Notes
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[1]
Michel Foucault, Dits et Écrits, tome 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1486.
-
[2]
Michel Foucault, Dits et Écrits, tome 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 742.
-
[3]
Michel Foucault, Dits et Écrits, op. cit., p. 1174.
-
[4]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État : Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 17.
-
[5]
Ibid., p. 96-97.
-
[6]
Ibid., p. 73.
-
[7]
Ibid., p. 56.
-
[8]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 7.
-
[9]
Titre du chapitre II.
-
[10]
Chapitre IV.
-
[11]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., p. 128.
-
[12]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 161.
-
[13]
Ibid., p. 157.
-
[14]
Ibid., p. 170.
-
[15]
Ibid., p. 139.
-
[16]
Ibid., p. 172.
-
[17]
Ibid., p. 181.
-
[18]
Ibid., p. 144.
-
[19]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit.
-
[20]
Ibid., p. 137 et suiv.
-
[21]
Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Paris, Gallimard, 2003.
-
[22]
Michel Foucault, Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France, Paris, Seuil, 2012, p. 91.
-
[23]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 14.
-
[24]
Ibid., p. 15.
-
[25]
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard, Seuil, 2004.
-
[26]
Geoffroy de Lagasnerie, La derniere leçon de Michel Foucault : Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, 2012.
-
[27]
Daniel Zamora et al., Critiquer Foucault, Bruxelles, Aden Belgique, 2014.
-
[28]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 28-29.
-
[29]
Ibid., p. 29.
-
[30]
Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993, p. 237.
-
[31]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 31.
-
[32]
Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 8.
-
[33]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 100.
-
[34]
Ibid., p. 154.
-
[35]
Ibid., p. 147.
-
[36]
Nous faisons ici référence au chapitre « Marx le prophète » dans Capitalisme, socialisme et démocratie de Schumpeter.
-
[37]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 16.
-
[38]
Ibid., p. 23.
-
[39]
Ibid., p. 83.
-
[40]
Ibid., p. 238.
-
[41]
Ibid., p. 240.
-
[42]
Ibid., p. 242.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Ibid., p. 118.
-
[45]
Ibid., p. 124.
-
[46]
Ibid., p. 213.
-
[47]
Ibid., p. 210.
-
[48]
Ibid., p. 213.
-
[49]
Ibid., p. 19.
-
[50]
« Cours de Gilles Deleuze du 7 janvier 1986 - 3 » (https://www.cla.purdue.edu/research/deleuze/documents/Deleuze_FoucaultPower_7Jan1986_3-5.pdf).
-
[51]
Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008.
-
[52]
Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 80.
-
[53]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 35.
-
[54]
Ibid., p. 64.
-
[55]
Ibid., p. 14.
-
[56]
Ibid., p. 243.
Je n’ai pas envie, je refuse surtout d’être identifié, d’être localisé par le pouvoir... [1]
1Arnault Skornicki, La grande soif de l'État : Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015, 280 pages.
2Il y a sans doute plusieurs façons d'écrire un livre avec un auteur. Le travail peut porter sur l'auteur lui-même, procédant ainsi à son exégèse, tâchant de reconstruire un personnage, une cohérence, un système. Ou bien l'auteur peut aussi bien être un adjuvant, un outil, une référence partielle pour l'étude d'un sujet distinct. La grande soif de l'État d'Arnault Skornicki fait les deux : il s'agit à la fois d'un livre sur Michel Foucault, et un livre sur l'État.
3Car malgré les avertissements introductifs (et de quatrième de couverture), il s'agit encore d'un livre sur Foucault, d'un livre qui veut dire ce qu'a dit Foucault, d'un livre engagé dans une bataille contemporaine qui l'engage malgré lui ? dans la récupération et l'appropriation de la marque « Michel Foucault ». Combat paradoxal, pour un auteur qui déconstruisait la figure l'auteur [2], et pour un théoricien qui balayait les prétentions de toute théorie [3].
4 D'un côté, il s'agit donc de retracer la pérégrination de la pensée foucaldienne sur l'État, d'en mesurer la différence et les ressemblances avec ce qui s'est fait ailleurs. Parfois il faut interpréter, parfois, il faut combler des blancs, parfois, il faut choisir entre plusieurs pistes. Et en même temps, il s'agit d'un livre sur l'État, sa genèse, les problèmes théoriques qu'il pose, avec et contre la pensée de Foucault. Quel est le rapport de l'État à ces micropouvoirs qui traversent le social ? Pourquoi si peu d'institutionnel chez Foucault ? Pourquoi l'État persiste-t-il à sembler important dans l'étude du phénomène politique alors que Foucault semblait ne pas lui avoir accordé beaucoup d'attention en tant qu'État ?
5 Le mélange est pertinent ; il est aussi la source de toute une série de problèmes théoriques et académiques, qui semblent se synthétiser dans un problème politique au sein duquel le nom de Foucault ne cesse de résonner étrangement. Car ces deux propos, ces deux axes ne sont-ils pas incompatibles ? Peut-on à la fois dire ce qu'est l'État, et dire ce que Foucault a dit qu'était l'État, dans un même geste ? Ou plutôt : pourquoi s'embarrasser du discours foucaldien pour parler de l'État, ou pourquoi s'embarrasser de l'État pour relire Foucault ? La tentative universitaire de réconcilier Foucault et le fait étatique nous rappelle ces dispositifs discursifs que Foucault nous a appris à voir autrement : le soupçon s'installe. Pourquoi cette ambivalence, cette nécessité inconfortable des deux discours dans un ouvrage universitaire ? Qui veut lier Foucault à l'État ?
6 Plutôt que de traiter la raison de cette tension, en évaluant sa cohérence interne, tâchons d'en décrire la logique : de quoi est-elle le symptôme ? Car cet ouvrage n'est pas seul, et fait écho à tous ceux qui se sont embarqués dans le péril de l'« avec Foucault » ; il en épouse ainsi l'aventure, l'ouverture de pistes de réflexion, le productivisme de la pensée, il y trouve aussi le même embarras général, que nous voudrions relever ici. C'est-à-dire qu'à travers la revue critique de ce livre, nous ne pouvons que nous confronter au problème suivant : de quoi Foucault est-il devenu le nom ?
I. Restaurer l'État
7L'ouvrage assume un programme de recherche spécifique : celui de redonner à la notion d'État, au champ d'étude de l'État, sa pertinence et ses fondements, à l'intérieur et malgré la pensée de Foucault. Il s'agit donc de montrer qu'on peut être à la fois foucaldien et travailler sur l'État.
8 Ainsi, le texte s'attache à repérer chez Foucault les entrées analytiques sur la question de l'État. Travail de récollection très pertinent pour quiconque s'intéresse à l'évolution de la pensée du philosophe. Il ne s'agit pourtant pas seulement d'une pure répétition ou organisation thématique : le livre explore avec détail mais surtout construit ces étranges et productives manières d'arriver, à partir de Foucault, jusqu'à la question de l'État, et inversement. Comment la méthode foucaldienne, comment « la généalogie du pouvoir moderne devient insensiblement celle de l'État moderne [4] ».
9Le texte est ainsi hanté par une question précise et problématique : pourquoi l'État est-il advenu malgré l'analytique du pouvoir foucaldienne ? C'est-à-dire que si l'on suit Foucault en première lecture, l'État serait tout à fait négligeable. « Il n'est que... », semble être la marque de fabrique du commentaire foucaldien à l'égard du Léviathan. Or, la permanence des questions, l'existence historique, l'importance toujours contemporaine du pouvoir de l'État interroge la restriction étatique chez Foucault : qu'en penser ? Quelle place est laissée à l'existence concrète de l'État et pourquoi continue-t-il à fonctionner et à être important ? Ou bien Foucault a-t-il mal compris, ou bien a-t-on mal compris Foucault. Un peu des deux répond l'auteur.
10 Il s'agit donc d'abord d'un important travail de synthèse multi-référencé sur le pouvoir disciplinaire, pas seulement chez Foucault donc, mais qui engage ce dernier dans une commune explication de l'avènement de l'État [5]. En effet, l'État n'a-t-il pas trouvé dans toutes ces techniques de pouvoir normalisant un instrument au service de sa propre centralisation ? L'analyse veut ainsi montrer la cohérence du travail de Foucault avec l'étude de l'État, jusqu'à la volonté de compléter la pensée du philosophe du Collège de France. C'est-à-dire qu'à force de tirer sur l'analytique foucaldienne du pouvoir, on aboutit à un lien manquant, à un blanc à combler dans l'explication historique du pouvoir d'État : Foucault « ne se donne pas les moyens de saisir ce qui a fait que l'État ait pu revendiquer avec succès de "s'appuyer ? sur des dispositifs disciplinaires dispersés dans le social ; ou qu'il ait pu acquérir cette puissance de codification [6] ».
11 De la même façon, « le concept de gouvernementalité a été élaboré non pas du tout pour dévaluer la question de l'État, mais pour penser cette articulation [7] ». C'est-à-dire que les différentes définitions du pouvoir chez Foucault [8] ont beau s'abstraire de la question institutionnelle, elles ne lui sont pas moins relatives à chaque fois, et la reconduisent. Ce lien visible entre le pouvoir chez Foucault et l'État dans le réel n'est jamais élaboré directement par Foucault : voici le travail qui est donc entrepris dans ce livre. Oubli foucaldien de la « sociogenèse des monopoles [9] », ou d'une théorie de la légitimation du pouvoir par l'État ? Mais oubli par rapport à quoi ? Que viendrait compléter ce lien ?
12 Pour bien comprendre les problèmes étatiques posés par l'ouvrage, un chapitre est emblématique : « Le Roi et le Berger [10] ». Ici sont croisés de la manière la plus intéressante des intérêts non spécifiquement foucaldiens avec un vocabulaire qui l'est. Différents liens entre l'État et le religieux sont tissés soigneusement grâce à cette analytique si propre à Foucault.
13 C'est en premier lieu une description qui veut rendre au concept de pouvoir pastoral [11] son caractère religieux. Si la pastorale est un pouvoir massifiant, bienfaisant-sacrificiel, et individualisant tout à la fois [12], il faut lui conserver sa dimension sacrée et originellement théologique. Ce n'est que dans un second temps que la pastorale chrétienne peut se lier à la gouvernementalité de parti [13], ou que le ministre peut devenir « la version politique du pasteur [14] », par exemple. Il s'agit ainsi de placer, avec originalité et subtilité, Foucault dans les thèmes importants de la théologie politiques [15], c'est-à-dire là où on ne l'attendait pas. Ce sont ainsi de nouvelles pistes généalogiques qui semblent ouvertes, par Foucault mais sans lui. Un exemple exploré par l'ouvrage est tout à fait caractéristique de cet appel à penser : « Comment s'est opérée l'identification ou la quasi-confusion des figures du père et du pasteur dans celle du souverain [16] ? » La position ou la piste défendue ici par l'auteur semble prometteuse, et on imagine bien Foucault entamer une telle leçon. Elle pose toutefois et dès sa formulation un problème psychanalytique, si l'on veut : quel est ce père originellement distinct du souverain, qui viendrait se rapprocher de lui ? Le père n'est-il pas toujours déjà le souverain (et c'est souvent par l'image du père de famille que Foucault enseigne ce qu'est le pouvoir souverain : forme de la loi, forme du statut) ? Quelle positivité historique pourrait avoir la figure paternelle ? L'auteur répond, et trouve en effet une autre source historique de la figure du père, qui permet donc une généalogie plus précise du nexus souverain-père. En interrogeant les qualités royales mêlant souveraineté et divinité, (leur caractère sacré, absolu, raisonnable), il faut voir que « [c]e Dieu paternel renvoie moins à la Loi qu'à l'amour [17] ». En d'autres termes, le souverain a fonctionné en s'appropriant tactiquement les attributs de l'amour paternel et divin. Il y aurait donc eu un mouvement d'appropriation du religieux par le politique, impliquant par exemple une « provenance théologico-politique des pratiques pénales modernes [18] » à débusquer. Enfin bref, il faudrait rendre compte d'un mouvement de « christianisation du politique [19] » à partir et en utilisant les recherches de Foucault.
14Or, malgré la fertilité des pistes que nous venons de restituer brièvement, il semble qu'inscrire Michel Foucault dans le théologico-politique [20] pose problème. Car s'agit-il à un seul instant pour lui de parler du religieux ? Cela a-t-il même un sens ? L'utilisation chez Foucault d'un répertoire chrétien renvoie-t-elle vraiment à une théorie de la distinction entre religieux et profane ou politique, condition nécessaire à la généalogie proposée ? Quelle différence entre la magie dont procède la pratique de ce psychiatre qui fait prendre des douches froide au fou pour qu'il avoue sa folie (et dès lors en sorte) [21], et ces « régimes de vérité [22] » du christianisme qui organisent son rapport à la faute, à l'obéissance, et finalement à lui-même ? La différence ne semble pas pouvoir tenir en termes de distinction religieux/politique, mais être intérieure au politique : ne s'agit-il pas chez lui du pouvoir, toujours du pouvoir, c'est-à-dire précisément de cette zone d'indifférenciation entre le théologique et le politique, entre le magique et le rationnel, entre ce qui se fait valoir et ce qui vaut ?
15 Un doute finit alors par surgir dans l'esprit du lecteur. Dès le début, puisqu'il ne s'agit d'utiliser la notion de pouvoir chez Foucault que « pour autant qu'elle puisse éclairer la formation de l'État moderne [23] ». Il y a comme un intéressement dans l'entreprise. S'il est intellectuellement gratifiant de voir se construire une « théorie de l'État en creux [24] » à partir du vocabulaire foucaldien anti-étatique, quelque chose résiste. Car au fond, ne faudrait-il pas maintenir l'analyse de l'État en tant que forme de pouvoir historique arbitraire et contingente ? Loin de réagir négativement à une statophobie universitaire post-foucaldienne, cet essai ne consiste-t-il pas plutôt à forcer une statophilie tout à fait exorbitante de l'objet politique ? À vouloir trop diagnostiquer la peur de l'État chez Foucault ou ses suiveurs, on finit par présenter les symptômes d'une phobie de son absence : pourquoi ?
16 Ces questions, Foucault les a pourtant déjà affrontées. Dans Naissance de la biopolitique [25], Foucault s'attache à décrire cette frayeur paradoxale de l'État à laquelle on semble le rattacher aujourd'hui. Il faut bien voir toute notre difficulté contemporaine à parler de ce cours problématique entre tous , difficulté de laquelle l'ouvrage de Skornicki procède, mais dont il n'est pas le seul effet. Il y a un problème dans le rapport de Foucault au néolibéralisme, un problème tactique qu'affronte quiconque se lance dans l'entreprise : Foucault est-il néolibéral ? L'est-il tactiquement [26] ? Ou procède-t-il de son esprit [27] ? Foucault veut-il nous débarrasser de l'État, et le retrait contemporain de l'État est-il une politique foucaldienne ?
17 Pour conserver la tonalité critique de Foucault à l'égard de notre pouvoir contemporain, pouvoir qui serait évidemment antiétatique (et il y a effectivement des évidences d'un tel phénomène, dans les mouvements de privatisations, d'effacement des politiques sociales, de relégation des décisions à la négociation civile, etc.), alors nous serions obligés d'accentuer la question de l'État chez lui, ou à partir de lui. Récupérer Foucault pour l'État. Du moins, il faudrait que Foucault soit avec nous dans ses conclusions contre ceux qui veulent détruire l'État, et en particulier sa dimension sociale protectrice. Nous ne saurions être foucaldien si ses analyses ne nous amènent pas à critiquer le pouvoir contemporain que nous subissons ; Foucault ne sera pas un allié du pouvoir.
18 Mais quel Foucault produit-on alors ? Et s'agit-il vraiment de pouvoir ?
II. Ranger Foucault
19Tout au long du texte, mais en particulier dans le premier chapitre, plusieurs rapprochements sont établis entre Foucault et la sociologie, de sorte que la méthode de Foucault peut en effet apparaître comme une voie parallèle qui s'adresse aux mêmes enjeux. La généalogie constituerait une contribution importante méthodique et empirique aux sciences sociales en général. Une communauté méthodologique peut être dégagée. Toutefois, ces rapprochements deux en particulier semblent réduire la portée du geste foucaldien.
20Premièrement, un croisement intéressant est opéré entre vocabulaires foucaldien et weberien [28]. Discipline, pastorale, biopolitique... expliquer le vocabulaire foucaldien en termes d'idéaux-types fonctionne bien. Dans la pensée foucaldienne, la construction des modèles semble effectivement « obtenue par exagération et accentuation [29] », tout comme chez Weber. Seulement est-ce tout ? La notion de programme [30] chez Foucault semble ajouter quelque chose à l'idéal-type weberien. Alors que la sociologie weberienne se satisfait de l'objectivité inerte de l'idéal-type, Foucault s'embarrasse de quelque chose de plus lourd, de plus nietzschéen. Il y a de la force dans la pastorale, dans le panoptique, dans la discipline : il y a de la volonté. Il y a un surplus dans le pouvoir. Si les mots foucaldiens reprennent les caractéristiques de l'idéal-type, ne lui sont-ils pas irréductibles ?
21 Deuxièmement, Foucault partagerait avec les sciences sociales en général un travail commun autour du concept de causalité, en particulier historique. « Sortir la causalité de sa gangue déterministe, de son modèle mécaniste, reste l'une des grandes conquêtes des sciences sociales » [31] et Foucault s'inscrirait dans cette démarche, sans toutefois accorder un crédit mérité aux autres chercheurs. Si effectivement Foucault a pu avoir cet effet dans les sciences sociales, il semble que la réciproque relève d'une importation trop brutale : ne s'agit-il pas d'une question tout à fait étrangère à sa pensée ? C'est que le problème de la cause chez Foucault n'apparaît pas en tant que problème d'épistémologie. Il ne renvoie pas à une critique du savoir en tant qu'il veut dire le vrai. La critique du savoir chez Foucault n'est ni réformiste (elle ne vise pas à améliorer la qualité du vrai) ni positive (elle ne se fonde pas sur une autre vérité). N'est-elle pas plutôt politique ? C'est-à-dire que le problème de la cause chez Foucault n'est pas celui des sciences sociales, de la scientificité du discours sur le social : la causalité ne pose pas de problème à Foucault en tant que telle (par exemple au profit de l'événement). Mais si la cause historique est embarrassante, c'est parce qu'il faut toujours la soupçonner de procéder d'un certain pouvoir, de disposer une certaine aléthurgie [32].
22 Le rabattement de Foucault sur ces questions épistémologiques et sociologiques oblitère alors toutes ces différences patiemment construites par Foucault au cours de ses pérégrinations intellectuelles, en l'intégrant dans une recherche institutionnelle de la vérité du vrai. Si ranger Foucault dans la science est un travail pertinent pour l'expliquer, le comprendre, le rendre fécond pour notre pensée contemporaine, cela ne se fait-il pas au prix de sa différence et finalement de son vrai rapport à la vérité ?
23 Et cette catégorisation de Foucault dans la recherche, dans la science sociale, cet étiquetage, ce rabattement du penseur permet alors une forme de conjuration de la fascination qu'il exerce si souvent. Finalement, Foucault semble subir ce mouvement de disciplinarisation qu'il avait lui-même mis à jour. Ainsi, tout se passe comme s'il fallait le rendre ordinaire, classique, identifiable, académique, pour pouvoir ensuite en parler comme des autres, pour pouvoir le comparer aux autres « Foucault n'explique pas aussi clairement que Polanyi [33] », ou pour rendre compte d'un trop identifiable cheminement politique « Foucault passe alors du gauchisme à la Deuxième gauche [34] ». La normalisation académique de Foucault permet de s'autoriser à produire des critiques épistémologiques classiques, positives, universitaires : « Foucault n'apporte cependant pas nécessairement beaucoup de preuves en faveur de cette hypothèse [35] ». Comme si Foucault était critiquable dans la positivité de son discours, comme si Foucault était un scientifique du social, comme si Foucault n'était pas autre chose qu'un sinistre diseur de réel.
24 L'insistance même avec laquelle est réalisé ce rapprochement, les précautions provoquant des impressions de sacrilèges nous indiquent que tout ceci n'est pas neutre, n'est pas innocent. La difficulté à traiter Foucault comme un universitaire normal témoigne de quelque chose qu'il faut isoler. Foucault, prophète [36], résiste à sa reductio ad hominem, et à sa mise en discipline ; mais est-ce vraiment étonnant ?
25 Le problème pratique que rencontre ce livre est donc dans l'usage de Foucault et de ses mots. « Il n'est pas dit cependant, eu égard à son art de la dérobade, qu'il faille toujours le prendre au mot, surtout quand on prête attention à l'évolution de sa pensée [37] » . Équilibre instable entre le fait de ne pas considérer les mots de Foucault comme parole d'évangile, et donc la possibilité de les tordre, mais « surtout » dans la mesure où d'autres mots, plus tardifs (plus vrais ?) valent, eux, qu'on les prenne au sérieux. C'est au nom de Foucault qu'on peut se permettre des écarts à l'égard de Foucault. Quel partage s'opère ? Quelle distinction entre Foucault et Foucault faut-il opérer pour qu'il dise enfin ce que l'on veut entendre ?
26 L'ouvrage est ainsi parsemé de commentaires qui organisent ce partage, des plus communément admis (« Il s'éloigna du domaine éthéré de l'histoire des discours et des concepts pour se rapprocher des hommes et de leurs conduites [38] » « à partir de 1976, il finit par mettre en cause le modèle de la guerre civile [39] ») aux plus surprenants (Foucault « penchait pour une forme de vaste délibération démocratique [40] »). La grande distinction coupe ainsi entre un Foucault véritable, sérieux, scientifique, et un autre volage, passionnel, ornemental. Ainsi, le désintérêt de Foucault pour la démocratie représentative relèverait d'une « humeur anti-institutionnelle [41] », ou encore c'est « l'humeur insurrectionnelle de Foucault [qui] l'éloigna ipso facto de toute solution institutionnelle [42] ». Il y aurait comme un instinct inconscient chez Foucault qui l'aveugle : Foucault « s'est certainement interdit [43] » d'examiner la loi en tant qu'outil politique bienfaisant.
27 Encore une fois, l'enjeu n'est pas de juger le jugement, mais d'y voir percer un problème général. Le livre recoupe tous ces discours qui se tiennent régulièrement, et tente d'affronter le problème que Foucault pose à sa propre notoriété universitaire (problème renforcé encore par son édition à la Pléiade) : le problème de la note en bas de page en somme. Il plonge donc aussi dans l'embarras de telles questions. Seulement pour solution, il choisit malgré ses propres résolutions d'étiqueter, de désigner, de définir et de donner autorité à l'auteur, et ce dans un sens particulier et arbitraire : celui qui évidemment permet de faire dire à Foucault que la vérité de son discours, c'est L'État, et que le reste était errance et dispersion.
28 Mais nous voilà piégés à notre tour : peut-on parler de trahison de Foucault ? Doit-on imaginer qu'il se retourne dans sa tombe lorsqu'il lit ses propres exégèses ? Car finalement : au nom de quel « vrai Foucault » se retournerait-il ? Devant la force culturelle d'un concept d'auteur qu'il avait peut-être trop vite enterré, et notre difficulté à la dépasser, entendons plutôt l'éclat nietzschéen de son rire.
III. L'ambivalence du pouvoir
29Dans l'opération qui consiste à intégrer Foucault dans les sciences sociales, tout ne peut pas rester intact, ce qui provoque d'intéressantes tentatives de mixage, et d'autres expériences de pensée. Comment qualifier l'État avec les termes archéologiques de Foucault ? L'ouvrage s'engage ainsi à l'intérieur des distinctions foucaldiennes du pouvoir, de façon à les recoder dans leur relation à l'objet étatique. Certaines doivent être préservées (normation/normalisation [44]) en tant que « généalogie de la hiérarchie des normes », de façon à rapprocher Foucault de Kelsen. D'autres au contraire doivent être dépassées pour comprendre le double fonctionnement territorial et démographique de l'État (anatomopolitique des corps/biopolitique de la population [45]).
30En particulier, ce que Foucault appelle gouvernementalité reprendrait l'avènement d'un État bureaucratique légal-rationnel, renvoyant ainsi les cours au Collège de France à une prolongation de la sociologie de l'institution. En d'autre termes, mais sur un autre axe, toujours pas de différence entre le pouvoir chez Weber et celui chez Foucault [46] : « Le récit foucaldien du passage de la souveraineté à la gouvernementalité correspond chez Weber à celui qui mène vers la rationalisation bureaucratique de la domination [47]. » Il s'agirait au fond d'une même analyse d'un même phénomène : l'avènement de « cette domination en vertu du savoir [48] » par la compétence technique administrative. Seulement se pose alors un problème : selon Foucault, en quoi cette domination par le savoir relèverait-elle d'une quelconque nouveauté, en quoi serait-elle un événement ou relèverait-elle d'une discontinuité historique ? Contrairement à Weber, Foucault n'a jamais fait que décrire les jeux entre le savoir et le pouvoir, et non pas établir leurs fiançailles historiques au détour d'une rationalisation qui viendrait recouvrir on ne sait quel phénomène identifiable. C'est-à-dire que lorsqu'on dit que Foucault c'est Weber, on dit alors que le pouvoir se rationalise, et on perpétue ainsi le mythe de la Raison. Pourquoi associer Foucault à cette entreprise ? Au contraire, à partir de Foucault, ne doit-on pas, contre l'hypothèse rationaliste, envisager une diversité qui ne se réduit pas dans un mouvement univoque, des manières radicalement différentes de gouverner (loi statutaire, discipline, planisme, New Public Management, etc.) ? Surtout, n'est-ce pas dans cette différenciation du pouvoir que Foucault a quelque chose à nous dire ?
31 Nous ne voudrions cependant pas faire croire que ce livre consiste à repositionner le pouvoir dans les hauteurs d'une vérité étatique s'abattant sur les hommes. L'auteur s'en défend dès l'introduction : « Je ne veux pas non plus opposer ici le haut et le bas tout le monde aujourd'hui sait que le pouvoir vient d'en bas [49]. » Seulement, ne pas opposer le haut et le bas en politique, dépasser l'opposition entre le haut et le bas, n'est-ce pas ne pas parler du bas (ou du haut) du tout ? Parler du bas comme une vérité que « tout le monde sait » (et dont l'évidence devrait alerter n'importe quel esprit critique, foucaldien ou non), n'est-ce pas reconduire la distinction que l'on veut dépasser ? Ce qu'il y a de distinct chez Foucault, c'est précisément que le pouvoir n'est pas une production sociale « du bas » comme les autres. Le pouvoir est transversal [50]. C'est lui qui institue la différence entre le haut et le bas dans le discours du chercheur, du citoyen, du politicien, ce qui fait émerger l'énoncé [51]. Traquer le pouvoir, c'est donc à la fois repérer la mécanique du discours du pouvoir qui distingue haut et bas, et à la fois considérer cette distinction comme fabuleuse, invention récente, dispositif de pacification politique, camouflage de la guerre. Le diagramme foucaldien, c'est le contraire du haut et du bas [52].
32 La thématisation sociologique de Foucault a ainsi pour effet de faire systématiquement perdre à la pensée foucaldienne quelque chose, et parfois l'essentiel. Certes, chez Foucault, le pouvoir n'est pas domination, n'est pas répression. Mais peut-on aller jusqu'à dire que le pouvoir est relationnel dans le sens où il serait en équilibre entre des pouvoirs attachés à des individus, comme la plus triste sociologie actionnaliste l'envisage parfois ? Peut-on écrire « Le pouvoir, quoique dissymétrique, ne se situe jamais entièrement d'un seul côté, car l'exercer c'est tenir compte du pouvoir des autres [53] » en référence à tout ce travail de Foucault pour précisément détacher l'analyse du pouvoir de ces robinsonnades complexées ? Le pouvoir est-il un attribut du corps ou ne dispose-t-il pas plutôt, ne produit-il pas ce corps ? Le rapprochement de Foucault avec la sociologie ici celle du street-level-bureaucrat ou de la sociologie de la négociation par les acteurs enlève à la notion foucaldienne de pouvoir toute sa spécificité et sa force, sa rigueur et son ambivalence, et les problèmes qu'elle nous laisse : le fait qu'il reste toujours du pouvoir derrière le pouvoir.
33Dans cette tentative de coller le nom de Foucault à la sociologie de l'État, c'est ainsi le concept de pouvoir qui sombre. L'ouvrage voulait lever un faux interdit étatique foucaldien en restant au plus près de la sociologie, c'est-à-dire en insistant sur une sociogenèse de l'État, et en essayant d'éviter ainsi tout institutionnalisme. Seulement il semble que la pensée de Foucault ne s'interdise pas d'envisager la « concentration et la monopolisation du pouvoir au nom de l'impératif anti-substantialiste [54] » : ce n'est pas seulement ni surtout la substance ou l'essentialisation de l'État qui empêche Foucault d'en faire un objet d'étude en soi. N'est-ce pas plutôt son unité ? N'est-ce pas précisément cette idée d'un monisme du pouvoir, d'un pouvoir commensurable avec d'autres, qui pose problème pour étudier l'État ? Le pouvoir chez Foucault n'est jamais le pouvoir, mais ce pouvoir-là. La loi n'est pas le texte juridique qui dispose du pouvoir, mais une certaine forme de pouvoir, la discipline n'est pas coercition des corps, mais une certaine manière de les dresser, la gouvernementalité n'est pas un monitorat des vivants mais un certain art de conduire leur conduite, etc. C'est la description qualitative qui compte dans le pouvoir. D'où la vanité de l'État comme objet d'étude en tant que tel : il ne fait qu'épouser les modalités du pouvoir par lequel il est traversé comme nous tous. La Boétie, c'est ainsi précisément l'anti-Foucault. Ce pouvoir uniforme des uns sur les autres qui s'accumule dans une forme étatique : n'est-ce pas exactement contre cette idée du pouvoir, cumulatif, quantitatif, possessif que Foucault a toujours lutté ?
Conclusion
34La grande soif de l'État constitue ainsi un livre polémique malgré lui, embarqué dans un combat de son temps malgré son projet scientifique de description du phénomène étatique. Car lorsqu'il veut « dégager une série de problématiques, de thèses, et peut-être d'angles morts que l'hostilité proclamée au statocentrisme tend à occulter » [55], il est dès lors contre ceux qui sont contre l'exagération de la place de l'État dans la compréhension du social et du politique. Pourquoi pas ? L'embarras n'est pas là, mais dans le choix du soutien foucaldien. Car c'est alors tout une entreprise de conjuration de Foucault qui commence, jusqu'à lui faire perdre sa saveur propre. C'est le prix de son ralliement à l'ordre, au moment où, en face du néolibéralisme triomphant, nous aurions à redonner à l'État toute notre confiance. La bataille réclame ses sacrifices. Par un tour de passe-passe inouï, c'est à partir de Foucault que l'on peut conclure : « seule la puissance de la loi peut être opposée à la force des dominations [56] ». Soif étatique si grande qu'elle ingère sans frémir la ciguë foucaldienne.
Notes
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[1]
Michel Foucault, Dits et Écrits, tome 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1486.
-
[2]
Michel Foucault, Dits et Écrits, tome 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 742.
-
[3]
Michel Foucault, Dits et Écrits, op. cit., p. 1174.
-
[4]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État : Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 17.
-
[5]
Ibid., p. 96-97.
-
[6]
Ibid., p. 73.
-
[7]
Ibid., p. 56.
-
[8]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 7.
-
[9]
Titre du chapitre II.
-
[10]
Chapitre IV.
-
[11]
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population..., op. cit., p. 128.
-
[12]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 161.
-
[13]
Ibid., p. 157.
-
[14]
Ibid., p. 170.
-
[15]
Ibid., p. 139.
-
[16]
Ibid., p. 172.
-
[17]
Ibid., p. 181.
-
[18]
Ibid., p. 144.
-
[19]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit.
-
[20]
Ibid., p. 137 et suiv.
-
[21]
Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique, Paris, Gallimard, 2003.
-
[22]
Michel Foucault, Du gouvernement des vivants : Cours au Collège de France, Paris, Seuil, 2012, p. 91.
-
[23]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 14.
-
[24]
Ibid., p. 15.
-
[25]
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard, Seuil, 2004.
-
[26]
Geoffroy de Lagasnerie, La derniere leçon de Michel Foucault : Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, 2012.
-
[27]
Daniel Zamora et al., Critiquer Foucault, Bruxelles, Aden Belgique, 2014.
-
[28]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 28-29.
-
[29]
Ibid., p. 29.
-
[30]
Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993, p. 237.
-
[31]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 31.
-
[32]
Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 8.
-
[33]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 100.
-
[34]
Ibid., p. 154.
-
[35]
Ibid., p. 147.
-
[36]
Nous faisons ici référence au chapitre « Marx le prophète » dans Capitalisme, socialisme et démocratie de Schumpeter.
-
[37]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 16.
-
[38]
Ibid., p. 23.
-
[39]
Ibid., p. 83.
-
[40]
Ibid., p. 238.
-
[41]
Ibid., p. 240.
-
[42]
Ibid., p. 242.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Ibid., p. 118.
-
[45]
Ibid., p. 124.
-
[46]
Ibid., p. 213.
-
[47]
Ibid., p. 210.
-
[48]
Ibid., p. 213.
-
[49]
Ibid., p. 19.
-
[50]
« Cours de Gilles Deleuze du 7 janvier 1986 - 3 » (https://www.cla.purdue.edu/research/deleuze/documents/Deleuze_FoucaultPower_7Jan1986_3-5.pdf).
-
[51]
Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008.
-
[52]
Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 80.
-
[53]
Arnault Skornicki, La grande soif de l'État..., op. cit., p. 35.
-
[54]
Ibid., p. 64.
-
[55]
Ibid., p. 14.
-
[56]
Ibid., p. 243.