Notes
-
[1]
Camille Marbo, À travers deux siècles. Souvenirs et rencontres (1883-1967), Paris, Grasset, 1967, p. 176-177.
-
[2]
Charles Seignobos, « L?enseignement de l'histoire dans les universités allemandes », Revue internationale de l'enseignement, t. I, 1881 et Le Régime de l'enseignement supérieur des lettres : analyse et critique, Paris, Imprimerie nationale, 1904, tous les deux repris dans Études de politique et d?histoire, Paris, PUF, 1934, p. 63-132 et 133-170.
-
[3]
Christophe Charle, « La notion de science en histoire d?après l'?uvre de Seignobos », dans Marco Panza et Jean-Claude Pont (dir.), Les Savants et l'épistémologie vers la fin du xixe siècle, Paris, Blanchard, 1995, p. 233-243, repris et corrigé sous le titre « L?historien entre science et politique : Charles Seignobos », dans Paris, fin de siècle : culture et politique, Paris, Seuil, 1998, p. 125-152.
-
[4]
Paris, PUF, 1934, bibliographie des travaux de Seignobos p. xix-xxvii.
-
[5]
Titré L?Européen, cet hebdomadaire, dont le premier numéro sort le 7 décembre 1901 avec Willem Van der Vlugt de Leyde et Charles Seignobos de Paris comme directeurs, connaît une première crise en 1904 avec la naissance d?un organe dissident Le Courrier européen. Ce dernier finit par absorber son aîné en 1906 et fusionner avec Les Droits de l'homme en 1910 pour s?arrêter définitivement en mai 1914. Seignobos participe aux deux titres.
-
[6]
Mercure de France, décembre 1897, p. 790-791.
-
[7]
Paris, PUF, 1959.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
L?Européen, n° 1, éditorial du 7 décembre 1901.
-
[10]
Je dénombre ici les articles parus aussi bien dans L?Européen que dans Le Courrier européen qui le poursuit et que Seignobos patronne également.
-
[11]
« La politique internationale des partis en France », L?Européen, n° 1, 7 décembre 1901, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 296-297.
-
[12]
L?abbé Delsor, député protestataire alsacien, avait été empêché de tenir un meeting à Lunéville et reconduit à la frontière. Motivée par l'anticléricalisme et la peur d?incidents, la décision du préfet de Meurthe-et-Moselle suscita une interpellation de la droite nationaliste et catholique à la Chambre des députés le 22 janvier 1904. Cette dernière souhaitait faire avouer au gouvernement dirigé par Émile Combes qu?il avait renoncé à la Revanche en traitant aussi mal un député alsacien patriote. Le gouvernement Combes obtint néanmoins un vote de confiance par 295 voix contre 243 (New York Times, 23 janvier 1904, consultable en ligne).
-
[13]
« La morale de l'incident Delsor », L?Européen, n° 113, 30 janvier 1904.
-
[14]
« L?impuissance militaire de la Russie », L?Européen, n° 128, 14 mai 1904, p. 1.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
« La ?Pratique? loyale de l'alliance russe », L?Européen, n° 168, 18 février 1905.
-
[17]
La première brochure de cette société reproduit le discours de fondation de Francis de Pressensé lors de la séance du 13 avril 1905 tenu à l'hôtel des sociétés savantes : « Les révolutions russes », Au siège de la société 24 rue Dauphine Paris 6e, juillet 1905.
-
[18]
Ch. Seignobos, L?Empire russe jusqu?à Nicolas II, Au siège de la société 24 rue Dauphine Paris 6e, août 1905, n° 2 de la série des brochures à couverture rouge imprimées par la société sur les presses de l'imprimerie « communiste » L?Émancipatrice. L?exemplaire conservé à la bibliothèque de l'École normale supérieure appartenait à Charles Andler. La dernière brochure, n° 18, est publiée en 1910.
-
[19]
Ch. Seignobos, « Le conflit austro-serbe », Le Courrier européen, 25 novembre 1912, p. 769-771.
-
[20]
Ibid., p. 770-771.
-
[21]
Voir Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au xxe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 29 et suiv.
-
[22]
Extrait de L?Humanité du 13 mars 1913.
-
[23]
Ch. Seignobos, « Ein kostspieliges Gespenst », Frankfurter Zeitung Morgenblatt, 23 mars 1913 et Ch. Seignobos, « L?évolution comparée de la France et de l'Allemagne », Revue rhénane, novembre 1922, p. 138.
-
[24]
« 1815-1915 [Du congrès de Vienne à la guerre de 1914] », repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 235.
-
[25]
Ibid., p. 237.
-
[26]
Seignobos participe aussi en 1916 aux réunions de la Société des études documentaires et critiques créée en 1916 par Mathias Morhard, mais y défend la thèse de la responsabilité allemande dans le déclenchement du conflit alors que certains assistants versent dans le pacifisme et critique la thèse officielle (Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Seuil, 1993, p. 163-65 et 307).
-
[27]
« The downfall of aristocracy in Eastern Europe », 24 juillet 1919, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 374-382.
-
[28]
« The League of Nations. The obstacle of national sovereignty », The New Europe, 4 avril 1918 et « The Society of Nations. A suggestion », ibid., 23 janvier 1919.
-
[29]
Ch. Seignobos, « Les relations politiques entre la France et l'Allemagne », Revue rhénane, juin 1921, p. 529.
-
[30]
Repris dans Études de politique d?histoire, op. cit., p. 383-390 : « Le régime représentatif et les dictatures ».
-
[31]
« Que reste-t-il de vivant dans le marxisme ? », Les Enquêtes du Temps, 27 août 1933, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 391-396, citation p. 396.
Charles Seignobos, lithographie d?Aaron Bilis, 1931
Charles Seignobos, lithographie d?Aaron Bilis, 1931
1La communauté de l'Arcouest a rassemblé des savants littéraires et scientifiques partageant les mêmes convictions politiques. En leur sein Charles Seignobos était affublé, selon le témoignage de Camille Marbo, du sobriquet de « Capitaine ». Ce terme ne renvoyait pas à ses seuls talents de navigateur et à sa fonction d?hôte de la « colonie [1] ». Né en 1854, fils d?un député républicain de 1871, petit-fils d?un quarante-huitard, l'historien avait pour lui l'ancienneté d?âge et de titres et les quartiers de noblesse politique républicaine. Élève à l'École normale supérieure dans l'atmosphère cléricale et oppressante de l'Ordre moral, il a été envoyé en mission dans les universités allemandes de 1877 à 1879 et en a tiré des idées radicales quant aux réformes universitaires nécessaires pour redonner une élite à la démocratie [2]. Disciple de Fustel de Coulanges et de Lavisse, il ne partage pas pour autant leur patriotisme sourcilleux et volontiers chauvin. Antiboulangiste, dreyfusard de la première heure, membre du comité central de la Ligue des droits de l'homme, soutien du Bloc des gauches et hostile à l'allongement à trois ans du service militaire en 1913, Seignobos semble une butte témoin de la gauche dreyfusarde au moment où tant d?anciens dreyfusards se sont ralliés à des formes plus ou moins avouées de conservatisme ou même de nationalisme. Tous ces éléments plus ou moins connus de la biographie politique de l'auteur de l'Histoire sincère de la nation française n?ont jamais pourtant réussi à arracher le professeur d?histoire politique des temps modernes à la Sorbonne du purgatoire où les sarcasmes de Lucien Febvre, d?un côté, et les interrogations sociologiques de François Simiand, de l'autre, l'ont plongé.
2Dans un précédent article, j?avais déjà essayé de redonner une cohérence intellectuelle et politique à cette figure centrale de la nouvelle Sorbonne [3]. Voici l'occasion d?aller un peu plus loin dans l'enquête en revisitant tout un pan de la production journalistique de Seignobos que ses détracteurs ont masquée et que ses défenseurs n?ont même pas lue vraiment. Elle est pourtant abondante et accessible puisque les Études de politique et d?histoire, le volume de mélanges réuni par Joseph Letaconnoux et ses élèves, recueille ses plus importants articles et en donne la liste exhaustive pour ceux qu?il ne republie pas [4]. Il s?agit d?une quarantaine de textes de statuts divers dont le plus ancien est publié en 1895 dans laRevue de Paris alors dirigée par Lavisse, le plus récent en 1933 dans une enquête duTemps. Ils embrassent aussi bien des questions de politique intérieure que de politique extérieure, paraissent dans des revues intellectuelles (Revue de Paris, Mercure de France), des quotidiens français (Le Temps) ou étrangers (New York Herald, Frankfurter Zeitung), mais aussi des hebdomadaires engagés (L?Européen, Le Courrier européen, Le Progrès civique) ou des recueils collectifs. Cette réflexion sur les enjeux du moment, par sa constance et sa diversité de forme, atteste de la centralité de l'engagement et des valeurs politiques chez Seignobos, bien au-delà des figures de l'intellectuel universitaire moyen. Que Seignobos ait accepté la réédition en 1934 de nombre de ces textes, malgré le caractère daté de certains, souligne également qu?il considérait ces interventions comme une part essentielle de ses publications à égalité de dignité avec ses réflexions sur la méthode historique et l'enseignement puisque les textes à caractère politique représentent près de la moitié des Études de politique et d?histoire.
Vacances à l'Arcouest, 1919
Vacances à l'Arcouest, 1919
De gauche à droite : Charles Seignobos, Ève et Irène Curie, Aline Perrin, Francis Perrin, Fernand Chavannes, Sabatier, Charles Lapicque ; Albert Erb, Georges Gricouroff, Jean Maurain, Marguerite Chavannes.3Se limiter à cette partie émergée de l'iceberg serait cependant fallacieux. Seignobos n?a laissé rééditer en fait que les articles les plus académiques, les plus proches d?articles historiques, ce qui laisse de côté les textes liés à des contextes très polémiques où il n?a pourtant pas hésité à prendre parti sur des enjeux très controversés mais toujours avec la même grille d?analyse cohérente. Réputé peu doué pour la parole publique en raison d?un léger bégaiement, Seignobos a compensé par la plume ce handicap dans une culture politique où la rhétorique et le don de la tribune fondent les réputations des politiques comme des intellectuels. Il a même été plus loin encore et, comme Jaurès avec L?Humanité, mais avant lui, dans le sillage direct de la mobilisation dreyfusarde, il a réussi à fonder un hebdomadaire européen qui sous divers avatars a paru de 1901 à 1914 [5].
4Même la guerre, cette coupure majeure qui porte un coup apparemment fatal à son pacifisme européen, n?interrompt pas ses interventions journalistiques. C?est pourquoi nous analyserons aussi les textes publiés pendant et après la guerre pour examiner comment ce « dreyfusisme » fondamental réussit à renaître par-delà les épreuves et les catastrophes chez le maître de l'Arcouest.
1897-1904 : conjurer la guerre
5Seignobos a été préservé de la guerre de 1870-1871 par sa date de naissance puisqu?il avait tout juste seize ans lors de la proclamation de la République. Originaire d?un département du sud, l'Ardèche, il n?a pas connu non plus les opérations militaires ni l'invasion. Pourtant la guerre de 1870 et le traité de Francfort nourrissent à plusieurs reprises sa réflexion pacifiste et européenne. Ainsi dès 1897, il répond à l'enquête du Mercure de France qui pose les questions suivantes à de nombreux intellectuels :
I ? Un apaisement s?est-il fait dans nos esprits au sujet du traité de Francfort ?
II ? Pense-t-on moins à l'Alsace-Lorraine, quoique, prenant à rebours le conseil de Gambetta, on en parle toujours autant ?
III ? Prévoit-on un moment où l'on ne considérerait plus la guerre de 1870-1871 que comme un événement purement historique ?
IV ? Si une guerre venait à surgir entre les deux nations, trouverait-elle aujourd?hui, en France un accueil favorable ?
7En réponse, Seignobos affirme son credo fondamental sur lequel il ne variera jamais même dans les situations les plus critiques :
Je ne pense pas qu?aucune guerre ait jamais été désirée par la masse de la population dans aucun pays, pas même en France, et je suis sûr qu?aujourd?hui la grande majorité des électeurs ne veut en aucun cas une guerre, même contre l'Allemagne [6].
9Cette position non-conformiste n?est pas isolée dans l'ensemble de l'enquête, comme l'a déjà souligné Claude Digeon dans son ouvrage classique, La Crise allemande de la pensée française [7]. Elle ne va pourtant pas de soi quelques années après la crise boulangiste et alors que les nationalistes antidreyfusards sont en position dominante dans la presse. Mais Seignobos, et là non plus il ne variera jamais, ne se laisse pas tromper par l'agitation cocardière de la France d?en haut ou de la France des villes, et en particulier des Parisiens toujours prompts à s?enflammer. L?historien identifie la France en priorité aux campagnes et aux classes populaires qui ont tout à perdre dans un conflit. Même la bourgeoisie qui a pu accepter autrefois la guerre parce qu?elle échappait au service militaire « en a la même horreur que le peuple, depuis que ses fils sont exposés à la faire ». Après cette position de principe, Seignobos concède cependant que la question d?Alsace-Lorraine reste entière puisqu?elle repose sur une violation du droit des peuples à disposer d?eux-mêmes que la gauche républicaine, même pacifiste, ne peut reconnaître :
La souveraineté du peuple exprimée par le suffrage universel est le fondement du droit public de toute l'Europe civilisée. En maintenant toute une population sous un régime qu?elle déclare ne pas accepter, le gouvernement allemand viole d?une façon permanente le principe fondamental de la civilisation contemporaine [8].
11Les hommes qui défendent le pacifisme et le suffrage démocratique sont donc confrontés à une aporie. On ne peut en sortir qu?en espérant une évolution démocratique de l'ensemble de l'Europe. Elle seule mettra fin à la question d?Alsace-Lorraine mais aussi à la question polonaise ou à la question irlandaise.
12C?est cette conviction universaliste qui amène Seignobos, quatre ans plus tard, à parrainer l'entreprise de L?Européen, ce « Courrier international hebdomadaire » déjà cité et qui entend amplifier et internationaliser la lutte amorcée avec l'affaire Dreyfus, comme l'indique l'éditorial où l'on reconnaît les thématiques chères au directeur français :
Dans tous les pays, il y a des hommes qui ont compris que les nations, comme les individus, sont solidaires les unes des autres, parce qu?elles travaillent à l'?uvre commune de la civilisation, parce qu?elles sont toutes intéressées au progrès de la science et de la liberté. Elles doivent éprouver une mutuelle sympathie. Partout il y a des hommes qui, dans ces dernières années, ont souffert et se sont indignés ensemble de voir violer le droit des peuples ou des citoyens. Les guerres de Cuba, des Philippines, du Transvaal, les massacres d?Arménie et de Chine, l'atteinte à la constitution de la Finlande, l'affaire Dreyfus, les manifestations diverses de l'impérialisme et du panslavisme, ont fait apparaître cette union de pensée entre des hommes de tous les pays. On a vu se former une opinion publique européenne. Ces hommes disséminés par tout le monde civilisé, forment, pourrait-on dire, le parti de la justice et de l'humanité [9].
14L?hebdomadaire entend être l'organe de cette internationale pacifiste et des droits de l'homme en voie de formation qui s?est exprimée par des protestations lors des diverses crises ou guerres énumérées dans ce paragraphe. Il ne s?agit pas seulement de créer un « parti des intellectuels » international. Les éditorialistes veulent croire que l'histoire travaille pour eux. À côté de l'opinion publique européenne, qui a incontestablement pesé lors de la guerre des Boers, de nouvelles institutions comme la Cour internationale de La Haye s?efforcent d?inventer des solutions d?arbitrage en dehors de l'usage de la force. Nos deux éditorialistes veulent y voir « les germes de la fédération pacifique des peuples civilisés ». Bref, ils renouent avec les thématiques du Congrès de la paix de 1849 et appuient l'action de Frédéric Passy et sa Ligue d?arbitrage pour la paix dont le journal rend compte de leurs activités régulièrement et accueille plusieurs contributions.
Seignobos ne se contente pas de patronner cet organe pacifiste, il y publie au total neuf articles entre 1901 et 1912 [10] et ne donnera aucun autre article politique pendant cette période sauf symboliquement à un journal allemand en 1913 pour tâcher d?apaiser la tension internationale montante. Ses contributions se partagent à égalité entre politique intérieure et politique extérieure.
15Politique intérieure :
- « La situation électorale en France en 1902 », L?Européen, n° 21, 26 avril 1902, p. 1.
- « La politique du prochain ministère », L?Européen, n° 27, 7 juin 1902, p. 1.
- « Les difficultés électorales de la séparation des Églises et de l'État », L?Européen, n° 166, 4 février 1905.
- « Les élections du 6 mai 1906 et le second tour », Le Courrier européen, 11 mai 1906.
- « La politique internationale des partis en France », L?Européen, n° 1, 7 décembre 1901.
- « La morale de l'incident Delsor », L?Européen, n° 113, 30 janvier 1904.
- « L?impuissance militaire de la Russie », L?Européen, n° 128, 14 mai 1904.
- « La ?Pratique? loyale de l'alliance russe », L?Européen, n° 168, 18 février 1905.
- « Le conflit austro-serbe », Le Courrier européen, 25 novembre 1912, p. 769-771.
Éviter la guerre en Europe, c?est le seul mandat impératif donné à tous les députés, c?est le seul programme commun à tous les partis. Voilà le secret de la politique française. En France tous les hommes politiques le savent mais aucun ne le dira, parce que tous regardent comme un devoir patriotique de laisser croire à l'Europe qu?il y a des cas où la France pourrait faire la guerre [11].
18Il le démontre en soulignant que l'Empire s?est effondré en faisant la guerre, que les républicains ont été désavoués en 1871 en faveur d?une majorité pacifiste, qu?ils l'ont emporté en 1877 en accusant les conservateurs d?être des fauteurs de troubles ou en présentant Boulanger comme le général Revanche, que l'attachement à l'alliance russe repose sur la même illusion d?être une assurance contre la guerre.
19Trois ans plus tard, dans son article suscité par l'incident Delsor [12], Seignobos revient en effet sur ses positions de 1897 à propos de l'Alsace-Lorraine et les radicalise encore plus. Il dénonce tout d?abord le mythe de la revanche fondé sur une fausse analogie entre Sedan et Iéna. La France d?après 1871 ne peut être la Prusse d?après 1809 :
Comme toutes les analogies historiques, celle-ci est restée boiteuse : Sedan, c?était Iéna. Leipzig allait venir. Mais Leipzig n?est pas venu. L?Empereur Guillaume n?a pas voulu imiter Napoléon. L?ère des guerres européennes s?est fermée sans avoir donné l'occasion de la revanche. Les patriotes belliqueux l'ont attendue vingt ans; chaque année ils annonçaient la guerre pour le printemps prochain. Je n?ai pas oublié le scepticisme agacé des hommes de mon âge quand je leur disais : « Il n?y aura pas de guerre, le gouvernement allemand est militaire, il n?est pas belliqueux, il n?a pas envie de nouvelles conquêtes. » Aujourd?hui, le découragement est venu ; les partisans même de la revanche ne parlent plus de la guerre : la France « doit tenir la main sur la garde de son épée » mais pour se défendre seulement ; ? et personne ne l'attaque. Alors ne sachant plus que dire du traité de Francfort, on préfère n?en plus parler ? et y penser le moins possible [13].
21Comme le fera Jaurès peu après à propos de la réforme de l'armée, Seignobos dénonce la manière dont les républicains ont finalement adopté une vision monarchique ou bonapartiste de la question d?Alsace-Lorraine. Autant il est intolérable pour un républicain que le traité de Francfort ait violé la souveraineté de la population des deux provinces, autant il serait absurde selon Seignobos de reprendre à l'Allemagne sa conception archaïque de la possession d?un territoire. Fidèle aux thèses de Renan, il fonde l'appartenance nationale sur la volonté du peuple non sur la propriété de l'État sur une terre. Il regrette que la République n?ait pas trouvé une parade à l'injustice subie par les Alsaciens-Lorrains en créant un nouveau droit de naturalisation qui aurait permis aux habitants des provinces perdues de marquer symboliquement leur attachement à la France et plongé l'Allemagne dans la perplexité :
Seignobos ne fait ici qu?anticiper sur la loi sur la nationalité votée par l'Allemagne en 1913 pour permettre à tous les émigrants allemands partis de conserver leur nationalité, même une fois devenus américains ou brésiliens. Mais il est bien conscient du caractère en partie utopique et précurseur par rapport à l'opinion de sa proposition en rupture avec la conception traditionnelle de l'appropriation des territoires après les guerres :Tout État reste maître de régler à son gré ses conditions de naturalisation. Pour éviter toute réclamation on pouvait créer une naturalisation après examen et former une commission qui eût recueilli les Alsaciens-Lorrains ; on pouvait enrôler dans l'armée française leurs jeunes gens ainsi naturalisés au lieu de les exiler dans la légion étrangère avec les déserteurs allemands. On donnait ainsi aux Alsaciens-Lorrains l'impression qu?ils restaient Français, sur un territoire devenu allemand. Cette attitude eût irrité beaucoup moins et embarrassé beaucoup plus les Allemands que l'étalage d?armements, dont on ne veut pas faire usage. Elle était irréprochable en droit, car le traité de Francfort est un traité monarchique qui dispose des territoires et se soucie peu des personnes.
La dernière phrase est significative de la philosophie de l'histoire optimiste qui soutient les positions pacifistes de l'historien. La France depuis la Révolution est à l'avant-garde de l'évolution politique et les autres pays la suivront immanquablement. Rapprochées par leur état politique et social, les nations européennes pourront alors bâtir un nouvel ordre international. Pourtant la même année débute la guerre russo-japonaise qui semble démentir sa téléologie politique. Loin de s?éloigner, le danger de guerre touche de nouveaux continents et démontre pour la première fois l'infériorité militaire d?un peuple « blanc » face à un peuple asiatique. Comment Seignobos va-t-il intégrer cette nouvelle accélération de l'histoire dans sa vision européocentrique et construite sur le schéma des Lumières ?Il faut attendre que le public et que le personnel politique aient senti le ridicule de « tenir sa main sur la garde de l'épée » quand on est décidé à ne pas la tirer. Peut-être alors comprendront-ils que la seule solution acceptable est la reconnaissance du droit des Alsaciens-Lorrains et que la France n?a qu?un moyen pratique d?y travailler, c?est d?aider par son exemple et sa propagande démocratique les autres peuples et surtout les Allemands, à atteindre le degré d?évolution politique où ils auront horreur d?imposer à un peuple une nationalité dont il ne veut pas.
1904-1914 : croire aux chances de la paix malgré tout
23L?historien engagé réagit assez vite puisque dès le 14 mai 1904 il réfléchit aux déboires militaires russes, y voyant là encore la confirmation de faiblesses de longue durée. Les tenants de l'alliance russe, qui s?inquiètent de voir le principal soutien de la France en Europe reculer face au Japon, se sont toujours fait des illusions sur la réalité de la puissance russe :
Aucun grand État européen, pas même l'Autriche, n?a un passé militaire si médiocre [14].
25Ce n?est pas la Russie qui a vaincu Napoléon mais le général Hiver. Face à de grands États européens, la Russie a toujours été battue, comme l'indique la guerre de Crimée. Elle ne l'emporte que face à de petits peuples ou dans de petites guerres. L?échec face au Japon montre la désorganisation de l'État et la corruption qui y règne. Ces deux fragilités empêchent l'empire des tsars de mener une guerre moderne qui suppose organisation et fiabilité. Seules de profondes réformes politiques et administratives permettraient à la Russie d?attaquer ces deux maux à la racine. Comme pour l'Allemagne donc, Seignobos plaide pour une occidentalisation et une démocratisation du régime impérial, seul moyen de le hisser au même niveau que les peuples plus avancés. Par cette analyse, Seignobos heurte de front la doctrine officielle qui a fait de l'alliance franco-russe la stratégie fondamentale d?isolement de l'Allemagne. Au final, il se réconcilie cependant avec l'opinion dominante par un raisonnement a contrario. L?alliance, même faible, a été un facteur de paix et de rapprochement entre les peuples :
La France doit-elle regretter de s?être unie à un allié si faible ? Assurément non. L?alliance franco-russe a rendu au peuple français un très grand service : elle l'a rassuré contre la crainte d?une attaque de l'Allemagne, crainte chimérique mais dont aucun raisonnement n?aurait pu délivrer les têtes françaises. Peut-être aussi a-t-elle facilité l'entente avec l'Angleterre et l'Italie qui ont changé l'atmosphère morale de la diplomatie. Est-ce payé trop cher par les milliards de l'épargne française qui ont passé en Russie [15] ?
Ordre de mobilisation générale du 2 août 1914
Ordre de mobilisation générale du 2 août 1914
27Mais Seignobos ne se contente pas de ce réalisme un peu cynique. La Russie a besoin de réformes pour se redresser et la France a donc tout intérêt à peser sur le gouvernement russe dans son intérêt bien compris. La liberté de la presse contribuerait à un recul de la corruption et donc à un meilleur usage des milliards prêtés par la France.
28L?année suivante, on le sait, avec le déclenchement de la révolution de 1905, un pas timide dans ce sens sera franchi, mais en même temps la répression des mouvements révolutionnaires souligne combien Seignobos se faisait des illusions en croyant que les pressions internationales et la volonté politique interne des élites dirigeantes russes pourraient rompre avec le passé qu?il condamnait. Les événements de Russie ont des répercussions importantes à l'intérieur même de l'hebdomadaire L?Européen. La rédaction se scinde entre modérés et plus radicaux sur l'appréciation du mouvement révolutionnaire. La majorité garde le titre et la direction passe à Francis de Pressensé, le président de la Ligue des droits de l'homme, tandis que la minorité fonde un journal rival, Le Courrier européen. Seignobos, pourtant l'un des fondateurs de L?Européen et qui aurait voulu rester allié aux deux groupes, finit par rejoindre les dissidents après avoir encore donné deux articles dans L?Européen en février 1905. Il y renouvelle son appel aux réformes en Russie et à la nécessaire action du gouvernement français en ce sens [16].
29Malgré ce dissentiment, des membres des deux rédactions se retrouvent d?ailleurs dans une association nouvelle, la Société des amis du peuple russe et des peuples annexés, fondée au printemps 1905. Présidée par Anatole France, qui faisait également partie du comité de patronage de L?Européen depuis 1904, l'association est dirigée par un comité central où l'on trouve la fine fleur du dreyfusisme historique : « Mme Ménard-Dorian, Mme Jean Psichari, Mme A. Émile-Zola, le Dr Auguste Broca, le peintre Eugène Carrière, André Chevrillon, Armand Davot, inspecteur des Beaux-Arts, Mme Camille Flammarion, Louis Havet, membre de l'Institut, et sa femme, le Dr Huchard, J.-P. Langlois, professeur à la Faculté de médecine, Paul Ménard-Dorian, Paul Meurice, Octave Mirbeau, Paul Painlevé, Jean Psichari, Mme Séverine, Steinlen et Charles Seignobos ». Le secrétariat général est assuré par une autre grande figure dreyfusiste, Pierre Quillard, l'auteur du Monument Henry et à l'époque le rédacteur en chef de L?Européen, et il a comme adjoint André Mater [17]. Outre des actions de solidarité dans la presse, l'association publie une série de brochures sur l'Empire des tsars et réédite notamment des textes déjà parus de Seignobos dans des manuels de synthèse pour aider les citoyens inquiets à comprendre les origines de l'évolution du régime russe [18].
30Après 1906 toutefois, on note comme un essoufflement des actions pacifistes des intellectuels dreyfusards. Seignobos n?écrit plus guère d?articles. L?Européen est absorbé par son rival tandis que Le Courrier européen ne paraît plus que deux fois par mois et prend l'allure d?une revue intellectuelle en abandonnant le grand format hebdomadaire. Le dernier article sur la situation internationale publié en français par Seignobos porte sur la nouvelle poudrière des Balkans. Contre toute vraisemblance, il veut croire encore aux chances de la paix dans cette partie du monde si Autrichiens et Serbes surmontent leurs antagonismes. S?il se réjouit de l'issue de la guerre balkanique qui a libéré certains peuples de l'oppression turque, il émet ensuite une série de v?ux pieux au conditionnel qui soulignent combien lui-même craint que la situation ne redevienne conflictuelle. Ironie de l'histoire, Seignobos, l'ennemi des Empires, s?en remet à la sagesse et à la mission historique de l'empereur François Joseph :
L?espoir de la paix repose aujourd?hui avant tout sur la volonté de l'empereur François-Joseph. Pendant son long règne il a toujours conformé sa conduite à sa conception du devoir : arrivé près du terme d?une longue carrière d?honnêteté, il trouvera dans sa conscience la force de résister aux excitations belliqueuses de son entourage; il refusera de lancer son empire dans l'aventure criminelle et dangereuse d?une guerre contre un peuple chrétien qui n?a porté atteinte à aucun de ses droits ; il ne voudra pas charger son âme de la responsabilité d?une catastrophe européenne [19].
32Moins de deux ans avant l'attentat de Sarajevo, Seignobos écrit ici presque le scénario tragique et menaçant qu?il voudrait bannir de l'histoire. De la même écriture un peu pathétique de l'historien qui voit se démentir son optimisme initial, il adresse la même mise en garde un peu dérisoire aux Serbes, dont les revendications nationales sur la Bosnie ne cessent de s?exacerber à l'époque :
Les Serbes auront la sagesse de faciliter à l'Empereur sa tâche de pacification; ils éviteront les formes provocantes qui risqueraient de blesser l'amour-propre des Autrichiens ; ils écarteront les prétextes plausibles à une intervention étrangère en prouvant leurs intentions pacifiques sur les ports de l'Adriatique et en assurant aux Albanais toutes les libertés qu?un peuple peut réclamer au nom du droit des nationalités. L?Europe leur saura gré des précautions qu?ils prendront pour écarter le danger d?une guerre générale [20].
34Par ce texte Seignobos s?avoue-t-il déjà vaincu face aux forces qui poussent à la confrontation ? Non, puisque l'année suivante il soutiendra la cause des adversaires de la loi de trois ans en signant la pétition lancée par L?Humanité le 13 mars 1913 aux côtés de nombre de ses amis de la Sorbonne : Charles Andler, Célestin Bouglé, Émile Durkheim, ou du Collège de France : Paul Langevin, Sylvain Lévy, etc. [21] :
La pétition suivante circule actuellement dans les milieux universitaires et littéraires ; elle constitue de la part des représentants de la haute culture française qui lui ont donné leur adhésion un appel au sang-froid que nous sommes heureux d?enregistrer :
« Les soussignés,
Émus de l'affolement qui risque de faire voter, avec une précipitation sans précédent, une mesure aussi grave qu?une transformation de la loi militaire.
Considérant qu?un pareil projet affecte profondément la vie intellectuelle et économique dans le pays, peut même déterminer un recul de la civilisation française et, d?ailleurs, soulève, aux yeux de beaucoup d?officiers, de graves objections techniques,
Émettent le v?u qu?il soit soumis à une discussion approfondie.
Anatole France, membre de l'Académie française Louis Havet, membre de l'Institut, professeur au Collège de France; Michel Bréal, membre de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France; Meillet, Paul Langevin, Gley, Sylvain Lévi, Georges Renard, professeurs au Collège de France.
Charles Seignobos, Charles Andler, Gabriel Séailles, C. Bouglé, Léon Brunschvicg, Em. Durkheim, Ch. Guignebert, professeurs à la Faculté des lettres. Louis Matruchot, professeur à la Faculté des sciences. Louis Lapicque, professeur au Muséum.
Et. Rabaud, maître de conférences à la Faculté des sciences.
A. Prenant, professeur à la Faculté de médecine [22]. [?] »
36Il publiera même un article dans la Frankfurter Zeitung dix jours plus tard pour réaffirmer sa croyance en la paix, prophétie démentie dont il se gaussera lui-même honnêtement dans un article paru après la guerre, en 1922 :
Ce n?est pas la tâche d?un historien de prédire l'avenir et je n?ai pas eu à me féliciter d?avoir en 1913, dans la Frankfurter Zeitung, annoncé que la guerre resterait à l'état de menace parce que les gouvernements avaient un intérêt trop évident à l'éviter [23].
1915-1934 : reconstruire l'Europe
37Comme tous les anciens dreyfusards universitaires, Seignobos se rallie à l'Union sacrée et défend sans hésiter l'idée que la France en 1914 combat pour le droit et plus largement la civilisation et la démocratie. Dans un long article, publié à la fois dans la série Études et documents sur la guerre chez Colin et dans la Revue de Paris en 1915, il compare l'Europe de 1815 et celle de 1915. Par ce parallèle, il entend prédire l'effondrement de la puissance allemande comme cent ans plus tôt s?est effondrée la France napoléonienne à l'impérialisme envahissant. Dans son histoire de la genèse du conflit, il reprend complètement la thèse officielle française du temps : les frustrations de l'Allemagne, son appétit de puissance mondiale, la volonté d?en finir avec les humiliations face à la Serbie pour l'Autriche ont conduit à la crise européenne dont l'attentat de Sarajevo a fourni le prétexte; « les deux empereurs d?un c?ur léger marchèrent vers la catastrophe [24] » écrit-il bien loin de son exhortation à la sagesse adressée à François-Joseph en 1912. Seignobos ne se contente pas de cette histoire très officielle. Il conclut son analyse par une réflexion sur « les conditions de la paix durable », fidèle en cela à ses textes d?avant la guerre. La paix doit être fondée sur « le sentiment national et la volonté des populations [25] ». Mais la guerre ne sera durablement impossible que si l'on change les règles des relations internationales en bannissant la souveraineté absolue des États et en créant des « institutions internationales de la paix », sorte de prémonition de la future Société des nations [26].
38L?issue de la guerre et la doctrine de Wilson ne peuvent donc que le satisfaire puisqu?elles confirment ses anticipations. Dans un article de 1919 publié en anglais dans The New Europe [27], il voit même dans la fin des empires la promesse de la fin des aristocraties en Europe orientale et la naissance possible d?une société de paysans propriétaires à la française qui garantiront la stabilité sociale et fourniront une base à la paix. Même si son analyse pèche incontestablement par optimisme, elle traduit la constance de sa philosophie de l'histoire qui prend comme axe de l'histoire européenne la convergence vers le modèle politique et social initié par la France de la Révolution et conforté par la IIIe République. Dans le même journal, il avait publié le 4 avril 1918 et le 23 janvier des réflexions complémentaires sur la Société des nations [28]. Mais sa préoccupation principale au début des années 1920 est la réconciliation avec l'Allemagne vaincue. À ce sujet, il publie deux articles dans la très officielle Revue rhénane patronnée par le gouvernement français pour diffuser les thèses françaises au sein des élites cultivées des deux côtés du Rhin. Le 1er juin 1921, dans « Les relations politiques entre la France et l'Allemagne », il s?efforce de mobiliser l'histoire pour démontrer que l'antagonisme franco-allemand n?est pas inscrit dans la nature des choses ou le tempérament des peuples. Il y reprend ses thèses sur l'injustice faite à l'Alsace et l'absence en réalité de désir de revanche chez les Français. Il ne cache aucun des malentendus sur lesquels repose la paix : le sentiment des Français de ne pas avoir reçu les vraies compensations à leurs souffrances, l'indignation des Allemands face au prix à payer au nom d?une responsabilité qu?ils contestent. Il regrette profondément la timidité des réformes de la nouvelle République allemande et la fragilité de la coalition au pouvoir. Mais il veut croire aussi aux chances de la paix à laquelle les deux peuples ont un profond intérêt commun :
Mais la masse des Allemands tient à la paix comme la masse des Français. Ils y tiennent pour des motifs différents mais non opposés. Les Français veulent la paix pour vivre tranquilles, les Allemands pour devenir riches. [?]
Les Français tiennent avant tout à la sécurité politique ; les Allemands à la facilité du travail économique; l'accord peut se faire en donnant à chacun la satisfaction à laquelle il tient le plus [29].
Lettre de Frédéric Joliot-Curie à Marie Curie sur Seignobos, 25 juillet 1930
Lettre de Frédéric Joliot-Curie à Marie Curie sur Seignobos, 25 juillet 1930
Vacances à l'Arcouest, vers 1934
Vacances à l'Arcouest, vers 1934
De gauche à droite : Pierre Joliot, Frédéric Joliot-Curie, Jean Perrin et Charles Seignobos.39Utopiste impénitent, Seignobos imagine même la fin du bolchevisme en Russie, la création d?une fédération de républiques paysannes « sans armée sans industrie » dans les nouveaux États d?Europe orientale qui offrirait à l'Allemagne un immense marché pour ses industries et donc le retour de la prospérité qui lui donnerait les moyens pour payer ses dettes à la France.
40Cinq ans plus tard, alors que l'évolution historique a montré une fois de plus la fragilité des traités et la persistance des courants nationalistes et revanchards, Seignobos propose une nouvelle interprétation de la situation européenne pour conjurer les prophètes de malheur et les sympathisants des régimes autoritaires. Sous le titre « Dictators have given a lesson to Europe », il reprend son plaidoyer pour la démocratie comme garantie de la paix et de l'avenir dans le New York Herald du 24 avril 1927 [30]. En 1934, alors que l'actualité immédiate semble plutôt démentir son pronostic de 1927 de la fin des dictatures, Seignobos a fait figurer cet article dans son volume de mélanges et l'a « retraduit de la traduction anglaise par l'auteur ». Cette réédition atteste de la permanence de sa foi dans l'avenir même en cette année tragique où Hitler enracine son pouvoir et où l'Autriche voit l'affrontement sanglant des sociaux-démocrates et du régime chrétien-social.
41Ce portrait d?un historien de la Sorbonne en analyste de l'actualité permet de corriger le portrait un peu conventionnel de Seignobos sur deux points.
42Son image de dilettante amateur de bains de mer et de canotage que les souvenirs toujours cités de Camille Marbo ont contribué à fixer coexiste sans difficulté avec un engagement constant dans l'histoire la plus contemporaine comme commentateur ou pétitionnaire. Bref, cet historien était pleinement un homme de son temps jusqu?à la fin de sa carrière universitaire et même au-delà. Il prend sa retraite en 1925 à soixante-dix ans passés, mais continue d?intervenir dans l'actualité jusqu?en 1934. Sans doute les ressorts de son analyse nous paraissent-ils parfois biaisés par un francocentrisme et un européocentrisme assez datés, qui l'empêchent de comprendre certaines ruptures ou régimes qui n?entrent pas dans son cadre de pensée hérité du cosmopolitisme des Lumières et de la mission civilisatrice de la France. Rien sur les colonies, rien sur les autres continents, rien sur les nouvelles formes de la politisation des masses n?affleure dans ses commentaires, et son analyse du fascisme est très conventionnelle. Sur l'Allemagne, il verse volontiers dans les stéréotypes nourris par ses souvenirs de mission de jeunesse et ne s?intéresse guère ni à l'Angleterre, ni aux pays du sud de l'Europe. Il est facile avec le recul de relever les manques et les erreurs, et lui-même aura le courage de faire son autocritique dans une interview de 1933 :
En même temps, sans cet engagement et cette affirmation de convictions constantes pour l'Europe et la paix, Seignobos n?aurait jamais eu le mérite de mobiliser ses collègues toujours frileux en dehors de leur tour d?ivoire et de toucher une opinion plus large par ses articles de journaux. La Sorbonne n?est pas toujours à la plage?J?ai eu deux fois l'imprudence de dépasser les bornes assignées à l'histoire. En 1913 et 1914, à bonne intention, pour rassurer le public, j?ai écrit et fait imprimer dans deux journaux, l'un allemand, l'autre français qu?il n?y aurait pas de guerre entre la France et l'Allemagne. Cette expérience m?a suffi, j?espère que vous la trouverez suffisante [31].
Notes
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[1]
Camille Marbo, À travers deux siècles. Souvenirs et rencontres (1883-1967), Paris, Grasset, 1967, p. 176-177.
-
[2]
Charles Seignobos, « L?enseignement de l'histoire dans les universités allemandes », Revue internationale de l'enseignement, t. I, 1881 et Le Régime de l'enseignement supérieur des lettres : analyse et critique, Paris, Imprimerie nationale, 1904, tous les deux repris dans Études de politique et d?histoire, Paris, PUF, 1934, p. 63-132 et 133-170.
-
[3]
Christophe Charle, « La notion de science en histoire d?après l'?uvre de Seignobos », dans Marco Panza et Jean-Claude Pont (dir.), Les Savants et l'épistémologie vers la fin du xixe siècle, Paris, Blanchard, 1995, p. 233-243, repris et corrigé sous le titre « L?historien entre science et politique : Charles Seignobos », dans Paris, fin de siècle : culture et politique, Paris, Seuil, 1998, p. 125-152.
-
[4]
Paris, PUF, 1934, bibliographie des travaux de Seignobos p. xix-xxvii.
-
[5]
Titré L?Européen, cet hebdomadaire, dont le premier numéro sort le 7 décembre 1901 avec Willem Van der Vlugt de Leyde et Charles Seignobos de Paris comme directeurs, connaît une première crise en 1904 avec la naissance d?un organe dissident Le Courrier européen. Ce dernier finit par absorber son aîné en 1906 et fusionner avec Les Droits de l'homme en 1910 pour s?arrêter définitivement en mai 1914. Seignobos participe aux deux titres.
-
[6]
Mercure de France, décembre 1897, p. 790-791.
-
[7]
Paris, PUF, 1959.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
L?Européen, n° 1, éditorial du 7 décembre 1901.
-
[10]
Je dénombre ici les articles parus aussi bien dans L?Européen que dans Le Courrier européen qui le poursuit et que Seignobos patronne également.
-
[11]
« La politique internationale des partis en France », L?Européen, n° 1, 7 décembre 1901, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 296-297.
-
[12]
L?abbé Delsor, député protestataire alsacien, avait été empêché de tenir un meeting à Lunéville et reconduit à la frontière. Motivée par l'anticléricalisme et la peur d?incidents, la décision du préfet de Meurthe-et-Moselle suscita une interpellation de la droite nationaliste et catholique à la Chambre des députés le 22 janvier 1904. Cette dernière souhaitait faire avouer au gouvernement dirigé par Émile Combes qu?il avait renoncé à la Revanche en traitant aussi mal un député alsacien patriote. Le gouvernement Combes obtint néanmoins un vote de confiance par 295 voix contre 243 (New York Times, 23 janvier 1904, consultable en ligne).
-
[13]
« La morale de l'incident Delsor », L?Européen, n° 113, 30 janvier 1904.
-
[14]
« L?impuissance militaire de la Russie », L?Européen, n° 128, 14 mai 1904, p. 1.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
« La ?Pratique? loyale de l'alliance russe », L?Européen, n° 168, 18 février 1905.
-
[17]
La première brochure de cette société reproduit le discours de fondation de Francis de Pressensé lors de la séance du 13 avril 1905 tenu à l'hôtel des sociétés savantes : « Les révolutions russes », Au siège de la société 24 rue Dauphine Paris 6e, juillet 1905.
-
[18]
Ch. Seignobos, L?Empire russe jusqu?à Nicolas II, Au siège de la société 24 rue Dauphine Paris 6e, août 1905, n° 2 de la série des brochures à couverture rouge imprimées par la société sur les presses de l'imprimerie « communiste » L?Émancipatrice. L?exemplaire conservé à la bibliothèque de l'École normale supérieure appartenait à Charles Andler. La dernière brochure, n° 18, est publiée en 1910.
-
[19]
Ch. Seignobos, « Le conflit austro-serbe », Le Courrier européen, 25 novembre 1912, p. 769-771.
-
[20]
Ibid., p. 770-771.
-
[21]
Voir Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au xxe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 29 et suiv.
-
[22]
Extrait de L?Humanité du 13 mars 1913.
-
[23]
Ch. Seignobos, « Ein kostspieliges Gespenst », Frankfurter Zeitung Morgenblatt, 23 mars 1913 et Ch. Seignobos, « L?évolution comparée de la France et de l'Allemagne », Revue rhénane, novembre 1922, p. 138.
-
[24]
« 1815-1915 [Du congrès de Vienne à la guerre de 1914] », repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 235.
-
[25]
Ibid., p. 237.
-
[26]
Seignobos participe aussi en 1916 aux réunions de la Société des études documentaires et critiques créée en 1916 par Mathias Morhard, mais y défend la thèse de la responsabilité allemande dans le déclenchement du conflit alors que certains assistants versent dans le pacifisme et critique la thèse officielle (Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le socialisme et la guerre, 1900-1938, Paris, Seuil, 1993, p. 163-65 et 307).
-
[27]
« The downfall of aristocracy in Eastern Europe », 24 juillet 1919, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 374-382.
-
[28]
« The League of Nations. The obstacle of national sovereignty », The New Europe, 4 avril 1918 et « The Society of Nations. A suggestion », ibid., 23 janvier 1919.
-
[29]
Ch. Seignobos, « Les relations politiques entre la France et l'Allemagne », Revue rhénane, juin 1921, p. 529.
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[30]
Repris dans Études de politique d?histoire, op. cit., p. 383-390 : « Le régime représentatif et les dictatures ».
-
[31]
« Que reste-t-il de vivant dans le marxisme ? », Les Enquêtes du Temps, 27 août 1933, repris dans Études de politique et d?histoire, op. cit., p. 391-396, citation p. 396.