Notes
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[1]
La Fondation Xsaba (Californie) a contribué à ce don important et soutenu l’exposition itinérante de quelque trois cents épreuves, qui, après avoir été montrée à la BNF, circule en Espagne et en Amérique du Sud.
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[2]
Jean-Claude Lemagny, Vilem Kriz, catalogue d’exposition (Bibliothèque nationale, 23 novembre 1983- 15 janvier 1984), Paris, Bibliothèque nationale, 1983, p. 6-7.
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[3]
Anonyme, « Návrat p?esn? na den » [« Retour pour un jour »], Tvorba, no 31, 2 août 1989, p. 8.
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[4]
Antonín Dufek, Jaromir Funke, pioneering avant-garde photography, catalogue d’exposition (galerie Morave, 24 oct.-24 nov. 1996), Brno, Moravská Galerie, 1996.
-
[5]
Funke Jaromír, Volavka Vojt?ch, Pražské kostely [« Églises de Prague »], Prague, Miroslav Stejskal, 1946.
-
[6]
Antonín Dufek, Jaromir Funke, pioneering avant-garde photography, op. cit., p. 14.
-
[7]
Finalement avorté, ce projet subsiste à l’état d’un unique album de photographie assemblé par Kriz à l’intention du conservateur du Museum of Modern Art de New York en 1954 : Vilem Kriz, Vision of the Times Through Documents of the Past, 1954, New York, MoMA Library, TR654.K783 1954.
-
[8]
Jean Cocteau, « Vilem Kriz », manuscrit non date?, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris.
-
[9]
Saurine Bonnafous, Jean Cocteau et la photographie, thèse de doctorat, Montpellier, université Paul-Valéry, 2002, p. 194.
-
[10]
Jean Cocteau, Pierre Jahan, La Mort et les statues, Paris, Éditions du Compas, 1946.
-
[11]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », Untitled 19, Carmel (Californie), The Friends of Photography, 1979, p. 10.
-
[12]
Jean Cocteau, « Vilem Kriz », op. cit.
-
[13]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », Vacation Magazine, p. 12. Coupure de presse, documentation sur Vilem Kriz, BNF, Estampes et Photographie, Ad-5000 (Kriz Vilem), boîte pet. fol.
-
[14]
Kriz Dominica, « Leaving My Face Behind », mars 2010. Voir : http://ekleksographia.ahadadabooks.com/mashak/authors/dominica_kriz.html (consulté le 28 juin 2014).
-
[15]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », op. cit., p. 12.
-
[16]
Gilles Mora, La Photographie américaine. 1958-1980, Paris, Seuil, 2007, p. 106.
-
[17]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », op. cit.
-
[18]
Anonyme, « Návrat p?esn? na den » [« Retour pour un jour »], op. cit., p. 8.
-
[19]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », op.cit., p. 10.
-
[20]
E-mail de Dominica Kriz, 12 avril 2013.
-
[21]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », op. cit., p. 10.
-
[22]
Vilem Kriz, Sirague City, Berkeley (Californie), David McPhail, 1975, n. p.
-
[23]
L’ensemble du fonds photographique donné à la BNF est conservé sous la cote Ep 1510.
-
[24]
Vilém K?íž : fotografie z období 1937-1992, catalogue d’exposition (St?edo?eská galerie v Praze, 23 sept. – 1er oct. 1992), par Jan Sekera et Ladislav Šolc, Prague, St?edo?eská galerie v Praze, 1992. Rod Slemmons, Vilem Kriz, Photographs, Portland (Oregon), S. K. Josefsberg Studio, 1999.
-
[25]
L’auteur souhaite remercier Sylvie Aubenas, Dominique Versavel et Guilllaume Le Gall pour leurs soutien et conseils.
1Vilem Kriz a connu l’exil dès l’âge de vingt-cinq ans, d’abord à Paris, où il a séjourné de 1946 à 1952, puis aux États-Unis, où il s’est installé ; et cependant, il a su faire preuve d’une étonnante permanence dans le choix de ses thèmes, en restant sa vie durant fidèle au surréalisme de ses débuts. La singularité de son œuvre à l’aune des contextes de création tant américain qu’européen lui a valu d’entrer dans les collections de la BNF, en 1984 [1]. Dans l’exposition qu’il lui consacrait la même année à la Galerie Mansart, le conservateur général du département des Estampes et de la Photographie, Jean-Claude Lemagny, retenait du photographe sa proximité avec le « secret des choses » et sa « sympathie inquiète pour un mystère qui le dépasse [2] ». Sans doute faut-il relier cette inquiétude, cette mélancolie au travail de mémoire que Vilem Kriz n’a cessé d’opérer durant ses années d’exil, renouvelant peu son registre thématique, persistant au contraire à traiter les mêmes motifs dans ses natures mortes photographiques. Offrant un aperçu complet des œuvres praguois, parisien et américain de Kriz entre 1939 et 1983, à travers des photographies ainsi que trois livres d’artiste publiés en tirages limités, l’ensemble rassemblé à la BNF permet de mesurer toute la complexité du parcours de l’artiste.
L’inspiration praguoise
2Dès les premières images prises à Prague en 1939, alors que la Tchécoslovaquie est envahie par les Allemands, Vilem Kriz manifeste un penchant pour l’expression de la mélancolie. Impressionné par l’ambiance mortifère de la ville occupée, où, selon ses propres mots, « la menace de la guerre est omniprésente » et « la poésie traite de la guerre et de la mort », il est également marqué par le dramatique bilan de la Seconde Guerre mondiale [3]. Les morts, les destructions et la sensation de perte de valeurs morales occasionnées par la guerre signaient l’échec des programmes artistiques conçus par les avant-gardes et les utopies sociales qui leur avaient été associées. Dès lors, comme d’autres artistes de sa génération, Kriz préfère se retrancher dans la sphère privée ou, du moins, dans un quotidien de proximité. Mais là où les surréalistes ambitionnaient de mettre en image une réalité intérieure ou de révéler le merveilleux contenu dans leur environnement immédiat, Vilem Kriz cherchait à composer une iconographie qui exprimât à la fois son trouble intérieur et la noirceur de son époque.
Vilem Kriz, Prague, 1940, tirage gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, Paris
Vilem Kriz, Prague, 1940, tirage gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, Paris
3Il prend ses inspirations dans l’œuvre du célèbre photographe d’avant-garde Jaromír Funke, son professeur à l’École nationale des arts graphiques, qui l’avait pris sous sa protection et associé aux campagnes photographiques qu’il conduisait dans les églises et les cimetières de Prague [4]. Deux images tirées des collections de la BNF témoignent de l’admiration que Vilem Kriz avait conçue pour son maître et de la proximité de leur production. Une vue des arcs-boutants de la cathédrale Saint-Guy de Prague, signée de la main de Kriz, est reproduite à l’identique dans le livre que Funke avait consacré aux églises de Prague en 1946 [5]. Dans cette image, la neutralité de la prise de vue et l’attention portée au rendu des détails renvoient à la rigoureuse démarche documentaire qui est la clé de voûte de l’enseignement prodigué à l’École nationale des arts graphiques (ill. 1). Un cliché pris au cimetière abandonné de Malá Strana, où Kriz avait accompagné son maître rejoint, quant à lui, l’esprit du cycle Zem? nenasycená (« Terre affamée »), dans lequel Funke manifeste, à travers des vues de tombes laissées à l’abandon, son pressentiment d’une disparition prochaine [6] (ill. 3). Vilem Kriz, qui lui aussi souffre des vicissitudes de son temps, intègre les motifs hérités de son mentor, empruntant également au vocabulaire formel du surréalisme dont Funke ne s’était pour sa part jamais réclamé. Il parvient à composer ainsi une iconographie personnelle mêlant statues endommagées, jardins en friche, articles de brocanteurs et vieilles enseignes, qui raconte son regret de la perte irrémédiable du passé.
Vilem Kriz, Paris, 1948, Tirage gélatino-argentique, 27,5 × 35,5 cm, Paris
Vilem Kriz, Paris, 1948, Tirage gélatino-argentique, 27,5 × 35,5 cm, Paris
L’exil parisien et l’imagerie surréaliste
4Ce sentiment mélancolique, renforcé chez Kriz par la douloureuse conscience de l’écoulement du temps et du travail de la mémoire, s’accentue lors de son séjour français. Arrivé à Paris en 1946 dans le cadre d’une bourse d’études à l’École nationale de cinématographie et de photographie, il se voit contraint d’y rester jusqu’en 1952 en raison de la prise de pouvoir des communistes en Tchécoslovaquie. C’est dans la capitale française, au contact d’artistes tels que Jean Cocteau, qu’il développe plus avant des pratiques inspirées du surréalisme. Son intérêt pour la psychanalyse et la science des rêves l’amène à prendre en photographie des objets trouvés, c’est-à-dire des objets qu’il découvre fortuitement lors de promenades et qui lui semblent répondre à un désir inconscient. S’il veut renforcer encore l’étrangeté de ces représentations, il recourt à des expérimentations photographiques telles que la solarisation ou la surimpression. Certaines de ses photographies parisiennes ont été rassemblées dans un cycle que Kriz envisageait de publier sous le titre Vision des temps, accompagné d’une préface de Jean Cocteau [7]. La contribution de Cocteau à ce projet s’explique par son intérêt récurrent pour le médium photographique, qu’il tient, avec les surréalistes, pour un moyen de révéler une réalité cachée. D’où les compliments qu’il adresse à Kriz pour sa capacité à découvrir « les villages et campagnes secrètes qui composent [Paris] [8] ». À l’époque où il écrit le texte pour Vision des temps, Cocteau possède à son actif plusieurs préfaces de livres de photographie qui dénotent son intérêt pour la mise en scène de Paris comme théâtre du crime [9]. L’entreprise de Kriz devait lui paraître en de nombreux points similaire à celle du photographe français Pierre Jahan qu’il avait encouragée quelques années auparavant. Dans le livre-reportage La Mort et les statues, préfacé par Cocteau, Jahan documentait l’enlèvement de monuments en métal parisiens par les autorités allemandes, jouant sur le caractère anthropomorphe des œuvres pour suggérer par métaphore l’outrage fait aux habitants de la ville occupée [10].
Vilem Kriz, Prague, 1940, tirage gélatino-argentique, 35 × 27,5 cm, Paris
Vilem Kriz, Prague, 1940, tirage gélatino-argentique, 35 × 27,5 cm, Paris
Vilem Kriz, New York, Metropolitan Museum, 1962, Tirage gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, Paris
Vilem Kriz, New York, Metropolitan Museum, 1962, Tirage gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, Paris
Vilem Kriz, Berkeley, 1979, Tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
Vilem Kriz, Berkeley, 1979, Tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
5Kriz adopte un parti pris semblable même s’il ne cherche pas à illustrer un événement précis, misant plutôt sur une approche mystique de la réalité. Son objectif est de suggérer, comme le notait David Featherstone dans l’une des premières publications consacrées à Kriz, « la condition de l’homme à l’issue de la guerre [11] ». Le photographe compose une collection d’images de statues, mannequins et poupées, souvent endommagées et fragmentaires, qu’il associe à des paysages urbains ou ruraux déserts. Des plans rapprochés de visages de statues démontrent, pour reprendre les mots de Cocteau, « à quel point les ruines confèrent une grandeur aux objets et nous les montrent pris sur le vif de la mort avec la grimace des cadavres du musée de Pompéi, sculptés par l’angoisse, la lave et les cendres [12] ». Dans une tête de christ taillée dans le bois, il emploie la solarisation pour souligner les rides du matériau, renforçant ainsi l’expression tragique du visage (ill. 2). Quant aux sculptures en pied, il les présente dans une situation dégradante, une corde passée au cou ou remisées dans un entrepôt. Interposant entre ces images des vues de jardins laissés à l’abandon, il contraste la vie sans cesse renaissante de la nature avec la fugacité des productions humaines.
6Kriz a recours à un leitmotiv de l’imagerie surréaliste, les poupées et mannequins, dont l’apparence quasi humaine était réputée susciter le trouble chez l’observateur. Il s’en explique dans un article dans lequel il recense ses sources d’inspiration : « Le photographe français Atget a découvert que les mannequins peuvent être utilisés d’autres manières qu’en vitrine. Ils ressemblent aux êtres humains et il est possible de leur insuffler une âme [13]. » Non content d’accentuer l’ambiguïté de ces troublants personnages par la vue en contre-plongée ou par l’usage du clair-obscur, Kriz les assortit d’une signification métaphorique. Sur un marché aux puces parisien, il saisit deux poupées rangées dans un carton, isolées au milieu d’étoffes suspendues, dans lesquelles il croit entrevoir, comme il le racontera à sa fille Dominica, la personnification de ses propres enfants aux prises avec la pauvreté [14]. Il est symptomatique que le motif de la poupée ait fait son apparition après le départ de Kriz pour la France et l’instauration du régime communiste en Tchécoslovaquie en 1948 qui avait empêché son retour au pays. Il remarquera rétrospectivement : « J’étais un artiste en exil, un homme sans patrie, ce qui influença profondément mon œuvre [15]. »
L’exil américain : « Fabricated to be photographed »
7La gêne matérielle, le manque de reconnaissance, l’absence d’inspiration, toutes ces difficultés liées au déracinement qu’évoque sans les nommer Vilem Kriz s’accroissent après qu’il a émigré aux États-Unis, en 1953. De 1953 à 1966, son activité artistique s’en ressent durement, sans pour autant être réduite à néant ; des témoignages rares de son œuvre de la période sont présents dans les collections de la BNF, notamment les clichés pris au Metropolitan Museum de New York, où il travaille comme photographe de 1960 à 1964. Un cliché daté de 1960 où se superposent en surimpression des statuettes et éléments décoratifs divers, rassemblés sans doute dans les réserves du musée, ressemble à s’y méprendre aux photographies de bibelots prises chez les antiquaires parisiens quelque dix années plus tôt (ill. 4). C’est bien là tout le problème qui se pose à Kriz durant son exil américain : celui de retrouver, intactes, les mêmes sources d’inspiration qu’à Paris ou à Prague, faute de vouloir renoncer aux constantes iconographique et formelle qu’il s’était fixées. La seule solution qui s’offre alors consiste à recréer de toutes pièces un univers personnel, un monde imaginaire où Kriz tente de faire revivre les motifs et souvenirs de son passé.
8En 1964, date à laquelle il s’est définitivement installé à Berkeley (Californie), Kriz se met à assembler, au fond de son jardin, des natures mortes à partir d’objets de récupération, triviaux ou incongrus, dont certains – l’œil, le cadran – sont issus du vocabulaire surréaliste, tandis que d’autres tels que la tête de statue ou la poupée appartiennent à son répertoire personnel. Ce regain d’inspiration s’accompagne d’une reconnaissance professionnelle : Kriz commence à enseigner la photographie dans des écoles d’art d’Oakland, d’abord au Mills College (1969-1973) puis au California College of Arts and Crafts (1974-1991). Une photographie symbolise à elle seule cette renaissance : au fond d’une boîte de sardines ouverte, un œil peint dévisage le spectateur (ill. 7). Métaphore de la vue retrouvée du photographe, la composition renvoie au leitmotiv surréaliste de l’œil comme chemin d’accès à la fois à l’expérience sensible et aux images mentales. Adaptant la tradition surréaliste européenne au contexte américain, Kriz emprunte la voie d’une photographie mise en scène qu’il perçoit comme une alternative possible à l’enregistrement direct et à l’expérience subjective. Ce faisant, il rejoint la tendance du Fabricated to be photographed (« Fabriqué pour être photographié »), appelée ensuite plus simplement Staged photography, qui s’imposait progressivement aux photographes américains au tournant des années 1970 et 1980 et trouvait justement ses racines dans le surréalisme [16].
Vilem Kriz, Berkeley, 1975, Tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
Vilem Kriz, Berkeley, 1975, Tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
9Quoiqu’elle déplaçât le point focal de son intérêt de l’objet trouvé vers l’objet construit, cette méthode fournit à Kriz la liberté de réinterpréter à sa guise ses thèmes fétiches avec les moyens dont il dispose : le mannequin exposé dans la boutique du brocanteur est devenu un modèle anatomique en plastique transparent, la vieille poupée en cire une poupée Barbie, la ruine monumentale une sculpture générique (ill. 5). De la qualité de l’objet lui-même, il reporte son attention sur l’ambiance, qu’il induit au moyen d’un éclairage dramatique, d’une ombre portée, d’une résille ou d’une vitre glissées devant l’objectif, ou encore de feuillages dont il entoure l’objet [17] (ill. 6). Ses compositions se ressentent du cadre restreint dans lequel il plaçait les objets. Évacués, les immeubles, les rues, les espaces à ciel ouvert : les éléments sélectionnés par Kriz évoluent désormais dans un espace clos, l’arrière-plan étant bouché par un mur, un buisson, une toile ou un panneau de bois. Pour compenser un tant soit peu cette claustrophobie de la composition, Kriz superpose plusieurs niveaux de perception, qu’ils soient de l’ordre de la transparence ou du reflet, de l’ombre ou de la juxtaposition de différentes textures.
Le théâtre de la mémoire
10Autant que le regard songeur d’une tête de poupée, la surface embuée d’une vitre ou l’énigme d’un os animal dissimulé dans un buisson, les virages ocre, vieux rose, bleus ou verts qu’il applique à ses tirages renforcent le mystère et la mélancolie de ses compositions. Obtenue grâce à des formules chimiques devenues sa marque de fabrique, la coloration de ses photographies lui avait été inspirée par les films muets : « Certains étaient teintés de différentes couleurs : jaune pour le matin et l’après-midi, bleu pour les scènes de nuit et aquatiques, rouge pour les combats, vert pour les scènes d’amour », se souvient Vilem Kriz dans une interview pour la revue tchèque Tvorba [18]. Avant tout, les tons chauds dont il imprègne la plupart de ses tirages leur prêtent le charme désuet des clichés du siècle passé. Sans nul doute Kriz se plaisait-il à l’idée que « toutes [ses] images trouvaient leur source dans le passé » et c’était un véritable théâtre de la mémoire qu’il mettait en scène dans ses albums de photographies [19]. Ainsi, le livre Sirague City, dont le titre est issu de la contraction des noms de ses deux villes favorites, Prague et Paris, est dédié à une contrée imaginaire surgie de sa mémoire. Les images qu’il y accole sur des doubles pages associent souvent photographies prises à Berkeley et vues parisiennes, de façon à ce que les symboles archétypaux mis en scène dans les uns répondent aux vues rapprochées de statues, tirées pour certaines de Vision du temps. La disposition séquentielle des images, dont quelques-unes ont été recadrées pour que les formes se prolongent d’une page à l’autre, découle d’un univers mental régi par des codes hermétiques : les séries obéissent à la règle du multiple de sept [20], des motifs imprimés de cadrans ou de mains introduisent et concluent l’album et des fragments de phrases confèrent un sens métaphorique aux motifs. « Je cherche à recréer ou à ressaisir aujourd’hui des images qui me sont apparues par le passé, soit dans un rêve ou par bribes, lors de rêves éveillés », témoigne Kriz lors de ses entretiens avec David Featherstone [21]. Pour tenter d’interpréter ces correspondances entre le passé et le présent il reste à se référer aux clés offertes par les textes en prose que le photographe a placés en introduction de Sirague City. Lorsqu’il évoque, par exemple, des « cimetières sans cadavres », des « monuments gelés », des « pierres parlantes », ne renvoie-t-il pas en effet aux ruines qu’il fixait avec son objectif à Prague ou à Paris [22] ? La création de Vilem Kriz semble prise dans un perpétuel mouvement de va-et-vient où les nouvelles images continuent d’évoquer celles du passé et les négatifs qu’il a conservés sont constamment remaniés et tirés à nouveau de manière à garder vivante la mémoire de son œuvre. Aussi n’est-il pas étonnant que beaucoup des épreuves léguées à la BNF soient des retirages réalisés à partir de négatifs anciens [23].
11Resté tout au long de sa carrière à cheval entre le passé et le présent, Kriz ne connaît un regain d’intérêt critique qu’à la fin de sa vie et peu après sa mort. À la suite de l’exposition de la Bibliothèque nationale, une manifestation est organisée à Prague en 1992 et un catalogue d’exposition posthume édité en 1999 par la galerie S. K. Josefsberg Studio, à Portland [24]. C’était rendre justice à un artiste qui, même s’il s’était tenu à l’écart des mouvements artistiques contemporains, avait développé une œuvre émouvante et poétique. Jean-Claude Lemagny ne s’y était pas trompé, qui a permis l’entrée à la BNF d’une collection de ses œuvres parmi les plus conséquentes au monde. On ne retrouve ni au Metropolitan Museum de New York, ni au San Francisco Museum of Art, ni à la George-Eastman House de Rochester, ni à l’Oakland Art Museum un ensemble aussi complet. Assemblé à une date relativement tardive, six années avant que Kriz ne cesse définitivement de créer en raison de problèmes de santé, il présente l’avantage d’embrasser avec une remarquable continuité tout le parcours de l’artiste. Le fonds Vilem-Kriz de la BNF déroule sous nos yeux en un fil ininterrompu toute la carrière de cet artiste singulier qui a contribué, à travers un « théâtre de la mémoire » éminemment personnel, à maintenir vivante la tradition surréaliste de l’entre- deux-guerres [25].
Vilem Kriz, Berkeley, 1970, tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
Vilem Kriz, Berkeley, 1970, tirage gélatino-argentique, 34 × 26,5 cm, Paris
Notes
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[1]
La Fondation Xsaba (Californie) a contribué à ce don important et soutenu l’exposition itinérante de quelque trois cents épreuves, qui, après avoir été montrée à la BNF, circule en Espagne et en Amérique du Sud.
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[2]
Jean-Claude Lemagny, Vilem Kriz, catalogue d’exposition (Bibliothèque nationale, 23 novembre 1983- 15 janvier 1984), Paris, Bibliothèque nationale, 1983, p. 6-7.
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[3]
Anonyme, « Návrat p?esn? na den » [« Retour pour un jour »], Tvorba, no 31, 2 août 1989, p. 8.
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[4]
Antonín Dufek, Jaromir Funke, pioneering avant-garde photography, catalogue d’exposition (galerie Morave, 24 oct.-24 nov. 1996), Brno, Moravská Galerie, 1996.
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[5]
Funke Jaromír, Volavka Vojt?ch, Pražské kostely [« Églises de Prague »], Prague, Miroslav Stejskal, 1946.
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[6]
Antonín Dufek, Jaromir Funke, pioneering avant-garde photography, op. cit., p. 14.
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[7]
Finalement avorté, ce projet subsiste à l’état d’un unique album de photographie assemblé par Kriz à l’intention du conservateur du Museum of Modern Art de New York en 1954 : Vilem Kriz, Vision of the Times Through Documents of the Past, 1954, New York, MoMA Library, TR654.K783 1954.
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[8]
Jean Cocteau, « Vilem Kriz », manuscrit non date?, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris.
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[9]
Saurine Bonnafous, Jean Cocteau et la photographie, thèse de doctorat, Montpellier, université Paul-Valéry, 2002, p. 194.
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[10]
Jean Cocteau, Pierre Jahan, La Mort et les statues, Paris, Éditions du Compas, 1946.
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[11]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », Untitled 19, Carmel (Californie), The Friends of Photography, 1979, p. 10.
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[12]
Jean Cocteau, « Vilem Kriz », op. cit.
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[13]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », Vacation Magazine, p. 12. Coupure de presse, documentation sur Vilem Kriz, BNF, Estampes et Photographie, Ad-5000 (Kriz Vilem), boîte pet. fol.
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[14]
Kriz Dominica, « Leaving My Face Behind », mars 2010. Voir : http://ekleksographia.ahadadabooks.com/mashak/authors/dominica_kriz.html (consulté le 28 juin 2014).
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[15]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », op. cit., p. 12.
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[16]
Gilles Mora, La Photographie américaine. 1958-1980, Paris, Seuil, 2007, p. 106.
-
[17]
Vilem Kriz, « Vilem Kriz. Surrealist, Optimist and Gentleman », op. cit.
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[18]
Anonyme, « Návrat p?esn? na den » [« Retour pour un jour »], op. cit., p. 8.
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[19]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », op.cit., p. 10.
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[20]
E-mail de Dominica Kriz, 12 avril 2013.
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[21]
David Featherstone, « Vilem Kriz. Photographs », op. cit., p. 10.
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[22]
Vilem Kriz, Sirague City, Berkeley (Californie), David McPhail, 1975, n. p.
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[23]
L’ensemble du fonds photographique donné à la BNF est conservé sous la cote Ep 1510.
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[24]
Vilém K?íž : fotografie z období 1937-1992, catalogue d’exposition (St?edo?eská galerie v Praze, 23 sept. – 1er oct. 1992), par Jan Sekera et Ladislav Šolc, Prague, St?edo?eská galerie v Praze, 1992. Rod Slemmons, Vilem Kriz, Photographs, Portland (Oregon), S. K. Josefsberg Studio, 1999.
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[25]
L’auteur souhaite remercier Sylvie Aubenas, Dominique Versavel et Guilllaume Le Gall pour leurs soutien et conseils.