Notes
-
[1]
Voir notamment Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l'économie politique, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l'EHESS, 1992.
-
[2]
Catherine Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992.
-
[3]
Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Champs Flammarion, 1999.
-
[4]
Voir notamment Holmes Rolston, Environmental Ethics: Duties To and Values In the Natural World, Philadelphie, Temple University Press, 1989 ; John Baird Callicott, Éthique de la Terre : philosophie de l'écologie, trad. fr. Christophe Masutti, Dominique Bellec, Marseille, Wildproject, 2010.
-
[5]
Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique : l'arbre, l'animal et l'homme, Paris, Grasset, 1992.
-
[6]
Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004.
-
[7]
Dominique Méda, Le travail : une valeur en voie de disparition, Paris, Champs-Flammarion, 2010 [nouvelle éd.].
-
[8]
Catherine Larrère, Du bon usage de la nature : une philosophie pour l'environnement (en collaboration avec Raphaël Larrère), Paris, Aubier, 1997 [réed., Paris, Champs-Flammarion, 2009].
-
[9]
Catherine Larrère, Les philosophies de l'environnement, Paris, PUF, 1997.
-
[10]
Voir notamment Marcel Jollivet, Pour une science sociale à travers champs, Paris, Arguments, 2001.
-
[11]
Voir récemment Olivier Godard, La justice climatique mondiale, Paris, La Découverte, 2015 ; Patrick Blandin, Biodiversité : l'avenir du vivant, Paris, Albin Michel, 2010.
-
[12]
Voir notamment Pierre Charbonnier, La fin d'un grand partage : nature et société, de Durkheim à Descola, Paris, CNRS, 2015 ; Virginie Maris, Philosophie de la biodiversité : petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet Chastel, 2016 ; Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons : propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011.
-
[13]
« Comment penser l'Anthropocène ? Anthropologues, philosophes et sociologues face au changement climatique », Collège de France, Paris 1, FEP, 5-6 novembre 2015 ; voir notamment Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Folio, 2015.
-
[14]
Voir notamment Isabelle Delpla, Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann, 2011 ; « Cosmopolitisme ou internationalisme méthodologique », Raisons politiques, vol. 2, no 54, 2014.
-
[15]
Voir récemment Bruno Villalba, « La dimension politique refoulée du développement durable », in Agathe Euzen (dir.), Le développement durable à découvert, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Luc Semal, Bestiaire disparu. Histoire de la dernière grande extinction, Toulouse, Éditions Plume de carotte, 2013.
-
[16]
Catherine Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique (en collaboration avec Raphaël Larrère), Paris, La Découverte, 2015.
-
[17]
Voir notamment Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 2005 ; Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004.
-
[18]
Voir Vincent Devictor, Nature en crise : penser la biodiversité, Paris, Seuil, 2015.
-
[19]
Voir Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. fr. Oiara Bonilla, Paris, PUF, 2009.
-
[20]
Georges Canguilhem, « La question de l'écologie. La technique ou la vie », Dialogue, mars 1974, p. 37-44.
-
[21]
Voir notamment Ulrich Beck, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, trad. fr. Laure Bernardi, Paris, Champs-Flammarion, 2008.
-
[22]
Voir récemment Dominique Bourg et Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, PUF, 2015.
-
[23]
Voir notamment Dieter Birnbacher, La responsabilité envers les générations futures, trad. fr. Étienne Daignault, Paris, PUF, 1994 ; Bioethik zwischen Natur und Interesse, Francfort, Suhrkamp, 2005 ; Hans Jonas, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr. Jean Greisch, Paris, Champs-Flammarion, 2013.
-
[24]
Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
-
[25]
Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.
-
[26]
« Lettre encyclique Laudato Si' du Saint Père François sur la sauvegarde de la maison commune » (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html).
-
[27]
Voir notamment Dale Jamieson, Ethics and the Environment: An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, New York, 2008.
-
[28]
Aldo Leopold, La conscience écologique, trad. fr. Pierre Madelin, Marseille, Wildproject, 2013.
-
[29]
Voir notamment Joan Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care, trad. fr. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 ; Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité et responsabilité, Paris, Payot, 2009.
-
[30]
Voir notamment Martha Nussbaum, Capabilités : comment créer les conditions d'un monde plus juste, trad. fr. Solange Chavel, Paris, Climats, 2012 ; Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, trad. fr. Michel Bessières, Paris, Odile Jacob, 2003.
-
[31]
Voir notamment Augustin Fragnière, « Écologie et liberté : apports et insuffisances de l'écologie politique », in Antonioli Manolda (dir.), Théories et pratiques écologiques : de l'écologie urbaine à l'imagination environnementale, Paris, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2013, p. 137-154 ; « La liberté des Moderns à l'épreuve de la finitude », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, 2012, p. 192-200 ; Philip Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr. Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2004.
-
[32]
John Baird Callicott, Thinking Like a Planet: The Land Ethic and the Earth Ethic, Oxford, Oxford University Press, 2014.
-
[33]
Andrew Dobson, Green Political Thought, Londres-New York, Routledge, 2000 [3e ed.].
-
[34]
Voir notamment Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2011 [éd. révisée] ; John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. Catherine Audard, Paris, Points, 2011.
-
[35]
Voir notamment Amy Dahan et Stefan Aykut, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations climatiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
-
[36]
Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d'écoféminisme », Cahiers du genre, no 59, 2015, p. 103-125 ; « L'éconféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés, vol. 12, no 22, 2012, p. 105-121.
-
[37]
Virginie Maris, « Quelques pistes pour un dialogue fécond entre féminisme et écologie », Multitudes, no 36, 2009, p. 178-184.
-
[38]
Voir notamment Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres-New York, Routledge, 1993 ; « Nature, self, and gender: Feminism, environmental philosophy and the critique of rationalism », Hypatia, vol. 6, no 1, 1991, p. 2-3.
-
[39]
Voir par exemple Vandana Shiva, Staying Alive: Women, Ecology and Survival in India, New Dehli, Kali for Women, 1988 ; Maria Mies et Vandana Shiva, Ecofeminism, Londres-New York, Zed Books, 2014 [2e éd.] ; Wangari Maathai, The Green Belt Movement: Sharing the Approach and the Experience, Herndon, Lantern Books, 2004.
-
[40]
Voir notamment Ariel Salleh, Ecofeminism as Politics: Nature, Marx and the Postmodern, Londres-New York, Zed Books, 1997.
1Professeure émérite de philosophie à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Catherine Larrère est aujourd'hui reconnue comme une éminente représentante de l'éthique environnementale en France. D'abord spécialiste de la philosophie des Lumières, son parcours de recherche illustre la part de hasard qui se joue dans les rencontres orientant une carrière universitaire. Née à La Rochelle en 1944, normalienne, agrégée de philosophie en 1968, son positionnement et sa pratique interdisciplinaires l'amènent à faire se rencontrer des domaines variés autour de ce pivot philosophique. De l'économie à ses débuts aux sciences dites dures dans ses derniers travaux sur la nature, son parcours l'a conduite depuis sa thèse à travailler avec des historiens, des économistes, des politistes. Une pratique de l'interdisciplinarité que Catherine Larrère a poursuivie en élargissant le spectre aux écologues, scientifiques, juristes, etc., appliquant ainsi les outils de la philosophie aux problématiques environnementales.
2Sa venue aux questions de protection de la nature naît à la faveur d'une rencontre lors du sommet de la Terre à Rio en 1992 avec un éminent représentant de l'éthique environnementale américaine, John Baird Callicott. À partir de ce nouveau tour que prennent ses recherches, Catherine Larrère n'a pas seulement participé à la reconnaissance en France de l'éthique environnementale dans le champ académique, elle a aussi uvré à l'ouverture à la société civile d'espaces de diffusion des recherches en écologie politique. Cette volonté d'accentuer le dialogue entre acteurs citoyens et universitaires, ainsi que les passerelles transdisciplinaires, s'est traduite notamment par son élection à la présidence de la Fondation de l'écologie politique en 2013. Cette activité de « chercheuse engagée » est menée conjointement à une réflexion philosophique sur la nature. Ce parcours philosophique transdisciplinaire l'amène à présent à accompagner par ce même geste d'ouverture l'exploration de champs de recherche souvent méconnus en France, comme elle le fait depuis quelques années pour l'écoféminisme.
3Nota Bene : Notre entretien a été réalisé en février 2016, puis revu et corrigé par Catherine Larrère en octobre 2016. Quelques modifications ont donc été effectuées pour intégrer à cet entretien la démission de Catherine Larrère de la Fondation de l'écologie politique, et les raisons qui ont présidé à ce choix, principalement le fait qu'« entre une vision qui essaie de dégager l'écologie de la politique et la réduction de l'écologie politique à la vie des partis, ce n'est pas facile de trouver une place ».
Entretien avec Catherine Larrère
4 Raisons politiques : Vous avez commencé par passer l'agrégation de philosophie. Quelles ont été vos premières amours philosophiques quand vous avez choisi de vous orienter dans cette voie ?
5 Catherine Larrère : J'ai été agrégée en 1968 (rires), ce qui fait que plein de gens ont contesté la valeur de l'agrégation qui avait été passée en 1968. On a passé l'écrit juste avant les « grandes manifs », mais pas l'oral. On a passé un oral raccourci en septembre et ça n'a pas été jugé sérieux. C'était au moment de ce qu'on appelait le diplôme d'études supérieures, l'équivalent du mémoire de maîtrise. J'ai travaillé sur l'économie, sur les physiocrates, donc sur les débuts de l'économie en France : comme je n'y connaissais rien (j'avais une agrégation de philosophie), il valait mieux commencer par le commencement... J'ai fait mon mémoire de maîtrise avec Raymond Aron. Cela peut paraître bizarre, Aron était un libéral très critique du marxisme, et spécialement d'Althusser, moi j'étais militante politique maoïste. Mais c'était un vrai libéral, extrêmement tolérant envers les petites choses dogmatiques que nous étions à ce moment-là, cela l'amusait plutôt.
6 Très vite après l'agrégation, j'ai eu un poste d'assistante à ClermontFerrand. Quand il s'est agi de faire une thèse, j'étais alors moins militante ; toujours d'extrême gauche, mais je ne voulais pas faire une thèse sur mon engagement militant. Je ne voulais pas écrire « Marx a bien dit que, etc. ». Quand je suis arrivée à Clermont-Ferrand, j'ai donné un cours sur Montesquieu. J'ai donc commencé à travailler sur la philosophie politique au 18e siècle, et c'est après un moment de travail que je me suis rendue compte que je revenais à mon sujet de mémoire de maîtrise. J'ai donc fait ma thèse sur l'émergence de la réflexion économique au 18e siècle, mais en prenant la question différemment de ce qui se faisait généralement en France je pense ici aux travaux de Jean-Claude Perrot [1] , où l'on s'interrogeait sur la constitution d'une science, celle de la quantification des phénomènes sociaux. J'ai plutôt recherché l'apparition d'une forme nouvelle de réflexion politique. J'ai abordé les débats économiques dans la France du 18e siècle, autour de la liberté du commerce des grains par exemple, comme la constitution d'un débat politique. Même si j'ai eu très vite des relations avec les spécialistes français d'histoire de la pensée économique (historiens ou économistes), je me suis retrouvée plus en accord avec ce qui se faisait dans les pays anglophones, en particulier à Cambridge, autour de Quentin Skinner. Les Français avaient une façon plus épistémologique d'aborder les choses.
7 J'ai soutenu ma thèse et j'en ai publié une partie très réduite la thèse était longue, c'était une thèse d'État, cela a pris du temps [2]. Je l'ai faite de façon un peu solitaire, mais je me suis ensuite vite retrouvée dans un milieu de recherche de dix-huitièmistes, d'historiens de la pensée politique, économique ou juridique. Je n'ai jamais travaillé dans le noyau dur de la philosophie. Faire de la philosophie, pour moi, c'est rencontrer d'autres disciplines.
8C'était vers la fin des années 1980 et Jean Ehrard, le grand spécialiste de Montesquieu, que j'avais connu à Clermont-Ferrand, a lancé une nouvelle édition de Montesquieu. Je me suis retrouvée dans l'équipe. Ce qui est bien quand on travaille sur des auteurs du 18e, beaucoup plus que le 19e qui est un siècle plus nationaliste, c'est qu'on est vraiment dans l'international : dans l'équipe, il y avait des Américains, des Anglais, des Italiens, etc. En même temps, je travaillais dans une équipe européenne avec Skinner sur le passé républicain européen avant la Révolution française. Cela me convenait comme type de travail, ça m'intéressait ! Comme je vous le dis, je n'ai jamais été dans le c ur même de la philosophie. Je me suis toujours considérée comme philosophe, mais j'aimais bien travailler aussi avec des non-philosophes.
9 C'est finalement plutôt par hasard que je me suis retrouvée à travailler sur des questions d'environnement. En fait, ce fut en 1992, à l'occasion du premier Sommet de la Terre à Rio. Le Brésil entier faisait des choses, en particulier à Porto Alegre dont on ne parlait pas du tout à l'époque. Un colloque avait été organisé par un enseignant de Porto Alegre, Fernando Da Rocha, sur l'éthique environnementale. Moi, je ne savais même pas que l'éthique environnementale existait !
10 Je ne connaissais pas grand-chose sur l'environnement, mais je connaissais par hasard un Brésilien qui était en train de finir sa thèse en France avec Castoriadis sur Aristote. De fait il y a une longue relation, qui remonte à Claude Lévi-Strauss et qui a continué, entre les Brésiliens et l'université française en philosophie. Ce Brésilien en question faisait partie de l'Université de Porto Alegre, où ils étaient à la recherche de quelqu'un : c'était Jean-Pierre Dupuy, que je ne connaissais pas très bien à l'époque, qui devait aller à ce colloque. Il avait travaillé avec Illich et parle le portugais parfaitement, mais il ne pouvait pas y aller. Or, ils voulaient absolument un Français. Je n'avais rien à voir avec l'environnement mais mon mari, qui est agronome, avait été assistant à la chaire de Dumont, alors économiste à l'INRA. Ce n'était pas du tout de l'économie standard. Mon mari avait travaillé sur les forêts et s'était retrouvé au Conseil national de protection de la nature, donc lui était au courant. Mais il avait le double tort de ne pas être philosophe et de ne pas parler anglais. Alors que moi j'étais philosophe, je me débrouillais en anglais, mais je ne connaissais rien à l'environnement ! Finalement, je suis partie à Porto Alegre avec l'idée de présenter le livre de Michel Serres, Le contrat naturel, qui était paru deux ans avant et qui avait provoqué des réactions très critiques, voire violentes et méchantes [3]. Je connaissais Michel Serres depuis longtemps, je l'admirais. Je me suis dit que ce qu'il faisait méritait qu'on y réfléchisse. Je suis donc arrivée pour présenter son livre et j'ai rencontré les principaux spécialistes d'éthique environnementale américaine.
11 Il y avait Holmes Rolston III, et surtout Baird Callicott [4]. Il était très content de rencontrer une Française ; il avait le côté un peu cliché des Américains admiratifs de la philosophie française, Foucault, Derrida, etc. On a beaucoup discuté, je découvrais complètement. Je lui disais que je n'y connaissais rien et que cela me paraissait bizarre. Lui était très content, il me présentait tout son système parce qu'il avait un système très au point... Après Porto Alegre, nous devions aller tous les deux à Rio, on a finalement débattu pendant une bonne quinzaine de jours !
12 Quand je suis rentrée en France, j'ai raconté tout cela à un ami avec qui j'avais travaillé, un Italien qui faisait de la philosophie politique. Il a écouté et m'a donné de la littérature grise, notamment un texte de la Fondation Saint-Simon. On était en juin 1992, ce texte allait être bientôt publié, il s'agissait du Nouvel ordre écologique de Luc Ferry [5]. En le lisant, j'apprends que le Baird Calicott avec qui j'avais discuté pendant quinze jours en passant mon temps à lui dire « I disagree, I disagree » était un fasciste ! Je me suis dit : quelqu'un à qui on peut dire aussi souvent « I disagree » et qui ne vous casse pas la gueule, ça n'est pas exactement un fasciste !
13 Tout au long de cette discussion avec Callicott, ce qui m'avait retenue, et déjà dans le travail que j'avais fait sur Michel Serres, c'était le défi intellectuel. Cela m'amenait à remettre en question toute une série de choses qui allaient de soi, comme « la nature n'existe pas », ou « la nature est purement neutre ». Ce qui m'a attirée, c'est l'idée de remettre en cause un certain nombre de certitudes, pour des raisons qui me paraissaient valables.
14 Je me suis lancée avec l'aide et le soutien de Callicott. Il m'a donné les références, m'a envoyé les textes, on a échangé par lettres. C'était avant Internet, il était plus difficile d'avoir accès aux textes, mais j'ai finalement eu assez vite les principales références d'éthique environnementale. J'ai aussi eu des soutiens sur place puisque c'était le moment où Monique Canto-Sperber faisait son dictionnaire d'éthique [6]. Elle m'avait déjà demandé un article ou deux sur ce que j'avais fait pour ma thèse, et je lui avais raconté tout cela. Elle m'avait alors proposé de rédiger l'article « nature », et a demandé à Callicott de rédiger l'article « éthique environnementale ». Pour faire cet article à la façon française, c'est-à-dire avec l'idée que comprendre une question c'est comprendre son histoire, j'ai fait tout un travail, nouveau pour moi, en philosophie de la nature : je suis revenue aux Grecs, etc. Pour un article qui devait faire une quinzaine ou une vingtaine de pages j'avais fait un énorme travail de préparation ! Je me suis dit qu'il fallait en faire quelque chose.
15 À ce moment, Dominique Méda, administratrice civile au Ministère des affaires sociales et également agrégée de philosophie, avait envie de faire une thèse. Elle était venue me voir, mais nous avons compris que ce n'était pas une thèse qu'il fallait faire, mais un livre. Cela allait devenir son livre sur le travail qui l'a rendue célèbre [7]. À travers André Gorz, elle s'intéressait aux questions d'environnement et d'écologie politique, et quand je lui ai dit que j'avais fait ce gros travail pour un petit article sur la question de la nature, elle m'a dit d'en faire un livre. Elle et Monique Labrune, son ancienne camarade de promotion et éditrice, le publieraient dans leur collection chez Aubier.
16 En travaillant sur le livre, je me suis rendue compte qu'il fallait tout une partie d'épistémologie et d'histoire des sciences. En effet, la thèse que j'avais développée dans l'article du dictionnaire était la suivante : une bonne partie de la critique du type de celle Luc Ferry, accusant l'éthique environnementale d'être anti-humaniste, ne prenait sens que par rapport à un certain état de la science, alors que d'autres visions de la nature n'obligeaient pas à opposer l'homme et la nature. On pouvait donc concilier humanisme et naturalisme sur la base d'une autre écologie scientifique, d'une autre conception de la nature.
17 Pour développer cela, il fallait tout un travail d'histoire et de philosophie des sciences, non seulement sur les développements de l'écologie, mais aussi de la physique, etc. Or, moi, j'avais un bac A (littéraire), je n'avais aucune formation scientifique particulière ; mais mon mari, oui. Il a toujours gardé un intérêt scientifique, on s'est donc dit qu'il fallait faire le livre ensemble, qui deviendra Du bon usage de la nature [8]. Cela a amené mon mari à faire de la philosophie et de l'éthique de l'environnement, et moi, pendant tout un temps, j'ai essayé de maintenir les deux, à la fois philosophie de l'environnement et Montesquieu philosophie des Lumières, histoire de la pensée économique. Mais en fait, c'est extrêmement prenant ces questions environnementales, donc maintenant je suis à 90 % dedans ! Mais je n'oublie pas mon rapport aux Lumières. J'y tiens.
18 Cette année-là, j'ai aussi publié un petit livre qui s'appelle Les philosophies de l'environnement, qui était la présentation des principaux courants des éthiques environnementales [9].
19 Raisons politiques : Justement, concernant la réception de Du bon usage de la nature et même des thèses liées en général à l'éthique environnementale qui étaient extrêmement méconnues en France, est-ce que cela a été un combat de faire accepter cette philosophie qui pouvait être vue soit peut-être comme une simple branche de la philosophie, soit comme un corpus qui avait plutôt trait à l'écologie politique ? Est-ce que ces questions disciplinaires, dont une partie des auteurs essaye de se défaire, ont été importantes ? En somme comment s'est fait le « partage » ?
20 Catherine Larrère : Comme je vous l'ai dit, la manière dont je travaillais en philosophie politique était interdisciplinaire, davantage avec des historiens, des économistes, des politologues, qu'avec des philosophes. D'autant plus que, par exemple, pour travailler sur Montesquieu, Rousseau, les physiocrates en France, les collègues américains, anglais, australiens sont des politologues dans des départements de science politique ou d'histoire. Donc j'avais une véritable habitude de travailler dans l'interdisciplinaire. En passant aux questions environnementales, j'ai simplement élargi l'interdisciplinaire aux sciences de la nature, aux biologistes, aux écologues. Donc, de ce point de vue-là, j'étais habituée.
21 Alors, est-ce que c'était facile ? C'est difficile à dire. Une des difficultés à développer la réflexion universitaire sur ces questions est qu'elles sont pluridisciplinaires et l'Université n'aime pas beaucoup cela. On y arrive, mais ce n'est pas facile et c'est une des raisons qui m'a poussée à accepter la présidence de la Fondation de l'écologie politique (FEP) : cela donnerait une possibilité de faire exister les convergences pluridisciplinaires des travaux universitaires. Il faut penser par exemple qu'il y a eu dès les années 1970-1980 un programme du CNRS, le PIREN (Programme interdisciplinaire de recherche sur l'environnement), dont s'occupait en particulier Marcel Jollivet [10], où vous trouviez ceux qui ont vraiment travaillé sur l'environnement : Olivier Godard, Patrick Blandin, des écologues, des économistes [11], etc. Le travail environnemental après les années 1970 fut un peu impulsé par le Ministère de l'environnement, et quelqu'un comme Jollivet a fait énormément pour sortir les questions environnementales des seules sciences dures ou sciences de la nature, pour lier les disciplines naturalistes et les disciplines de sciences humaines. C'est quelque chose qui revient régulièrement : il y a toujours quelqu'un qui vous dit « l'environnement, ce n'est pas seulement une question de sciences dures » et qui se plaint que l'on néglige les sciences humaines, mais ça a toujours été le cas, il ne faut pas exagérer. Mais c'est vrai qu'en philosophie, cela progresse lentement. On ne peut pas parler d'hostilité, j'ai quand même eu une chaire à la Sorbonne en langage moderne, un poste à [l'Université] Paris 1 sur le travail que j'avais fait sur l'environnement. Il n'y a donc pas une ignorance complète. Cependant, j'ai pris ma retraite en 2012 et je n'ai pas été remplacée par un spécialiste des questions environnementales. Et quand des gens viennent me voir pour me demander à qui ils devraient s'adresser pour faire une thèse que j'aurais pu diriger, j'ai bien du mal à leur répondre. Je ne peux plus diriger de thèse, je suis obligée de les envoyer à Dominique Bourg à Lausanne, parce qu'il n'y a personne en France qui puisse diriger ce genre de thèses. Je ne vais donc pas dresser un tableau de victime complète, le type de discours « il y a de l'anti-environnement », non. Mais ça pourrait être mieux.
22 Luc Ferry n'a jamais voulu discuter avec moi, une fois qu'il avait fait son livre cela ne l'intéressait plus, mais je ne me suis jamais fait traiter de fasciste, je n'ai jamais rencontré dans des conférences une opposition de ce type. J'ai plutôt rencontré une sorte d'indifférence. C'est la réaction typique de mes collègues : « Heureusement, on a Catherine Larrère qui s'en occupe, nous on ne va pas s'occuper de ça, c'est beaucoup trop complexe... ». Et c'est vrai que ça demande de connaître un minimum de choses, on ne peut pas être ignorant. Il y a la jeune génération, je pense à des gens comme Pierre Charbonnier, Virginie Maris, Émilie Hache, etc [12]. Une bonne partie de mes collègues ne sont pas hostiles à ce que je fais, mais ce n'est pas leur affaire ! Concernant ce colloque sur l'anthropocène que j'avais organisé en novembre 2015 avec Philippe Descola au Collège de France, j'étais vraiment très contente [13]. Philippe Descola s'est vraiment mis dedans, il a ouvert le Collège et s'est impliqué. Isabelle Delpla [14], une jeune philosophe, a fait une conférence, mais j'aurais aimé que des collègues philosophes français s'y impliquent davantage.
23 Raisons politiques : On a l'impression que cela se constitue en tant que champ par définition interdisciplinaire, mais que des courants comme la green political theory restent en apparence très marginaux...
24 Catherine Larrère : Alors la green political theory en France est représentée par Sciences Po Lille. Ils ont des antennes à l'AgroParisTech, où enseigne Bruno Villalba, et au Museum avec Luc Semal, mais, de l'extérieur, cela apparaît comme un petit groupe, un peu fermé sur ses positions [15].
25 Raisons politiques : Oui, d'un côté on a l'impression d'îlots qui se constituent en tant que « branches vertes » de disciplines déjà formalisées, et de l'autre le caractère fondamentalement multidisciplinaire d'un certain nombre d'autres travaux, et c'est assez étonnant de voir que ce paradoxe se perpétue depuis déjà un moment...
26 Catherine Larrère : Ça tourne assez facilement à la secte !
27 Raisons politiques : ... ce qui contribue peut être aussi à vous faire apparaître comme des « extravagants ». Pour rentrer dans le « vif » du sujet : vous avez beaucoup travaillé dans cet ouvrage, Penser et agir avec la nature [16], mais aussi dans le précédent, Du bon usage de la nature, sur cette question de la biodiversité et des liens avec la responsabilité que cela pose, et comment cela peut s'articuler avec des notions majeures de la philosophie et en particulier les droits. Dans quelle mesure ce laps de temps entre le Sommet de la Terre de Rio et la COP21 modifie ce rapport que l'on a avec l'idée de vouloir élaborer des normes ? Nous pourrions dire que l'on est en même temps dans la recherche philosophique et dans un travail politique très actuel de construction autour de ces notions. N'est-ce pas parfois périlleux de faire le pont entre ces deux pôles ?
28 Catherine Larrère : L'idée qui nous a guidés, qui nous guide encore et qui nous a donc amenés à nous retrouver sur des points communs avec Bruno Latour [17] ou avec Philippe Descola, était que la réflexion sur la nature et sur l'environnement s'est constituée dans une dualité homme-nature, où, dans un premier temps, on a simplement inversé les signes. Alors que le dualisme hommes-nature valorisait plutôt l'homme, on s'est mis à valoriser la nature contre l'homme. Ce qui a mené à ce type de conflits et ce qui ne nous paraissait pas tenable, simplement parce que cette dualité n'est pas tenable. On a écrit Du bon usage de la nature avant que Bruno Latour ne publie Politiques de la nature, mais après Nous n'avons jamais été modernes, et c'était déjà la référence. Pour nous, dès Du bon usage de la nature, et on a repris cela dans Penser et agir avec la nature, l'idée était que la biodiversité était une conception de la nature qui n'était pas dualiste, ou qui permettait en tout cas d'échapper au dualisme ; il devenait inutile d'avoir à se situer du côté de l'homme ou du côté de la nature. Du point de vue des normes, nous arrivons souvent aux questions d'environnement par les questions de protection de la nature, puisque ce sont les connaissances que mon mari apporte dans notre travail commun. Et c'est aussi cela que font les gens que je rencontrai à Porto Alegre : l'éthique environnementale américaine est une éthique de protection de la nature, ce n'est pas de l'écologie politique.
29 Donc ce que l'on apportait à la protection de la nature était relativement tangible. On a très tôt été contactés par les gens qui s'occupaient de protection de la nature en France mon mari est président du conseil scientifique du Parc du Mercantour, membre d'autres conseils scientifiques, etc. Du point de vue des normes, la question de la biodiversité qui est posée comme norme de protection de la nature dans la loi Barnier de 1995 transformait la question de la protection de la nature. Il y avait une traduction assez directe de conceptions de la nature en normes, en l'occurrence en politiques de protection de la nature. Il faut donc préciser que c'est de là que l'on vient.
30 Pour revenir à votre question, on peut dire que l'on n'a jamais eu l'idée de développer une philosophie de la nature dans nos bureaux respectifs ! Les questions de protection restons-en à la protection de la nature et revenons un peu plus tard à l'écologie et l'écologie politique de façon plus générale , remettaient en cause les catégories habituelles à partir desquelles on appréhendait les questions de nature. Pour comprendre les problèmes que cela posait, il était important de faire de la philosophie. Les philosophes pouvaient être utiles, non pour donner une sorte d'accompagnement spirituel ou je ne sais quoi, mais pour éclairer le travail sur place concernant la protection de la nature. Par travail sur place j'entends ce que l'on protégeait, comment on le protégeait, etc. On avait besoin de connaissances scientifiques, mais aussi d'une réflexion philosophique, et c'est dans ce sens-là que l'on a travaillé, toujours à l'articulation des concepts et des normes.
31 Raisons politiques : D'ailleurs, vous conservez cette notion de nature qui finalement n'est pas si évidente, et qui n'est pas tenue par tous...
32 Catherine Larrère : Oui, c'est ce qui nous sépare de Latour et Descola. Il y a deux raisons à ne plus parler de « nature » : une raison interne, qui est celle que donne Latour dans Politiques de la nature : la nature est le nom de l'autorité des scientifiques. Et une raison externe, qui est celle de Descola (mais les deux se rejoignent) : la nature est le nom de l'autorité des Occidentaux sur le reste du monde. Alors pourquoi continuer à parler de nature ? C'est qu'on n'a rien à mettre à la place ! Ce par quoi on la remplace est tout aussi occidental et pas moins scientifique. Les scientifiques non plus n'aiment pas parler de nature, c'est une des raisons pour lesquelles ils préfèrent parler de biodiversité. Pour eux le mot nature est trop englobant, trop normatif surtout, donc ça ne les gêne pas de renoncer à parler de nature, ils trouveront leur autorité autrement. Et quand on se met à parler par exemple du rapport humains/non-humains, je ne dis pas que c'est le cas chez les Achuar mais dans le monde occidental où nous vivons, très vite on ne parle plus que d'humains...
33 Ce que j'ai retenu, ce que m'a appris ma rencontre avec Callicott et l'éthique environnementale américaine, c'est qu'il y a quelque chose à dire pour la nature ; il faudrait qu'on arrête un jour de ne penser qu'à nous. Il faut bien un nom pour ce qui n'est pas nous, ce que nous n'avons pas fait, et ce dont, en même temps, nous faisons partie. Finalement, le nom de nature, je n'en connais pas de meilleur. Patrick Blandin, qui est un écologue avec qui nous avons travaillé de près, arrive à la même idée. Quand je disais que la biodiversité plaît autant aux scientifiques qu'aux technocrates, cela soulève une grosse discussion. Il y a des gens comme Virginie Maris, Vincent Devictor [18], qui disent « continuons à parler de nature parce que, sinon, nous allons complètement technocratiser la protection de la nature ». Patrick Blandin explique également que les politiques préfèrent « biodiversité » à « nature », car c'est plus maîtrisable. On met en place une sorte d'articulation entre experts scientifiques, décideurs économiques et applicateurs politiques, ce contre quoi protestent les gens comme Virginie Maris ou Vincent Devictor. Que l'on fasse cette protestation au nom de la « nature », je ne suis pas contre. Si l'on n'est pas dupe, et si l'on n'a pas une sorte de réalisme naïf qui voit la nature comme un donné incontestable, je pense qu'il n'y a pas mieux.
34 Raisons politiques : Ce que suppose cette question de l'universel, du monde commun, ce que Descola nomme la « composition des mondes », c'est la question de savoir comment traduire de ce que l'on entend nous par nature vers d'autres ontologies. Dans un certain nombre de passages de Penser et agir avec la nature, vous proposez des triangulations et des continuums plutôt que des dualismes, ce qui suppose de complexifier les données que l'on reçoit culturellement comme toujours polarisées entre deux unités ; peut-on généraliser ce geste ?
35 Catherine Larrère : Pour revenir à Descola, ce sont des choses dont nous avons discuté ensemble et il est d'accord : il y a des ontologies, les quatre qui existent, elles ont des consistances suffisamment fortes pour qu'on ne puisse pas en changer. Il faudrait reprendre toute la discussion avec Viveiros de Castro, qui a l'air de penser quant à lui que l'on peut plus facilement changer d'ontologie [19]. Mais ce sont des choses qui nous ont formés, dans lesquelles on pense. On ne va pas devenir animistes, totémistes ou analogistes, même s'il existe une certaine plasticité : le naturalisme occidental en particulier, pour reprendre la terminologie de Descola, a une plasticité que l'on connaît. Cornelius Castoriadis, à une question qui lui était posée lors d'un séminaire, en gros « pourquoi vous ne vous faites pas Indien ? », répondait en insistant sur la plasticité de ce qu'il désignait comme la pensée occidentale, dans sa capacité de réflexivité critique. De plus, on peut emprunter des traits d'ontologie à d'autres ontologies, en particulier l'animisme. C'est sûr que notre rapport aux animaux, si nous voulons sortir de notre ontologie, doit être interrogé : si le dualisme occidental se montre particulièrement intenable, c'est dans le rapport aux animaux. On ne peut pas les faire basculer du côté des choses ; en même temps, cela n'a pas grand sens d'en faire des sujets exactement au même titre que nous. Donc de fait, on importe des traits d'animisme dans nos rapports avec les animaux.
36 J'ai un peu travaillé sur le débat autour de Descartes qui d'ailleurs ne parle jamais d'animaux machines , à savoir faire basculer les animaux du côté mécanique : il y a, à son époque, une forte résistance à la fois populaire et savante, sur des bases animistes. Donc ce n'est pas un emprunt récent : on peut très bien montrer que Platon, beaucoup plus qu'Aristote, est animiste. On a donc des éléments pour corriger ce que le dualisme naturaliste a d'insupportable.
37 Il y a la réflexivité critique, la capacité d'emprunter des traits d'autres ontologies, et puis il y a ce qu'est effectivement la base du travail dans Penser et agir avec la nature, à savoir l'idée que tous ces dualismes ne se superposent pas. L'opposition du naturel et de l'artificiel, du naturel et du culturel, ce ne sont pas les mêmes oppositions. On peut effectivement trianguler, et quand on regarde bien un texte de Canguilhem par exemple, on se rend compte qu'il triangule, qu'il montre la différence qu'il y a entre le culturel, le naturel et l'artificiel [20]. On se donne ainsi les moyens de ne pas se trouver avec un monde séparé en deux, mais de caractériser de façon pertinente à l'intérieur de ce qui peut être posé comme un continuum.
38 Raisons politiques : Je voulais revenir sur la dimension politique, et plus précisément sur la « théorie de la démocratie », même si cela sonne comme un grand mot. Vous exprimez dans votre ouvrage une réserve face à ce que vous décrivez comme une forme d'optimisme un peu exagéré d'Ulrich Beck quant à la possibilité d'obtenir un traitement démocratique à la fois des catastrophes écologiques extrêmes, mais aussi de cette situation de crise continuelle que l'on a le sentiment de traverser [21]. Où peut-on placer la question de la gestion démocratique, qui entraîne des interrogations philosophiques très complexes et qui demanderaient presque de bouleverser les fondements mêmes des systèmes politiques tels qu'on les vit ?
39 Catherine Larrère : La question de l'écologie et de la démocratie et je sors ici de la simple question de la protection de la nature pour inclure aussi les questions climatiques, etc. , est extrêmement difficile. Laissons d'abord de côté les gens comme Ferry qui agitent une sorte de danger fasciste que représenteraient les écologistes pour maintenir le statu quo. Leurs accusations sont de mauvaise foi. Restons avec des gens qui sont profondément convaincus à la fois du sérieux des problèmes environnementaux, et que la démocratie, telle que nous la connaissons, est encore ce qu'il y a de mieux, à défaut d'être géniale. Je pense ici à des gens comme Dominique Bourg [22] ou Bruno Latour. Avec les gens de bonne foi, on se rend compte que c'est un vrai problème. Il ne s'agit pas de mettre en cause la conviction démocratique, surtout chez quelqu'un comme Dominique Bourg, mais il faut bien reconnaître qu'il y a une sorte de conviction dans les milieux écologiques que l'on aurait besoin de solutions autoritaires. Regardez par exemple l'admiration qu'il y a pour ce qu'a été la politique de l'enfant unique en Chine, alors que c'est une politique autoritaire avec une violence inouïe sur les femmes dont on a surveillé les cycles menstruels pour être sûrs qu'elles n'étaient pas enceintes. Cela a en plus des conséquences sur le vieillissement de la population, composée d'enfants uniques, majoritairement des garçons. Mais parlez de cela avec des gens qui sont de bonne foi, convaincus de la réalité des problèmes environnementaux, des démocrates, ils sont admiratifs de la Chine. (...) Vous avez l'air étonné ?
40 Raisons politiques : Oui, un peu !
41 Catherine Larrère : Je vous assure, ils vont vous dire, « il se fait des choses très importantes en Chine ! ». Mais pourquoi ? La situation est tellement catastrophique que les gouvernants chinois ont leur société civile sur le dos. Mais ces gens pensent que, malgré tout, un gouvernement en Chine où il n'y a pas d'élections, cela permet quand même d'être plus efficace. Il y a donc cette tentation constante : la situation est tellement grave qu'on ne s'en tirera qu'autoritairement. C'est un vrai problème, et je suis un peu inquiète. Déjà au moment de la publication de Politiques de la nature de Bruno Latour (en 1999), il y avait des voix pour soutenir la solution autoritaire aux problèmes écologiques. Quelqu'un comme Dieter Birnbacher, par exemple, reprenait Hans Jonas en le transformant de façon utilitariste [23]. Il avait des mots du genre « hétéronomie consentie », qui certes sonne mieux que dictature, mais l'idée demeure. Ce que j'avais trouvé vraiment bien dans le livre de Latour c'était la solution démocratique : élargissons le cercle politique aux non-humains et progressons démocratiquement. Raphaël [Larrère, son mari, ndlr] et moi avons toujours travaillé dans ce sens-là. C'est ce que nous écrivons dans Penser et agir avec la nature au sujet de la protection de la nature : pour passer de la nature à la biodiversité en s'appuyant sur ce que dit Patrick Blandin, la nature n'étant pas donnée, il va falloir la désirer, donc on est dans un débat démocratique.
42 Mais regardez le livre qu'ont publié Bourg et Whiteside sur la « démocratie écologique [24] » : il s'agit de mettre en place une assemblée avec des gens non élus, des experts, une assemblée du long terme, puis il faut donner accès à la décision à des ONG, non élues. On sait parfaitement que la (non-)transparence des ONG pose un gros problème. Je suis donc persuadée de leur bonne foi mais sous le nom de démocratie, ils proposent des institutions non démocratiques. Jusqu'à quel point une démocratie peut accepter cela, c'est une autre question, mais cela reste un problème. Je suis alors un peu inquiète de voir Bruno Latour, dans son dernier livre, Face à Gaïa, s'appuyer sur Carl Schmitt [25] ! Il me semble que Latour, pour maintenir la dimension politique de l'écologie, est obligé de considérer que nous sommes en guerre ; il faudrait donc s'appuyer sur le critère du politique comme détermination de l'ennemi de Schmitt, ce qui n'est pas exactement une conception démocratique... Nous restons dans des métaphores quand nous parlons de guerre, et je ne pense pas que la métaphore sur cette question soit une bonne chose pour raisonner rigoureusement.
43 Je reviens d'Avignon où j'avais été invitée à un événement organisé par les faucheurs d'OGM. Il y a eu un débat assez fort entre la salle et moi, car ils sont à la recherche de responsables : il faut pénaliser, criminaliser les questions environnementales, ce qui me paraît être une solution parfaitement non-politique. Il y avait à côté de moi à la tribune un curé très sympa qui présentait et défendait l'encyclique du pape François [26], et qui, lui aussi m'a-t-il semblé, était un peu choqué par cette façon sectaire de désigner des responsables et de les criminaliser. C'est une façon de ne pas prendre en charge la politique. Latour est certes politique, il ne criminalise pas, il politise, mais dans une vision guerrière. Je soutiendrais volontiers l'idée que la politique se fait aussi dans les associations, dans les mouvements ; il y a des choses qui se passent dans la société civile, c'est en cela qu'il faut avoir confiance, même si j'observe le côté sectaire un peu inquiétant de certains travaux associatifs. Il n'en reste pas moins que nous avons besoin de mettre à jour et de généraliser le paradigme qui permet de comprendre ce qui est en train de se passer dans le travail associatif, dans la société civile.
44 Raisons politiques : Vous vous désignez comme philosophe morale, et dans un certain nombre de passages cette question d'un choix moral est présente, notamment ce que vous appelez « éthique relationnelle », en lien avec la nature. Quelle place cette éthique relationnelle a-t-elle par rapport au projet démocratique ? La branche écoféministe qui développe cela de manière plus poussée me paraît d'autant plus intéressante qu'elle articule aussi un projet d'émancipation, ce qui permet d'insister sur les mécanismes démocratiques possibles.
45 Catherine Larrère : Il y a dans ces problèmes d'environnement et de rapport à la nature une dimension éthique. C'est ce que j'ai compris en 1992 à Porto Alegre et que j'ai travaillé depuis. En matière d'éthique environnementale la grande référence c'est la « valeur intrinsèque », c'est là-dessus qu'ils se sont fait reconnaître. Cela a le mérite d'exister, ça se connaît, reconnaît, en un mot « ça claque ! » Mais je ne suis pas d'accord avec cette idée. Même si des gens comme Dale Jamieson ont montré qu'« intrinsèque » peut avoir beaucoup de sens, l'élément central reste celui de l'indépendance [27]. La valeur intrinsèque est calquée sur la valeur intrinsèque de référence, l'être humain, et donc sur une vision de l'être humain comme individu distinct ayant sa valeur propre en lui-même. On se trouve alors avec des milliers d'entités qui ont une valeur. Que va-t-on en faire si chacun est pris dans son indépendance ? D'abord ce n'est pas facile à distinguer : les entités végétales ne sont pas très individualisées !
46 Depuis que je travaille sur ces questions, je suis de plus en plus convaincue que les éthiques sont relationnelles : les éthiques ne consistent pas à reconnaître une valeur hors de vous, c'est se trouver pris dans une relation. Si l'on revient à Aldo Leopold, ce forestier précurseur de l'éthique environnementale, il parle toujours de relation, jamais de valeurs indépendantes [28]. Les travaux sur l'éthique environnementale feraient mieux de travailler sur des relations que sur des éléments indépendants. Il faut donc laisser un peu tomber le modèle des éthiques juridico-morales. Les travaux sur l'éthique du care le montrent bien [29]. Ils mettent en cause le mythe d'une autonomie complète, en montrant que les individus qui se présentent comme des modèles d'autonomie sont en fait dépendants d'un certain nombre de services. Ce qui vaut pour les relations entre hommes et femmes vaut pour beaucoup d'autres choses : le PDG qui arrive, il a fallu que quelqu'un lui fasse son petit déjeuner, le transporte en voiture, qu'il ait une secrétaire, etc., ce modèle d'autonomie n'est pas exactement indépendant. Ce qui est vrai pour les rapports entre les gens est vrai aussi pour les rapports avec le monde commun.
47 Alors, quel rapport avec la démocratie ? Pour répondre, cela suppose de retravailler sur la question des droits. Il y a beaucoup de gens qui font de l'environnement en se référant à Amartya Sen et à Martha Nussbaum, avec leur théorie des capabilités aux accents aristotéliciens [30]. Il s'agit justement de considérer les gens en situation : ne pas considérer qu'un être porteur de droits est un individu qui se balade comme ça, il est lié à des situations. Et, du point de vue des théories de la démocratie je pense à quelqu'un comme Augustin Fragnière, qui avait fait sa thèse avec Dominique Bourg et Jean-Fabien Spitz, et a montré que les théories républicaines comme celle de Philip Pettit permettaient de mieux accorder une conception des droits qui prendrait en compte les questions environnementales et les exigences démocratiques que des conceptions plus libérales [31].
48 Raisons politiques : Vous parliez d'Aristote à l'instant et la fin du livre est justement consacrée aux différentes théories de la justice, et aux limites des oppositions aussi classiques que justice distributive et justice corrective, limites qui questionnent de façon sous-jacente cette définition de la communauté même à l'intérieur de laquelle on distribue, on manie cette justice. Où met-on la frontière, la définition de la communauté : est-ce qu'il faudrait recréer une autre forme de contrat ? Est-ce que c'est cette forme de réflexion-là qui est à mener selon vous, ou y a-t-il d'autres pistes à explorer, tenant compte de cette difficulté à devoir naviguer entre le local et le global qu'imposent les problématiques écologiques ?
49 Catherine Larrère : La troisième partie du livre part d'un certain nombre de présupposés.
50 Premièrement, dès que l'on globalise on ne peut plus être anti-anthropocentrique, on remet les Hommes au centre. Callicott le dit bien dans son dernier livre : à partir du moment où l'on prend l'ensemble de la Terre, ça n'a plus de sens de mettre les Hommes à part [32]. Ils sont aussi des victimes, ils sont aussi dans notre souci moral. Reconsidérer ainsi les Hommes fait apparaître leur diversité et leur inégalité, cela pose donc des problèmes de justice.
51 Deuxièmement, même si la green political theory de Dobson a l'air d'admettre que ce sont des problèmes distributifs [33], en fait cela ne fonctionne pas. C'est la voie la plus simple puisqu'on a derrière soi John Rawls et tout un fond de réflexion, mais cela ne marche pas. Cela a été montré très tôt par des critiques internes de Rawls. Iris Marion Young a très vite vu dans les problèmes de justice environnementale qui surgissent aux États-Unis dans les années 1980 que ce ne sont pas essentiellement des problèmes de distribution, mais aussi des problèmes de justice participative [34]. C'est assez déprimant de voir la façon dont avec Rawls on aborde les questions de justice climatique en en déduisant que, finalement, les choses sont très bien comme ça. C'est agir selon la justice que les pays du Nord continuent à brûler des gaz à effet de serre et imposent des restrictions aux pays du Sud. Ça n'est vraiment pas la peine d'avoir une théorie de la justice pour arriver à un tel statu quo...
52 Les questions environnementales exigent qu'on redéfinisse la justice et l'existence même d'une communauté au sein de laquelle la justice pourrait être accomplie. Si l'on reprend le vocabulaire économique, repris par les théoriciens de la justice, du free rider, du passager clandestin ou du resquilleur, pour qu'il y ait un passager clandestin il faut qu'il y ait un système de transport, or on n'est pas du tout sûrs qu'il y ait un accord qui permette un système de transports. Le problème s'est posé autour de la COP21 : je suis tout à fait d'accord avec ceux qui disent « de quoi parlez-vous lorsque que vous dites communauté internationale, elle n'existe pas », c'est vrai. Mais cela ne veut pas dire qu'on peut faire sans communauté internationale. Par exemple, Amy Dahan explique qu'il faut repolitiser, c'est à dire re-nationaliser : c'est au niveau des États que les choses se passent [35]. Certes il se passe des choses à ce niveau national, mais cela ne suffit pas, on ne peut pas faire comme si le niveau international était purement formel ou bouclé sur lui-même. C'est pour cela que je pense que la COP21 est un succès. Même si ça ne suffit pas (il n'y a pas eu création d'une vraie communauté), il s'est passé quelque chose.
53 Raisons politiques : Sur les liens entre l'activité philosophique et l'activité proprement politique, au moment de la COP21, il était assez flagrant que tout le monde s'est retrouvé d'une manière ou d'une autre embarqué dans quelque chose qui pouvait être moins clairement délimité par les barrières habituelles entre monde académique et société civile. Globalement j'ai l'impression que, dans le champ de l'écologie politique, ces frontières-là ont tendance à être beaucoup plus fines et perméables parce que ces sujets appellent à une forme d'engagement. Comment avez-vous pensé le fait de présider la FEP et quels ponts avez-vous fait ou avez-vous envie de faire entre tous ces travaux-là, à la fois dans la sphère « militante », et dans la sphère universitaire ?
54 Catherine Larrère : Je me sens plus engagée que militante, et pour ce qui est de la présidence de la FEP, il s'agit plutôt d'une série de hasards que d'une intention préexistante ! Les principaux partis ont des fondations. Les Verts n'en avaient pas, cela faisait longtemps qu'ils voulaient en avoir une. À ce moment-là, en 2010-2011, les gens qui s'en occupent mettaient en place un conseil de préfiguration, en cherchant des gens pour en faire partie. J'ai été contactée en 2011 ; je savais que je prenais ma retraite l'année suivante, et que je serai plus disponible. Et quand on va prendre sa retraite on a peur de la mort sociale : que va-t-on faire ? (rires). Je me sentais très marginale, je n'étais pas aux Verts, je n'avais pas d'action politique, j'étais très « protection de la nature » chez des gens qui s'en préoccupent fort peu. Quand cette fondation a été prévue c'était Jean-Paul Besset qui devait en être le président, c'était un militant important, député européen, mais il s'est fâché avec les Verts. Pascal Durand, qui était le secrétaire national, a eu une bonne idée : pour que la Fondation existe parmi les Verts qui s'engueulaient tout le temps, il fallait une personne extérieure, qui ait une réputation qui ne tienne pas aux Verts. Le capital de ces fondations leur vient des partis, mais elles sont indépendantes et leur mission est de développer le débat sur l'écologie politique dans la société civile. Pascal Durand avait raison, il fallait quelqu'un qui ne soit pas trop marqué par le parti. Il m'a donc demandé d'assurer la présidence ; je me suis présentée et j'ai été élue par ce conseil de préfiguration. À partir de là, je m'en suis occupée avec Lucile Schmid, la vice-présidente, sans qui rien n'aurait existé et ne continuerait d'exister.
55 Raisons politiques : Vous avez pourtant récemment décidé de démissionner de la présidence de la FEP, était-ce parce que ce pont entre sphère politique et activité de recherche était trop compliqué à tenir ?
56 Catherine Larrère : Mon ambition était de lier le travail académique en train de se faire et le débat dans la société civile, avec l'idée qu'en France tout le monde est un peu écolo, mais personne ne sait bien ce que cela veut dire. Notre travail est surtout du côté du public : donner aux gens les moyens de se faire des idées nettes. Franchement, ce n'est pas facile. Je me rends compte à quel point cela prend assez rapidement une orientation technocratique. Un des travaux de la FEP c'est de faire des textes courts ; nous en avions par exemple fait un sur la compensation à propos de la loi sur la biodiversité. Mais avec le type de direction que l'on a, ce sont beaucoup plus des notes de ministères qu'un travail intellectuel ou grand public. Soit c'est plus universitaire, soit c'est difficile de ne pas être dans le lobbying. C'est ce que font les fondations, par exemple la Fondation Humanité et Biodiversité avec qui j'ai travaillé. Elle fait en réalité du lobbying, ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi, mais le côté intellectuel que j'espérais est difficile à avoir. De ce point de vue, j'étais très contente du colloque au Collège de France, parce que ce fut vraiment un succès. Mais, apparemment, ce n'est pas cela qu'attendait le conseil de surveillance de la Fondation. En plus, la dénomination « politique » plombe la Fondation, et tend à la renvoyer aux Verts, à leurs dissensions. Comme si la question de l'écologie politique était celle du devenir du parti Vert. L'expression même « écologie politique » fait problème.
57 Raisons politiques : Pourquoi ?
58 Catherine Larrère : Prenez la Fondation Nicolas Hulot. L'idée de Nicolas Hulot c'est que l'écologie n'est pas politique, qu'elle est trans-partisane. Donc pour lui, « écologie politique » c'est un oxymore. Entre une vision qui essaie de dégager l'écologie de la politique et la réduction de l'écologie politique à la vie des partis, ce n'est pas facile de trouver une place.
59 Raisons politiques : Un dernier point pour clore cette entretien : dans deux articles, un en 2012 sur l'écoféminisme et un l'année dernière qui s'appelle « La nature a-t-elle un genre ? », vous reproduisez justement un peu le geste que vous aviez pu avoir concernant l'éthique environnementale, à savoir de faire découvrir avec quelques autres ce corpus [36].
60 Catherine Larrère : Je ne suis pas seule. Émilie Hache s'intéresse beaucoup à la question, de façon plus directement politique que moi. Elle va sortir sous peu une anthologie de textes écoféministes traduits de l'anglais, dont j'ai écrit la postface.
61 Raisons politiques : Effectivement, vous restez quelques rares personnes à en parler, et à avoir lu cette littérature très mal connue, dont quelques ouvrages sont toutefois en traduction.
62 Catherine Larrère : Oui cela reste très mal connu, jusque dans les pays anglophones ! À côté de l'Université de Montréal, il y a une très bonne librairie, complètement bilingue : il y avait une anthologie sur le féminisme, ce genre d'anthologie que les anglophones font si bien, notamment en philosophie politique. Je la regarde, je cherche « écoféminisme » et il n'y avait rien. Ce n'est donc pas seulement en France que l'écoféminisme est à peu près inconnu, même dans le monde anglophone il y a du boulot à faire.
63 C'est très important de sortir des calomnies, d'autant que ce sont des calomnies qui ont marqué : « c'est un essentialisme de plus, c'est parce que les femmes sont des femmes qu'elles sont naturelles, et doivent donc s'occuper de la nature ». C'est parfaitement stupide. Une femme n'est pas plus « naturelle » qu'un homme. On trouvera toujours des gens stupides pour dire des choses stupides, même si c'est extrêmement minoritaire. Mais je pense à Virginie Maris, qui a été la première à publier en français un article sur l'écoféminisme dans un numéro de Multitudes [37], elle laisse passer la calomnie ! Pour dire que même des gens ouverts, intelligents, bien disposés, des femmes féministes comme Virginie, cela prouve que c'est vraiment ancré, qu'il y a vraiment du boulot à faire !
64 Raisons politiques : Ce qui est d'autant plus compliqué c'est qu'il y a un écoféminisme nord-américain ou anglophone si on inclut Val Plumwood [38] qui est australienne et un autre, plus « des suds [39] », pour le dire très vite. Les corpus sur lesquels s'appuient les travaux qui ont été produits dans ces différents contextes ne sont pas les mêmes. Il y a donc aussi un travail de mise en dialogue de ces travaux qui est encore très embryonnaire...
65 Catherine Larrère : Tout à fait, et j'ajouterais que EELV est, je pense, un des partis en France qui prend au sérieux la question des femmes. Non seulement la parité est respectée, mais pas uniquement du côté formel. C'est vraiment un parti où je n'ai pas l'impression qu'il y ait la forte misogynie qu'il y a au PS par exemple ; et je ne fréquente pas les droites donc je ne sais pas (rires), mais il y a sûrement cette misogynie à droite aussi !
66 Bien sûr, on peut objecter l'affaire Baupin, dire que l'ouverture féministe ne protège pas du harcèlement et qu'EELV n'a pas à donner de leçons là-dessus. On peut répondre que c'est peut-être parce que les femmes ne sont pas très dominées à EELV que la plainte a pu être formulée et se faire entendre.
67 Mais l'écoféminisme apporte plus. Certes EELV, et plus généralement les partis verts européens, se veulent féministes, appliquent la parité dans leurs rangs, militent pour l'égalité des droits ou la réforme de la grammaire. Mais il s'agit là de caractéristiques générales d'un projet de société alternatif, sans rapport direct avec des enjeux écologiques précis. Qu'il y ait quelque chose à apprendre, pour l'écologie politique, d'un engagement des femmes sur les questions écologiques, voilà qui pourrait renouveler la réflexion et voilà ce qu'apporte l'écoféminisme aussi bien du Nord (États-Unis) que du Sud (le mouvement Chipko, en Inde, notamment). Généralement, les femmes se mobilisent d'abord pour défendre leurs droits : et on les comprend, il y a de quoi faire ! Mais autour des questions environnementales (qu'il s'agisse de lutter contre la pollution, ou de s'opposer à la déforestation, ou de mouvements contre la guerre) on trouve des mobilisations qui rassemblent surtout des femmes, et sont dirigées par des femmes. Il y a de quoi s'interroger, comme le fait Ariel Salleh, une militante écoféministe [40] : « Pourquoi sont-ce habituellement des femmes et non des hommes qui s'engagent plus volontiers bénévolement dans les mouvements environnementaux ? » C'est une bonne question.
Notes
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[1]
Voir notamment Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l'économie politique, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Éditions de l'EHESS, 1992.
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[2]
Catherine Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992.
-
[3]
Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Champs Flammarion, 1999.
-
[4]
Voir notamment Holmes Rolston, Environmental Ethics: Duties To and Values In the Natural World, Philadelphie, Temple University Press, 1989 ; John Baird Callicott, Éthique de la Terre : philosophie de l'écologie, trad. fr. Christophe Masutti, Dominique Bellec, Marseille, Wildproject, 2010.
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[5]
Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique : l'arbre, l'animal et l'homme, Paris, Grasset, 1992.
-
[6]
Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004.
-
[7]
Dominique Méda, Le travail : une valeur en voie de disparition, Paris, Champs-Flammarion, 2010 [nouvelle éd.].
-
[8]
Catherine Larrère, Du bon usage de la nature : une philosophie pour l'environnement (en collaboration avec Raphaël Larrère), Paris, Aubier, 1997 [réed., Paris, Champs-Flammarion, 2009].
-
[9]
Catherine Larrère, Les philosophies de l'environnement, Paris, PUF, 1997.
-
[10]
Voir notamment Marcel Jollivet, Pour une science sociale à travers champs, Paris, Arguments, 2001.
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[11]
Voir récemment Olivier Godard, La justice climatique mondiale, Paris, La Découverte, 2015 ; Patrick Blandin, Biodiversité : l'avenir du vivant, Paris, Albin Michel, 2010.
-
[12]
Voir notamment Pierre Charbonnier, La fin d'un grand partage : nature et société, de Durkheim à Descola, Paris, CNRS, 2015 ; Virginie Maris, Philosophie de la biodiversité : petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet Chastel, 2016 ; Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons : propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011.
-
[13]
« Comment penser l'Anthropocène ? Anthropologues, philosophes et sociologues face au changement climatique », Collège de France, Paris 1, FEP, 5-6 novembre 2015 ; voir notamment Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Folio, 2015.
-
[14]
Voir notamment Isabelle Delpla, Le mal en procès. Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann, 2011 ; « Cosmopolitisme ou internationalisme méthodologique », Raisons politiques, vol. 2, no 54, 2014.
-
[15]
Voir récemment Bruno Villalba, « La dimension politique refoulée du développement durable », in Agathe Euzen (dir.), Le développement durable à découvert, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Luc Semal, Bestiaire disparu. Histoire de la dernière grande extinction, Toulouse, Éditions Plume de carotte, 2013.
-
[16]
Catherine Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique (en collaboration avec Raphaël Larrère), Paris, La Découverte, 2015.
-
[17]
Voir notamment Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 2005 ; Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004.
-
[18]
Voir Vincent Devictor, Nature en crise : penser la biodiversité, Paris, Seuil, 2015.
-
[19]
Voir Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. fr. Oiara Bonilla, Paris, PUF, 2009.
-
[20]
Georges Canguilhem, « La question de l'écologie. La technique ou la vie », Dialogue, mars 1974, p. 37-44.
-
[21]
Voir notamment Ulrich Beck, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, trad. fr. Laure Bernardi, Paris, Champs-Flammarion, 2008.
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[22]
Voir récemment Dominique Bourg et Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, PUF, 2015.
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[23]
Voir notamment Dieter Birnbacher, La responsabilité envers les générations futures, trad. fr. Étienne Daignault, Paris, PUF, 1994 ; Bioethik zwischen Natur und Interesse, Francfort, Suhrkamp, 2005 ; Hans Jonas, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr. Jean Greisch, Paris, Champs-Flammarion, 2013.
-
[24]
Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
-
[25]
Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.
-
[26]
« Lettre encyclique Laudato Si' du Saint Père François sur la sauvegarde de la maison commune » (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html).
-
[27]
Voir notamment Dale Jamieson, Ethics and the Environment: An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, New York, 2008.
-
[28]
Aldo Leopold, La conscience écologique, trad. fr. Pierre Madelin, Marseille, Wildproject, 2013.
-
[29]
Voir notamment Joan Tronto, Un monde vulnérable : pour une politique du care, trad. fr. Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 ; Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité et responsabilité, Paris, Payot, 2009.
-
[30]
Voir notamment Martha Nussbaum, Capabilités : comment créer les conditions d'un monde plus juste, trad. fr. Solange Chavel, Paris, Climats, 2012 ; Amartya Sen, Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, trad. fr. Michel Bessières, Paris, Odile Jacob, 2003.
-
[31]
Voir notamment Augustin Fragnière, « Écologie et liberté : apports et insuffisances de l'écologie politique », in Antonioli Manolda (dir.), Théories et pratiques écologiques : de l'écologie urbaine à l'imagination environnementale, Paris, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2013, p. 137-154 ; « La liberté des Moderns à l'épreuve de la finitude », Natures Sciences Sociétés, vol. 20, 2012, p. 192-200 ; Philip Pettit, Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr. Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2004.
-
[32]
John Baird Callicott, Thinking Like a Planet: The Land Ethic and the Earth Ethic, Oxford, Oxford University Press, 2014.
-
[33]
Andrew Dobson, Green Political Thought, Londres-New York, Routledge, 2000 [3e ed.].
-
[34]
Voir notamment Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2011 [éd. révisée] ; John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. Catherine Audard, Paris, Points, 2011.
-
[35]
Voir notamment Amy Dahan et Stefan Aykut, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations climatiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
-
[36]
Catherine Larrère, « La nature a-t-elle un genre ? Variétés d'écoféminisme », Cahiers du genre, no 59, 2015, p. 103-125 ; « L'éconféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés, vol. 12, no 22, 2012, p. 105-121.
-
[37]
Virginie Maris, « Quelques pistes pour un dialogue fécond entre féminisme et écologie », Multitudes, no 36, 2009, p. 178-184.
-
[38]
Voir notamment Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres-New York, Routledge, 1993 ; « Nature, self, and gender: Feminism, environmental philosophy and the critique of rationalism », Hypatia, vol. 6, no 1, 1991, p. 2-3.
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[39]
Voir par exemple Vandana Shiva, Staying Alive: Women, Ecology and Survival in India, New Dehli, Kali for Women, 1988 ; Maria Mies et Vandana Shiva, Ecofeminism, Londres-New York, Zed Books, 2014 [2e éd.] ; Wangari Maathai, The Green Belt Movement: Sharing the Approach and the Experience, Herndon, Lantern Books, 2004.
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[40]
Voir notamment Ariel Salleh, Ecofeminism as Politics: Nature, Marx and the Postmodern, Londres-New York, Zed Books, 1997.