Notes
-
[1]
Dominique Mehl, La télévision de l'intimité, Paris, Seuil, 1996.
-
[2]
Charlotte Brunsdon, « Lifestyling Britain: The 8-9 slot on British television », International Journal of Cultural Studies, vol. 6, no 1, 2003, p. 5-23.
-
[3]
Amanda Hall Gallagher et Lisa Pecot-Hebert, « "You Need a Makeover!": The social construction of female body image in "A Makeover Story", "What Not to Wear", and "Extreme Makeover" », Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, vol. 5, no 1, 2007, p. 57-79.
-
[4]
Frédéric Antoine, « Le télé-coaching ou la légitimation de la télé-réalité », Télévision, no 1, 2010, p. 65-78.
-
[5]
On retrouve ces mêmes techniques de construction de l'expertise dans les émissions de coaching sexuel. Voir Laura Harvey et Rosalind Gill, « The Sex Inspectors: Self-help, makeover and mediated sex », in Karen Ross (dir.), Handbook on Gender, Sexualities and Media, Oxford, Blackwell, 2011.
-
[6]
Micky McGee, Self-Help, Inc.: Makeover Culture in American Life, Oxford, Oxford University Press, 2005.
-
[7]
Noel Burch, « Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux, no 99, 2000, p. 99-130.
-
[8]
Sur la définition du néo-féminisme à travers une étude de la culture médiatique et des publicités, voir Rosalind Gill, « Postfeminist media culture: Elements of a sensibility », European Journal of Cultural Studies, vol. 10, no 2, 2007, p. 147-166 et Rosalind Gill, « Culture and subjectivity in neoliberal and postfeminist times », Subjectivity, no 25, 2008, p. 432-445.
-
[9]
Le terme de backlash désigne ici une contre-offensive insidieuse qui, tout en apparaissant progressiste, promeut un retour aux valeurs dominantes et traditionnelles, notamment en terme de genre. Angela McRobbie invite quant à elle à voir dans les prolongements du féminisme dans la culture populaire un des traits constitutifs de cette contre-offensive. Voir Susan Faludi, Backlash: The Undeclared War Against American Women, Londres, Vintage, 1991 ; Angela McRobbie, The Aftermath of Feminism, Los Angeles, Londres, New Dehli, Singapour, Washington DC, Sages publications, 2009.
-
[10]
Virginie Spies, Télévision, presse people : Les marchands de bonheur, Paris, de Boeck/INA, 2008, chap. « M6. Une chaîne qui s'occupe de tout. À chaque bonheur son "coach" », p. 51-67.
-
[11]
Nelly Quemener, « Relookez-vous ! Des plateformes numériques à l'appui du spectateur expert de son propre look », Études de Communication, no 44, 2015, p. 29-46.
-
[12]
Marc Andrejevic, Reality TV. The Work of Being Watched, Lanham, MD, Rowman & Littlefield Publishers, 2004.
-
[13]
Éric Macé, La société et son double, Paris, Armand Colin-INA, 2006.
-
[14]
Un élément très présent dans l'analyse des dispositifs télévisuels. Voir Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, « Les imaginaires de la parole télévisuelle. Permanences, glissements et conflits », Réseaux, no 12, 1994, p. 13-38.
-
[15]
On peut à ce titre citer les travaux fondateurs d'Anne-Marie Dardigna, La presse « féminine ». Fonction idéologique, Paris, Maspéro, 1978, ou encore les études plus récentes de Marianne Charrier-Vozel et Béatrice Damian-Gaillard, « Sexualité et presse féminines. Éros au pays du dévoilement de soi », MEI « Médiation et information », no 20, 2004, p. 75-82.
-
[16]
Brenda R. Weber, « Makeover as takeover: scenes of affective domination in Makeover TV », Configurations, vol. 15, no 1, 2007, p. 77-99.
-
[17]
Cette logique du dégoût est notamment mentionnée à plusieurs reprises dans les travaux de Rosalind Gill, « Culture and subjectivity in neoliberal and postfeminist times », art. cité et de Laura Harvey et Rosalind Gill, « The Sex Inspectors: Self-help, makeover and mediated sex », art. cité.
-
[18]
Sur la mise en scène de la paternité dans les séries françaises, voir Sarah Lécossais, « Les mères ne sont pas des parents comme les autres », Revue française des sciences de l'information et de la communication [En ligne], no 4, 2014, mis en ligne le 15 janvier 2014.
-
[19]
Éric Maigret, « Strange grandit avec moi. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros », Réseaux, no 70, 1995, p. 79-103.
-
[20]
Rosalind Gill, « Beyond the "Sexualization of Culture" Thesis: An Intersectional Analysis of "Sixpacks","Midriffs" and "Hot Lesbians" in Advertising », Sexualities, vol. 12, no 2, 2009, p. 137-160, p. 146.
-
[21]
Howard S Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié, 1985 (1963).
-
[22]
À ce titre, voir Jean-Baptiste Comby et Matthieu Grossetête, « La morale des uns ne peut pas faire le bonheur de tous. Individualisation des problèmes publics, prescriptions normatives et distinction sociale », in Philippe Coulangeon et al., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 341-353.
-
[23]
Sur la sexualisation du corps féminin dans la culture populaire, voir Feona Attwood, « Sexed up: theorizing the sexualization of culture », Sexualities, vol. 9, no 1, 2006, p. 77-94 et Rosalind Gill, « Beyond the "Sexualization of Culture" Thesis... », art. cité.
-
[24]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, trad. fr. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005 [1990].
-
[25]
Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, trad. fr. Marie-Pierre Pouly, Paris, Éditions Agone, 2015.
-
[26]
Judith Franco, « Extreme Makeover. The politics of gender, class, and cultural identity », Television & New Media, vol. 9, no 6, 2008, p. 471-486 ; Laurie Ouellette et James Hay, « Makeover television, governmentality and the good citizen », Continuum: Journal of Media & Cultural Studies, vol. 22, no 4, 2008, p. 471-484.
-
[27]
Janice Radway, « Lectures à "l'eau de rose". Femmes, patriarcat et littérature populaire », trad. fr. Béatrice Le Grignou, Politix, vol. 13, no 51, 2000 [1984], p. 163-177.
-
[28]
Angela McRobbie, The Aftermath of Feminism, op. cit.
1« Change de look », « Les Reines du shopping », « Relooking Extrême »... Les émissions de relooking n’ont cessé de se multiplier au cours de la décennie 2000-2010. Adoptant des formats variés, leur objectif premier est la mise en scène d’une transformation, le plus souvent vestimentaire, d’un candidat ou d’une candidate. À la charnière d’une télévision de l’intimité propice au récit de soi [1] et des programmes lifestyle aux vertus pédagogiques [2], les émissions de relooking françaises proposent une version édulcorée de la transformation par rapport à leurs aînées angloaméricaines. Loin de la chirurgie esthétique d’« Extreme Makeover » ou de « The Swan », elles consistent principalement en un accompagnement personnalisé vers une nouvelle apparence, jouant sur le double tableau de la dérision – on s’amuse, voire on se moque des candidat(e)s au relooking et surtout de leur apparence de départ – et de l’empathie – la rencontre avec le ou la coach donne lieu à des séquences de confession intime, ayant trait au corps, à la conception de soi, au poids du regard extérieur. Au travers de cette démarche, il s’agit en outre de donner aux spectateurs et spectatrices toute une série d’astuces, de combines et de conseils permettant de reproduire les gestes « à la maison » et d’élaborer son propre « look » à partir des règles préétablies par les émissions. Au coeur de ces dernières se tient la figure du coach ou de l’« expert(e) en image », véritable « révélateur de la personnalité [3] » et « agent mobilisateur de l’individu qu’il prend en charge [4] ». Érigé en modèle d’élégance ou d’originalité, il joue le rôle de prescripteur du bon goût, adoptant une attitude et une terminologie qui valident en permanence sa connaissance du « bon » et du « mauvais » look [5].
2Cette contribution se propose de revenir sur deux émissions de relooking de la chaîne M6, « Nouveau look pour une Nouvelle Vie » (NLPNV) et « Belle Toute Nue » (BTN), qui ont pleinement participé de l’avènement d’une « culture du makeover » en France [6]. Par leur longévité et leur rôle précurseur dans la mise en scène du coaching vestimentaire, ces deux émissions se sont imposées comme le lieu par excellence d’élaboration des règles de l’apparence et des gestes permettant de « mettre en avant » ou au contraire « camoufler » certains traits physiques. Par leurs dimensions normatives évidentes, elles permettent en outre de saisir les logiques de valorisation de certains modèles de féminité et de masculinité, dont nous verrons qu’ils sont articulés aux rapports sociaux de classe et de race. Au-delà, elles donnent à voir une certaine conception du sujet du relooking, orienté vers la recherche du bonheur et la réalisation de soi, dont il est possible d’envisager les contours discursifs et affectifs. Au travers de l’analyse socio-sémiotique d’un corpus de quinze épisodes – dix épisodes de NLPNV et cinq épisodes de BTN, sélectionnés sur la base d’un épisode par an –, nous proposons par conséquent d’identifier les processus de redéfinition de la féminité et, dans une moindre mesure, de la masculinité ainsi que les régimes disciplinaires qui les accompagnent. Pour cela, nous avons élaboré une grille d’analyse à trois niveaux : la structuration des émissions, c’est-à-dire le dispositif télévisuel et le séquençage ; la construction des « personnages » (présentateur ou présentatrice, expert(e)s, candidat(e)s), leurs motivations, leurs apparences et leurs modes d’expression ; la mise en scène de la transformation (looks, réactions des proches, interactions entre candidat(e) et coach).
3 Nous défendrons ici que les émissions de relooking analysées se construisent sur une ambivalence, un double speak tel que l’évoquait Noël Bruch à propos du cinéma hollywoodien [7]. En proposant aux candidats (et principalement aux candidates) de reprendre le contrôle de leur corps, elles sont le lieu de promotion d’un empowerment à l’échelle individuelle, dans lequel il est possible de voir les traces d’un « néo-féminisme », caractérisé par la valorisation d’une féminité autonome, active, maîtresse de son corps et de sa sexualité et le rejet de la soumission, de la passivité, de la retenue [8]. Pourtant, ce « néo-féminisme » est aussi porteur d’effets de backlash, qui se caractérisent par le maintien, pour seul horizon souhaitable, de la différence des sexes dans le couple hétérosexuel, le primat du désir masculin et la sexualisation du corps féminin [9]. Les émissions dessinent un sujet responsable de sa propre vie et maître de ses choix, et un idéal de féminité et de masculinité blanches, urbaines, de classe moyenne voire bourgeoise. Autant d’éléments qui rendent compte du devenir du « féminisme » une fois incorporé dans la culture populaire et pris dans les filets du capitalisme libéral.
Entre témoignage et astuces
4 Les deux émissions choisies pour cette étude de corpus nous intéressent en tant qu'elles ont participé à faire advenir dans les imaginaires télévisuels en France la notion même de relooking. À ce titre, elles sont de parfaits produits de M6, la chaîne qui « s'occupe de tout » en faisant appel « à des personnes pratiquant un métier très à la mode dans les années 2000 : les coach [10] ». De « C'est du propre » à « D&Co » en passant par « Vendre appartement ou maison », M6 a ainsi fait de la « télévision d'accompagnement » le c ur de sa stratégie de programmation [11], appropriant à des échelles locales des formats d'émissions anglo-américaines, circulant au niveau transnational [12]. Dans ces émissions d'accompagnement, il s'agit de prendre en charge les traumatismes des individus et leurs problèmes du quotidien, pour les amener vers un mieux-être, et même plus, vers la conquête du bonheur. Parce qu'elles s'appuient sur des témoignages de gens ordinaires et se proposent d'apporter des solutions aux maux contemporains, les émissions de coaching, ici de relooking, sont à l'image de certaines tensions et préoccupations du monde social elles sont la société telle qu'elle se donne à voir [13] et telle que les producteurs l'imaginent pour les publics [14]. Parce qu'elles se posent en substitut des institutions familiale, sociale, médicale dans la prise en charge des individus, elles présentent une dimension injonctive, invitant chacun, au moyen de séquences d'astuces et de conseils, de tutoriels postés sur les sites officiels ou les pages Facebook, à se prendre en charge et à se réaliser dans l'agir et le faire.
5 On retrouve ces deux dimensions dans les dispositifs des émissions de relooking sélectionnées. NLPNV apparaît pour la première fois en 2004 sur la chaîne M6 et se donne pour objectif de « réaliser le rêve » de plusieurs candidates ou candidats, en les aidant à changer d'apparence. Au fil de son existence, l'émission connaît plusieurs formats et des taux d'audience variables, en fonction des stratégies de programmation. D'abord présentée par Véronique Mounier, elle suit durant les premières saisons cinq candidates par épisode, chacune étant conseillée par deux à trois expert(e)s en image, généralement styliste, maquilleur, et coiffeur visagiste. Alors diffusée sur la tranche 20h30-22h30, elle remporte l'adhésion du public avec, en 2006, des taux d'audience allant jusqu'à 2,9 millions, soit 11,9 % de parts de marché. À partir de 2008, l'émission est pendant un temps présentée par deux expertes en image, Émilie Albertini et Cristina Cordula. Diffusée à 22h30, elle poursuit sur sa lancée avec des soirées regroupant 2,5 millions de personnes, soit 17 % des parts d'audience, bien loin des séries américaines diffusées sur TF1 qui comptabilisent 400 000 téléspectateurs et téléspectatrices. En 2010-2012, huit ans après la première diffusion, l'émission compte trente-cinq épisodes et fait l'objet de plusieurs dizaines de rediffusions. Généralement programmées en deuxième partie de soirée, ces rediffusions multiples s'accompagnent d'une baisse des taux d'audience avec environ 1,1 million de spectateurs, soit 8 % de parts de marché. NLPNV n'est par ailleurs plus portée que par une seule « experte en image », Cristina Cordula, et se concentre sur deux candidats ou candidates par épisode. Quelles que soient les saisons, chaque épisode alterne les moments de confession des raisons pour lesquelles les candidat(e)s font appel aux conseils d'expert(e)s moments pendant lesquels sont évoqués les malaises physiques, la baisse de désir dans le couple et les aspirations au changement et les séquences de transformation de l'apparence du candidat ou de la candidate garde-robe, coiffure, maquillage, soins esthétiques, dentaires ou optiques , souvent agrémentées de tutoriels et de démonstrations. À la fin de la transformation globale, les participant(e)s de l'épisode s'exposent, comme au début de l'émission, à un micro-trottoir qui valide le travail de relooking effectué par l'émission ainsi qu'au regard admiratif de leur entourage.
6 Dans la même veine, l'émission « Belle toute nue » (BTN), diffusée pour la première fois en 2008 sur la chaîne M6, propose de prendre en charge des femmes « mal dans leur peau » afin qu'elles se voient « telles qu'elles sont vraiment » et se « réconcilient avec leur corps ». Portée par le présentateur-coach William Carminolla et uniquement diffusée sur la tranche 22h30-minuit, l'émission connaît une moindre résonance et une moindre longévité elle subit un arrêt brutal en 2012, avant de réapparaître sur les écrans en 2015 sur une chaîne de la TNT, W9, appartenant au groupe M6, présentée par un nouvel animateur, Chris Carvalho. Entre 2008 et 2012, l'émission a pourtant un succès d'audience quasiment équivalent à NLPNV, comptabilisant lors de sa première diffusion 3,3 millions de spectateurs et spectatrices, puis oscillant les années suivantes entre 1,5 et 2,2 millions de spectateurs et spectatrices, soit une moyenne de 15 % de parts d'audience. Moins directement portée sur la transformation de l'apparence, BTN met davantage l'accent sur l'aspect psychologique dans l'acceptation de soi et tend à faire du relooking vestimentaire un élément parmi d'autres de cette quête de confiance. Comme pour NLPNV, chaque épisode se compose de deux moments. Le premier relève d'une séquence de confession, d'abord face caméra puis en tête-à-tête avec le coach, et de témoignages des proches, qui contribuent à donner toute son « authenticité » au mal-être évoqué. Le second moment consiste en une série d'exercices, d'épreuves et de conseils vestimentaires, amenant la candidate à transformer le regard porté sur son corps et à faire l'apprentissage de sa maîtrise. L'émission finit en apothéose, au travers d'une séance photo ou d'un défilé nu des candidates lors de l'étape ultime de leur transformation.
7 BTN se consacre durant les années de notre corpus, exclusivement à des candidates. Seul un épisode, le dernier diffusé en 2012, comprend un candidat homme. Pour faciliter la comparaison avec NLPNV, nous portons dans l'analyse qui suit une attention particulière aux enjeux liés à la féminité. Cette démarche se justifie par la place centrale accordée aux femmes dans les deux émissions, ainsi que le nombre plus important de candidates que de candidats. Elle a par ailleurs pour vertu de permettre de déployer les modes d'interpellation et les normes de beauté d'une émission qui, par ses thématiques, semble davantage s'adresser à des publics féminins. Comme nous le mentionnons toutefois, il existe bien un traitement différencié de la masculinité, que l'on peut notamment saisir dans NLPNV. Celui-ci participe d'une dynamique de sexualisation plus générale des corps dans l'émission, elle-même inscrite dans des rapports sociaux de classe, de genre et de race.
« Moderniser » la féminité et la masculinité
8 L'association du récit de soi et de la visée pédagogique participe pleinement de la mise en discours du relooking et de sa légitimation à l'échelle de l'émission. Les émissions en question se donnent d'abord à voir comme des réceptacles des dilemmes contemporains en matière de temps, d'apparence ou encore d'estime de soi. À ce titre, on remarque que les deux émissions s'attachent plus particulièrement aux problématiques dites « féminines », évoquant tour à tour les transformations corporelles liées à l'âge ou à la grossesse, la baisse du désir masculin ou encore la difficulté de combiner vie familiale et professionnelle, en écho aux thématiques de la presse féminine [15]. Mais ces problématiques sont aussi celles d'une certaine classe sociale. L'épisode d'ouverture de la plus ancienne des deux émissions de notre corpus, NLPNV, montre par exemple cinq femmes qui se sont « oubliées » à force de passer « après le mari, après les enfants, après la maison, après le ménage, après les courses, après tout ce qui (leur) paraît indispensable » (émission du 26 octobre 2004). Femmes au foyer, femmes confrontées à la double journée, toutes sont filmées en train de s'occuper des enfants, de leur mari et des tâches domestiques, dans des tenues d'intérieur présentées comme « pratiques » et « confortables » constituées d'un pantalon large, d'un sweat-shirt ou d'une polaire délavés. Quand ce n'est pas la vie familiale, c'est l'univers professionnel qui est désigné comme un frein au souci de soi, à travers les cas de candidates faisant « un métier d'hommes », tels cheffe cuisinier, chauffeure de bus ou responsable des déchets d'une municipalité. L'émission, dans sa version la plus ancienne, exacerbe ainsi certains marqueurs d'appartenance sociale, inscrivant les candidates dans une classe populaire dont elle produit une image stéréotypée. Cette dernière se voit associée à des schémas familiaux inégalitaires que l'émission donne à voir comme une « réalité » qu'il s'agirait de prendre en charge plutôt que de remettre en cause, ainsi qu'à une masculinisation de l'apparence, liée au milieu professionnel, antinomique avec un certain idéal de féminité.
9 Au-delà du potentiel d'identification qu'elles peuvent susciter, ces tranches de vie sont le ressort d'une mise à distance qui vient justifier et asseoir la nécessité du relooking. Quoique moteurs d'empathie, les candidates sont soumises à toute une série de procédés de disqualification qui les érigent en véritables figures repoussoirs de la féminité, en tant qu'elles seraient incompétentes à s'habiller et irresponsables à l'égard de la survie de leur couple. Ces procédés de dépréciation prennent forme notamment dans des séquences d'humiliation publique [16], lors desquelles des passants dans la rue donnent leur avis sur le look de la candidate. Ces séquences jouent à la façon d'un couperet tant elles usent de termes dévalorisants « pas féminine du tout », « pas séduisante », « je ne me retournerai pas sur elle dans la rue » et traduisent, tout en contribuant à susciter, une sorte de dégoût et de distance à l'égard des apparences physiques exposées [17]. L'émission exacerbe également la gravité du mal-être, dans des scènes de vie familiale peuplées de visages fermés, de regards tristes, de silhouettes sombres, et filmées sous une lumière blafarde. Dans les premiers épisodes, ce dispositif se trouve redoublé par les propos de candidates invitées à expliciter une volonté d'effacement, à l'instar de Ghislaine, 43 ans : « Physiquement j'ai pas envie qu'on me remarque. J'ai envie qu'on me remarque pour ce que je dis, toutes les choses que je fais, mais pas pour mon physique. J'ai pas envie qu'on me voit. Et là j'ai un peu le look sac, passe-muraille. » (émission du 26 octobre 2004). Chaque fois, l'émission se donne pour objectif de combattre ce qui, une fois énoncé par les candidates et répété par la voix off, est signifié comme une incompétence à s'habiller (« elle ne sait plus comment faire »), un « manque de soin » et de confiance, une « peur » de se faire remarquer, une volonté de se camoufler et d'éviter les regards. Pour cela, elle propose de révéler une « féminité refoulée » ou de montrer « qu'on peut faire un métier d'homme en étant séduisante », « être à l'aise tout en étant élégante », « avoir cinquante ans et séduire ». Toutes les situations vécues sont présentées comme compatibles avec l'idée de séduction, d'action et de maîtrise de ses atouts.
10 En incluant des hommes parmi les candidats à partir de la deuxième année, l'émission NLPNV devient également le lieu d'une évaluation des différents types de masculinité. On voit sur ce terrain émerger de nouvelles figures repoussoirs, à leur tour tournées en dérision, à l'instar de Nicolas, « un informaticien à l'ancienne » « peu séduisant », célibataire et fan de jeux vidéos (émission du 15 mars 2005), rappelant l'imaginaire du geek, ou de Thierry, un « papa de trois enfants » qui « vit dans les années 80 » (émission du 16 janvier 2006). À l'échelle de l'ensemble de l'émission, on note néanmoins que les « looks ringards » des candidats sont abordés avec une certaine bienveillance, notamment lorsqu'ils sont portés par des hommes investis dans la prise en charge des tâches domestiques et des enfants. Les candidats, contrairement aux candidates, voient rarement leur couple en danger : leurs qualités paternelles les protègent contre toute séparation, ils apparaissent comme des perles rares, sont qualifiés par des termes laudatifs tels que « pères attentifs » ou « papas poules » [18]. Au travers de ces procédés, l'émission valorise une certaine masculinité, égalitaire et engagée dans la vie familiale, et dans des pratiques habituellement associées au féminin, à l'instar du souci de soi [19]. Elle condamne en outre implicitement l'appétence à la virilité et la négligence, qu'elle associe à la classe populaire. Si cette redéfinition de la masculinité est possible, c'est toutefois qu'elle s'inscrit dans le cadre d'une hétérosexualité sans cesse réaffirmée au moyen de séquences d'apprentissage des règles de séduction et d'élégance [20].
11 Aux pratiques vestimentaires qu'elle réprouve, l'émission NLPNV propose deux réponses. La première, qui correspond aux saisons initiales du programme, consiste à proposer un idéal de genre explicitement inscrit dans un ethos de classe supérieure. Les candidats sont amenées dans « une avenue de rêve, l'avenue Montaigne », pour faire du shopping, et pénètrent dans les « salons privés » de coiffeurs visagistes de renom. Cette déambulation urbaine sert la promotion des différents intervenants : les noms de marques de magasin et des expert(e)s sont clairement affichés en bas de l'écran informations relayées sur le site web de l'émission à partir des années 2010. L'émission propose donc à des personnes issues de la classe populaire un voyage initiatique dans le monde de la mode et du « bon goût ». Condescendant(e)s, plein(e)s d'assurance, les « expert(e)s » incarnent quant à eux/elles un milieu branché et huppé, maître des codes de la bourgeoisie et du luxe et apte à éduquer la classe populaire. Ils ou elles sont filmé(e)s en train d'ausculter les candidats de la tête aux pieds, avant d'apposer leur diagnostic face caméra. Il s'agit la plupart du temps de « moderniser », « rajeunir », « structurer » ou « déstructurer », un ensemble d'expressions qui renvoie la personne « relookée » du côté de la ringardise, du mauvais goût, et de l'archaïsme. Le rôle de l'expert(e) est donc prescripteur à l'égard de ces membres de la classe populaire : il ou elle édicte les règles du bon goût et condamne certaines pratiques, qui renvoient implicitement à l'univers du kitsch trop de couleurs, maquillage trop appuyé ou absence de maquillage, vêtements larges et « difformes ». Ici, l'émission NLPNV se donne le rôle de véritable « entrepreneur de morale [21] » : elle assoit le pouvoir et le prestige des experts en image et disqualifie les groupes sociaux qui ne répondent pas à ces normes. Elle ne laisse aucune possibilité de voir dans les pratiques des classes populaires l'expression d'une position, en contradiction ou en résistance, dans les rapports de classe.
Le relooking comme empowerment
12 La seconde réponse développée par NLPNV à ces « mauvais » looks marque un tournant dans la mise en scène de la démarche de relooking, également à l' uvre dans l'émission BTN, avec la centralité donnée au pouvoir d'agir individuel. À la mise en scène du cercle fermé du luxe et de la modernité se substitue progressivement une rhétorique qui consiste à enjoindre chaque candidat à se prendre en charge. Cela est notamment sensible dans NLPNV à partir de 2008, lorsque l'émission se recentre autour des présentatrices Émilie Albertini et Cristina Cordula et plus encore en 2010 lors de la prise en main complète de l'émission par cette dernière. Ancienne mannequin au physique élancé et à l'accent brésilien prononcé, elle incarne un modèle d'élégance et de bon goût. Elle est la caution qui fait autorité, mais aussi celle qui, par ses mimiques souvent exagérés, ses expressions répétitives « magniiiifiiique » ; « gé-nial ! » ; « j'a-dore ma chérie ! » et son look tiré à quatre épingles désacralisent le processus même du relooking. La mise au premier plan de sa personna s'accompagne d'un ressort comique de plus en plus marqué, tout particulièrement dans les scènes d'essayage qui se transforment souvent en une confrontation entre la coach et le candidat ou la candidate. Certes, il s'agit toujours de prôner un certain idéal de beauté et celui-ci devient l'objet d'une âpre négociation, largement mise en scène par l'émission au travers des regards tantôt affolés, tantôt désespérés des relookeuses et des commentaires installant de faux suspens : « Notre équipe de relookeurs va-t-elle réussir à passer outre les résistances de nos candidats ? » ; « Acceptera-t-il de suivre les conseils de Cristina ? ». Cette négociation détourne l'attention de la conflictualité de classe au profit d'un goût personnel et d'une confrontation interindividuelle « j'aime pas cette couleur » ; « ça ne me correspond pas ».
13 Cette mise en scène divertissante et ludique renforce l'idée d'une quête de soi à travers le look : il s'agit d'un jeu dont l'objectif est de trouver la combinaison « juste » pour une personnalité singulière, diminuant au passage la valeur esthétique « absolue » de chaque look. Ce recentrage sur la dimension personnelle du look s'accompagne dans NLPNV d'une rhétorique de l'action en apparence émancipatoire. Le relooking est ainsi présenté comme l'occasion pour les candidates de reprendre en main leur apparence, mais aussi leur moi intime : il s'agit de s'assumer, d'« apprendre à s'aimer », d'« oser », de réagir et « se remettre en cause ». Par ces termes, le look se voit élevé au rang d'outil d'empowerment aux vertus performatives. Il est la condition et la marque d'une reprise de confiance en soi ; il réalise ce qu'il énonce. Surtout, cette rhétorique du choix, de la liberté et de l'agir tend à dénier les difficultés inhérentes tout à la fois aux conditions matérielles des femmes de classe populaire montrées à l'écran et à la division sexuelle du travail. Les candidates, dont la représentation est sujette à un processus d'individualisation, voient leurs pratiques taxées d'égoïstes, d'irresponsables, d'inconscientes, de potentiellement dangereuses pour leur entourage, notamment familial, lorsqu'elles ne se soumettent pas aux normes de l'apparence [22]. Cette tonalité émancipatoire, dans laquelle on peut voir les traces d'une circulation du discours féministe, n'aurait par ailleurs pas autant de poids si elle ne s'accompagnait d'une adresse aux candidats, qui se trouvent à leur tour enjoints de « prendre soin d'eux », comme pour rappeler que la beauté est surtout une exigence du couple hétérosexuel.
14 De son côté, l'émission BTN se donne pour mission de traiter des problèmes d'estime de soi et des injonctions à la minceur qui pèsent sur des femmes aux corps « ordinaires ». Elle se rapproche en ce sens du discours de NLPNV dans sa seconde version : il ne s'agit pas de montrer des mères de famille qui pâtissent d'une double contrainte (famille et travail), mais bien d'accuser les pressions normatives exercées sur les femmes et les logiques de dépréciation de soi qu'elles produisent. Le propos se construit ainsi au moyen d'une dénonciation des idéaux et des normes de beauté imposés par les magazines et d'une victimisation de celles qui tentent de s'y conformer sans y parvenir. Les séquences d'ouverture sont à ce titre l'occasion d'une dramatisation excessive des situations vécues. On y voit les candidates marchant seules au loin, couvrant leur corps pour le cacher, sur fond de musique triste. Puis elles sont invitées à exposer leurs complexes, leurs souffrances et leur mal-être. Nombreuses sont celles qui pleurent lors de leurs premiers passages devant le miroir, disant qu'elles « ne s'aiment pas ». L'exercice d'extériorisation donne ici forme au fardeau porté pendant toutes les années d'enfance, malgré un entourage apparemment aimant. À travers ce type de séquences, l'émission légitime la démarche de coaching et relooking : il s'agit d'apaiser une souffrance psychologique décrite comme insupportable, bien plus que d'interroger les causes matérielles de cette souffrance. Si les différences de classe restent sensibles notamment lorsque le coach William, au look branché et à la masculinité relativement « féminine », est filmé sur les lieux de vie des candidates ou dans des centres commerciaux de province , l'émission tend ainsi à les diluer. Elle leur préfère la mise en scène d'une complicité bienveillante entre la candidate et le coach William, dont le parcours, la sexualité et l'attitude sont présentés comme appartenant aux marges des cadres dominants. Il en résulte une sorte d'aplanissement des différences sociales au profit des expériences individuelles d'exclusion et de non-conformité aux idéaux normatifs.
15 Face à ces normes, BTN ancre son discours dans une rhétorique qui se veut explicitement marquée par le féminisme. Elle emprunte ainsi dans son générique un symbole des manifestations féministes des années 1970, montrant les « copines de William », toutes bien en chair, en train de se dévêtir dans un supermarché et de lancer leurs soutien-gorges en l'air, dans un geste de célébration et de libération du corps féminin. L'émission défend par ailleurs une logique d'action. Que l'on s'attache aux propos rassurants de William Carminolla ou à la voix off, l'ensemble du champ sémantique insiste sur la nécessité d'avancer, de réagir, d'entrer en action. Le relooking est présenté comme un « travail », constitué de différentes étapes transformer la perception de son corps et apprendre à le valoriser ainsi que le rappelle William Carminolla : « J'ai envie que tu comprennes que tu te vois comme ça... Et maintenant il faut avancer » (émission du 28 août 2010), « Pour Evelyne qui a du mal à se montrer nue devant son mari, c'est une épreuve. Mais pour sauver son couple, elle n'a pas d'autre choix que d'avancer. » (émission du 11 mai 2009). La finalité de ce travail est la « réconciliation » avec le corps, ici synonyme d'une reprise de contrôle sur le corps certes, mais surtout sur soi : « Il ne faut pas que tes complexes dirigent ta vie. C'est toi qui diriges ta vie ! ». Ce contrôle doit s'incarner spécifiquement dans les parties du corps rejetées par les candidates. Le sein, une fois soutenu par un soutien-gorge adapté, devient « optimiste », « vaillant », « victorieux ». L'émission donne ainsi à voir le relooking comme l'outil d'une prise de contrôle aux effets psychologiques : l'extérieur et l'intérieur ne font plus qu'un ; se réaliser, devenir soi-même, reviennent à travailler sur les deux tableaux. Ici on retrouve des éléments de valorisation d'un sujet autonome, en pleine maîtrise, libéré des carcans normatifs et exerçant des choix.
Un idéal normatif : sexualisation et différences des sexes
16 Derrière cette rhétorique de la libération, les deux émissions promeuvent néanmoins de nouveaux cadres normatifs de la féminité. Au c ur de cette redéfinition se tient la sexualisation du corps féminin [23]. Les femmes montrées à l'écran sont l'incarnation de figures repoussoirs non seulement en raison de leur apparence, mais aussi de par leurs corps désexualisés. Cette désexualisation est rendue explicite par le récit d'une indifférence et d'une perte de désir au sein du couple, dont seule l'épouse ou la compagne est portée responsable. NLPNV et BTN font ainsi de la reconquête du désir masculin la motivation première de la démarche de relooking, motivation clairement énoncée par les candidates elles-mêmes lorsqu'elles évoquent leur volonté de « sauver » leur couple ou « reconquérir » leur conjoint. Or cette volonté de coller aux désirs masculins n'apparaît nullement problématique. Elle est même montrée comme « normale » ou « naturelle », par le fait que le mari ou le conjoint est tantôt autorisé à critiquer sa compagne et évoquer à l'écran son envie de la voir se transformer en une femme « plus féminine » ou en « lolita », tantôt présenté comme bienveillant envers sa femme un soutien qui tend à faire de cette resexualisation un enjeu personnel et évacue son inscription dans une économie du couple hétérosexuel pourtant bien présente par ailleurs. Au final, dans les deux émissions, l'agir que constitue le relooking est tourné vers un seul et même objectif : rendre le corps féminin « plus sensuel », « plus sexy », révéler sa vraie « nature ». Cette resexualisation se donne à voir dans NLPNV dans le regain de désir du conjoint lorsque ce dernier découvre sa compagne relookée. Dans BTN, elle se matérialise dans la nudité imposée lors du défilé ou de la séance photo finale, ainsi que dans les termes usités pour interpeller la candidate nue : « malicieuse », « pin-up », autant de références qui rappellent un certain imaginaire du corps féminin sexualisé.
17 Cette sexualisation du corps féminin se traduit en outre par la valorisation de la différence des sexes. NLPNV condamne tout look ne rentrant pas dans un système binaire opposant masculin et féminin : les femmes « garçons manqués » sont invitées à « révéler leur féminité ». L'expression « révéler la féminité » devenue une des phrases clef de l'émission, résume à elle seule le processus. Avoir l'air d'un homme, « s'habiller comme un garçon » à la manière de Patricia, quarante ans, employée municipale et « passionnée de moto », est d'emblée identifié comme un problème à résoudre. Ici, il n'est à aucun moment supposé que Patricia puisse se sentir à l'aise dans son apparence « masculine ». Celle-ci est présentée comme une « carapace », une « armure » qui étouffe une féminité qui n'attendrait que de pouvoir s'exprimer : « la femme qui est en elle est cachée derrière une carapace de vêtements masculins, de chaussures qui pèsent 10 kg avec une coupe complètement masculine. Elle est en dehors de la réalité. » (propos de Cristina Cordula dans l'émission du 16 janvier 2006). Par la rhétorique de la révélation, NLPNV installe la « vérité » du genre, à savoir que le genre féminin découlerait nécessairement du sexe féminin, enfermant ainsi le genre dans une correspondance avec le sexe [24]. Cette correspondance entre le sexe et le genre est également à l' uvre quand vient le tour des candidats masculins. Certes, les hommes de l'émission sont amenés à prendre soin d'eux au travers de gestes renvoyant habituellement à un univers féminin. Crèmes, soins des cheveux, et même maquillage, autant d'éléments qui traduisent l'incorporation au sein de la masculinité de pratiques associées, dans les imaginaires sociaux, à la féminité. Mais celles-ci ne sauraient pour autant remettre en cause le lien entre le sexe et le genre : dépeintes comme nécessaires pour permettre aux candidats de remplir leur rôle de gentleman dans le couple ou le jeu de séduction hétérosexuel, elles sont la condition d'une réaffirmation implicite d'une masculinité conçue en opposition à la féminité, et d'une réinstallation, à terme, de la binarité masculin-féminin.
18 Cette opposition entre féminité et masculinité, l'émission la souligne par ailleurs à l'aide d'une définition bien précise de la féminité, marquant une frontière nette entre look féminin et look masculin : être féminine implique d'avoir les cheveux longs à contrario « avoir une coupe courte, mais très féminine » est un « défi » que relève l'experte en image (émission du 16 mars 2009) ; porter des jupes et des décolletés ; se maquiller et pas seulement avec du mascara ; avoir une bonne tenue ; préférer les chaussures à talon pour « mettre en valeur les jambes ». Aussi Patricia se voit-elle soumise à un relooking complet : ses cheveux étant jugés trop courts pour avoir l'air féminin, Cristina Cordula décide de lui mettre une perruque mi-longue de couleur auburn, elle l'invite à se maquiller et à essayer des robes échancrées accompagnées de chaussures à talon. Pour compléter le tout, le coach Patrick Amsallem prend en charge Patricia pour lui apprendre à marcher avec des chaussures à talon, l'enjoignant à adopter une posture droite, dirigée vers l'extérieur, sûre d'elle-même, avenante et disponible. Se dessine ici l'idée d'une féminité certes naturalisée, mais aussi, paradoxalement, fruit d'un travail et d'un effort, qui doivent permettre l'expression d'une identité refoulée. Ce travail est dirigé vers un idéal « glamour, chic et classe » et se conclut par ce qui est présenté comme la redécouverte d'un plaisir narcissique, celui de se regarder « je me trouve belle », « ça me plaît » preuve en finalité d'une féminité retrouvée. Avec cet exemple, on saisit en outre combien la valorisation de l'autonomie, de l'assurance et de la maîtrise est mise au service d'un objectif ultime, celui d'exister pleinement en tant que femme attrayante et « respectable », autrement dit d'adopter les codes d'une féminité urbaine, de classe moyenne voire bourgeoise, et blanche [25]. Au travers des séquences de conseils et d'astuces, l'émission impose cet idéal comme seul horizon possible de toute démarche de relooking et l'érige en modèle universel. Ne montrant que très peu de candidat(e)s non-blanc(he)s, réprouvant les apparences de candidat(e)s issu(e)s de milieux populaires, le dispositif évacue toute possibilité de voir dans les performances de genre montrées en début d'émission des actes de résistance et des alternatives au « bon goût » et à l'injonction à la « modernité ».
19 Dans BTN, il s'agit à l'inverse de promouvoir la maîtrise des corps ne correspondant pas aux normes hégémoniques. Les images sombres du début d'émission, les séquences montrant les candidates face au miroir, placent ainsi les corps au léger embonpoint du côté d'une forme de monstruosité lorsqu'ils ne sont pas contrôlés. Pour y contrevenir, l'émission promeut l'apprivoisement du corps comme condition à l'accomplissement personnel. Elle invite, dans les séquences de relooking proprement dites, à « gommer les défauts corporels », en consacrant de longues séquences à l'essayage de sous-vêtements « adaptés ». Les candidates se voient alors proposer autant de gaines « magiques », de culottes-ventre plat qui « harmonisent » la silhouette en comprimant le corps, ou encore de soutien-gorges qui « maintiennent » la poitrine. Présentés comme la solution au mal-être, de tels artifices visent le contrôle des corps ordinaires par le biais des vêtements, contredisant la promesse de l'émission, celle de se libérer des contraintes et normes de beauté. Le corps une fois maîtrisé devient le moyen et le lieu d'expression d'une confiance retrouvée et d'un dépassement de soi. Face à Yasmina qui envie l'« assurance » de certaines femmes, William Carminolla se charge d'emblée de désamorcer l'idée qu'il s'agirait là d'un idéal pour en faire une féminité accessible à toutes : « les femmes qui te font peur comme celle du milieu [sur l'écran], c'est juste une question de look et d'attitude. » (émission du 9 décembre 2008). Il promeut une certaine conception de la féminité émancipée : assurée, sûre de ses charmes et de son corps. À travers la maîtrise du corps, non seulement l'émission réinstalle des idéaux normatifs de la féminité une féminité assurée, libérée, au-dessus des soucis du quotidien mais elle participe également à promouvoir à la fois le maintien de certains carcans traditionnels et une « discipline » des corps, une surveillance et un management du sujet de tous les instants [26].
Conclusion
20 BTN et NLPNV sont à l'image d'une télévision qui a incorporé certains éléments des transformations du monde social : promouvant une féminité autonome, libérée, et à l'aise dans son corps ainsi qu'une masculinité élégante et objet de désir, elles prennent en apparence le contre-pied d'une féminité passive et soumise et d'une masculinité patriarcale. Pourtant, cette injonction à l'émancipation conduit à l'absence de remise en cause des rapports de pouvoir. Chacune des émissions détourne à sa manière l'attention des enjeux collectifs. NLPNV non seulement fait de la conformité au désir masculin un moteur à l'action, mais, en faisant du relooking un moment pour soi éloigné des contraintes familiales et professionnelles, défend une « subversion douce [27] », une échappatoire ponctuelle, consacrée aux fantasmes et à la rêverie, largement détachée d'une remise en cause plus globale de rapports sociaux de genre, pourtant sensibles dans l'injonction faite aux femmes à être séduisantes ou encore la mise en scène de la double journée. BTN quant à elle promeut une solution individuelle, intime (les sous-vêtements), à une pression collective les normes de beauté féminine.
21 Ce processus a pour conséquence de ne pas interroger les causes systémiques au mal-être individuel, en même temps qu'il détourne l'attention de l'élaboration d'imaginaires alternatifs. Ce « démantèlement du féminisme », tel que le nomme Angela McRobbie [28], se manifeste dans la fragmentation du « moi » : le corps des candidates est décortiqué, filmé en plans rapprochés, morcelé par l'objectif de la caméra. Les éléments à combattre se situent au niveau des corps et de la perception de soi, plutôt que dans les structures de pouvoir. Finalement, en s'attachant aux apparences sous couvert d'empowerment, ces émissions exposent les corps à de nouveaux régimes disciplinaires, qui se traduisent dans une injonction au bien-être d'autant plus forte que les candidates ont maintenant les outils pour y parvenir. Ce faisant, elles renforcent les contraintes de la masculinité et la féminité, tout en vidant la lutte féministe de sa pertinence et de sa raison d'être.
22 On ne saurait pourtant conclure sans évoquer les effets paradoxaux du relooking et de cette fragmentation, notamment celui de faire de la féminité et de la masculinité une mascarade, particulièrement sensible dans l'émission NLPNV. En filmant de près les différentes étapes de la transformation vestimentaire et du maquillage, en proposant des perruques, des faux cils, des accessoires multiples, l'émission montre une féminité constituée d'une série d'artifices et qui devient l'objet, pour les candidates jugées « masculines », d'un véritable apprentissage. Loin de révéler, elle propose un changement en surface, qui passe par la consommation d'un certain nombre de produits de beauté et l'intervention de professionnels. Elle aboutit parfois à une féminité ou une masculinité tellement éloignée des personnes relookées que les proches ne les reconnaissent plus. Les retrouvailles avec la famille montrent alors toute la dimension fabriquée du look proposé. Si cette part d'« échec » du relooking revêt une nouvelle fois un potentiel de dépréciation des catégories sociales représentées, elle laisse aussi ouverte la possibilité d'une contestation des modèles normatifs valorisés dans l'émission, du côté cette fois-ci de la réception par les publics.
Notes
-
[1]
Dominique Mehl, La télévision de l'intimité, Paris, Seuil, 1996.
-
[2]
Charlotte Brunsdon, « Lifestyling Britain: The 8-9 slot on British television », International Journal of Cultural Studies, vol. 6, no 1, 2003, p. 5-23.
-
[3]
Amanda Hall Gallagher et Lisa Pecot-Hebert, « "You Need a Makeover!": The social construction of female body image in "A Makeover Story", "What Not to Wear", and "Extreme Makeover" », Popular Communication: The International Journal of Media and Culture, vol. 5, no 1, 2007, p. 57-79.
-
[4]
Frédéric Antoine, « Le télé-coaching ou la légitimation de la télé-réalité », Télévision, no 1, 2010, p. 65-78.
-
[5]
On retrouve ces mêmes techniques de construction de l'expertise dans les émissions de coaching sexuel. Voir Laura Harvey et Rosalind Gill, « The Sex Inspectors: Self-help, makeover and mediated sex », in Karen Ross (dir.), Handbook on Gender, Sexualities and Media, Oxford, Blackwell, 2011.
-
[6]
Micky McGee, Self-Help, Inc.: Makeover Culture in American Life, Oxford, Oxford University Press, 2005.
-
[7]
Noel Burch, « Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux, no 99, 2000, p. 99-130.
-
[8]
Sur la définition du néo-féminisme à travers une étude de la culture médiatique et des publicités, voir Rosalind Gill, « Postfeminist media culture: Elements of a sensibility », European Journal of Cultural Studies, vol. 10, no 2, 2007, p. 147-166 et Rosalind Gill, « Culture and subjectivity in neoliberal and postfeminist times », Subjectivity, no 25, 2008, p. 432-445.
-
[9]
Le terme de backlash désigne ici une contre-offensive insidieuse qui, tout en apparaissant progressiste, promeut un retour aux valeurs dominantes et traditionnelles, notamment en terme de genre. Angela McRobbie invite quant à elle à voir dans les prolongements du féminisme dans la culture populaire un des traits constitutifs de cette contre-offensive. Voir Susan Faludi, Backlash: The Undeclared War Against American Women, Londres, Vintage, 1991 ; Angela McRobbie, The Aftermath of Feminism, Los Angeles, Londres, New Dehli, Singapour, Washington DC, Sages publications, 2009.
-
[10]
Virginie Spies, Télévision, presse people : Les marchands de bonheur, Paris, de Boeck/INA, 2008, chap. « M6. Une chaîne qui s'occupe de tout. À chaque bonheur son "coach" », p. 51-67.
-
[11]
Nelly Quemener, « Relookez-vous ! Des plateformes numériques à l'appui du spectateur expert de son propre look », Études de Communication, no 44, 2015, p. 29-46.
-
[12]
Marc Andrejevic, Reality TV. The Work of Being Watched, Lanham, MD, Rowman & Littlefield Publishers, 2004.
-
[13]
Éric Macé, La société et son double, Paris, Armand Colin-INA, 2006.
-
[14]
Un élément très présent dans l'analyse des dispositifs télévisuels. Voir Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, « Les imaginaires de la parole télévisuelle. Permanences, glissements et conflits », Réseaux, no 12, 1994, p. 13-38.
-
[15]
On peut à ce titre citer les travaux fondateurs d'Anne-Marie Dardigna, La presse « féminine ». Fonction idéologique, Paris, Maspéro, 1978, ou encore les études plus récentes de Marianne Charrier-Vozel et Béatrice Damian-Gaillard, « Sexualité et presse féminines. Éros au pays du dévoilement de soi », MEI « Médiation et information », no 20, 2004, p. 75-82.
-
[16]
Brenda R. Weber, « Makeover as takeover: scenes of affective domination in Makeover TV », Configurations, vol. 15, no 1, 2007, p. 77-99.
-
[17]
Cette logique du dégoût est notamment mentionnée à plusieurs reprises dans les travaux de Rosalind Gill, « Culture and subjectivity in neoliberal and postfeminist times », art. cité et de Laura Harvey et Rosalind Gill, « The Sex Inspectors: Self-help, makeover and mediated sex », art. cité.
-
[18]
Sur la mise en scène de la paternité dans les séries françaises, voir Sarah Lécossais, « Les mères ne sont pas des parents comme les autres », Revue française des sciences de l'information et de la communication [En ligne], no 4, 2014, mis en ligne le 15 janvier 2014.
-
[19]
Éric Maigret, « Strange grandit avec moi. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros », Réseaux, no 70, 1995, p. 79-103.
-
[20]
Rosalind Gill, « Beyond the "Sexualization of Culture" Thesis: An Intersectional Analysis of "Sixpacks","Midriffs" and "Hot Lesbians" in Advertising », Sexualities, vol. 12, no 2, 2009, p. 137-160, p. 146.
-
[21]
Howard S Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié, 1985 (1963).
-
[22]
À ce titre, voir Jean-Baptiste Comby et Matthieu Grossetête, « La morale des uns ne peut pas faire le bonheur de tous. Individualisation des problèmes publics, prescriptions normatives et distinction sociale », in Philippe Coulangeon et al., Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 341-353.
-
[23]
Sur la sexualisation du corps féminin dans la culture populaire, voir Feona Attwood, « Sexed up: theorizing the sexualization of culture », Sexualities, vol. 9, no 1, 2006, p. 77-94 et Rosalind Gill, « Beyond the "Sexualization of Culture" Thesis... », art. cité.
-
[24]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, trad. fr. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005 [1990].
-
[25]
Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, trad. fr. Marie-Pierre Pouly, Paris, Éditions Agone, 2015.
-
[26]
Judith Franco, « Extreme Makeover. The politics of gender, class, and cultural identity », Television & New Media, vol. 9, no 6, 2008, p. 471-486 ; Laurie Ouellette et James Hay, « Makeover television, governmentality and the good citizen », Continuum: Journal of Media & Cultural Studies, vol. 22, no 4, 2008, p. 471-484.
-
[27]
Janice Radway, « Lectures à "l'eau de rose". Femmes, patriarcat et littérature populaire », trad. fr. Béatrice Le Grignou, Politix, vol. 13, no 51, 2000 [1984], p. 163-177.
-
[28]
Angela McRobbie, The Aftermath of Feminism, op. cit.