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Article de revue

Liberté d'expression. Le temps d'en parler

Pages 5 à 11

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Jeremy Waldron, The Harm in Hate Speech, Harvard University Press, Cambridge, Londres, 2012.
  • [2]
    Voir en particulier l'article de Ronald Dworkin, « Existe-t-il un droit à la pornographie ? », in Ronald Dworkin, Une Question de principe, trad. fr. Aurélie Guillain, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1996 [1981] ; ou, sous un angle très différent, Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif (1997), trad. fr. Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, 2004 (qui traite aussi bien de la pornographie que des « discours de haine »).
  • [3]
    Le Premier amendement, ratifié en 1791, proclame : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre ».
  • [4]
    Voir Ruwen Ogien, La Liberté d'offenser, Paris, La Musardine, 2007 ; et Penser la pornographie, Paris, PUF, 2008 [2004].
  • [5]
    Marcela Iacub, De la pornographie en Amérique. La liberté d'expression à l'âge de la démocratie délibérative, Paris, Fayard, 2010.
  • [6]
    Voir Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d'expression, démocratie et discours racistes, Paris, Éditions du CNRS, 2015. L'ouvrage est consacré aux justifications de la législation française contre les discours racistes et révisionnistes.
  • [7]
    Dans l'arrêt Joseph Burstyn, Inc v. Wilson, 343 US 495 (1952), la Cour suprême des États-Unis affirmait que le cinéma était « un vecteur important de la communication des idées » (p. 501), et méritait par conséquent la protection du Premier amendement de la Constitution.
  • [8]
    Conseil constitutionnel, Décision no 94-352 DC du 18 janvier 1995 : les conditions d'encadrement des manifestations touchent « le droit d'expression collective des idées et des opinions ».
  • [9]
    Conseil d'État, Avis no 346.883 du 27 novembre 1989 : le port de signes religieux dans les établissements scolaires « constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses » ­ l'avis précisant que cet exercice doit respecter le principe de laïcité.
  • [10]
    Dans son arrêt Texas v. Johnson, 491 US 397 (1989), la Cour suprême décida à une courte majorité que le fait de brûler le drapeau des États-Unis constituait une « conduite expressive » protégée par le Premier amendement.
  • [11]
    Voir en particulier Alexander Meiklejohn, Free Speech and its Relation to Self-Government, New York, Harper Publishers, 1948 et, plus récemment, Cass Sunstein, Democracy and the Problem of Free Speech, New York, The Free Press, 1993.
  • [12]
    Voir Robert C. Post, « Participatory democracy and free speech », Virginia Law Review, vol. 97, no 3, 2011.
  • [13]
    Voir Vincent Blasi, « The checking value in First amendment theory », American Bar Foundation Research Journal, vol. 2, no 3, 1977.
  • [14]
    Voir C. Edwin Baker, « Scope of the First amendment freedom of speech », UCLA Law Review, no 25, 1977-1978.
  • [15]
    John Milton, Areopagitica (1644), in John Milton, Écrits Politiques, vol. 2, trad. fr. Marie-Madeleine Martinet, Paris, Belin, 1993.
  • [16]
    Baruch Spinoza, Traité Théologico-politique (1670), trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 2007, chap. 16.
  • [17]
    John Stuart Mill, De la liberté, trad. fr. Laurence Lenglet à partir de la traduction de Dupond White, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, chap. 1.
  • [18]
    C'est la position défendue récemment par Corey Brettschneider. Voir Corey Brettschneider, When the State Speaks, What Should it Say? How Democracies Can Protect Expression and Promote Equality, Princeton, Princeton University Press, 2012.
  • [19]
    John Stuart Mill, De la liberté, op. cit., « Introduction ».
  • [20]
    Voir l'article 4 de la DDHC de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (...). »
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1 Que dire sur la liberté d'expression qui n'ait déjà été dit ? Les polémiques à son sujet occupent en effet, à intervalles réguliers, les premières pages des journaux : qu'il s'agisse d'évènements tragiques, comme l'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, ou plus anecdotiques ­ l'énième « dérapage » d'une personnalité quelconque, la liberté d'expression semble noyée dans un excès de discours.

2 Nous considérons que cette prolifération de prises de positions, loin de décourager la recherche, doit l'inciter à s'emparer d'un objet abandonné aux polémiques. Sur ce point, la liberté d'expression est un cas d'école : aussi surprenant que cela puisse paraître, le présent dossier est le premier en France qui soit entièrement consacré à la liberté d'expression, envisagée sous l'angle de la théorie politique et de la philosophie. Ce constat a quelque chose d'étrange : là où des philosophes anglo-saxons de grand renom publient des textes substantiels sur les problèmes posés par les « discours de haine [1] » ou la répression de la pornographie [2], il aurait été impossible, il y a une dizaine d'années, de citer un ouvrage en français abordant la question de la liberté d'expression d'un point de vue philosophique, qui interroge systématiquement ses finalités ou la légitimité des limites qui lui sont posées par les législateurs et les juges.

3 Les causes d'un décalage aussi frappant sont multiples, et ce n'est pas notre ambition de les énumérer ici. Sans doute, le prestige du premier amendement de la constitution des États-Unis [3], ainsi que l'extraordinaire richesse de la jurisprudence de la Cour suprême peuvent expliquer la tendance des philosophes américains à s'emparer volontiers du sujet ­ la réflexion sur la liberté d'expression constituant dès lors une sorte de passage obligé. La situation française est fort différente : la liberté d'expression n'y a pas le même poids symbolique, la jurisprudence constitutionnelle y est plus mince, et la théorie politique normative peine à trouver sa place entre, d'un côté, la philosophie politique consacrée à l'étude de l'histoire de la pensée, et de l'autre, le positivisme juridique dont la tâche est de décrire les règles de droit, mais beaucoup moins de mettre en cause leur légitimité au nom de principes de justice.

4 La parution, ces dernières années, des ouvrages de Ruwen Ogien [4], de Marcela Iacub [5] et d'Ulysse Korolitski [6], est le signe d'un changement progressif. Les controverses politiques et médiatiques relatives à la pornographie, à la pédopornographie, aux propos racistes et antisémites ou encore au négationnisme avaient tendance à devenir si passionnelles que le besoin de conceptualisation devenait urgent. Le présent dossier entend poursuivre ces réflexions et donner à la liberté d'expression la place qu'elle mérite.

5 N'y aurait-il pas, toutefois, une certaine difficulté à aborder un sujet aussi vaste ? Comment, en effet, déceler une unité dans l'ensemble des comportements inclus dans ce que le sens commun qualifie de « liberté d'expression » ? Comme le rappelle Charles Girard dans ce dossier, les textes fondateurs n'évoquent guère la liberté d'expression, mais plutôt la « liberté de parole » (dans le cas du Premier amendement de la Constitution des États-Unis) ou encore « la libre circulation des pensées et des opinions » (dans l'art. 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789), indiquant l'objet central de cette liberté : l'échange d'idées par la parole et l'écrit. Ce n'est que bien plus tard que la formule « liberté d'expression » devint explicitement employée dans des Déclarations de droits fondamentaux (en particulier dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et la Convention européenne des droits de l'homme de 1950). Cette liberté allait progressivement s'étendre à une gamme d'objets et de comportements de plus en plus vaste : des formes artistiques telles que le cinéma [7], mais aussi des comportements tels que la participation à une manifestation [8], le port de signes religieux distinctifs [9], ou encore la « profanation » d'un drapeau national [10] relèvent désormais du champ d'application de la liberté d'expression en tant qu'ils manifestent l'adhésion à des idées, des croyances ou des appartenances. Si l'on ajoute la transformation des moyens de diffusion et la diversité des jurisprudences nationales et supranationales, l'objet semble insaisissable.

6 Or ces évolutions, qui interdisent que l'on définisse la liberté d'expression une fois pour toutes, ne posent pas de graves problèmes du point de vue de la théorie politique. Bien au contraire : n'est-il pas nécessaire de réfléchir à ce que signifient les notions de « parole » et d'« expression » ? De définir ce qu'est un « comportement expressif » ? De conceptualiser la manière dont la liberté d'expression devrait s'articuler avec d'autres libertés fondamentales et d'autres intérêts ? D'analyser les types de préjudice que certaines formes d'expression risquent d'occasionner ? Par ailleurs, le fait que le champ d'application d'une liberté ne cesse d'évoluer logiquement sous l'effet des mutations technologiques et des nouvelles formes de comportements n'empêche pas qu'un problème spécifique se pose constamment : celui des effets. Que des images pornographiques circulent dans des revues ou sur des sites web, l'on se posera la question de leur effet sur des mineurs ; que des appels à la violence soient diffusés dans des pamphlets ou sur la toile, l'on se posera la question de leurs conséquences sur les personnes visées ou sur l'ordre public : autrement dit, on tentera d'évaluer les effets des paroles, des textes et des représentations sur les récepteurs ou sur l'ensemble du public. Il revient alors à la théorie politique de réfléchir à des critères clairs et cohérents permettant de distinguer les formes d'expressions acceptables et les autres en raison de leurs conséquences. Ainsi, toute réflexion générale sur la liberté d'expression et ses limites ne saurait se passer d'exemples et de « cas pratiques » qui auront une grande place dans ce dossier.

Finalités, nature, limites

7Les travaux de théorie politique relatifs à la liberté d'expression abordent trois types de questions : ses finalités, sa nature, et ses limites.

8 La grande majorité des recherches se sont jusqu'à présent attachées à dégager les finalités de la liberté d'expression : il s'agissait de convaincre les lecteurs des bienfaits que la liberté d'expression peut apporter à l'ensemble de la société (et aux individus qui la composent) ; puis d'identifier les formes d'expressions les plus conformes aux objectifs choisis. La réflexion sur les finalités a connu une grande fortune aux États-Unis, où de nombreux auteurs souhaitaient analyser et influencer les décisions de la Cour suprême relatives à l'interprétation du Premier amendement en proposant leur conception propre de ce qui constituait, selon eux, le « noyau » de la liberté de parole. Les manuels de droit constitutionnel se transforment presque, sur ce sujet, en catalogues de théories destinées à identifier les objectifs servis par la liberté d'expression et les formes d'expression correspondantes : la recherche de la vérité, la circulation des informations nécessaire au gouvernement démocratique [11], la constitution d'un espace public de débat continu [12], le contrôle des gouvernants [13], ou encore la réalisation de soi [14].

9 La défense instrumentale de la liberté d'expression n'est pas exclusive au contexte américain. Elle appartient à une tradition prestigieuse, et plus ancienne : celle de John Milton, souhaitant que la vérité et l'erreur puissent se livrer un combat loyal [15] ; de Spinoza pour qui la liberté de parler était non seulement conforme, mais nécessaire à la sûreté de l'État [16], et de John Stuart Mill qui voyait dans cette liberté la condition d'une enquête collective pour rechercher la vérité [17]. De telles argumentations rappellent qu'il a fallu défendre la liberté d'expression dans l'adversité, et convaincre des souverains initialement hostiles à la liberté d'expression, afin que certaines formes d'expression essentielles mais vulnérables (dans les domaines politiques et religieux en particulier) soient protégées. Mais ces justifications posent des problèmes conceptuels considérables : pourquoi privilégier une justification plutôt qu'une autre ? Et surtout, comment identifier les formes d'expression correspondant aux objectifs choisis ? Comment déterminer, par exemple, le caractère « politique » d'un film ou d'une  uvre d'art ?

10 C'est pourquoi nous avons décidé de privilégier des travaux portant sur la nature et les limites de la liberté d'expression, plutôt que sur ses finalités. Les articles réunis ici sont pour la plupart inédits, et ceux qui sont traduits de l'anglais ont été considérablement modifiés ou augmentés. Notre objectif, en réunissant des travaux provenant de la philosophie, mais aussi de la science politique et du droit, était de mettre en perspective les enjeux théoriques généraux avec l'analyse de cas pratiques, plus circonscrits, qui servent à la fois d'aiguillon aux réflexions et de « test » à leur crédibilité. Les études portent généralement sur des sociétés dans lesquelles la liberté d'expression est un droit protégé : il faut bien que cette liberté soit au moins formellement reconnue pour que la question de sa juste application ait un sens.

11 S'interroger sur la « nature » de la liberté d'expression revient en premier lieu à réfléchir sur le type de liberté dont il s'agit : parle-t-on d'une liberté purement négative, caractérisée par la non-interférence de l'État et des législateurs (comme tendrait à le suggérer la formulation du Premier amendement), ou, à l'inverse, d'une liberté dont l'exercice devrait être encadré par des institutions qui garantiraient à chacun une égale capacité à s'exprimer et à être entendu ? Doit-on attendre des représentants des institutions une attitude de neutralité face aux formes d'expressions circulant au sein de la société civile, ou exiger des prises de positions publiques en faveur de certains principes [18] ? Il s'agira en second lieu de s'interroger sur les types de comportements inclus dans la liberté d'expression, et la manière dont elle se distingue ­ et se rapproche ­ d'autres libertés fondamentales.

12 Comment, ensuite, définir les limites de cette liberté ? Est-il possible de trouver des critères cohérents permettant d'en tracer les frontières ? Nous partageons avec de nombreux auteurs la conviction que seule la nuisance à autrui peut justifier des restrictions de la liberté d'expression, conformément au « principe de non-nuisance » souvent associé à l' uvre de John Stuart Mill [19] ­ bien que l'on en trouve des formulations largement antérieures [20]. Corollaire de ce principe : des formes d'expression ne sauraient être interdites en raison de leur seul contenu, mais uniquement pour leurs conséquences éventuelles. Or ces principes généraux font immédiatement surgir de nouveaux problèmes. D'abord, et sans doute s'agit-il d'un constat trivial, les préjudices causés par des formes d'expression ne se laissent pas identifier facilement. Poser des limites revient alors à postuler un lien de causalité toujours hasardeux entre des formes d'expression et des préjudices subséquents ou des torts psychologiques et émotionnels subjectifs dont l'existence même peut toujours être sujette à des désaccords. Par ailleurs, il peut arriver que des manifestations d'hostilité à l'égard de certaines parties de la population se camouflent derrière des opinions ou de simples « constats » d'apparence neutre, ou dans des signes codés dont les cibles ne sont jamais explicitement désignées ­ comme c'est le cas dans certaines figures des « discours de haine » dont il sera question dans ce dossier.

13 Les deux premiers articles proposent un état des lieux des débats théoriques et de l'encadrement juridique de la liberté d'expression. Charles Girard souligne les difficultés de définir le contenu même de cette liberté ; ainsi que l'arbitrage complexe entre, d'un côté, la nécessité de protéger l'expression des opinions et, de l'autre, la prévention des préjudices qui peuvent en résulter ­ le cas de l'expression des opinions racistes ou antisémites étant une parfaite illustration de ce dilemme. Contre une vision « étroite » de la liberté d'expression selon laquelle celle-ci ne consisterait qu'en une restriction de l'intervention de l'État, l'auteur prend parti pour une conception « élargie » : celle-ci prend acte du fait que les menaces pesant sur la liberté d'expression ne proviennent pas seulement de l'action des pouvoirs publics, mais aussi de pressions sociales et d'un accès inégal aux ressources médiatiques, et plaide ainsi pour une action positive des institutions en faveur du pluralisme. Erik Bleich analyse le contexte d'apparition et l'évolution des normes encadrant les « discours de haine » en Europe et aux États-Unis. Il s'agit en effet de l'un des rares domaines dans lequel les contraintes pesant sur la liberté d'expression aient augmenté dans les sociétés occidentales ­ à l'exception notable des États-Unis. Toutefois, l'analyse de la manière dont ces dispositions sont appliquées tempère le constat, et montre qu'elles ne constituent pas, en l'état, de menaces sérieuses pour la liberté d'expression.

14 Les trois articles suivants proposent des analyses de cas plus spécifiques. Thomas Hochmann examine l'interprétation faite par des juges britanniques de la « quenelle » effectuée par le footballeur Nicolas Anelka lors d'un match de championnat. La « quenelle », inventée par l'humoriste Dieudonné, fit grand bruit en France. Et pour cause : il s'agit d'une forme d'expression dont la signification antisémite n'est pas explicite, permettant à ses auteurs de se protéger derrière son ambigüité ­ certains disant qu'il s'agit seulement d'un geste « anti-système ». L'auteur montre qu'il est possible, en droit, d'établir le caractère antisémite de la « quenelle », pour peu qu'elle puisse être interprétée comme telle par un « récepteur moyen ». L'étude illustre également l'intérêt précieux, pour interpréter des formes d'expression et leur nocivité éventuelle, de certaines notions de philosophie du langage.

15 Pour comprendre selon quels critères cette nocivité peut être évaluée, Jean-Baptiste Amadieu a étudié une institution bien particulière : la Congrégation de l'Index de l'Église catholique, dont les critères de jugement sont aussi exotiques que familiers. Exotiques, car l'objectif de l'Index était de protéger la foi et les m urs des lecteurs ­ motifs de répression qui, aujourd'hui, seraient jugés illégitimes. Mais familiers également, car les interrogations de la congrégation rappellent à bien des égards celles des instances actuelles qui ont à juger des textes et des images : les qualités stylistiques d'une  uvre sont-elles une circonstance atténuante, ou un facteur aggravant ? Faut-il distinguer différents types de publics ? Ces questions, qui se posent aujourd'hui encore à une institution telle que la Commission de classification des films, ont été abordées par l'Index avec une subtilité frappante.

16 La nocivité des énoncés est également au c ur de la contribution d'Ulysse Korolitski. Son analyse des justifications de la répression du révisionnisme en France dissipe un contresens fort répandu, et qui fut à l'origine de polémiques virulentes. Certains considèrent que la « Loi Gayssot » instaura en France un « délit d'opinion » et une « vérité officielle ». Or ce point de vue, parfois défendu par des partisans de la loi, se méprend sur l'opération propre du droit : il ne s'agit pas de réfuter un mensonge (le droit n'ayant pas la capacité d'imposer une histoire officielle), mais de réprimer des propos jugés dangereux dans un contexte politique et social particulier. La distinction est subtile, mais elle doit selon l'auteur être maintenue : ce n'est pas la « thèse » révisionniste qui est réprimée au nom de la défense de la vérité, mais bien l'acte de langage dont elle est porteuse.

17La contribution de Monique Canto-Sperber confirme, tout en adoptant un point de vue plus général, l'analyse d'Ulysse Korolitski. L'étude porte sur l'argument de la « recherche de la vérité », associé à Mill, pour défendre l'expression de toutes les opinions. Or l'argument se révèle insuffisant : si la recherche de la vérité n'est pas une justification adéquate pour réprimer le révisionnisme, elle ne saurait pas davantage être invoquée pour protéger l'expression d'opinons violentes dont le but n'est pas d'enrichir le débat public, mais d'inciter à la violence et à la haine contre des minorités. Mais rien n'indique, par ailleurs, que la répression de ces formes d'expression soit un moyen efficace de les faire disparaître. L'auteure suggère qu'une reprise ironique et théâtrale des propos litigieux permettrait d'en désamorcer les effets.

18L'article de Thomas M. Scanlon, augmenté d'un post-scriptum spécialement écrit pour ce numéro, clôt le dossier sur une réflexion plus globale sur le rôle que joue la liberté d'expression dans un système de tolérance. La liberté d'expression n'est pas seulement un droit constitutionnellement reconnu : c'est également un aspect fondamental de ce que l'auteur appelle la « politique informelle de la vie sociale », par laquelle les individus tentent de rendre la société conforme à leurs croyances et à leurs aspirations. Et c'est la raison pour laquelle l'exercice de cette liberté, qui tend à modifier l'environnement sensible d'une société, a parfois quelque chose de menaçant.

19 L'attitude de tolérance défendue par Scanlon pourrait alors constituer un test de l'attachement réel des sociétés occidentales à la liberté d'expression : protéger les formes d'expressions conformes aux valeurs fondamentales d'une société n'est pas une chose difficile ; c'est dans le fait de laisser les « ennemis » s'exprimer que réside la véritable épreuve de la liberté d'expression.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Jeremy Waldron, The Harm in Hate Speech, Harvard University Press, Cambridge, Londres, 2012.
  • [2]
    Voir en particulier l'article de Ronald Dworkin, « Existe-t-il un droit à la pornographie ? », in Ronald Dworkin, Une Question de principe, trad. fr. Aurélie Guillain, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1996 [1981] ; ou, sous un angle très différent, Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif (1997), trad. fr. Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam, 2004 (qui traite aussi bien de la pornographie que des « discours de haine »).
  • [3]
    Le Premier amendement, ratifié en 1791, proclame : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre ».
  • [4]
    Voir Ruwen Ogien, La Liberté d'offenser, Paris, La Musardine, 2007 ; et Penser la pornographie, Paris, PUF, 2008 [2004].
  • [5]
    Marcela Iacub, De la pornographie en Amérique. La liberté d'expression à l'âge de la démocratie délibérative, Paris, Fayard, 2010.
  • [6]
    Voir Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d'expression, démocratie et discours racistes, Paris, Éditions du CNRS, 2015. L'ouvrage est consacré aux justifications de la législation française contre les discours racistes et révisionnistes.
  • [7]
    Dans l'arrêt Joseph Burstyn, Inc v. Wilson, 343 US 495 (1952), la Cour suprême des États-Unis affirmait que le cinéma était « un vecteur important de la communication des idées » (p. 501), et méritait par conséquent la protection du Premier amendement de la Constitution.
  • [8]
    Conseil constitutionnel, Décision no 94-352 DC du 18 janvier 1995 : les conditions d'encadrement des manifestations touchent « le droit d'expression collective des idées et des opinions ».
  • [9]
    Conseil d'État, Avis no 346.883 du 27 novembre 1989 : le port de signes religieux dans les établissements scolaires « constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses » ­ l'avis précisant que cet exercice doit respecter le principe de laïcité.
  • [10]
    Dans son arrêt Texas v. Johnson, 491 US 397 (1989), la Cour suprême décida à une courte majorité que le fait de brûler le drapeau des États-Unis constituait une « conduite expressive » protégée par le Premier amendement.
  • [11]
    Voir en particulier Alexander Meiklejohn, Free Speech and its Relation to Self-Government, New York, Harper Publishers, 1948 et, plus récemment, Cass Sunstein, Democracy and the Problem of Free Speech, New York, The Free Press, 1993.
  • [12]
    Voir Robert C. Post, « Participatory democracy and free speech », Virginia Law Review, vol. 97, no 3, 2011.
  • [13]
    Voir Vincent Blasi, « The checking value in First amendment theory », American Bar Foundation Research Journal, vol. 2, no 3, 1977.
  • [14]
    Voir C. Edwin Baker, « Scope of the First amendment freedom of speech », UCLA Law Review, no 25, 1977-1978.
  • [15]
    John Milton, Areopagitica (1644), in John Milton, Écrits Politiques, vol. 2, trad. fr. Marie-Madeleine Martinet, Paris, Belin, 1993.
  • [16]
    Baruch Spinoza, Traité Théologico-politique (1670), trad. fr. Charles Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 2007, chap. 16.
  • [17]
    John Stuart Mill, De la liberté, trad. fr. Laurence Lenglet à partir de la traduction de Dupond White, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, chap. 1.
  • [18]
    C'est la position défendue récemment par Corey Brettschneider. Voir Corey Brettschneider, When the State Speaks, What Should it Say? How Democracies Can Protect Expression and Promote Equality, Princeton, Princeton University Press, 2012.
  • [19]
    John Stuart Mill, De la liberté, op. cit., « Introduction ».
  • [20]
    Voir l'article 4 de la DDHC de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (...). »
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