Couverture de RAI_076

Article de revue

Ces corps qui comptent encore

Pages 15 à 26

Notes

  • [1]
    Montserrat Sagot, « Femicidio (feminicidio) », in Susana Gamba, Dora Barrancos, Eva Giberti, et Diana Maffía, (dir.), Diccionario de Estudios de Género y Feminismos, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2007.
  • [2]
    Julia Monárrez Fragoso, « Feminicidio sexual serial en Ciudad Juárez (1993-2001) », Debate Feminista, année 13, vol. 25, avril 2002.
  • [3]
    Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag. Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press, 2007.

1L'époque qui est la nôtre, marquée par tant d'atrocités et de morts absurdes, pose une question éthique et politique majeure : de quels modes de représentation disposons-nous ? Il ne faudrait pas céder à la tentation de proposer trop hâtivement une politique de la vulnérabilité ou une politique du care comme une voie toute tracée pour le féminisme ou pour la gauche. Certes, l'une et l'autre politiques doivent être prises en considération, car nombreux sont ceux qui souffrent d'une trop grande vulnérabilité. Mais cette problématique demande à être étudiée avec circonspection. Certains estiment que nous devons identifier les groupes vulnérables et les protéger. J'avoue ne pas savoir exactement quel est ce « nous », même si je ne suis pas fondamentalement hostile à cette démarche. Ni la vulnérabilité ni le care ne peut servir de fondement à une politique, si nous voulons qu'une disposition ou une condition humaine actualisée et cohérente engendre, logiquement ou chronologiquement, un cadre politique pour le féminisme. Il serait bien commode de pouvoir élaborer une nouvelle politique à partir de la notion de vulnérabilité, mais celle-ci ne peut ni être isolée d'autres termes ni servir de fondement conceptuel. Une réflexion sur le lien entre vulnérabilité et résistance fait apparaître les limites des conceptions de la vulnérabilité qui tantôt l'utilisent comme un qualificatif sociologique attribué à certains groupes, tantôt l'isolent comme une condition révélant une version particulière de l'être humain. Il ne s'agit pas de se rassembler en tant que créatures vulnérables ni de former une catégorie d'individus s'identifiant fondamentalement comme vulnérables. Dans le contexte de la défense des droits sociaux et de l'humanitarisme, on comprend que la vulnérabilité s'applique à telles ou telles populations ; d'un point de vue sociologique, il y a en effet des populations vulnérables qui requièrent une protection, voire un care. Ce constat s'applique tout particulièrement à ceux qui sont privés de leurs droits humains fondamentaux, aux masses de migrants laissés pour compte par tant d'États-nations et d'organisations transnationales, y compris l'Union européenne. Il s'applique aussi aux victimes de féminicide en Amérique du Sud (en particulier au Honduras, au Guatemala, au Brésil, en Argentine et au Salvador), ainsi qu'à toutes les personnes brutalisées ou tuées en raison de leur féminisation, dont de nombreuses femmes transgenres.

2Ces morts sont souvent rapportées dans les médias, elles alimentent les rubriques de faits divers, elles mettent le public en émoi mais, pour autant, elles ne cessent de se reproduire. Elles suscitent la consternation, certes, mais cette consternation ne s'accompagne pas forcément d'une analyse susceptible d'enclencher une mobilisation contre ces crimes récurrents. De tels crimes nous sont présentés tantôt comme des cas pathologiques, tantôt comme des tragédies, tantôt comme des faits divers parmi d'autres. Les féministes, elles, s'efforcent de théoriser la situation afin d'identifier les termes dans lesquels elle devrait être formulée et comprise. D'après Montserrat Sagot, « le féminicide exprime sur un mode dramatique l'inégalité des relations entre le féminin et le masculin et constitue une manifestation extrême de domination, de terreur, de vulnérabilité sociale et d'extermination en toute impunité [1] ». Ces actes meurtriers ne s'expliquent pas par des caractéristiques individuelles, pathologiques ni même par une agressivité masculine. Ils relèvent bien plutôt de la reproduction d'une structure sociale et s'apparentent à une forme extrême de terrorisme sexiste [2].

3Selon elle, le meurtre est une forme extrême de domination, dans le prolongement de la discrimination, du harcèlement et des violences conjugales. Ce raisonnement aboutit cependant à un paradoxe : si l'objectif est l'extermination, alors le meurtrier ne peut plus exercer sa domination, puisque le dominateur a besoin d'un dominé dont la subordination lui renvoie son propre reflet. Si la personne ou la classe subordonnée meurt, alors le dominateur devient la norme et un rapport d'inégalité imposée donne lieu au génocide. Personne ne peut dominer les morts.

4Le féminicide ne consiste pas à exterminer l'ensemble des femmes, mais il établit néanmoins un climat dans lequel toute femme, y compris transgenre, est menacée de mort. Les vivantes elles aussi sont exposées à cette menace. Elles sont terrorisées par la prévalence de cette pratique meurtrière, elles sont incitées à se subordonner pour échapper à ce destin, et leur subordination même renvoie à leur statut de « tuable ». Dans ces conditions, les femmes sont vouées à se subordonner ou à mourir. Ce pouvoir de terroriser est avalisé, cautionné et entériné par la police, qui refuse d'engager des poursuites voire maltraite les femmes qui osent porter plainte contre les violences dont elles sont victimes ou témoins.

5Le meurtre est bien évidemment une « violence », mais la perpétuation du terrorisme institutionnalisé n'en est-elle pas une aussi ? La qualifier de violence nous fait passer d'une conception de la violence physique à une conception de la violence institutionnelle, l'une et l'autre étant indissociablement liées et mutuellement renforcées dans une dialectique de la terreur. C'est ici qu'un important travail théorique s'impose : comment comprendre la spécificité du terrorisme sexuel ? Quel est son rapport à la domination et à l'extermination ? Pouvons-nous l'interpréter dans le cadre d'une théorie générale de la sexualité et de la violence ? Toutes ces questions nous permettent d'envisager la possibilité d'une intervention d'ampleur mondiale destinée à reconceptualiser ces formes de meurtre afin d'identifier les formes de pouvoir social qui les entérinent. C'est seulement ainsi que nous parviendrons à contrer les versions des faits qui imputent aux femmes la responsabilité de leur propre mort, qui présentent les hommes comme des cas pathologiques, ou qui sont sensibles à leur rage. Aussi individuelles et atroces soient ces morts, elles s'inscrivent dans une structure sociale qui a établi que les femmes ne sont pas pleurables (ungrievable). Les catégories qui ne rendent pas compte du fonctionnement du pouvoir social dans de telles situations font obstacle à une opposition politique efficace. Certes, de nombreuses questions restent en suspens : les usages du discours sur les droits humains, le recours à des régimes juridiques qui reproduisent souvent les inégalités, la nécessité de comprendre les moyens de résistance dont disposent les femmes dans de telles conditions de terreur. L'établissement d'un bilan global de cette réalité supposerait que l'on comprenne la manière dont surviennent de tels meurtres, notamment dans les prisons et les villes américaines, qui prennent tout particulièrement pour cible les femmes de couleur et les femmes transgenres, les plus vulnérables mais aussi celles dont les formes de résistance politique pourraient bien s'avérer les plus puissantes. La multiplication des études féministes et l'extension de la jurisprudence dans ce domaine d'ores et déjà mieux connu et plus accessible ont transformé le paysage juridique et politique. J'ignore quel type de révolution il nous faudrait enclencher pour venir à bout de cette forme de terrorisme, mais c'est un idéal que nous devrions garder à l'esprit, aussi difficile cela puisse-t-il paraître.

6Comment nommer et contrer de telles formes de ciblage nécro-politique sans produire une catégorie de victimes qui prive les femmes, y compris transgenres, de leurs réseaux, de leur théorie et de leur analyse, de leurs solidarités et de leur force d'opposition ? Quand nous parlons de populations vulnérables, nous ne pensons pas formuler une assertion ontologique à propos de ce groupe ; nous pensons simplement recourir à une terminologie sociologique ou juridique ad hoc. En bref, le point de vue raisonnable nous semble, dans ce cadre, être à peu près le suivant : une population devenue vulnérable du fait de certaines circonstances historiques est désignée ou identifiée, mais elle pourra être délivrée de sa vulnérabilité dans la mesure où lui sera apporté un soutien infrastructurel adéquat, et notamment un refuge et des droits. Ce groupe perdra alors son statut de vulnérable, bien que d'autres populations restent vulnérables du fait de leurs conditions historiques. Mais, si l'on considère que la mission consistant à les délivrer de leur vulnérabilité incombe à ceux qui leur viennent en aide, les personnes qualifiées de vulnérables conservent-elles et exercent-elles encore leur propre pouvoir, ou doivent-elles s'en remettre à l'intervention d'un care paternaliste ?

7Quand nous assignons ainsi la vulnérabilité à des personnes, nous conceptualisons et isolons la vulnérabilité comme un signe distinctif de vies humaines exposées à certaines conditions historiques contingentes et, ce faisant, nous escamotons la constellation de vulnérabilité, de colère, de persévérance et de résistance qui émerge de ces conditions historiques. Pour bénéficier d'une aide ou déclarer une crise humanitaire, il faut que les populations vulnérables soient désignées comme telles par ceux qui ont l'autorité institutionnelle et discursive pour envoyer de l'aide, engager des procédures juridiques, attirer l'attention des médias. Or une population ainsi définie risque du même coup de voir niés ses efforts d'action, ses formes de solidarité, ses réseaux de soutien et ses moyens de résistance. Dans ces conditions, le discours par lequel elles sont représentées risque de donner d'elles une image fausse, en situant le pouvoir en dehors de leur propre sphère d'action. Dès lors qu'elles sont qualifiées de vulnérables, elles se trouvent privées de leur pouvoir. N'est-ce pas là un dilemme inextricable, puisque nous les qualifions justement de vulnérables au motif qu'elles ont été privées de pouvoir. Comment sortir de cette impasse ?

8Une situation similaire affecte les populations réfugiées qui sont détenues en Europe ou abandonnées sur la Méditerranée. À propos de ceux qui sont parqués dans des camps à la frontière syrienne ou qui prennent la mer sans aucune garantie de sauvetage, nous nous référons à des populations qui risquent leur vie et dont la mort est un élément chiffrable de ce que Mbembe appelle la nécro-politique. Sans m'attarder sur cette notion, je tiens à souligner le caractère organisé des privations et des morts qui adviennent aux confins de l'Europe. Au cours des deux dernières années, près de 3 000 personnes, dont un grand nombre d'émigrés kurdes, sont morts en essayant de franchir la Méditerranée. En Syrie, les pertes civiles sont colossales. Le Réseau syrien des droits de l'homme estime que six années de guerre civile ont fait plus de 200 000 morts parmi la population, et ce chiffre est encore amplifié par les centaines de victimes des récents bombardements américains. Parmi les innombrables exemples qui illustrent le processus consistant à nommer et à identifier des populations vouées à la destitution et à la mort, citons le démantèlement du camp de Calais, les maltraitances infligées aux Syriens et aux Kurdes parqués à la frontière turque, et les différentes façons par lesquelles le racisme antimusulman se déploie en Europe et aux États-Unis, et converge avec le racisme anti-Noirs pour produire la notion de personnes jetables, considérées comme quasi-mortes ou déjà mortes. Nous pourrions choisir d'établir une distinction entre victimes de guerre et réfugiés, mais les réfugiés ne sont-ils pas eux-mêmes une conséquence de la guerre ? Sans guerre, il n'y aurait pas de réfugiés. Les réfugiés syriens subissent une condition générée par la guerre, ils sont victimes de la guerre autant que de la fuite face à la guerre. Il arrive néanmoins que ceux qui ont été privés de soutien infrastructurel se débrouillent pour mettre en place des réseaux, échanger des plannings, comprendre et utiliser le droit maritime international à leur avantage afin de passer des frontières, prévoir un itinéraire, entrer en contact avec des communautés susceptibles de leur apporter un soutien. Les réfugiés qui s'amassent aux frontières de l'Europe ne sont pas précisément une vie nue ­ ce n'est pas en les privant encore davantage de leurs capacités que nous reconnaîtrons leur souffrance. Dans une situation effroyable, ils improvisent des formes de socialité, utilisent des téléphones portables, élaborent des projets qu'ils mettent tant bien que mal à exécution, tracent des cartes, apprennent une langue étrangère, même si de telles activités ne sont pas toujours possibles. Alors même que leur capacité d'agir (agency) est entravée à chaque tournant, ils arrivent parfois à trouver des moyens de résister, de formuler une revendication politique. En revendiquant le droit d'obtenir des papiers, le droit de circuler librement, le droit d'entrée, ils ne surmontent pas leur vulnérabilité, ils la manifestent. Ils ne transforment pas miraculeusement la vulnérabilité en force, mais ils exigent que la vie soit soutenue afin de perdurer. Cette revendication peut s'exprimer par leur corps, par leur présence, par leur refus de bouger. Par l'image du téléphone portable qui plaide virtuellement pour la vie réelle. En d'autres termes, la vulnérabilité s'incarne dans l'expression même d'une revendication politique, dans l'acte de résistance. On s'imagine parfois que l'action suppose un dépassement de la vulnérabilité. Les vulnérables n'agissent pas ; l'action dénote la force. Sans doute devrions-nous repenser l'acte de manifester, et la logique de la manifestation elle-même, afin de réévaluer de tels présupposés.

9Un autre exemple en est le journal allemand Daily Resistance, publié en farsi, en arabe, en turc, en allemand, en français et en anglais : il sert de plate-forme aux réfugiés qui peuvent y formuler un ensemble de revendications politiques, dont l'abolition des camps de réfugiés, la fin de la politique allemande de Residenzpflicht (restreignant leur mobilité géographique), la fin des déportations, le droit de travailler et de faire des études. En 2012, dans la ville bavaroise de Würzburg, des réfugiés se sont cousus la bouche en signe de protestation parce que le gouvernement avait refusé de leur répondre. Ce geste a été repris dans plusieurs sites et récemment encore par des migrants iraniens à Calais en mars dernier, avant le démantèlement et l'évacuation de leur camp. Leur point de vue, largement partagé, est que sans une réponse politique, les réfugiés n'ont pas de voix : une voix qui n'est pas entendue n'est pas prise en compte, et elle n'est donc pas une voix politique. Certes, les réfugiés n'ont pas formulé leurs revendications en ces termes. Ils les ont exprimées par un geste lisible et visible qui étouffe la voix comme signe et substance de leur revendication. En témoignant de l'impossibilité de faire entendre une revendication, l'image de la bouche cousue est à elle-même sa propre revendication muette. Elle fait de l'absence de voix une image visuelle pour dénoncer les limites politiques qui sont imposées à l'audibilité. D'une certaine manière, nous voyons à nouveau une forme de politique théâtrale qui affirme tout à la fois un pouvoir et les limites imposées au pouvoir.

10Autre exemple : celui de l'« homme immobile » qui, en juin 2013, dénonçait le régime autoritaire d'Erdogan et ses atteintes aux fondements mêmes de la démocratie que sont la liberté d'assemblée et d'expression. Les autorités turques ayant interdit tout rassemblement sur la place Taksim, le chorégraphe Erden Gündüz a pris l'initiative de protester en se tenant simplement debout, immobile, silencieux, le regard fixe. Les centaines de personnes qui l'ont rejoint ne pouvaient pas être accusées de former un rassemblement, dans la mesure où aucune ne parlait ni ne bougeait. La performance consistait à mimer l'obéissance, à illustrer les restrictions de liberté imposées par le régime, à s'y soumettre pour mieux les dénoncer devant les caméras. Cette manifestation avait une double signification : il s'agissait de montrer l'interdiction, de l'incarner, de la représenter physiquement, de la mettre en scène, mais aussi de la contester, de la dénoncer. Cette performance s'inscrivait dans un champ visuel ouvert par les caméras de téléphones mobiles, formes de technologie qui échappent à la censure. Il s'agissait donc, dans un même geste, de se soumettre à l'interdiction et de la défier. Dénoncer la censure en incarnant ses termes est assurément un tour de force et un geste de défi.

11Pour conclure, je reviendrai sur les conditions de possibilité du deuil (grievability). Est-il politique d'affirmer que certaines personnes sont plus ou moins pleurables ? Peut-on considérer une population dans une certaine configuration comme plus ou moins digne de deuil ? Il n'est évidemment pas question ici d'attributs intrinsèques, mais de la manière dont les populations sont représentées et traitées dans le cadre de schémas dominants de pouvoir. Car une population qui est prise pour cible, délaissée ou abandonnée à une mort certaine est déjà une population dont les vies ne comptent pas en tant que telles dans un cadre qui différencie, d'après des critères démographiques, ce qui peut ou non mériter un deuil. Parfois, les vies qui ne sont pas dignes de deuil ne sont même pas considérées comme des vies à part entière. Dès lors qu'une vie, ou un ensemble de vies, est considérée comme indigne de deuil, ne cesse-t-elle pas d'être considérée comme vivante ? Une vie indigne de deuil est-elle considérée comme une vie non-vivante ? Et, si oui, dans quel sens ?

12Formulée ainsi, la notion de deuil peut sembler déconcertante. Nous sommes en effet habitués à nous interroger sur la capacité des sujets à faire le deuil, mais nous sommes assez peu enclins à demander si tous peuvent en faire l'objet. C'est la perspective qu'adoptaient Alexander et Margarete Mitscherlich dans leur ouvrage paru en Allemagne en 1967 sous le titre Le Deuil impossible (Die Unfähigkeit zu trauern). Dans la lignée des travaux de Freud sur la mélancolie, ils s'interrogeaient sur l'incapacité de l'Allemagne d'après-guerre à faire le deuil des pertes massives infligées par le régime nazi, ainsi que des pertes subies par la population allemande. Selon eux, la mélancolie ne caractérisait pas seulement le psychisme individuel, mais une condition collective, commune ou, plus précisément, nationale. Le deuil implique la reconnaissance d'une perte ­ ce que Freud appelait le « verdict de réalité » ; la mélancolie, en revanche, refuse en quelque sorte d'entendre ou de prononcer ce verdict, elle refuse de reconnaître une perte qui, à un certain niveau, est à la fois enregistrée et niée.

13Dès lors qu'une population est pleurable (grievable), elle peut être reconnue comme population vivante dont la mort ferait l'objet d'un deuil : sa disparition serait jugée inacceptable, injuste, choquante et scandaleuse. La pleurabilité est une caractéristique attribuée à un groupe ou une population par un autre groupe ou communauté, soit dans les termes d'un discours, soit dans les termes d'une politique ou d'une institution. Cette caractérisation peut se faire par divers intermédiaires et avec plus ou moins de force ­ elle peut aussi ne pas se faire, ou ne se faire que de manière intermittente et incohérente, en fonction du contexte ou de la manière dont le contexte évolue. Ce que je veux dire, c'est que les individus ne peuvent être pleurés, ou être envisagés comme pleurables, que dans la mesure où leur mort est reconnue comme une perte. Or la perte ne peut être reconnue que si les conditions de reconnaissance sont établies dans le cadre d'un certain champ intersubjectif. Et pourtant, reconnaître une perte quand il n'y a pas de conditions établies pour sa reconnaissance peut faire éclater la norme mélancolique, c'est-à-dire activer la dimension performative du deuil public qui cherche à exposer les limites du deuil et établir de nouveaux termes de reconnaissance. Cela serait une forme de deuil militant qui fait irruption dans l'espace et le temps publics, inaugurant une nouvelle constellation spatio-temporelle.

14Peut-être pourrions-nous dire simplement que toute vie mérite d'être pleurée, et militer pour une prise en compte de cette égalité fondamentale. Nous pourrions soutenir que cette affirmation est descriptive, que toute vie est pleurable ; mais, si notre description s'en tient là, nous donnons une image très erronée de la réalité actuelle. Peut-être devrions-nous donc être franchement normatifs, sans vergogne, et affirmer que toute vie devrait mériter un deuil, posant ainsi un horizon utopique dans lequel la théorie et la description doivent fonctionner. Si nous voulons arguer que toute vie est intrinsèquement pleurable, affirmant ainsi qu'elle a une valeur naturelle ou a priori, alors notre assertion descriptive implique une assertion normative, selon laquelle toute vie mérite un deuil. Mais pourquoi attendons-nous d'une assertion descriptive qu'elle fasse ce travail normatif ? Puisqu'il nous faut signaler l'incohérence radicale entre ce qui est et ce qui devrait être, gardons-les distincts, du moins dans ce genre de débats. En effet, si nous appuyons notre théorie sur le présent, l'assertion descriptive la plus pertinente n'est assurément pas que toutes les vies sont également pleurables. Passons donc de ce qui est à ce qui devrait être, ou du moins amorçons ce mouvement qui pose un horizon utopique pour notre réflexion (merci, Drucilla Cornell, de m'avoir appris à le faire).

15Par ailleurs, dire que toutes les vies ne sont pas également pleurables présuppose un idéal égalitaire du deuil. Cette formulation a au moins deux implications qui posent certains problèmes critiques. La première implication renvoie à la nécessité de nous demander s'il y a un moyen de mesurer ou d'évaluer la pleurabilité. Comment établir que telle population est davantage pleurable que telle autre ? Y a-t-il différents degrés de pleurabilité ? Il serait assurément très troublant, voire totalement contre-productif, d'établir un calcul qui puisse répondre à ces questions. La seule manière de comprendre l'affirmation selon laquelle certaines vies sont plus pleurables que d'autres, ou sont dans certains cadres et dans certaines circonstances mieux protégées que d'autres contre le danger, la destitution et la mort, est donc de dire avec Derrida que la valeur inestimable d'une vie est reconnue dans un certain contexte et pas dans un autre, ou que, dans le même contexte (si ce contexte peut être déterminé), certains sont investis d'une valeur inestimable et d'autres d'une valeur estimable. Faire l'objet d'un calcul, c'est déjà être entré dans la zone grise du sans-deuil. La deuxième implication de la formule selon laquelle toutes les vies ne sont pas traitées comme également dignes de deuil est que nous devons revoir notre conception de l'égalité afin de comprendre désormais le deuil comme un attribut social devant être soumis à des normes égalitaires. En d'autres termes, il n'y aura pas d'égalité tant qu'il n'y a pas de deuil égal, ou d'attribution égale du deuil. La possibilité de faire l'objet d'un deuil est une condition nécessaire de l'égalité.

16La lutte pour l'égalité est donc indissociable de la lutte contre la violence, mais elle implique aussi un engagement envers une nouvelle biopolitique. Une population considérée comme indigne de deuil a été privée de son statut de population vivante. Dès lors qu'elle est socialement morte, ou soumise à une épistémê nécro-politique, elle ne peut pas faire l'objet d'un deuil. Seuls ceux qui sont considérés comme vivants peuvent faire l'objet d'un deuil, peuvent être considérés comme une perte humaine. Une vie déjà perdue ou perdue d'emblée ne peut pas être perdue d'une manière significative et ne peut donc pas être pleurée. Et pourtant, nous le savons, la vie qui est perdue d'emblée peut être pleurée, précisément parce qu'elle était perdue avant d'avoir eu une chance de vivre, et a épuisé toutes ses chances en tant que forme de perte perpétuelle.

17Ainsi, quand nous disons qu'une vie n'est pas pleurable (ungrievable), nous ne parlons pas seulement d'une vie déjà achevée. En effet, vivre dans le monde en tant que vie susceptible de deuil, c'est savoir que notre mort sera pleurée, pourra être pleurée, c'est avoir le sentiment de vivre dans un monde où notre vie compte. C'est aussi savoir que cette vie sera protégée à cause de sa valeur, qu'elle bénéficiera du soutien infrastructurel nécessaire pour vivre dans un monde avec un avenir ouvert. Cette manière d'évaluer l'égale pleurabilité fait partie de la biopolitique, et cela signifie que nous ne pouvons pas toujours faire remonter cette forme d'inégalité à un processus souverain de prise de décision. Dans le dernier chapitre de ses conférences de 1976 intitulées Il faut défendre la société, Foucault retrace l'émergence du champ biopolitique au 19e siècle. Il définit la biopolitique comme l'exercice du pouvoir sur les êtres humains en tant qu'être vivants. Distincte du pouvoir souverain, la biopolitique ou biopouvoir est une formation proprement européenne. Elle opère à travers diverses technologies et méthodes de gestion de la vie, mais aussi de la mort. Foucault considère qu'il s'agit d'une forme de pouvoir bien particulière, s'exerçant sur les êtres humains en vertu de leur statut d'êtres vivants ­ qu'il appelle parfois statut biologique, sans préciser à quelle version de la science biologique il se réfère. Foucault définit la biopolitique comme le pouvoir de « faire vivre » ou de « laisser mourir », distinct du pouvoir souverain de « prendre la vie » (ou « faire mourir ») et « laisser vivre ». Comme souvent chez Foucault, ce pouvoir ne s'exerce pas à partir d'un centre souverain : il y a plutôt de multiples instances de pouvoir opérant dans un contexte post-souverain pour gérer des populations vivantes, pour gérer leur vie, décider de les faire vivre ou de les laisser mourir. Cette forme de biopouvoir réglemente notamment le caractère vivable de la vie, déterminant le potentiel de vie relatif des populations. En témoignent les taux de mortalité et de natalité qui indiquent des formes de racisme relevant de la biopolitique. Comme l'explique Ruth Wilson Gilmore, « le racisme se définit par la production et l'exploitation, sanctionnées par l'État ou extra-judiciaires, d'une vulnérabilité différenciée selon les groupes face à la mort prématurée [3] ». En témoignent aussi les politiques natalistes et les mouvements pro-life qui privilégient certaines formes de vie, ou de tissus vivants, plutôt que d'autres, comme les femmes adolescentes ou adultes.

18L'inégalité fondamentale qui conditionne la possibilité des personnes d'être des sujets de deuil ­ et, dans le cadre d'un projet plus ambitieux, il nous faudrait aussi considérer comment ce calcul s'applique aux animaux ­ a trait à la biopolitique, ou au point où la biopolitique devient nécro-politique. Ceux qui disparaissent ou sont violemment effacés de la vie devraient être ouvertement pleurés, car cela accorderait une valeur à ces vies. Mais ce n'est qu'en devenant dignes de deuil que les vivants apparaissent comme tels. Dire qu'ils méritent un deuil équivaut à dire qu'ils ne devraient pas être perdus, que leur disparition ne devrait pas avoir lieu, n'aurait pas dû avoir lieu, et que le monde doit s'organiser de manière à anticiper et à empêcher leur disparition. En d'autres termes, la reconnaissance des vies perdues les rend dignes de deuil, établit la possibilité d'un deuil. L'affirmation radicale de la capacité à faire l'objet de deuil parmi et par les vivants pousse à résister à cette vie ultra-précaire, à des modes prolongés de mort vivante, à des blessures soudaines et violentes, à la détention, à la mort. Cette résistance ne s'exprime pas simplement au nom de la vie ou du droit à la vie, mais contre les conditions politiques qui organisent la mort et l'escamotent. C'est un défi lancé au censeur par ceux dont la voix, l'image et la théâtralité cherchent à briser le schéma de représentation qui les rend non représentables.

19Les corps qui résistent à la présomption de leur incapacité à faire l'objet de deuil apparaissent comme tels aux yeux du public. En s'exposant dans le contexte d'une manifestation, ils font apparaître le risque de mort ou d'expulsion, ils le mettent en évidence, ils font un pari et formulent une revendication par leur propre persistance performative et incarnée.

20Une réflexion sur le féminisme et sur l'avenir, sur l'avenir que nous appelons féminisme, devra peut-être nous amener à opérer un retour sur le corps. Notre slogan ne devrait plus désormais être « mon corps, mon choix, mon droit », dans la mesure où le corps n'est pas à proprement parler une propriété et ce que nous défendons n'est pas simplement notre liberté individuelle. Si nous définissons le corps (c'est là pour le moment un postulat ontologique) par sa dépendance vis-à-vis d'autres corps, de processus de vie dont il fait partie, de réseaux de soutien auxquels il contribue, alors il est impossible de concevoir les corps individuels comme totalement distincts les uns des autres. C'est seulement en conceptualisant la signification politique du corps humain dans le contexte des institutions, des pratiques et des relations dans lesquelles il vit et se développe que nous pourrons dénoncer le meurtre, militer contre l'indifférence et intervenir contre la précarité. Non seulement tel ou tel corps est délimité par un réseau de relations, mais cette délimitation contient et rapproche à la fois ; le corps, peut-être justement en vertu de ses délimitations, se différencie de et est exposé à un monde matériel et social qui rend possibles sa vie et son action. Lorsque les conditions infrastructurelles de la vie sont menacées, la vie l'est aussi. Cet argument matérialiste ne peut être ignoré qu'à nos dépends.

21En quoi une telle conception du corps change-t-elle la donne ? Définir le corps par son interdépendance implique qu'il ne peut avoir d'existence réelle sans un autre corps. Aucun corps n'est auto-subsistant. La frontière, la délimitation l'expose toujours à un danger, mais aussi à la possibilité d'un contact, d'une émotion, d'une passion ; elle lui donne la possibilité de s'appuyer sur, d'enlacer, voire d'être rattrapé dans sa chute. Le « moi » a besoin d'un « toi » pour survivre et prospérer. Ce sont les relations sociales qui fondent les obligations mondiales plus larges que nous avons les uns envers les autres. Je ne peux pas vivre sans vivre avec un groupe de personnes. Parce que nous sommes livrés les uns aux autres sans forcément avoir le choix, parce que nous ne choisissons pas nos parents ni notre monde, notre vie est empreinte d'une vulnérabilité et d'une dépendance que nous n'avons pas choisies. Contester cette réalité, faire comme si nous avions le contrôle, ne fréquenter que les personnes auxquelles nous sommes liées par un contrat consensuel, c'est là une présomption libérale qui nie les conditions même de l'incarnation. La vulnérabilité n'est pas simplement un état ou une disposition subjective, elle est toujours liée à un objet, à une perspective, à un monde qui affecte (et qui, en ce sens, est phénoménologiquement « intentionnel »). Quelle que soit la forme sous laquelle se manifeste la vulnérabilité (excitation, susceptibilité, désir, joie, peur, angoisse, appréhension), elle relève toujours déjà d'une épreuve relationnelle.

22L'individualisme échoue à saisir la condition de vulnérabilité, d'exposition, voire de dépendance que présuppose le droit lui-même et qui correspond à un corps dont les délimitations sont elles-mêmes des relations sociales excitables et tendues. Le fait qu'un corps qui chancelle et chute puisse être rattrapé par des réseaux de soutien, ou qu'un corps en mouvement puisse avancer sur une route pavée et sans obstacle dépend du fait qu'un monde ait été créée à la fois pour sa gravité et sa mobilité ­ et du fait que ce monde puisse être maintenu. Notre peau elle-même nous expose aux éléments et la manière de gérer cette exposition est déjà une relation sociale : l'accès au logement, aux vêtements, aux soins médicaux. Même réduit à ses éléments les plus basiques et essentiels, le corps est structuré par le monde social qui affecte la vie psychique par le biais de la peur et du désir. Les questions fondamentales de mobilité, d'expression, de chaleur et de santé impliquent ce corps dans un monde social dont l'accès est plus ou moins praticable, plus ou moins ouvert, où les vêtements et le logement sont plus ou moins disponibles, accessibles ou garantis. Cette incertitude, cette intrusion de la mort nous amène à nous interroger : Suis-je une vie ? La perte de cette vie importe-t-elle ? Quels sont les corps qui comptent, et pourquoi ?

Notes

  • [1]
    Montserrat Sagot, « Femicidio (feminicidio) », in Susana Gamba, Dora Barrancos, Eva Giberti, et Diana Maffía, (dir.), Diccionario de Estudios de Género y Feminismos, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2007.
  • [2]
    Julia Monárrez Fragoso, « Feminicidio sexual serial en Ciudad Juárez (1993-2001) », Debate Feminista, année 13, vol. 25, avril 2002.
  • [3]
    Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag. Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press, 2007.
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