue barbe blanche de Gaston Bachelard) et le soin qu’apportent les philosophes médiatiques à leurs cheveux. Ce clin d’œil ne dit pourtant rien de leur engagement dans la réflexion : la coiffure ne fait pas le cerveau. Plus récemment, la philosophie populaire a été incarnée par la figure de Raphaël Enthoven, qui tient une chronique quotidienne sur Europe 1 après avoir animé « Les nouveaux chemins de la connaissance » sur France Culture, reprise par Adèle Van Reeth, émission qui, en dépit de sa teneur conceptuelle, est actuellement la plus podcastée de cette chaîne.

Le virage conservateur

7Si l’on considère l’ensemble de cette production de façon homogène, on peut dire avec des nuances qu’elle se situe explicitement contre la pensée de gauche au sein de laquelle la majorité des philosophes reconnus de la période précédente s’est identifiée. Certes, les prises de position ne peuvent être totalement homogénéisées, mais le mouvement dominant est incontestable : Lévy et Glucksmann sont passés du maoïsme à une forme de pensée conservatrice ; André Comte-Sponville était un marxiste proche d’Althusser et membre orthodoxe du Parti communiste français avant de se convertir aux bienfaits de la sagesse antique. Les uns et les autres collaborent régulièrement à des magazines de la droite et du centre et, plus curieusement, à des magazines économiques : ainsi, Comte-Sponville est éditorialiste invité de l’hebdomadaire Challenges, où il dispense ses conseils de philosophie pratique. Ces penseurs sont devenus familiers aux dirigeants des grandes entreprises, qui font régulièrement appel à leurs services pour augmenter la cohésion de leurs troupes ou « donner du sens » à leur orientation néolibérale. La notion bergsonienne de « supplément d’âme » prend ici une signification nouvelle. Il existe donc bien un socle idéologique commun, auquel les fluctuations politiques presque quotidiennes de Michel Onfray échappent en partie bien qu’il soit fortement associé à l’hebdomadaire généraliste Le Point, marqué à droite.

8Alors que la période qui a vu le succès de l’ère structuraliste était liée à l’hebdomadaire intellectuel de gauche modérée Le Nouvel Observateur, qui permit aux Mots et les choses de devenir une lecture de plage, c’est aux magazines de droite qu’il revient aujourd’hui de confectionner l’équipement idéologique de base des classes moyennes. Paradoxalement, les pages culturelles de L’Obs se sont gauchisées, rompant avec la tradition sociale-démocrate et « deuxième gauche » de l’hebdomadaire, sous la férule d’Aude Lancelin, elle-même agrégée de philosophie, qui a donné une deuxième vie médiatique au philosophe maoïste Alain Badiou et fait connaître au grand public l’écrivain polymathe Frédéric Lordon, propagateur d’un spinozisme pour débutants. Aude Lancelin venant d’être licenciée, il n’est pas possible de dire si les pages philosophiques de l’hebdomadaire seront recentrées. Il convient de rappeler à ce point que Le Nouvel Obs, qui fit le succès de la philosophie d’avant-garde des années 1960, fut aussi le berceau des nouveaux philosophes, avec un passage de témoin plutôt inattendu de Michel Foucault vers Lévy et Glucksmann. Le premier fit avec lui une interview chaleureuse. Le second eut droit de sa part à un compte rendu très positif de ses Maîtres penseurs. L’histoire de la philosophie dans ses rapports avec le public est ici moins faite de ruptures que de tournants négociés en douceur par d’habiles pilotes.

Un phénomène contesté

9Le régime de production imposé par les nouveaux philosophes suscita l’ire d’une bonne partie de la corporation, sans doute à l’exception de Foucault, qui ne se souciait pas de l’institution. Gilles Deleuze, auquel répugnaient les contraintes de l’exposition médiatique, commença par dire qu’ils « cassaient le travail ». Il exprimait par là son hostilité aux nouveaux rythmes de la vie intellectuelle et à l’hétéronomisation de la pratique conceptuelle. En 1999, Dominique Lecourt tenta, dans Les Piètres Penseurs, de cerner philosophiquement le pouvoir grandissant des médias sur la pensée. C’est surtout à Jacques Bouveresse que l’on doit l’analyse la plus constante et la plus élaborée de la dérive médiatique de la production philosophique. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, La Demande philosophique (1996), il montre comment l’attente récurrente d’exploits philosophiques de la part du public aussi bien que l’exhibition, par les philosophes, de promesses qu’ils sont incapables de tenir conduisent à une forme d’impasse : les deux attitudes se confortent entre elles et produisent une attente de spectacularité nécessairement vouée au désenchantement. Bouveresse met ici en œuvre le déflationnisme de Wittgenstein. Il a aussi insisté sur les liens de plus en plus puissants entre les philosophes reconnus par le marché et le pouvoir politique : pour une part, les producteurs d’idées sont devenus ce qu’il appelle des « obligés du pouvoir », car ils lui doivent, en dernière analyse, leur légitimité.

10Que peut dire le sociologue du régime médiatique de la philosophie ? D’abord, l’opposition terme à terme entre une discipline universitaire où le jugement des pairs constituerait la norme de la production et de la légitimation d’un côté et un champ de production d’œuvres en simili destinées à la satisfaction d’un public manquant de repères est une illusion. La philosophie française depuis Descartes a été un mixte d’ésotérisme et d’exotérisme. Dans des contextes passablement différents, Bergson, Sartre et Derrida, qui connurent également la gloire médiatique et ne la refusèrent jamais, illustrent la puissance qu’incarne le modèle du philosophe français, simultanément ancré dans une sorte de terroir philosophique dont l’urbanité parisienne est la forme la plus saillante, et dans une aptitude à s’identifier à l’universel en continuant de parler la langue locale. Le philosophe français semble jouer en permanence sur deux tableaux, ou sur deux scènes. La première est celle du savoir et de ses fondations, même si de nombreux héros philosophiques pourfendent la raison scolastique et les corpus institués. Le geste cartésien, qui consiste à déclasser le savoir institutionnel et à produire une « nouvelle philosophie » comme entreprise radicale et sans exemple, aura plusieurs répliques dans l’histoire de France. La seconde scène est celle du monde où le penseur se meut toujours à l’aise, qu’il s’agisse de l’Europe cartésienne, du Paris mondain de Bergson ou de la planète politique de Sartre. La volonté de s’adresser à tout le monde n’est ici jamais une clause de style, bien qu’elle produise ordinairement d’innombrables malentendus et pataquès.

11Le philosophe français ne se limite jamais à son univers professionnel ; il semble au contraire, même lorsqu’il affiche le programme le plus ambitieux ou la rigueur la plus ostentatoire, désirer une forme de transgression. Ésotérique puisqu’il revendique une autorité intellectuelle sans partage et se moque de ses concurrents illégitimes, quels qu’ils soient, il n’entend pas se priver de la bruyante reconnaissance du monde et s’affiche comme exotérique ; il peut s’agir du choix d’écrire en français, comme le fait Descartes, ou du souci de se situer du côté des damnés de la terre, qu’exprime Sartre. Souvent, le discours rétrospectif s’efforce de dissocier ces deux mondes, et de faire de l’espace mondain le lieu de la corruption de l’ethos docte. Il y aurait ainsi deux Bergson, celui que l’on discute à la Société française de philosophie et celui qui enchante les dames du monde, les « snobinettes » du Collège de France ; deux Sartre, celui de L’Être et le néant, qu’on étudie dans les classes, et celui qui prend des positions idéologiques hasardeuses à La Havane ou à Moscou ; et deux Derrida, le traducteur méticuleux de L’Origine de la géométrie, de Husserl, distingué par le prix d’épistémologie Jean Cavaillès, et le gourou californien, toujours entouré de plusieurs centaines de jeunes supporters, alors que son discours ne peut s’adresser qu’au plus petit nombre. Le nouveau marché philosophique n’a fait qu’exacerber une propriété inhérente à la figure du philosophe français.

12Ensuite, ce marché s’est appuyé sur l’existence d’une nouvelle demande, favorisée par l’augmentation régulière du niveau d’études de la population. Aujourd’hui, plus de 80 % d’une classe d’âge arrivent au niveau du bac et se trouvent donc exposés à une offre d’enseignement philosophique, situation unique au monde. Loin de produire un public plus exigeant pour la philosophie et de démocratiser la métaphysique, le système d’enseignement multiplie aujourd’hui les malentendus. Les conservateurs, qui sont très nombreux à discourir sur l’enseignement, y trouveront matière à pessimisme, le rationalisme éducatif n’ayant pas produit les effets escomptés. Le succès de ces descriptions récurrentes de l’apocalypse éducative ne doit pas décourager ceux qui s’obstinent à penser qu’une éducation philosophique de qualité peut contribuer à la croissance de l’intelligence collective, mais il reste beaucoup de travail, lequel doit commencer par la reconsidération des conditions de la transmission pédagogique.

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