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Article de revue

Paroles et musique

Pages 20 à 25

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Jehan Chardavoine, Le Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville : tirées de divers autheurs et poëtes français, tant anciens que modernes ausquelles a esté nouvellement adapté la musique de leur chant commun..., Paris, C. Micard, 1576

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Jehan Chardavoine, Le Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville : tirées de divers autheurs et poëtes français, tant anciens que modernes ausquelles a esté nouvellement adapté la musique de leur chant commun..., Paris, C. Micard, 1576

BNF, Réserve des livres rares, Rés. p-Ye-440
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Fol. 52 vo - Mignonne, allons voir si la rose, dans Jehan Chardavoine, Le Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville..., Paris, C. Micard, 1576

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Fol. 52 vo - Mignonne, allons voir si la rose, dans Jehan Chardavoine, Le Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville..., Paris, C. Micard, 1576

BNF, Réserve des livres rares, Rés. p-Ye-440

1Les mots de chaque jour ne trompent jamais. Il n’est pas innocent que nous disions couramment « paroles et musique », et que nous le disions dans cet ordre-là. D’ailleurs, sur les partitions de l’époque où les Français chantaient, comme sur les pochettes de disque ensuite, le nom de l’auteur apparaît par convention en première position. Prévert et Kosma, c’est d’abord Jacques Prévert et ensuite Joseph Kosma. Dans l’ordre de préséance, la musique vient après les paroles.

2De manière courante, d’ailleurs, on ne parle pas de texte ou de poème. On dit « paroles », ce qui signifie que les mots de la chanson seront prononcés. Ils ne resteront pas enfermés dans l’écriture et dans la page : on les entendra. Peut-être est-ce d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le pluriel perdure, tant cette manière de prononcer les mots n’est pas de l’ordre commun. Ces mots, ces vers, ces phrases – ces paroles, donc – ne sont pas la langue française dans les contours et dans les usages habituels de la parole. Dans ces paroles, l’enjeu ne sera pas seulement le sens, le message, le propos. Il viendra s’y ajouter cette circulation singulière du son que l’on appelle « musique ».

3Paroles et musique : l’opposition d’un pluriel et d’un singulier en dit long. Peu importe quelle musique puisqu’elle est unique dans ses effets, puisqu’elle transforme toujours, de la même manière, la parole en paroles. Peu importe quelle musique, d’Au clair de la lune à Midi 20 de Grand Corps Malade, du Régiment de Sambre et Meuse à Pour moi la vie va commencer par Johnny Hallyday. Peu importe la musique, les paroles doivent rester parole.

4« Lavabo trottoir Mouloudji » : le sens, toujours le sens

5Il est vrai que notre culture populaire comme notre culture savante ont tendance à exiger la même chose de la rencontre entre le texte et la musique : que cette dernière ne dénature pas les paroles, qu’elle sache retenir ses effets, qu’elle accepte en quelque sorte d’amoindrir son pouvoir. Car la musique pourrait imposer le silence aux mots, la musique pourrait les vider de leur sens. Il pourrait n’y avoir que des syllabes, des notes vocalisées. C’est la tentation constante de l’opéra, une tentation que chaque génération de compositeurs classiques a affirmé combattre pour laisser leur sens aux mots, pour les laisser discourir.

6Quant à la musique populaire, elle se laisse aussi tenter de temps à autre par l’abstraction, mais le sens revient. En 1970, le tout jeune Saint-Preux triomphe sur les ondes avec Concerto pour une voix (« pabadaaa, pabada bada bada bada babadabaaa »). En 1984, Jacques Dutronc fait un joli succès avec Merde in France, chanson en « yaourt », c’est-à-dire en une langue épousant les reliefs du rock anglo-saxon, en un faux anglais tel qu’on l’utilise chez les artistes français pour mettre au point un titre de rock. L’effet est saisissant : à part les trois mots « merde in France » entendus régulièrement, on ne comprend pas ce que veut dire cette chanson qui commence par : « Eh la fraichionne connediou, mouloud / Lavabo trottoir Mouloudji / Merde in France / Caca poum, caca poum / Eh la fraichionne connediou / Caca poum, caca poum / He’s a book euh he’s a na / He’s a triple book euh na / Merde in France. »

7L’orthographe n’est pas réglée par le Bescherelle, mais il y a pourtant du sens ici, comme si la langue et les habitudes nées au Moyen Âge s’imposaient malgré tout à quiconque cherche à les subvertir. Comme en témoigne l’enregistrement public au Casino de Paris en 1992, le texte évolue : Jacques Dutronc chante « Lavabo trottoir mouloud merde in France ». Et encore, ce n’est pas tout à fait « mouloud », mais plutôt « mmoulud » sur un timbre sourd, avec un petit dièse et une note plus longue pour compenser la disparition d’une syllabe. Ce sera dès lors sa diction. On peut en conclure que « Lavabo trottoir Mouloudji / Merde in France » voulait dire quelque chose, puisque Dutronc ne le chante plus…

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Portrait de Jacques Dutronc

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Portrait de Jacques Dutronc

Photographie de Stromme / Stills / Gamma Rapho, inv. GAA0001110_072

8Les paroles, ce n’est pas seulement un sens, une intention, une réception. Ce n’est pas une seule parole : c’est une gamme de significations possibles, une palette que supporte, révèle, déforme ou moire la musique. Et, même, le sens peut s’ignorer, plus ou moins sciemment.

9« Mignonne, allons voir si la rose » : deux talents pour une chanson

10Anne Sylvestre a beau l’appeler « chansonneur » ou « paroleux » dans Faites-nous des chansons en 1975, la langue française a surtout appelé « parolier » le signataire d’une chanson du xxe siècle, avant que le siècle suivant ne tende à généraliser le vocable d’« auteur », qui pointait timidement depuis une cinquantaine d’années. Charles Aznavour compte parmi les rares à avouer son regret que la langue française n’ait pas penché vers un équivalent du songwriter anglo-saxon. Mais il n’est pas parvenu à imposer l’usage d’« écrivain de chansons ».

11D’ailleurs, la noblesse du nom « auteur » ne coule pas de source. Si l’on a commencé à l’employer, c’est à cause d’une bizarrerie survenue dans les années 1950. Un certain Québécois, Félix Leclerc, puis des artistes de langue française au verbe haut – Georges Brassens, Léo Ferré, Guy Béart, Jacques Brel – sont partout à la fois. Paroliers, mélodistes et chanteurs, ils viennent systématiser ce qui avait jusqu’alors été une exception sporadique, par exemple chez Charles Trenet. Avec eux, la chanson devient un exercice de vérité et de cohérence, aucun de ses éléments n’échappant à la ressemblance parfaite avec le personnage qui la portera au monde. Il faut désigner ces artistes, et les désigner avec respect. Ils seront donc « auteurs-compositeurs-interprètes » – trois mots empruntés à la culture noble.

12Longtemps, l’auteur et le compositeur eux-mêmes n’avaient pas besoin de véritablement travailler ensemble, comme on le pratique souvent aujourd’hui pour enchâsser paroles et musique. On n’est même pas sûr que le premier grand duo auteur-compositeur de notre histoire ait été une vraie rencontre. En effet, aucune source n’atteste une collaboration directe entre Pierre de Ronsard et Jehan Chardavoine – les Souchon-Voulzy de la Renaissance. On ne sait même pas avec certitude s’ils se connaissaient, même si c’est sous leur double signature que nous est parvenue la plus célèbre version chantée de Mignonne, allons voir si la rose – « Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / Sa robe de pourpre au soleil / À point perdu, cette vesprée / Les plis de sa robe pourprée / Et son teint au vôtre pareil ».

13Car en même temps qu’il s’agit d’un sonnet emblématique du génie de la Pléiade, ces vers publiés en 1552 sont ce que l’on appelle aujourd’hui un « tube ». Mais un tube polymorphe : la mélodie que propose Chardavoine pour Mignonne, allons avoir si la rose vient après d’autres mises en musique. Avec trois cent cinquante poèmes mis en partitions, Ronsard est un des auteurs les plus chantés de son siècle, notamment avec des partitions pour trois ou quatre voix de Pierre Certon, Claude Goudimel, Clément Janequin, Marc-Antoine Muret, Guillaume Costeley, Jean de Castro, Antoine Bertrand d’Airolles…

14Il est même le parolier vedette des recueils de musique profane édités par Adrian Le Roy et Robert Ballard, « imprimeurs du roi en musique », qui quelques lustres avant Chardavoine ont publié le Premier Livre de chansons en quatre volumes, nouvellement composées en musique par M. Pierre Certon, maistre des enfans de la S. Chapelle du palays, à Paris. Ce recueil présente pour la première fois en français les chansons en écriture strophique, c’est-à-dire avec l’indication d’une même musique pour chaque couplet et pour le refrain, s’il y en a un. Jusque-là, les partitions étaient présentées avec un développement musical continu, sans la régularité et la répétition qui fondent la structure des chansons de notre culture contemporaine. Dès lors, ce qui est l’usage commun dans le peuple est reconnu – voire adoubé – par les lettrés.

15Très naturellement, on voit paraître en 1575 le Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville, tirées de divers autheurs et Poëtes François, tant anciens que modernes ausquelles a été nouvellement adapté la musique de leur chant commun, à fin que chacun les puisse chanter en tout endroit qu’il se trouvera, tant de voix que sur les instruments. Signé par Jehan Chardavoine, ce recueil contient cent quatre-vingt-dix airs à une voix en présentation strophique – autrement dit, ce sont des chansons. La « voix de ville » (ou « vaul de ville », ce qui donnera plus tard le « vaudeville ») est un art double, un art des paroles et de la musique : ce sont des airs à danser sur lesquels le texte doit être parfaitement intelligible. Et dans son recueil, Chardavoine mêle les adaptations de poètes de la Pléiade, des textes poétiques anonymes de belle plume, mais aussi des chansons licencieuses ou des refrains sans grand génie – « Viens ma mie, viens ma mie, viens mon heur / Mon tout, mon bien, mon aise / Viens mignonne, viens ma bonne, viens mon cœur »…

16Mais çà et là Chardavoine change un mot au profit de syllabes plus sonores, transforme deux vers en refrain, rabote, émonde, corrige, raccourcit les poèmes de Ronsard, Marot, Du Bellay ou Belleau. Pourquoi ? « À fin que chacun les puisse chanter en tout endroit », écrit-il. Et c’est là une sorte de théorème : paroles et musique sont indissolublement liées mais n’ont pas besoin de naître ensemble ; seule compte leur rencontre.

17L’histoire se charge ensuite de le confirmer. Un jour, Julien Clerc donne une musique à Étienne Roda-Gil mais n’aime pas le texte que son fidèle complice lui propose : alors, il confie sa composition à Jean-Loup Dabadie, qui écrit Partir et, avec une nouvelle musique, le texte de Roda-Gil devient Macumba. Le texte de L’Internationale est écrit en 1871 par Eugène Pottier pour être chanté sur la mélodie de La Marseillaise avant que, quelques mois après sa mort, Pierre Degeyter ne compose en 1888 la mélodie entrée dans l’histoire. En 1960, Jean Constantin écrit des paroles sur une musique que Norbert Glanzberg a composée pour le film Mon oncle, de Jacques Tati, mais qu’il lui a envoyée par erreur : ce sera la chanson Mon manège à moi.

18Et il faut beaucoup de docilité aux poèmes de l’histoire de la littérature pour entrer en musique. Pour en faire des chansons, Georges Brassens coupe dix-sept des vingt-sept strophes des Oiseaux de passage, de Jean Richepin, il coupe vingt-trois des vingt-neuf strophes de Pensée des morts, d’Alphonse de Lamartine, il coupe une des neuf strophes des Passantes, d’Antoine Pol… Il coupe encore quinze des vingt-quatre strophes de La Vierge séduite, de Victor Hugo, pour en faire la chanson La Légende de la nonne. Il coupe seize des vingt-six strophes de L’Amour marin, de Paul Fort, pour en faire la chanson La Marine… Tout cela n’est pas une défense et illustration des splendeurs de la littérature rimée, mais une fabrique méticuleuse de chansons. Le mètre n’est plus celui de la page imprimée mais celui des paroles chantées, soumises à un rythme et à un espace ontologiquement différents du texte d’origine.

19« Le jour du Seigneur, Enghien, Silverstone » : ce que chanter veut dire

20« On a des Bibles, des hymnes des icônes / Le jour du Seigneur, Enghien, Silverstone / Tout un nuancier / L’homme invisible et celui de 20 heures / Les chanteurs, les cercueils, les cyclones / Le convertible, les membres inférieurs / Comme le cœur on cherche un emploi / Tout reste plié, cette idée terrible / En nos douillets intérieurs / D’aujourd’hui devenu autrefois / Humains de métier / C’est un monde parfait » : sur une musique signée de son complice Jean-Christophe Urbain, en 1995, Jipé Nataf écrit les paroles d’Un monde parfait, chanson parue sur l’album Post partum, des Innocents.

21Que veut dire cette chanson ? Elle dénonce le confort vénéneux du monde parfait que montre la télévision. Le texte juxtapose des titres d’émissions, des locutions presque proverbiales, des lieux communs de la conversation, des notations concrètes. Formellement, c’est un régal virtuose d’euphonies, d’allitérations, de paronomases, tout un univers de mots flottants qui font sens néanmoins. On y entend un profond mystère et des évidences sensibles.

22Mais les y lit-on ? Dans un livre, dans la pratique de la lecture personnelle et muette, on pourrait alors y reconnaître la méthode, sinon la langue, des symbolistes. On pourrait y surprendre quelques décrets mallarméens. On pourrait y trouver une parenté avec la sécheresse féconde de Francis Ponge. Or on ne lit pas de tels textes, même si pendant plus de deux décennies, la pagination souvent généreuse des livrets de CD donnait l’opportunité de lire les textes des chansons beaucoup plus souvent qu’auparavant (et qu’ensuite). Ce texte est construit pour l’oralité, et pour cette oralité singulière qui joue de différentes focales dans la compréhension, comme si l’oreille se comportait à la manière d’un zoom photographique. Tantôt, l’esprit flotte en se laissant porter par les sonorités, par le timbre de la voix, par la fusion du chant et de son accompagnement (ce dernier terme étant impropre, insuffisant, amputé) ; tantôt, il perce la couche sonore et guette le déroulement de la phrase complète, entreprend de transmuter l’abstraction du chant en un discours intelligible. On cherche le sens dans les paroles, on le perd avec une égale délectation.

23Cet aller-retour est un exercice flagrant avec des chansons de Georges Brassens ou de Juliette Gréco, avec des pamphlets de François Béranger ou de NTM, avec des chansons militaires ou des comptines pour enfants. D’ailleurs, depuis quelques générations, l’on a assez peu écouté et compris les paroles d’Au clair de la lune pour laisser chanter dans les maternelles une histoire d’homme à la recherche d’une prostituée.

24Rapprocher ou laisser à distance le sens des paroles est au cœur de l’expérience des chansons françaises. L’avisé critique de musique Boris Vian ou quelques animateurs de radio depuis des générations se sont d’ailleurs fait un plaisir régulier de pointer du doigt la capacité qu’ont des mots creux, des mots vides, des mots sans réelle logique à nous transporter. La simplicité un peu godiche des paroles de La Vie en rose, écrites par Édith Piaf, l’oxymoron génial « il dort dans le froid, hiver comme été » de Tonton David, les mille et mille chansons qui disent n’importe quoi… Au hasard, dans ce vaste patrimoine, Une vie ne suffit pas, chanté par Lââm en 2001, dont le texte est parfaitement explicite : « J’irai même en exil, inventer des prières / Là quand au cœur des villes, l’amour se perd / Renaître chaque matin, se sentir plus vivant / Et garder le chagrin, pour les absents. » Tout est clair dans chaque phrase, et pourtant cette chanson ne signifie rien, si l’on s’obstine à chercher un sens littéraire – et c’est le miracle de cet art que d’ensorceler tour à tour chacun d’entre nous par l’une ou l’autre association de paroles et de musique. Un ensorcellement à la mécanique à la fois simple et obscure, mystérieuse et limpide.

25C’est cela, ce que chanter veut dire. Il ne s’agit pas de mots dits ou écrits. Il s’agit d’un autre sens, plus oblique et plus libre, moins souverain et moins prévisible. Ces paroles, c’est parler moins ; c’est dire plus.

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Pierre Certon (1515-1572), Premier Livre de chansons en quatre volumes nouvellement composées en musique à quatre parties, par M. Pierre Certon, maistres des enfans de la S. Chapelle du palays, à Paris, De l’imprimerie, d’Adrian le Roy, et Robert Balard, Imprimeurs du Roy, 1552

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Pierre Certon (1515-1572), Premier Livre de chansons en quatre volumes nouvellement composées en musique à quatre parties, par M. Pierre Certon, maistres des enfans de la S. Chapelle du palays, à Paris, De l’imprimerie, d’Adrian le Roy, et Robert Balard, Imprimeurs du Roy, 1552

BNF, Musique, RES VM7-184

Date de mise en ligne : 27/10/2014

https://doi.org/10.3917/rbnf.047.0020

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