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Article de revue

Philosophie et littérature de jeunesse : petit lecteur deviendra grand

Pages 54 à 57

Notes

  • [1]
    Le Greph publia en 1977 un ouvrage collectif, Qui a peur de la philosophie ? (Paris, Champs Flammarion), et organisa en 1979 des États généraux de la philosophie.
  • [2]
    Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques, Lyon, Chroniques sociales, 2012.
  • [3]
    Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [4]
    Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Hachette Pluriel, 1976.
  • [5]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 194.
  • [6]
    Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 87-88.
English version

1Il existerait a priori une tension forte entre la philosophie, l’enfance et la littérature de jeunesse, dans la mesure où la philosophie implique un logos, un texte logique, rationnel, argumenté, intellectuellement tenu, et que la jeunesse – entendue comme destinataire de la littérature de fiction – se laisse remarquer, justement, a priori, par son incapacité à soutenir un tel discours. Pourtant la philosophie, depuis les dialogues de Platon, se donne pour tâche l’éducation intellectuelle et rationnelle de la jeunesse. Après tout, Alcibiade ou Charmide sont de jeunes adolescents, presque encore des enfants, qui raisonnent mal ou peu, et toute la tâche de Socrate consiste à les emmener malgré eux vers la rigueur de la pensée. Et c’est aussi par l’usage de la fiction – comme l’anneau de Gygès ou l’allégorie de la Caverne – que Platon amorce cet apprentissage de la pensée. N’est-ce pas précisément ce qu’une partie de la littérature de jeunesse contemporaine cherche à faire ? La littérature de jeunesse n’est-elle pas une ruse de la raison, qui charme en jouant avec les émotions, les plaisirs et les excitations de son petit lecteur pour le faire grandir et rendre son expérience du monde plus intelligible ? C’est bien à cette rencontre (inédite dans l’histoire) entre l’enfance, la littérature et la philosophie que nous assistons aujourd’hui.

2La pratique de la « philosophie avec les enfants » se développe partout dans le monde depuis maintenant une quarantaine d’années. Venues des États-Unis, suite aux travaux du philosophe Matthew Lipman, et répondant en France à l’appel de « philosopher hors les murs » lancé par le Greph (Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique) et Jacques Derrida dans les années 1970 [1], les « discussions à visée philosophique » prennent des formes diverses, répondent à des enjeux pluriels et bouleversent les représentations traditionnelles de l’enseignement de cette discipline – qui reste traditionnellement réservée aux seules classes terminales des lycées généraux et technologiques (mais pas professionnels) [2]. La pratique de la philosophie avec les enfants connaît ainsi désormais une certaine forme de reconnaissance institutionnelle : elle apparaît dans les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique dès le cours préparatoire, et l’Unesco et l’université de Nantes viennent de créer en partenariat la première chaire spécifiquement dédiée à ce sujet.

3Pour mes recherches et expérimentations dans les classes, je suis partie de l’hypothèse suivante [3] : on ne peut apprendre à philosopher sans une médiation culturelle qui permette la mise à distance et la problématisation de la notion travaillée (le Bonheur, la Liberté, l’Amour, etc.). Les textes classiques de philosophie étant trop complexes pour les jeunes élèves du primaire, c’est grâce à la littérature que l’on peut leur donner accès à cet apprentissage rigoureux. Et c’est d’ailleurs peut-être grâce à l’enfance que la littérature et la philosophie pourraient retrouver leur alliance originelle. L’enfance est le pont qui permettrait de reconquérir la fraternité de ces deux paroles : la littérature et la philosophie sont toutes les deux des discours qui donnent sens et intelligibilité à notre existence. Elles naissent de l’étonnement devant le monde, expérience fondatrice dont l’enfance nous rappelle chaque jour la force, et cherchent toutes les deux à éclairer notre condition.

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Les Aventures d’Alice au pays des merveilles par Lewis Carroll, illustrées par Arthur Rackham, Paris, Librairie Hachette, 1908

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Les Aventures d’Alice au pays des merveilles par Lewis Carroll, illustrées par Arthur Rackham, Paris, Librairie Hachette, 1908

L’opinion de Madame la Chenille : « Il faut toujours garder son calme. »
Le philosophe Gilles Deleuze a notamment accordé une place privilégiée à cette œuvre de Lewis Carroll dans la Logique du sens (Éditions de Minuit, 1969).
BNF, Réserve des livres rares, RES M-Y2-1090

4Ce rapprochement entre la philosophie, la littérature et l’enfance se fait d’autant plus aisément que, parallèlement au développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite « de jeunesse » semble aussi, depuis une trentaine d’années, avoir pris de plus en plus en compte les interrogations métaphysiques des enfants. En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées[4], Bruno Bettelheim a convaincu beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des préoccupations existentielles intenses et surtout que, même très jeunes, ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent des contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs questionnements métaphysiques profonds. Tout a depuis concouru pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de la paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires, institutionnelles. Aujourd’hui, des auteurs comme Claude Ponti, Tomi Ungerer ou Anthony Browne offrent à leurs jeunes lecteurs des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation ou mièvrerie, des questions métaphysiques universelles. Et, en plus de la publication de ces albums (souvent magnifiques aussi sur le plan graphique) ou des nombreuses adaptations de mythes, contes ou fables, apparaissent depuis quelques années sur le marché de l’édition jeunesse toute une série de « petits manuels de philosophie pour enfants », dont les plus connus sont certainement les « Goûters Philo » édités par Milan.

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Edwige Chirouter, Moi, Jean-Jacques Rousseau, illustré par Mayumi Otero, Paris, Les Petits Platons, 2012

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Edwige Chirouter, Moi, Jean-Jacques Rousseau, illustré par Mayumi Otero, Paris, Les Petits Platons, 2012

BNF, Littérature et Art, 2012-71738

5Pour l’enfant, dont la capacité d’abstraction est en cours d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation nécessaire qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. La littérature instaure les problématiques dans une « bonne distance » par rapport à l’expérience quotidienne et facilite par là le développement d’une pensée plus conceptuelle. Car la fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire : elle dispose d’une fonction référentielle qui nous dévoile des dimensions insoupçonnées de la réalité. Comme l’a souligné Paul Ricœur, tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le récit nous permet d’interroger le réel et de le penser. Parce qu’il représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il forme un espace autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique et même des lois de la morale (tel le berger Gygès dans La République de Platon, qui découvre un anneau qui rend invisible), la fiction nous fait vivre par procuration ce que le réel, seul, ne nous permettra jamais de vivre. « Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal », écrit ainsi Ricœur dans Soi-même comme un autre[5]. Les grands dilemmes soulevés par les récits apportent de la complexité aux débats, invitent à la réflexion, bouleversent les évidences et évitent ainsi les leçons de morale.

6Fonctionnant sur le mode de la pensée magique, l’enfance est l’âge d’or de la croyance en l’imaginaire. « Ce consentement euphorique à la fiction », comme l’écrit Vincent Jouve [6], ne disparaît (heureusement) jamais complètement, et c’est lui qui œuvre à chaque lecture de récit. L’enfance, la littérature et la philosophie se rejoignent alors, car cet abandon magnifique naïf et total au monde de la fiction ne se fait pas dans un désir insouciant d’échapper à la réalité, dans un désir de simple amusement ou de fuite. L’enfant cherche aussi dans l’acte de lire des réponses à ses interrogations fondamentales. Il s’abandonne dans l’espoir sérieux de trouver du sens à son expérience. Il est ainsi du devoir de tous les éducateurs de donner aux enfants la possibilité de faire cette rencontre initiatique avec ces œuvres qui nous permettent de grandir, de nous ouvrir à l’altérité et de donner sens à la complexité du monde.


Date de mise en ligne : 12/04/2017

https://doi.org/10.3917/rbnf.054.0054

Notes

  • [1]
    Le Greph publia en 1977 un ouvrage collectif, Qui a peur de la philosophie ? (Paris, Champs Flammarion), et organisa en 1979 des États généraux de la philosophie.
  • [2]
    Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques, Lyon, Chroniques sociales, 2012.
  • [3]
    Edwige Chirouter, L’Enfant, la littérature et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [4]
    Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Hachette Pluriel, 1976.
  • [5]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 194.
  • [6]
    Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 87-88.

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