Notes
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[1]
Je remercie Yaël Hirsch et Muriel Katz pour les précieux commentaires qu'elles m'ont fait sur des versions antérieures de ce texte. Celui-ci trouve une lointaine origine dans un congrès organisé en 2009 par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et qui était, précisément, consacré à la question de la réversibilité.
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[2]
Sur ces questions, voir Günther Anders, Die atomare Drohung, Munich, Beck, 1981.
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[3]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. fr. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1994, p. 297-298. « (...) men never have been and never will be able to undo or even to control reliably any of the processes they start through action. Not even oblivion and confusion, which can cover up so efficiently the origin and the responsibility for every single deed, are able to undo a deed or prevent its consequences. And this incapacity to undo what has been done is matched by an almost equally complete incapacity to foretell the consequences of any deed or even to have reliable knowledge of its motives. (...) That deeds possess such an enormous capacity for endurance, superior to every other man-made product, could be a matter of pride if men were able to bear its burden, the burden of irreversibility and unpredictability, from which the action process draws its very strength » : The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958, p. 232-233.
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[4]
C'est ce que ce l'on nomme généralement le all-affected principle, dont on trouve des définitions chez des auteurs aussi différents que Robert Dahl et Cornelius Castoriadis (Robert Dahl, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989 ; Cornelius Castoriadis, « La source hongroise », in Quelle démocratie ? Tome 1, Paris, Éditions du Sandre, 2013, p. 575-610).
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[5]
Ce que Castoriadis appelle « le devenir public de la sphère publique/publique » (Cornelius Castoriadis, Fait et à faire, Paris, Seuil, 1996, p. 63-65).
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[6]
The Complete Novels of George Orwell, Londres, Penguin, 2009, p. 967 (notre traduction).
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[7]
Bradford Vivian, Public Forgetting, the Rhetoric and Politics of Beginning Again, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2010, p. 133-167.
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[8]
Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002 ; dossier « Histoire et oubli », Genèses, vol. 61, no 4, 2005.
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[9]
Benoît Pélopidas, La séduction de l'impossible, étude sur le renoncement à l'arme nucléaire et l'autorité des experts, Thèse de science politique (dir. par Alexis Keller et Ghassan Salamé), Université de Genève et IEP de Paris, 2010.
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[10]
Robert Boyer, Bernard Chavance, Olivier Godard, Les figures de l'irréversibilité en économie, Paris, Éditions de l'EHESS, 1991.
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[11]
Olivier Godard, Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, éditions de la MSH, 1997 ; Bruno Latour, « Du principe de précaution au principe de bon gouvernement », Études, no 3934, 2000, p. 339-346 ; Yves Charles Zarka (dir.), « Qu'est-ce que vaut le principe de précaution ? », Revue de Métaphysique et de Morale, no 4, 2012.
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[12]
« What's done cannot be undone » : Lady Macbeth, in Shakespeare, Macbeth, V, I.
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[13]
Les études historiques, sociologiques et anthropologiques concernant le temps contemporain sont innombrables. Pour un premier aperçu, on se réfèrera à : Edward P. Thompson, « Time, Work-discipline, and Industrial Capitalism », Past & Present, no 38, 1967, p. 56-97 ; Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990 [1979] ; David Harvey, The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Malden, Blackwell, 1990 ; Alfred Gell, The Anthropology of Time, Providence, Berg, 1992 ; Moishe Postone, Time, Labor, and Social Domination, Chicago, The University of Chicago Press, 1993 ; Helga Nowotny, Time, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Robert Levine, A Geography of Time, New York, Basic Books, 1997 ; Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 [2005] ; Jonathan Martineau, Time, Capitalism and Alienation, A Socio-Historical Inquiry into the Making of Modern Time, Leyde, Brill, 2015.
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[14]
Mircea Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 1989 [1969], p. 64.
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[15]
Pour une description détaillée des différences entre temps cyclique et temps linéaire, en plus d'Eliade, voir Roger Caillois, « Temps circulaire, temps rectiligne », Diogène, vol. 42, 1963, p. 3-14 ; Krzysztof Pomian, L'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984 ; Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 [1972].
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[16]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 2011 [1974], p. 7.
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[17]
Ibid., p. 14.
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[18]
Ibid., p. 72.
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[19]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Paris, Payot (trad. fr. Olivier Mannoni), 2013 [1940], p. 75.
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[20]
Antoine Chollet, Les temps de la démocratie, Paris, Dalloz, 2011.
-
[21]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 261.
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[22]
On pourra s'étonner de l'emploi d'un exemple tiré de l'Antiquité grecque, alors que nous venons d'affirmer que le problème de la réversibilité devait se discuter dans le cadre d'un temps linéaire établissant l'irréversibilité des actes et des décisions humaines. Sans entrer dans les détails d'un débat complexe sur la conception du temps cyclique ou linéaire des Grecs anciens, mentionnons toutefois rapidement ce qu'en dit Castoriadis : « En ce qui concerne la conception générale de l'histoire chez Thucydide, il faut commencer par dénoncer une fois de plus l'idée absurde selon laquelle les Grecs ne connaissaient que le temps cyclique. Dodds et d'autres ont montré depuis longtemps que l'idée d'un progrès de l'histoire était solidement établie dans les milieux intellectuels en Grèce au Ve siècle » (Cornelius Castoriadis, Thucydide, la force et le droit, Ce qui fait la Grèce 3, Paris, Le Seuil, 2011, p. 118. Cf. également Eric R. Dodds, The Ancient Concept of Progress, and Other Essays on Greek Literature and Belief, Oxford, Clarendon Press, 1974 ; G. E. R. Lloyd, « Le temps dans la pensée grecque », in Collectif, Les cultures et le temps, Paris, UNESCO, 1975, p. 135-170 ; Pierre Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 1991 [1981], p. 69-94). L'exemple convoqué ici montrera en effet que, pour ce qui concerne les affaires politiques tout du moins, l'idée que la Grèce était régie par un temps tout uniment cyclique est absurde.
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[23]
Il existait également d'autres pratiques de réexamen à Athènes, plus précisément institutionnalisées, mais plus tardives aussi, à commencer par la graphè paranomôn (voir Mogens Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Paris, Tallandier, 2009 [1991], p. 241-248).
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[24]
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont (trad. fr. Jacqueline de Romilly), 1990, p. 321.
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[25]
Ibid., p. 329.
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[26]
Les Athéniens, nous dit Thucydide, « se divisèrent presque également dans le vote » (ibid., p. 328).
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[27]
Pour avoir quelques éléments historiques sur l'apparition de la seconde lecture durant la Révolution française, on pourra consulter : Aurelian Craiutu, A Virtue for Courageous Minds, Moderation in French Political Thought, 1748-1830, Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 91-98. C'est une pratique que Benjamin Barber propose d'étendre aux référendums (voir Benjamin Barber, Strong Democracy, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 288-289).
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[28]
Yannick Barthe, « Les qualités politiques des technologies. Irréversibilité et réversibilité dans la gestion des déchets nucléaires », Tracés, revue de Sciences humaines, no 16, 2009, p. 119-137.
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[29]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 58.
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[30]
Ibid., p. 60.
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[31]
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, Paris, Gallimard, 1992, p. 97.
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[32]
Jankélévitch insiste sur cette question du « comme si », en indiquant qu'elle montre bien qu'il ne s'agit pas d'une véritable réversibilité, d'un vrai « retour en arrière » (Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 115).
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[33]
Cf. supra.
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[34]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 297.
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[35]
Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 78-94.
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[36]
Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2003 [2000], p. 574-589. Johann Michel propose lui aussi une typologie de l'oubli qui s'inspire de celle de Ricœur, en distinguant quatre formes. L'oubli dont nous parlons ici correspond à ce qu'il appelle l'« oubli-dissimulation », bien qu'il semble lui dénier tout caractère possiblement démocratique (Johann Michel, Gouverner les mémoires, Paris, PUF, 2010, p. 180-181).
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[37]
Comme l'écrit Bensaïd : « Ne rien oublier nous condamnerait à mourir d'insomnie. Tout oublier nous condamnerait à la servitude sans fin de l'esclave sans mémoire » (Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique à la gauche du possible, Paris, Plon, 1990, p. 248).
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[38]
Cité par Nicole Loraux, La Cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 2005 [1997], p. 249. On se reportera à ce très bel ouvrage, et en particulier à ses premier et dernier chapitres, pour de plus amples précisions sur cette amnistie de 403.
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[39]
Cité par Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 587.
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[40]
Cité par Bradford Vivian, Public Forgetting, op. cit., p. 43.
-
[41]
« Constitution pour la Ville et République de Genève », Titre X, article premier, Recueil des lois et actes du gouvernement de la Ville et République de Genève, no 1, 1815, p. 35.
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[42]
Cela correspond à la première forme de l'oubli que décrit Marc Augé et qu'il nomme le « retour » (Marc Augé, Les formes de l'oubli, Paris, Payot, 1998, p. 76). La troisième des formes qu'il analyse, le « re-commencement » correspond assez exactement à ce que nous développerons plus loin sous la figure du pardon. On a observé de telles politiques dans la période post-communiste en Europe de l'Est, comme l'a bien noté Christian Giordano : « it is necessary and desirable to re-create the conditions of the presocialist era, as if socialism never existed or as it existed only outside the flow of history » (Christian Giordano, « The Past in the Present », in Don Kalb et Herman Tak, Critical Junctions, Anthropology and History beyond the Cultural Turn, New York, Berghahn Books, 2005, p. 66).
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[43]
Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 585-589.
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[44]
Sur ce point, on pourra par exemple se reporter à Claude Lefort, Écrire, à l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 22-23, où il parle de 1984 d'Orwell, ou à ce qu'Arendt nomme l'« oubli organisé » (Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002 [1951], p. 801-802). On pourra lire également, à partir d'une perspective trotskyste propice à rendre attentif à pareille opération : Pierre Broué, « Stalinisme et oubli », Communications, no 49, 1989, p. 67-79.
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[45]
Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, Paris, Mille et une nuits, 1997 [1882], p. 13.
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[46]
Le Monde des débats, 9 décembre 1999, cité par Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 607-608.
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[47]
Paul Ricœur, « Préface », in Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Pocket, 1983, p. 31.
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[48]
Hannah Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 236-243.
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[49]
Ricœur juge à ce propos que « Hannah Arendt est restée au seuil de l'énigme » (Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 637), puisqu'elle omet de parler du lien entre l'acte et l'agent qui l'a commis. Cette critique manque assez largement l'objectif que s'est fixé Arendt, qui est de construire un concept proprement politique du pardon. Sur cette question, on pourra aussi se reporter à : Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, op. cit., p. 184-191.
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[50]
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, op. cit., p. 302 (The Human Condition, op. cit., p. 237).
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[51]
Ibid., p. 307 (The Human Condition, op. cit., p. 240-241).
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[52]
Il s'agit bien sûr d'une définition « positive », républicaine et collective de la liberté.
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[53]
Cf. Hannah Arendt, Men in Dark Times, San Diego, Harcourt Brace, 1968, p. 205.
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[54]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 59 (Gesammelte Schriften, vol. 1, Francfort, Suhrkamp, 1974, p. 695).
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[55]
On pourra consulter à ce sujet la belle analyse que fait Stéphane Mosès de ce problème : Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, 2006 [1992], p. 206 et suiv. ainsi que l'article de Jeanne-Marie Gagnebin, « Histoire, mémoire et oubli chez Benjamin », Revue de métaphysique et de morale, vol. 99, no 3, 1994, p. 365-389.
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[56]
Benjamin Stora, La guerre des mémoires, la France face à son passé colonial, La Tour d'Aigues, L'Aube, 2007 ; Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, Les guerres de mémoires, la France et son histoire, Paris, La Découverte, 2008 ; Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.
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[57]
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 ; Krzysztof Pomian, « De l'histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d'histoire », Revue de métaphysique et de morale, no 1, 1998, p. 63-110 ; Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit.
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[58]
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 ; voir également la discussion des thèses de ce dernier par Johann Michel, Gouverner les mémoires, op. cit., p. 3-18.
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[59]
On pourra consulter sur ce sujet l'intéressant travail d'un archéologue, et par ailleurs lecteur attentif de Walter Benjamin : Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps, mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008.
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[60]
Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1990 [1985], p. 433. Celui qui a peut-être examiné le plus complètement la radicalité des thèses de Benjamin est Gérard Raulet, Le caractère destructeur, esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997.
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[61]
Comme les révolutions chez Arendt ; voir Hannah Arendt, On Revolution, New York, Viking Press, 1963 (pour une analyse détaillée de ce point précis, je me permets de renvoyer à Antoine Chollet, Les temps de la démocratie, op. cit., p. 270-276).
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[62]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 76 (Gesammelte Schriften, op. cit., p. 702).
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[63]
Cela correspond approximativement à ce que Dupuy appelle le « temps de l'histoire », le temps comme « jardin aux sentiers qui bifurquent », écrit-il en évoquant Borgès (Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, quand l'impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 [2002], p. 183-190). Précisons tout de suite que les figures que nous discutons ici ne font nullement référence à ce qu'il nomme le « temps du projet », qu'il oppose au premier.
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[64]
Cf. Cornelius Castoriadis, « Temps et création », in Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, Paris, Seuil, 2001 [1990], p. 307-348.
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[65]
Comme nous l'avons dit au départ, il nous semble privé de sens, et en tout cas de toute efficacité politique, d'essayer de penser la réversibilité hors de cette conception temporelle plus générale.
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[66]
Jeremy Rifkin, Time Wars, The Primary Conflict in Human History, New York, Henry Holt, 1987.
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[67]
Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001 ; Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010 ; Ulrich Beck, La société du risque, sur la voie d'une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 [1986].
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[68]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 76 (The Human Condition, op. cit., p. 237).
-
[69]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 56 (Gesammelte Schriften, op. cit., p. 694).
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[70]
Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2013 [1979] ; Odo Marquard, Des difficultés avec la philosophie de l'histoire, Paris, éditions de la MSH, 2002 [1973] ; pour une analyse du phénomène, on pourra se reporter à Marc Abélès, Politique de la survie, Paris, Flammarion, 2006.
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[71]
On se reportera ici aux réflexions sur lesdites « générations futures », qu'il s'agisse de John Rawls, Hans Jonas ou Dennis Thompson (Dennis Thompson, « Democracy in time: Popular sovereignty and temporal representation », Constellations, vol. 12, no 2, 2005, p. 245-261). Pour une discussion : Torbjörn Tännsjö, « Future people, the all affected principle, and the limits of the aggregation model of democracy », in Toni Rønnow-Rasmussen et al., Hommage à Wlodek, Philosophical Papers Dedicated to Wlodek Rabinowicz, 2007 (http://www.fil.lu.se/hommageawlodek/index.htm).
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[72]
Voir Stuart Hampshire, Justice Is Conflict, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 73-75 ; Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, épistémologie du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 295-308.
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[73]
Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, essai sur le problème communiste, in uvres, Paris, Gallimard, 2010 [1947], p. 236.
1 Peut-on défaire son action en politique [1] ? Les décisions ne doivent-elles pas être considérées comme irréversibles, dans ce milieu complexe et opaque que forment les affaires humaines ? Et, à l'inverse, si l'on croit possible de revenir demain sur nos décisions d'aujourd'hui, une forme de responsabilité vis-à-vis de nos propres actions peut-elle encore exister ? Alors que la conception aujourd'hui dominante du temps suppose celui-ci linéaire et irréversible, parler de réversibilité des actions et des décisions politiques peut sembler pour le moins étrange, sinon tout à fait insensé. Nous aimerions montrer ici qu'il est au contraire possible, et même souhaitable, de réfléchir aux formes possibles de réversibilité en politique. C'est particulièrement vrai lorsqu'on considère le problème d'un point de vue démocratique, car alors seule une réversibilité explicite, publique et assumée est possible si l'on veut défaire ce qu'un dèmos assemblé a fait.
2 La question de la réversibilité des décisions politiques est à la fois neuve et ancienne. Si elle a acquis une dimension inédite depuis que les conséquences de ces décisions peuvent s'étendre sur des échelles de temps inconnues jusqu'alors (qu'il s'agisse du problème des déchets nucléaires, du réchauffement climatique ou de certaines pollutions), ou atteindre une extension proprement globale (la guerre nucléaire et sa « destruction mutuelle assurée », la disparition pure et simple de l'humanité [2]), la question se pose toutefois aussi à des échelles temporelles plus modestes ou dans des contextes moins apocalyptiques. Dans ces cas-là, le problème posé par l'irréversibilité des décisions politiques est ancien ; il habite en réalité l'entier de l'histoire de la pensée politique. Hannah Arendt en a bien résumé le problème :
3 [Les hommes] n'ont jamais pu et ne pourront jamais anéantir ni même contrôler sûrement le moindre des processus que l'action aura déclenchés. L'oubli lui-même et la confusion qui savent recouvrir si efficacement l'origine et la responsabilité de tel ou tel acte n'arrivent pas à supprimer l'acte ni à empêcher les conséquences. Et cette incapacité à défaire ce qui a été fait s'accompagne d'une incapacité presque aussi totale à prédire les conséquences de l'acte ou même à s'assurer des motifs de cet acte. (...) Cette énorme capacité de durée que possèdent les actes plus que tout autre produit humain serait un sujet de fierté si les hommes pouvaient en porter le fardeau, ce fardeau de l'irréversible et de l'imprévisible d'où le processus de l'action tire toute sa force [3].
4 Malgré les sévères restrictions arendtiennes, nous allons tout de même chercher dans les pages qui suivent à penser la notion de réversibilité en politique et à quelles conditions il est possible de défaire son action, non dans l'absolu car nous acceptons le constat d'Arendt, mais de sorte que cette réversibilité soit politiquement pertinente, qu'elle ait un sens pour les acteurs qu'elle implique et qu'ils acceptent de la reconnaître. Autrement dit, nous allons parler d'une réversibilité proprement démocratique. Car l'enjeu politique est bien là : comment corriger, amoindrir, réparer l'irréversibilité principielle des affaires communes celle que décrit Arendt dans le passage cité tout en se maintenant dans un cadre démocratique. Celui-ci sera défini minimalement comme la participation de toutes les personnes concernées aux décisions portant sur leurs affaires communes [4], ce qui suppose le caractère public de ces dernières [5]. Hors de ce cadre, la question prend évidemment un tout autre sens. Lorsque George Orwell décrit l'archétype du rapport totalitaire au temps dans 1984 « Le slogan du parti disait : "celui qui contrôle le passé contrôle le futur ; celui qui contrôle le présent contrôle le passé" [6] » il montre bien que la réversibilité des décisions politiques ne pose aucun problème à un régime totalitaire. On pourrait même s'aventurer à affirmer qu'elle constitue l'un de ses modes privilégiés de gouvernement.
5 En son sens le plus immédiat, la réversibilité politique est l'idée, saillante dans de nombreux débats contemporains, selon laquelle les décisions d'aujourd'hui doivent pouvoir être défaites demain. Le processus engagé par celles-ci doit pouvoir être, non pas seulement infléchi, mais retourné, renversé. On rencontre cette question dans les situations d'après-conflit, en particulier lorsqu'il s'agit de guerres civiles (on pense au cas du Rwanda ou, plus anciennement, aux années de la reconstruction après la Guerre de Sécession américaine [7]) ou de longues expériences d'oppression (l'Afrique du Sud après l'apartheid), lorsque des procédures de « réconciliation » sont lancées [8]. On la voit également à l' uvre dans le domaine de la prolifération nucléaire [9], ou dans les réflexions des économistes [10]. La notion de réversibilité contient en outre, subsidiairement, l'idée selon laquelle il est possible de se prononcer plusieurs fois sur la même question, ou en d'autres termes, que certains problèmes politiques réapparaissent périodiquement et qu'il serait à chaque fois possible de leur donner une autre réponse. La question se pose par exemple en ce qui concerne les déchets nucléaires ou les organismes génétiquement modifiés (OGM), en particulier lorsque l'on invoque le désormais fameux « principe de précaution [11] ».
6 Dans tous ces cas, la réversibilité possible des décisions est affirmée par certains acteurs, alors qu'elle est contestée par d'autres. Notion polémique s'il en est, il y a donc toujours conflit autour de la réversibilité. Nous ne chercherons ici à déterminer ni les limites ni l'opportunité de la réversibilité de décisions singulières dans des cas précis. Il s'agira au contraire de s'interroger sur les figures que peut prendre la réversibilité dans une démocratie, une fois qu'on l'a jugée souhaitable, et nous pensons qu'elle l'est dans de nombreux cas.
7 Nous examinerons ici quatre figures possibles de la réversibilité en démocratie : le réexamen, l'oubli, le pardon et la remémoration. Nul souci d'exhaustivité dans cette liste, mais la seule conviction qu'il s'agit de figures importantes et politiquement pertinentes. L'ordre de leur présentation est dicté par leur radicalité politique croissante, comme il apparaîtra à la lecture. Trois auteurs nous guideront sur ce chemin, parce qu'ils sont parmi les rares à avoir explicitement écrit sur le sujet : Vladimir Jankélévitch (1903-1985), Hannah Arendt (1906-1975) et Walter Benjamin (1892-1940).
La réversibilité se pense sur fond d'irréversibilité
Ce qui est fait ne peut être défait.
9La notion de réversibilité ne peut acquérir quelque sens que si elle est posée sur un fond d'irréversibilité, lui-même lié à une conception linéaire et cumulative du temps. Dans les conceptions cycliques du temps, la réversibilité ne constitue pas un problème politique pertinent, puisque l'idée même que les conséquences d'un acte puissent être irréversibles et sans fin est fondamentalement incompréhensible. Les rapports au temps, au passé et au futur s'y ordonnent autour de notions telles que la répétition, le retour, l'alternance ou la réactivation d'une origine, notions très largement insensée dans la conception du temps qui est la nôtre depuis deux siècles, et de laquelle nous partons pour comprendre les problèmes liés à la réversibilité [13]. Dans une conception cyclique, le fait que des événements reviennent et aient lieu une seconde fois fait partie de la définition même du temps, rendant l'idée de réversibilité sans objet. Dans ce qui demeure l'une des meilleures études sur le temps cyclique, Mircea Eliade souligne en effet que « l'humanité archaïque se défendait comme elle le pouvait contre tout ce que l'histoire comportait de neuf et d'irréversible [14] ». C'est donc bien plutôt la notion d'irréversibilité, et non celle de réversibilité, qui fait problème dans les sociétés instituant un temps cyclique, et les porte à la combattre (fût-ce à leur insu) [15].
10 Ce que l'examen des sociétés à temps cyclique démontre, c'est que l'idée de réversibilité n'apparaît de manière problématique dans le champ politique que si elle prend place dans une conception générale du temps qui est linéaire. La notion de réversibilité ne devient à la fois significative et problématique que lorsqu'elle est pensée en opposition à l'irréversibilité des actes et décisions politiques, des événements, des transformations sociales et politiques, du changement en général enfin.
11 L'irréversibilité est intimement liée à l'institution dominante du temps dans les sociétés occidentales contemporaines, dont Vladimir Jankélévitch donne une excellente synthèse théorique :
L'irréversible n'est pas un caractère du temps parmi d'autres caractères, il est la temporalité même du temps ; (...) en d'autres termes il n'y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d'irréversibilité pure qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu'irréversible : si le fuyard de la futurition, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, revenait sur ses pas, ou se mettait à lambiner, le temps ne serait plus le temps [16]...
13 La réversibilité telle que nous la concevons ici ne consistera pas à faire revenir ce « fuyard » sur ses pas. Il s'agira bien davantage de décrire des stratégies visant à ruser avec cette irréversibilité, le fuyard, si l'on veut, prenant un autre chemin, faisant un pas de côté ou jetant un coup d' il par dessus son épaule. Ce qu'il faut cependant ajouter à l'analyse de Jankélévitch, non pour vraiment la contredire mais pour situer sa pensée, c'est que le caractère du temps qu'il décrit est devenu essentiel, puisque la conception du temps qui soutient et accompagne l'irréversibilité est elle-même un produit social et historique. Il n'est pas question ici de chercher à changer ce cadre et à instituer un temps qui serait débarrassé de l'irréversible, mais, comme le fait Arendt, que nous allons commenter, de rechercher des moyens visant à atténuer cette irréversibilité, tout en acceptant de ne pouvoir la faire disparaître.
14Poursuivons avec Jankélévitch :
Il ne suffit pas de dire comme si on pouvait faire autrement, comme si une voie à double sens était concevable que le devenir est le sens unique, le revenir le sens « interdit » ; le sens unique n'est pas seulement obligatoire, ni même impératif, il est l'unique sens absolument nécessaire ; et le sens inverse n'est pas seulement interdit, il est impossible : le revenir est à la lettre un non-sens [17] !
16 L'irréversibilité semble donc interdire deux choses distinctes : revivre le passé d'une part, et répéter le présent dans le futur d'autre part. En conclusion : « la réversion est une simple métaphore, un fantasme spatial projeté analogiquement dans le temps sans dimensions [18] ».
17 Ce que nous cherchons dès lors à penser ici, c'est une forme de réversibilité inséparable de l'irréversibilité de laquelle elle surgit. Le premier concept est très clairement dépendant du second dans notre réflexion, dépendance directement produite par la conception contemporaine dominante du temps (linéaire, « homogène et vide » dira Walter Benjamin dans ses thèses « sur le concept d'histoire » [19]). Davantage qu'une tentative d'annulation de l'irréversibilité des actions et des événements, et donc du temps lui-même, c'est à la contestation de son caractère continu que travaillent les figures de la réversibilité que nous allons présenter ici. C'est l'institution d'un temps, certes linéaire et irréversible, mais discontinu qu'elles visent. Nous avons montré ailleurs qu'une démocratie repose nécessairement sur un tel temps, attendu qu'elle ne peut s'accompagner d'une conception du temps de laquelle auraient disparu toute incertitude et toute imprévisibilité [20].
18La réversibilité sera donc conçue ici comme une sorte de remède à l'irréversibilité, et non comme une annulation de cette dernière. Il s'agit d'une résistance à ce que Jankélévitch nomme, lui, l'irrévocable, dont la formule est la suivante :
Selon que le passé est un prétérit inconsistant ou un dépôt massif, selon que la présence du passé n'est pas assez présente ou qu'elle est, au contraire, trop présente, l'homme souffre de l'irréversible ou de l'irrévocable. Notre présent louvoie ainsi entre deux impossibilités inverses : retrouver le passé perdu, se débarrasser d'un passé importun ; présentifier un passé trop passé, ou passéiser un passé trop présent [21].
20 C'est ce « passé trop présent », ce « dépôt massif », qu'il s'agit de transformer par les procédures et les actes que nous allons maintenant décrire. Nous verrons cependant, avec notre dernière figure, que la réversibilité peut aussi chercher, dans des conditions très précises, à réactiver le « prétérit inconsistant » dont parle Jankélévitch.
Le réexamen, ou le choix d'un autre futur
Le grand privilège des Américains est de pouvoir faire des fautes réparables.
22 La première des figures de la réversibilité examinées ici est aussi la plus conventionnelle. Son principe est de revenir sur une décision passée pour la transformer, de décider une seconde fois sur ce qui paraît être la même question, mais dont nous verrons bien sûr qu'elle ne peut jamais être tout à fait la même. Un exemple emprunté à Thucydide nous en fera voir à la fois le fonctionnement et les dangers [22].
23 Dans l'Athènes ancienne, les décisions de l'assemblée des citoyens (l'ekklèsia) étaient toujours susceptibles d'être renversées par un nouveau vote [23]. Dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide décrit ainsi comment les citoyens athéniens, le lendemain d'un vote condamnant à mort pour trahison l'ensemble des habitants de Mytilène, sur l'île de Lesbos, annulent leur première décision à la suite d'un second débat, et dépêchent des messagers pour arrêter les soldats partis la veille accomplir leur mission (Livre III, § 25-50). Dès ses débuts, la pratique démocratique ne peut donc se séparer de l'idée de réversibilité, qu'on en juge par ce passage du texte de Thucydide :
Les Athéniens envoyèrent donc une trière annoncer leur décision à Pachès [le stratège athénien qui se trouvait à Mytilène], avec ordre d'exécuter les Mytiléniens sans délai. Mais, dès le lendemain, des regrets se manifestèrent, avec la réflexion que la résolution prise était cruelle et grave, d'anéantir une cité entière au lieu des seuls responsables. Quand les ambassadeurs mytiléniens présents et leurs partisans athéniens s'en aperçurent, ils poussèrent les autorités à recommencer la délibération [24].
25 Une fois que le débat a eu lieu et que la décision prise renverse celle de la veille, voici ce qu'écrit Thucydide :
Aussitôt, ils envoyèrent une autre trière, en hâte, craignant de trouver la cité anéantie si la précédente arrivait d'abord : elle avait environ un jour et une nuit d'avance. (...) à l'arrivée l'avance du premier [bateau] avait tout juste laissé Pachès lire le décret et s'apprêter à l'exécuter, quand l'autre ensuite aborda et empêcha la mise à mort. C'est dire combien Mytilène avait connu de près le danger [25].
27 On constate ici que le réexamen des décisions, quoiqu'utile, comporte des dangers intrinsèques, ici évités de justesse. L'attente peut d'abord rendre le réexamen impossible, ou insensé car sans efficacité. Si, au lieu de reconsidérer leur décision le lendemain, les Athéniens avaient attendu le surlendemain, tout réexamen serait devenu impossible de facto, même s'il demeurait évidemment possible de jure. Ensuite, le réexamen ne signifie pas nécessairement le renversement d'une décision, puisqu'il peut tout aussi bien confirmer la décision antérieure que la retourner [26]. Enfin, une fois la décision prise, son exécution peut être rendue impossible par de multiples facteurs, et en particulier parce que la chaîne d'actions engagée par la première décision s'avère en définitive impossible à interrompre. Autrement dit, il n'existe pas d'effet suspensif dans les affaires politiques.
28 L'exemple athénien n'épuise pas cependant toutes les formes de réexamen. On peut aussi envisager ce que les parlements connaissent sous le nom de « seconde lecture », c'est-à-dire un second vote sur le même texte, à un intervalle plus ou moins précisément fixé, et qui seul donnera force de loi à ce dernier [27]. Dans ce cas, le réexamen est prévu dès le départ, mais les conséquences possibles de la première décision sont réduites au minimum puisque la loi n'est pas passée, et encore moins mise en application. Autre cas à considérer, une première décision peut fixer un délai d'attente avant que le sujet soit à nouveau débattu et, peut-être, tranché. Les conséquences politiques de la première décision doivent être limitées autant que possible durant cette période d'attente, qui ne sert qu'à repousser le moment d'une décision définitive dans le futur. Cette autre forme de réexamen, explicitement prévue dans le futur, caresse l'ambition que les conséquences d'une première décision affectent aussi peu que possible la liberté de choix future. C'est par exemple l'esprit de la loi française sur les déchets nucléaires [28] ou des différents moratoires décidés dans plusieurs pays ces dernières années (sur le nucléaire ou les OGM, par exemple). À l'inverse des formes de réexamen établi à l'avance, celle que décrit Thucydide dans l'exemple de Mytilène n'est pas anticipée. Le réexamen est autant une nouvelle décision qu'une reconsidération, car il se fait alors que les conséquences d'une première décision sont déjà actives. À ce titre, les deux premières formes de réexamen ne visent pas tant la réversibilité que le délai, le retardement d'une décision définitive.
29 Ces exemples montrent bien, dans un même mouvement, les possibilités offertes par la pratique du réexamen, et ses limites intrinsèques. Postuler une réversibilité stricte dans le cadre du réexamen, ce serait rendre possible la répétition à l'identique d'une décision dans le futur. Il convient ici de revenir à Jankélévitch, qui nous met précisément en garde contre cette croyance :
l'homme de la seconde fois est celui qui a connu la première fois, et par conséquent la « reconnaît » dans la deuxième : mais la reconnaissance est une toute nouvelle connaissance, un savoir spécifique, et non pas un redoublement ne varietur de la connaissance première [29].
31 Jankélévitch poursuit, jouant sur la célèbre phrase d'Héraclite : « Celui qui se baigne deux fois de suite n'est pas non plus le même homme : d'un bain à l'autre le baigneur a autant changé que la rivière [30]... » Le réexamen ne peut donc jamais conduire à une décision dans des conditions strictement identiques à celles qui ont présidé à la première, son caractère de seconde fois place tout réexamen dans un mouvement irréversible.
32 Le réexamen permet au contraire de contester le caractère irrévocable des décisions politiques, en maintenant ouvertes, tant bien que mal, les alternatives qui existaient lors de la première décision. Prévoir la possibilité d'un réexamen permet aussi de rappeler que les conséquences concrètes d'une décision peuvent rétroagir sur celle-ci, et conduire à la renverser ou à l'annuler. En ce sens, même si c'est dans une acception limitée, le réexamen ouvre donc bien à une forme de réversibilité du temps.
33 La plupart des réflexions politiques et théoriques concernant la question de la réversibilité concernent la figure du réexamen que nous venons d'étudier. C'est une figure politique fondamentale en démocratie, mais qui n'épuise pas les possibilités de réversibilité dans un contexte d'irréversibilité. Nous allons donc maintenant examiner trois autres figures possibles de réversibilité, qui abordent le problème en des termes profondément différents.
L'oubli, ou l'annulation d'un passé
Toute action exige l'oubli.
35Considéré d'un point de vue politique, l'oubli consiste à tracer une parenthèse sur un certain nombre d'événements, en agissant comme s'ils n'avaient pas eu lieu. Il peut s'agir de mettre fin à une discorde politique (oubli volontaire), mais aussi d'un oubli involontaire dû au manque de visibilité de certains actes ou à leur effacement progressif. Dans un sens comme dans l'autre, tout se passe comme si quelque chose n'avait pas existé [32]. Il faut donc se garder de considérer que l'oubli efface absolument ou qu'il corresponde à l'oblivion dont parle Arendt [33]. Comme l'écrit Jankélévitch :
Défaire la chose faite implique l'intention éthique ou pratique du possible ; décréter que l'avoir-fait est « infait » implique bien plutôt la prétention métaphysique à l'impossible [34].
37 Cela signale d'emblée les limites des possibilités ouvertes par l'oubli politique, et ce qu'il n'est pas. Pour reprendre les catégories avancées par Régine Robin, il ne s'agit ni de « démolir », ni de « substituer », mais d'« amnistier » ou d'« effacer » [35]. Ou, pour le dire avec Ricœur, c'est la « mémoire manipulée » et l'« oubli commandé » davantage que la « mémoire empêchée » [36]. L'oubli politique est une capacité active, peut-être inconsciente ou contraire à notre volonté, mais bien active ; c'est un procédé de mise à l'écart. L'oubli est évidemment lié à la mémoire, il en est même la condition de possibilité [37]. Au niveau social et politique, il repose sur la nécessité de sélectionner ce qui va être transmis, ce qui va faire partie de la mémoire collective, cette sélection entraînant inévitablement un processus d'élimination.
38 L'oubli politique a cependant un sens plus précis, qui apparaîtra mieux en convoquant deux exemples célèbres : l'un emprunté une nouvelle fois à l'Athènes ancienne, et l'autre à la France de la fin du 16e siècle.
39 Le premier cas concerne l'amnistie, parfois considérée comme la première à avoir été documentée dans l'histoire, accordée à leurs anciens ennemis oligarques par les démocrates du Pirée, vainqueurs de la guerre civile qui les avait opposés aux Trente tyrans d'Athènes. L'événement a lieu en 403 avant notre ère, et voit la prestation d'un serment d'amnistie exprimé en ces termes :
Je n'aurai de ressentiment contre aucun des citoyens, sauf les Trente, les Dix et les Onze, non plus même que contre celui d'entre eux qui aura accepté de rendre compte de la charge qu'il exerçait [38].
41 Nicole Loraux précise que la renonciation au ressentiment signifie, dans ce contexte, que « je ne rappellerai pas les malheurs » du passé, c'est-à-dire ceux issus de la guerre civile qui vient de se terminer. Il s'agit donc, pour les vainqueurs de cette dernière, de ne pas ajouter à leur victoire politique une forme de victoire symbolique par le rappel constant de la défaite de leurs adversaires.
42 Le second exemple d'oubli est la proclamation de l'Édit de Nantes en 1598 par Henri IV, dont voici deux courts extraits :
Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents, et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. (...)
Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en [les événements mentionnés à l'art. 1] renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'un l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou s'offenser de fait ou de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public [39].
45 Les termes sont étrangement similaires à ceux de l'amnistie athénienne de 403, malgré les différences historiques immenses qui les séparent. La thématique de l'oubli ou de l'amnésie apparaît dans un nombre important de traités ou de documents mettant un terme à des hostilités, qu'il s'agisse du Traité de Westphalie en 1648 demandant aux parties contractantes « l'oubli perpétuel et l'amnistie » pour les dommages causés lors de la Guerre de Trente Ans [40], ou de la Constitution genevoise de 1814, qui demande aux citoyens « le sacrifice de tout souvenir des anciennes dissentions [sic] [41] ». Tous ces textes insistent sur deux aspects qui nous intéressent plus particulièrement ici : l'interdiction de faire mention d'un passé spécifique (en prétendant qu'il n'a pas existé), et la nécessité de reconstruire la cité (ou le royaume) sur la concorde. L'oubli est donc le préalable au retour de l'harmonie sociale et politique après une période de troubles, pour parer à ce que les Grecs nommaient la stasis (terme imparfaitement rendu par celui de guerre civile, mais plus proche de ce que l'on pourrait appeler la « discorde »). C'est en ce sens que l'oubli est une figure de la réversibilité, puisqu'il cherche à réactiver un état antérieur qui aurait été provisoirement affecté par des luttes ou par un conflit. Il s'agit d'éliminer un passé proche, celui du conflit, afin de retrouver un passé plus lointain, et d'établir entre ce passé et le présent une continuité sans accroc, et à ce titre tout à fait artificielle [42]. L'objectif politique principal est d'éviter que les troubles ayant divisé la cité dans le passé se perpétuent dans le futur.
46 Il faut encore mentionner une différence de taille entre ces deux exemples historiques d'oubli politique, qui ressortit bien évidemment aux acteurs habilités à les décréter. Si nous parlons ici d'un « oubli commandé », pour reprendre les termes de Ricœur [43], il n'est pas tout à fait indifférent que ce soient des citoyens assemblés qui le décident dans un cas, et un roi dans l'autre ; il y a une différence entre un oubli démocratique, qui s'applique à tous ceux qui l'ont décidé, et un oubli monarchique, qui est imposé à tous sans qu'ils aient pu faire valoir leur opinion (tout en remarquant qu'il est public, ce qui le distingue profondément de l'effacement largement pratiqué par les régimes totalitaires [44]).
47 De même, la figure de l'oubli telle que nous la présentons ici est très éloignée de celle que Renan avait en tête lorsqu'il écrivait, dans une conférence fameuse : « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation [45]. » À l'oubli qui fabrique une histoire nationale en laissant de côté quantité d'événements plus ou moins anciens, il faut opposer un oubli qui escamote un événement récent, et évidemment connu de tous, pour rétablir une cohésion antérieure troublée par un désordre jugé accidentel. Et lorsque cet oubli, cette amnistie sont décidés collectivement, il ne nous paraît pas exagéré de les considérer comme démocratiques.
Le pardon, ou le présent rouvert
Le pardon n'est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l'épreuve de l'impossible : comme s'il interrompait le courant ordinaire de la temporalité historique.
49 Le pardon relève lui aussi de la mise à l'écart d'un passé précis, mais, à l'inverse de l'oubli, il n'élimine pas ce qu'il écarte. Il n'a pas l'ambition d'effacer des événements qui divisent ; il « délie ce qui est lié », comme l'écrit très justement Paul Ricœur [47]. Il s'agit d'interrompre un processus pour en initier un nouveau, en refusant les conséquences du premier. En ce sens, le pardon ne peut être répété indéfiniment.
50 C'est chez Hannah Arendt, dans The Human Condition (davantage que chez Ricœur, qui, dans l'épilogue de La mémoire, l'histoire, l'oubli, en donne une définition beaucoup plus individuelle, et dès lors moins politique), que l'on trouve la meilleure expression de ce que peut être le sens politique du pardon aujourd'hui [48]. Afin de lever toute équivoque, il importe de rappeler deux acceptions distinctes du pardon. Nous avons d'une part ce que l'on pourrait appeler le « pardon actif », c'est-à-dire l'action de pardonner un acte à quelqu'un, et d'autre part l'action consistant à demander pardon à quelqu'un pour un acte commis, qui doit être accepté par la personne offensée pour être effectif. C'est la première forme qui nous intéresse ici, et non la seconde [49]. Chez Arendt, qui lui confère précisément cette signification, le pardon est explicitement pensé comme une réponse à l'irréversibilité des processus initiés par les actions humaines. Voici deux passages significatifs à cet égard :
La rédemption possible de la situation dans laquelle on ne peut défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce que l'on faisait c'est la faculté de pardonner [50].
(...) le pardon est exactement le contraire de la vengeance, qui agit en réagissant contre un manquement originel et, par là, loin de mettre fin aux conséquences de la première faute, attache les hommes au processus et laisse la réaction en chaîne dont toute action est grosse suivre librement son cours. (...) En d'autres termes, le pardon est la seule reaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l'acte qui l'a provoquée et qui par conséquent libère des conséquences de l'acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné [51].
53 Chez Arendt, le pardon correspond donc à l'interruption d'une chaîne d'événements, qui sinon s'étendrait dans le futur en une suite sans fin d'actions et de réactions. S'il est permis de parler de réversibilité, c'est bien grâce à cette possibilité d'interruption, puisqu'elle permet de mettre un coup d'arrêt aux conséquences d'un acte du passé, sans pour autant faire disparaître ce dernier. Il s'agit de lutter contre cette forme précise d'irréversibilité qui s'exprime dans la succession obligée des réactions à un acte d'origine. Se réserver la possibilité de pardonner, c'est contester l'inéluctabilité de se voir entraîné par les conséquences d'un acte ou d'une décision présente ; la réserver à d'autres, c'est savoir que les conséquences de ses propres actes pourront, s'il le faut, être interrompues. Pour Arendt, c'est la possibilité d'un pardon futur qui permet d'agir dans le présent sans sombrer dans l'angoisse permanente, et finalement incapacitante, des effets de ses propres actions. Si l'on veut encore pouvoir agir, et en particulier se lancer dans des actions ambitieuses tout en n'étant pas complètement irresponsable, alors il faut savoir qu'il sera possible de réparer dans le futur certaines des conséquences imprévisibles qui pourraient surgir de son action présente.
54 L'objectif politique du pardon n'est pas tant, comme dans le cas de l'oubli, de rétablir la concorde en faisant disparaître les causes de conflit que de redonner aux acteurs concernés leur liberté. Et la liberté chez Arendt, cela signifie, comme on sait, la capacité renouvelée d'agir, c'est-à-dire de commencer quelque chose de neuf [52]. Le pardon repose sur une conception linéaire et cumulative du temps, dans laquelle le passé a des effets sur le présent et ce dernier est supposé en avoir sur le futur. Il est impossible d'y effacer une partie du passé pour revenir à un état antérieur et stable de la communauté, mais le pouvoir est conféré aux individus de ne pas laisser leurs actions être complètement déterminées par ce passé. Décider ou non de pardonner, de rompre une chaîne d'événements passée et d'en inaugurer une nouvelle revient en fait à choisir entre la poursuite contrainte d'une chaîne d'événements initiée dans le passé et le commencement (beginning, dans le vocabulaire arendtien) d'une nouvelle chaîne d'événements dans le présent.
La remémoration, ou le passé qui repasse
55Enfin, et c'est la dernière figure que nous voudrions examiner ici, la réversibilité peut aussi consister à lutter contre l'oubli. Cette forme, que nous appellerons la « remémoration » (la mémoire active), a pour but, à l'inverse des deux catégories précédentes qui tentent de réarticuler présent et futur en oblitérant le passé, d'interrompre un processus en réveillant des possibles enfouis dans le passé et en les réactivant dans le présent. C'est ce que Walter Benjamin, à qui nous empruntons le concept, appelait l'Eingedenken.
56 Dans les derniers textes de Benjamin, et singulièrement dans ses thèses « sur le concept d'histoire » de 1940, l'on trouve cette idée de l'acteur qui, dans le présent, s'empare d'un moment précis du passé, sans aucune continuité entre l'un et l'autre, et qui utilise ce passé dans la situation présente en le ranimant. Le passé utilisé de la sorte est, typiquement, un passé ignoré, oublié, réprimé qu'il s'agit de ramener à la surface (c'est d'ailleurs l'image que Hannah Arendt a utilisée pour décrire son ami Benjamin : celle d'un pêcheur de perles enfouies dans les profondeurs de l'océan [53]). Voici comment le penseur allemand décrit cette opération dans la cinquième de ses thèses :
La véritable image du passé se faufile devant nous. Le passé peut seulement être retenu comme une image qui brille tel un éclair, pour ne plus jamais revenir, à l'instant précis où elle devient reconnaissable. (...) c'est une image irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s'est pas reconnu comme désigné par elle [54].
58 Cette activité de remémoration, d'abord présentée abstraitement, vise un but tout à fait concret pour Benjamin : constituer et maintenir en vie une « tradition » qui est celle des vaincus de l'histoire. Cette histoire des opprimés, à la recherche de laquelle Benjamin assigne le matérialisme historique, est constituée des innombrables moments qui témoignent de cette oppression et des quelques instants, plus rares, où celle-ci a été activement combattue. Elle forme nécessairement une constellation d'événements sans continuité entre eux, car la continuité est l'apanage des doctrines du progrès, c'est-à-dire de ceux qui se rangent derrière les « vainqueurs » de l'histoire. La remémoration de possibles avortés vise non pas à recréer un passé révolu, mais bien davantage à réactiver une configuration qui permette de transformer le présent. Il s'agit de rabattre un passé précis sur le présent pour provoquer un effet qui dépasse les possibilités de ce seul présent. La remémoration d'un événement enfoui vient alors alimenter la lutte présente comme s'il était lui-même présent. C'est peut-être l'image d'un « court-circuit » historique qui rend le mieux compte de la pensée de Benjamin. C'est lui qui pourra créer l'étincelle nécessaire à une explosion sociale et politique qui, pour Benjamin, a toujours pour nom la révolution [55].
59 Il est à peine nécessaire de préciser combien la remémoration, telle que nous la comprenons ici à la suite de Benjamin, n'a rien de commun avec la mémoire et toutes les formes savantes ou politiques qu'elle a prise ces dernières décennies. Il ne s'agit ni de « guerres » ou d'« abus » de mémoire [56], ni du rapport entre histoire et mémoire [57], ni encore de discuter du difficile concept de « mémoire collective [58] ». Ces débats, malgré l'importance de certains d'entre eux, n'apportent guère à la réflexion sur la réversibilité politique (sauf peut-être à les rapporter à l'oubli ou au pardon).
60 Il n'y a réversibilité qu'à partir du moment où l'on considère que l'événement du passé, ses conditions ou la conjoncture qui l'a vu naître n'ont pas irrémédiablement disparu, qu'ils peuvent encore réapparaître et permettre aujourd'hui ce qu'ils avaient permis, ou du moins entrouvert, hier. En d'autres termes, certains moments du passé ne passent pas complètement, quelque chose demeure qui peut être repris et réactivé dans le présent, à condition que quelqu'un le fasse [59]. Face à l'oubli ou au pardon, c'est une autre dimension de l'irréversibilité que la remémoration contrecarre, à savoir ce qui apparaît comme l'inéluctable disparition du passé, ce « prétérit inconsistant » dont parle Jankélévitch. Ricœur a lui aussi discuté de cette capacité qu'a l'histoire de faire revivre les potentialités non réalisées du passé, mais il en donne à notre sens une interprétation beaucoup moins radicale que celle de Benjamin, car peu intéressée par le potentiel révolutionnaire (et « messianique ») de cette réactivation [60].
61 Le passé repasse une seconde fois ou, pour être plus précis, certains événements du passé ont cette curieuse propriété d'être en quelque sorte « hors du temps » et de demeurer toujours présents [61]. La figure temporelle sur laquelle repose ce concept étrange de la remémoration chez Benjamin est double : d'une part le temps linéaire, « homogène et vide » des vainqueurs, évidemment irréversible, et d'autre part un temps qui lui est adverse et qui n'a, à la limite, aucune réalité dans le premier temps. Ce second temps est celui que la remémoration peut, difficilement, réinstituer à l'aide des exemples d'un passé qui, pour elle, n'est jamais tout à fait révolu. Comme l'écrit Benjamin (thèse 15), « La conscience de faire éclater le continuum de l'Histoire est propre aux classes révolutionnaires à l'instant de leur action [62]. » C'est cet éclatement que le temps dominant est incapable de mesurer, et encore moins d'assimiler. La remémoration recrée donc, à chaque fois qu'elle s'exerce, un temps radicalement autre ; elle ne se situe plus dans le temps irréversible, mais bien contre lui.
Quatre réversibilités distinctes
62 Les quatre figures de réversibilité présentées ici correspondent à quatre opérations bien spécifiques sur ce temps linéaire que l'on cherche à troubler ou à transformer. Reprenons-les l'une après l'autre pour bien comprendre de quoi il s'agit. Le réexamen rouvre la possibilité de décider d'un futur alternatif, en choisissant un autre embranchement dans l'arborescence des voies possibles. L'oubli revient à sectionner à forclore, si l'on veut un segment du temps linéaire, et plus particulièrement le segment précédant immédiatement le présent. Le pardon cherche à effectuer un décalage par rapport à la chaîne d'événements dont on veut sortir afin d'en initier une nouvelle, différente et sans attache avec le passé. La remémoration, enfin, va corriger le cours du temps, le faire dévier de sa marche grâce au court-circuit qu'elle établit entre le présent et un moment précis du passé.
63 Des quatre figures, seules les trois dernières contestent véritablement la dimension linéaire et irréversible du temps. La première, le réexamen, s'y insère quant à elle très largement. Elle récuse en revanche l'unicité de la ligne du temps, en faisant fond sur l'idée d'une arborescence du temps qui postule une multiplicité de futurs possibles [63]. La conception du temps qui soutient le réexamen est donc linéaire, mais non déterministe, elle postule l'existence de bifurcations dans la ligne du temps. Comme nous l'avons dit plus haut, le réexamen cherche à rouvrir des alternatives, sans jamais pouvoir prétendre retrouver l'exacte configuration qui présidait à la prise de décision qu'il s'agit de réexaminer. La période séparant les deux décisions, l'examen et le réexamen, peut donc devenir une branche superflue de l'arborescence temporelle, dont on va chercher à défaire les conséquences aussi complètement que possible, pour autant que le réexamen décide effectivement de défaire la première décision. Dans la plupart des cas, il ne peut s'agir au mieux que d'infléchir cette première décision, en reconnaissant être affecté par certaines de ses conséquences. La conception linéaire du temps est presque intégralement maintenue, mais l'on reconnaît d'une part que différents chemins mènent au même endroit, et d'autre part que certaines décisions n'excluent pas d'emblée et de manière irrévocable toutes les autres alternatives imaginables.
64 Oubli, pardon et remémoration contestent en revanche la linéarité du temps, et cela de trois manières différentes. L'oubli cherche à annuler la dimension cumulative du temps linéaire, l'idée que le présent contient nécessairement tout le passé. Il met explicitement de côté une certaine quantité de passé, et recrée une histoire en établissant une continuité par-delà une période agitée, une continuité avec un passé plus ancien. Pour l'historien qui, lui, n'oublie pas, la communauté qui décide d'oublier crée donc une discontinuité dans son histoire, qui cependant ne doit pas apparaître telle puisque personne ne doit évoquer la période troublée. L'oubli produit l'étrange figure d'un temps « troué », incomplet.
65 En guise de temps discontinu, le pardon radicalise la dimension créatrice du temps, qui interdit de penser ce dernier selon les habituelles métaphores spatiales [64]. Comme nous l'avons vu, le pardon interrompt une chaîne de conséquences et brise la règle sinon implacable de l'irréversibilité des actions. Il établit ainsi un temps des (re)commencements qui défait certaines actions passées, non en les renversant ou en les oubliant, mais en les rendant inopérantes dans le présent. Il rompt donc la continuité du temps, en activant la capacité d'initier un nouveau processus dégagé des contraintes du passé.
66 L'ultime figure de la réversibilité que nous avons examinée ici, la remémoration, produit non seulement un temps discontinu, mais aussi un temps délinéarisé. En montrant l'effectivité de certains moments du passé, capables de briser la continuité historique à condition de les rabattre violemment sur le présent, la remémoration exécute ce que nous avons appelé des « courts-circuits » historiques. Ces « courts-circuits » métaphoriques créent l'image d'un temps ramassé, comme replié sur lui-même. La remémoration permet ainsi à un certain passé de « passer » une seconde fois, annulant la continuité du temps et interrompant son avance linéaire en créant des moments qualitativement différents, dans lesquels il y a davantage que le seul présent et où le passé n'apparaît plus seulement comme un vestige inerte.
67 Jardin aux sentiers qui bifurquent, temps troué, temps des (re)commencements, temps ramassé, ces quatre figures temporelles offrent quatre versions différentes de la réversibilité telle qu'elle peut se concevoir dans une conception du temps fondée sur l'irréversibilité [65].
68 Si la réversibilité est, fondamentalement, considérée comme un acte consistant à défaire ce qui a été fait, il faut donc répéter qu'elle est nécessairement imparfaite, incomplète. Plutôt que de changer le cours du temps, de l'inverser, elle ne fait que le tordre ou l'aménager. C'est la raison pour laquelle les quatre figures exposées plus haut ne peuvent prétendre réaliser cette inversion. Elles agissent au contraire par des moyens dérivés, que ce soit la bifurcation (le réexamen), la forclusion (l'oubli), le pas de côté (le pardon) ou le court-circuit (la remémoration), c'est-à-dire par une réversibilité aménagée, simulée.
69 Il nous faut enfin insister sur le fait que les objectifs politiques poursuivis par ces quatre figures de la réversibilité ne sont pas identiques, loin s'en faut. Le réexamen a pour but de corriger une mauvaise décision, avec les problèmes classiques entraînés par cette question : qui juge que c'est une « mauvaise » décision, selon quels critères, qui en évalue les conséquences possibles, décide de redécider, etc. L'oubli vise quant à lui explicitement le retour de la cohésion sociale et de l'harmonie au sein d'une communauté troublée par des événements récents. Le pardon, de son côté, recherche la réactivation de la liberté, au niveau individuel ou collectif, non seulement dans le sens précis que lui donne Arendt, mais également dans une acception plus générale du terme. La remémoration enfin, dans le sens tout à fait singulier que lui donne Benjamin dans les thèses « sur le concept d'histoire », a pour objectif ultime la révolution, c'est-à-dire la destruction du monde présent. Améliorer certaines décisions passées, rétablir la cohésion, recouvrer la liberté et provoquer la révolution forment ainsi quatre fins possibles des instruments politiques de la réversibilité, et quatre fins suffisamment différentes pour comprendre que la torsion du temps linéaire n'a pas de conséquence politique univoque. Si, comme le rappelle fort bien Rifkin, le temps est toujours un enjeu de luttes [66], cela ne signifie pas que toutes les oppositions, toutes les résistances à la conception dominante du temps agissent dans le même sens, poursuivent les mêmes projets et, enfin, attaquent ce temps de la même manière.
Une réversibilité dans le futur ?
70Nous n'avons pour l'instant parlé que de réversibilité dans le présent, par rapport au passé. C'est vrai de l'action chez Arendt ou de la remémoration chez Benjamin, ça l'est tout autant des exemples historiques d'oubli ou de réexamen que nous avons présentés plus haut. Ils construisent tous un rapport spécifique au passé depuis le présent. Qu'en est-il dès lors d'une réversibilité dans le futur, ou, plus précisément, de l'anticipation d'une possible réversibilité des actions présentes dans le futur ? C'est en effet ce type-là de réversibilité qui est visé dans les débats politiques autour du « principe de précaution », ou dans bien des controverses liées aux questions écologiques et à la « société du risque » dans laquelle nous serions désormais plongés [67], ou encore en ce qui concerne la gestion des déchets nucléaires. C'est une dimension importante de la notion de réversibilité, même si c'est en même temps la plus difficile à penser. Nous allons donc essayer d'esquisser quelques éléments d'analyse à son propos, en nous appuyant sur nos développements précédents.
71Comme nous venons de le remarquer, les figures discutées dans ces pages construisent la réversibilité d'abord, sinon exclusivement, dans le présent. Le réexamen, pour autant que l'on écarte ses formes anticipées (seconde lecture, moratoire, etc.), est lui aussi une décision présente visant à défaire des actions passées. Il se singularise toutefois par le fait qu'il est toujours supposé possible dans un cadre démocratique, quelle que soit la décision considérée. L'oubli s'exerce quant à lui exclusivement sur des actions passées. Il est malaisé de défendre des actions présentes pour autant qu'elles se revendiquent comme démocratiques dont l'objectif explicite serait de se faire oublier. Le pardon présente les mêmes traits, tout particulièrement dans la perspective arendtienne où il est réputé être indéterminé. Dans ce cadre, on n'agit jamais pour se faire pardonner plus tard, mais on pardonne pour effacer les conséquences d'actions passées, ce qui est très différent. Dans les deux cas, l'anticipation d'une réversibilité future reviendrait en fait à espérer qu'on annule l'une de ses actions demain. L'action présente qui viserait à se faire oublier ou pardonner demain est donc une action qui n'est pas assumée, pour laquelle l'agent n'est pas prêt à accepter une pleine responsabilité. C'est, en d'autres termes, une action qui se place en dehors du contexte démocratique tel que nous l'avons défini ici.
72 C'est donc différemment qu'il faut penser la réversibilité future des actions et décisions présentes, et c'est Arendt qui nous indique une fois encore comment le faire. En décrivant la figure du pardon, elle isole en effet une dimension future, que nous avons déjà rapidement évoquée plus haut, décrite en ces termes :
Si nous n'étions pas pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d'agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever [68].
74 C'est la possibilité toujours ouverte du pardon dans le futur qui nous permet d'agir dans le présent, sans que le contenu de ce pardon puisse être anticipé ou espéré ni qu'il soit a priori lié à une action particulière ; il est simplement possible, de manière générale et abstraite. On peut d'ailleurs appliquer le même principe aux figures de l'oubli et du réexamen, en posant que la possibilité d'oublier des événements ou de prendre une nouvelle décision sur un objet existe toujours. Nul n'agit de telle manière à ce que son action soit réversible, mais, à l'inverse, en sachant qu'elle pourra, peut-être, l'être s'il le faut, et en particulier si ses conséquences s'avèrent négatives, désastreuses ou, puisque c'est l'exemple choisi par Arendt, incapacitantes pour l'acteur. Certaines de nos actions seront peut-être réversibles, et d'autres pas, sans qu'il soit toutefois possible de dire aujourd'hui lesquelles appartiendront demain à l'une ou l'autre de ces deux catégories. Pour parler comme Max Weber, c'est cela aussi qui fait le tragique de toute action politique.
75 Il convient encore de préciser, en suivant toujours Arendt, qu'il y a de l'impardonnable et de l'inoubliable, de l'absolument irréversible, de l'irrévocable pour reprendre le terme de Jankélévitch que nous mentionnions plus haut. C'est une question à la fois pratique et normative. Certaines actions ne peuvent être défaites, mais certaines ne doivent pas l'être. Les discussions sur la réversibilité politique doivent par conséquent aussi débattre de l'opportunité de défaire une action en particulier, et pas seulement des manières de le faire, auxquelles nous nous sommes limités ici.
76 La figure de la remémoration se projette quant à elle dans le futur par l'entremise d'une figure originale. En effet, Benjamin lie la capacité de remémoration dans le futur à une activité très précise dans le présent, qui est celle du chroniqueur :
Le chroniqueur qui relate les événements sans faire la distinction entre les grands et les petits tient ainsi compte de la vérité selon laquelle rien de ce qui s'est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l'Histoire [69].
78 Amasser et archiver autant de documents et d'objets que possible dans le présent rendra le travail de remémoration possible dans le futur. Ce n'est pas en cherchant à transmettre une vision cohérente et unitaire du présent que l'on rendra possible une réversibilité par la remémoration, mais en accumulant au contraire des traces, sans souci d'ordre ou de signification. C'est à cette seule condition que les possibles d'un présent désormais passé pourront un jour être réactivés. Si le chroniqueur du présent vise à rendre possible un futur renversé, c'est parce qu'il sait trop que la continuation de l'histoire telle qu'elle va aujourd'hui n'est que ce monceau de ruines qui s'amassent et dont parle Benjamin dans sa très célèbre thèse 9 (celle de l'Angelus Novus), c'est-à-dire la victoire chaque fois renouvelée des vainqueurs de l'histoire. Si la révolution n'est pas possible dans le présent, alors il faut se faire archiviste pour en préserver la possibilité dans le futur, car cette révolution sera aussi une forme de réversion du temps.
Une réversibilité démocratique
79Les lignes qui précèdent ont montré que la réversibilité en démocratie doit d'abord être comprise comme un phénomène présent, un ensemble d'actions entreprises dans le but de réparer, transformer, interrompre ou récupérer ce qui a été fait dans le passé, et non comme une projection dans le futur. Mais, comme le savait bien Max Weber, toute décision politique de quelque importance est ultimement irréversible, et l'homme politique qu'il décrit avec tant de passion à la fin de sa conférence de 1919, Politik als Beruf, doit le savoir. Avant de penser la réversibilité dans les affaires politiques, il importe donc de reconnaître cette fois-ci sur un plan politique et non plus seulement dans l'abstraction de la réflexion théorique, comme le fait Jankélévitch cette primauté de l'irréversibilité de nos actions et décisions, de nos deeds and words, pour parler comme Arendt. À celles-ci, il faut aussi adjoindre les « non-décisions », les abstentions ou les délais qui, en politique, ont strictement le même caractère et la même efficacité qu'une décision positive. Une absence de décision est ainsi potentiellement tout aussi irréversible qu'une décision. Les acteurs politiques doivent impérativement accepter cette irréversibilité pour ne pas sombrer dans l'hébétude ou l'apathie.
80 Les décisions politiques se projettent toujours dans le futur et vont transformer la vie des gens, la société, le monde, et parfois de la manière la plus radicale. En ce sens, la politique y compris, et peut-être même avant tout dans un contexte démocratique revient toujours à « rendre » le monde dans un autre état que celui dans lequel on l'a trouvé, et non à le préserver dans l'une ou l'autre de ses composantes fondamentales ou à l'épargner (contrairement aux positions défendues par Jonas ou Marquard [70]). Cet « autre état » auquel la politique aura travaillé doit se juger par rapport à un projet, et non selon des catégories absolues comme le « progrès » ou la « préservation », par exemple. Les individus et les collectifs du futur devront agir par rapport à des décisions prises avant et sans eux, qui les affectent nécessairement. Nous ne leur « léguons » pas un monde identique à celui que nous aurions « reçu », et, d'une certaine manière, nous avons bien pris des décisions « à leur place ». Les tentatives visant à instituer une démocratie entre le présent et le futur, dans laquelle les citoyens de cette époque et de la suivante (voire, pourquoi pas, de la précédente) auraient des voix plus ou moins égales, ne paraissent pas très convaincantes [71]. Une décision politique se prend par principe dans le seul présent, et le rapport qu'elle entretient toujours avec le futur (ou avec un certain futur) sera nécessairement différent du rapport qu'elle établit avec le présent ; cet écart est constitutif de la condition politique elle-même.
81 À partir de ce constat premier, de ce socle fondamental, il faut ajouter que les conséquences de nos actions sont radicalement incertaines, et que cet « autre état » futur peut fort bien ne pas correspondre au projet censé le justifier [72]. Pour reprendre la formule célèbre de Merleau-Ponty : « Il y a dans l'histoire une sorte de maléfice : elle sollicite les hommes, elle les tente, ils croient marcher dans le sens où elle va, et soudain elle se dérobe, l'événement change, prouve par le fait qu'autre chose était possible [73]. » C'est alors dans ces situations-là qu'une réversibilité possible des décisions politiques acquiert tout son sens. Comment corriger l'avancée du projet initial si celle-ci s'écarte de ce qui était projeté ? Comment en retrouver les intentions initiales, et en écarter les errances ? Pour conjurer ce « maléfice », nous devons en particulier nous demander comment revenir sur certaines des étapes de cette avancée et se rendre capable d'intervenir dans le présent en rejugeant, en mettant de côté ou en réactivant une partie du passé.
82 Si cette réflexion sur la réversibilité occupe une place centrale dans une démocratie, c'est que les décisions y sont prises sans garant externe et, surtout, sans certitude. La possibilité d'opter pour une mauvaise décision, ou du moins une décision qui se révèlera telle dans le futur, est explicitement assumée. De plus, dans une démocratie, l'action est par définition défaite par ceux-là même qui l'ont faite, ce qui confère un sens tout particulier à la notion de réversibilité des décisions politiques. Si l'on conteste la légitimité d'une quelconque institution qui aurait le pouvoir de défaire les décisions de l'assemblée des citoyens, et que l'on refuse dans le même mouvement que celles-ci soient incontestables et sans appel, la seule solution qui demeure ouverte est d'accepter que lesdites décisions tiennent tant qu'elles n'ont pas été reconsidérées par cette même assemblée. Ce que nous avons voulu montrer ici, c'est d'une part qu'une telle reconsidération est possible, et d'autre part que les modalités de cette reconsidération sont multiples, en ne se limitant donc pas au seul réexamen.
83 On ne peut mitiger l'irréversibilité des décisions politiques et limiter la responsabilité sinon écrasante qui pèse sur les acteurs politiques que si l'on conçoit la possibilité, la capacité parfois ténue, de renverser certaines décisions antérieures. Les différentes figures que nous avons évoquées ici indiquent quelques-unes des solutions qui s'offrent aux acteurs politiques, espérant ainsi rouvrir la réflexion sur la notion de réversibilité à l'adresse de communautés démocratiques qui se savent plongées dans un temps irréversible.
Notes
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[1]
Je remercie Yaël Hirsch et Muriel Katz pour les précieux commentaires qu'elles m'ont fait sur des versions antérieures de ce texte. Celui-ci trouve une lointaine origine dans un congrès organisé en 2009 par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et qui était, précisément, consacré à la question de la réversibilité.
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[2]
Sur ces questions, voir Günther Anders, Die atomare Drohung, Munich, Beck, 1981.
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[3]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. fr. Georges Fradier, Paris, Pocket, 1994, p. 297-298. « (...) men never have been and never will be able to undo or even to control reliably any of the processes they start through action. Not even oblivion and confusion, which can cover up so efficiently the origin and the responsibility for every single deed, are able to undo a deed or prevent its consequences. And this incapacity to undo what has been done is matched by an almost equally complete incapacity to foretell the consequences of any deed or even to have reliable knowledge of its motives. (...) That deeds possess such an enormous capacity for endurance, superior to every other man-made product, could be a matter of pride if men were able to bear its burden, the burden of irreversibility and unpredictability, from which the action process draws its very strength » : The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958, p. 232-233.
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[4]
C'est ce que ce l'on nomme généralement le all-affected principle, dont on trouve des définitions chez des auteurs aussi différents que Robert Dahl et Cornelius Castoriadis (Robert Dahl, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989 ; Cornelius Castoriadis, « La source hongroise », in Quelle démocratie ? Tome 1, Paris, Éditions du Sandre, 2013, p. 575-610).
-
[5]
Ce que Castoriadis appelle « le devenir public de la sphère publique/publique » (Cornelius Castoriadis, Fait et à faire, Paris, Seuil, 1996, p. 63-65).
-
[6]
The Complete Novels of George Orwell, Londres, Penguin, 2009, p. 967 (notre traduction).
-
[7]
Bradford Vivian, Public Forgetting, the Rhetoric and Politics of Beginning Again, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2010, p. 133-167.
-
[8]
Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002 ; dossier « Histoire et oubli », Genèses, vol. 61, no 4, 2005.
-
[9]
Benoît Pélopidas, La séduction de l'impossible, étude sur le renoncement à l'arme nucléaire et l'autorité des experts, Thèse de science politique (dir. par Alexis Keller et Ghassan Salamé), Université de Genève et IEP de Paris, 2010.
-
[10]
Robert Boyer, Bernard Chavance, Olivier Godard, Les figures de l'irréversibilité en économie, Paris, Éditions de l'EHESS, 1991.
-
[11]
Olivier Godard, Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, Paris, éditions de la MSH, 1997 ; Bruno Latour, « Du principe de précaution au principe de bon gouvernement », Études, no 3934, 2000, p. 339-346 ; Yves Charles Zarka (dir.), « Qu'est-ce que vaut le principe de précaution ? », Revue de Métaphysique et de Morale, no 4, 2012.
-
[12]
« What's done cannot be undone » : Lady Macbeth, in Shakespeare, Macbeth, V, I.
-
[13]
Les études historiques, sociologiques et anthropologiques concernant le temps contemporain sont innombrables. Pour un premier aperçu, on se réfèrera à : Edward P. Thompson, « Time, Work-discipline, and Industrial Capitalism », Past & Present, no 38, 1967, p. 56-97 ; Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990 [1979] ; David Harvey, The Condition of Postmodernity, An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Malden, Blackwell, 1990 ; Alfred Gell, The Anthropology of Time, Providence, Berg, 1992 ; Moishe Postone, Time, Labor, and Social Domination, Chicago, The University of Chicago Press, 1993 ; Helga Nowotny, Time, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Robert Levine, A Geography of Time, New York, Basic Books, 1997 ; Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 [2005] ; Jonathan Martineau, Time, Capitalism and Alienation, A Socio-Historical Inquiry into the Making of Modern Time, Leyde, Brill, 2015.
-
[14]
Mircea Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 1989 [1969], p. 64.
-
[15]
Pour une description détaillée des différences entre temps cyclique et temps linéaire, en plus d'Eliade, voir Roger Caillois, « Temps circulaire, temps rectiligne », Diogène, vol. 42, 1963, p. 3-14 ; Krzysztof Pomian, L'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984 ; Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 [1972].
-
[16]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 2011 [1974], p. 7.
-
[17]
Ibid., p. 14.
-
[18]
Ibid., p. 72.
-
[19]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Paris, Payot (trad. fr. Olivier Mannoni), 2013 [1940], p. 75.
-
[20]
Antoine Chollet, Les temps de la démocratie, Paris, Dalloz, 2011.
-
[21]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 261.
-
[22]
On pourra s'étonner de l'emploi d'un exemple tiré de l'Antiquité grecque, alors que nous venons d'affirmer que le problème de la réversibilité devait se discuter dans le cadre d'un temps linéaire établissant l'irréversibilité des actes et des décisions humaines. Sans entrer dans les détails d'un débat complexe sur la conception du temps cyclique ou linéaire des Grecs anciens, mentionnons toutefois rapidement ce qu'en dit Castoriadis : « En ce qui concerne la conception générale de l'histoire chez Thucydide, il faut commencer par dénoncer une fois de plus l'idée absurde selon laquelle les Grecs ne connaissaient que le temps cyclique. Dodds et d'autres ont montré depuis longtemps que l'idée d'un progrès de l'histoire était solidement établie dans les milieux intellectuels en Grèce au Ve siècle » (Cornelius Castoriadis, Thucydide, la force et le droit, Ce qui fait la Grèce 3, Paris, Le Seuil, 2011, p. 118. Cf. également Eric R. Dodds, The Ancient Concept of Progress, and Other Essays on Greek Literature and Belief, Oxford, Clarendon Press, 1974 ; G. E. R. Lloyd, « Le temps dans la pensée grecque », in Collectif, Les cultures et le temps, Paris, UNESCO, 1975, p. 135-170 ; Pierre Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 1991 [1981], p. 69-94). L'exemple convoqué ici montrera en effet que, pour ce qui concerne les affaires politiques tout du moins, l'idée que la Grèce était régie par un temps tout uniment cyclique est absurde.
-
[23]
Il existait également d'autres pratiques de réexamen à Athènes, plus précisément institutionnalisées, mais plus tardives aussi, à commencer par la graphè paranomôn (voir Mogens Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Paris, Tallandier, 2009 [1991], p. 241-248).
-
[24]
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont (trad. fr. Jacqueline de Romilly), 1990, p. 321.
-
[25]
Ibid., p. 329.
-
[26]
Les Athéniens, nous dit Thucydide, « se divisèrent presque également dans le vote » (ibid., p. 328).
-
[27]
Pour avoir quelques éléments historiques sur l'apparition de la seconde lecture durant la Révolution française, on pourra consulter : Aurelian Craiutu, A Virtue for Courageous Minds, Moderation in French Political Thought, 1748-1830, Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 91-98. C'est une pratique que Benjamin Barber propose d'étendre aux référendums (voir Benjamin Barber, Strong Democracy, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 288-289).
-
[28]
Yannick Barthe, « Les qualités politiques des technologies. Irréversibilité et réversibilité dans la gestion des déchets nucléaires », Tracés, revue de Sciences humaines, no 16, 2009, p. 119-137.
-
[29]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 58.
-
[30]
Ibid., p. 60.
-
[31]
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles I et II, Paris, Gallimard, 1992, p. 97.
-
[32]
Jankélévitch insiste sur cette question du « comme si », en indiquant qu'elle montre bien qu'il ne s'agit pas d'une véritable réversibilité, d'un vrai « retour en arrière » (Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 115).
-
[33]
Cf. supra.
-
[34]
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, op. cit., p. 297.
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[35]
Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 78-94.
-
[36]
Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2003 [2000], p. 574-589. Johann Michel propose lui aussi une typologie de l'oubli qui s'inspire de celle de Ricœur, en distinguant quatre formes. L'oubli dont nous parlons ici correspond à ce qu'il appelle l'« oubli-dissimulation », bien qu'il semble lui dénier tout caractère possiblement démocratique (Johann Michel, Gouverner les mémoires, Paris, PUF, 2010, p. 180-181).
-
[37]
Comme l'écrit Bensaïd : « Ne rien oublier nous condamnerait à mourir d'insomnie. Tout oublier nous condamnerait à la servitude sans fin de l'esclave sans mémoire » (Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique à la gauche du possible, Paris, Plon, 1990, p. 248).
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[38]
Cité par Nicole Loraux, La Cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 2005 [1997], p. 249. On se reportera à ce très bel ouvrage, et en particulier à ses premier et dernier chapitres, pour de plus amples précisions sur cette amnistie de 403.
-
[39]
Cité par Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 587.
-
[40]
Cité par Bradford Vivian, Public Forgetting, op. cit., p. 43.
-
[41]
« Constitution pour la Ville et République de Genève », Titre X, article premier, Recueil des lois et actes du gouvernement de la Ville et République de Genève, no 1, 1815, p. 35.
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[42]
Cela correspond à la première forme de l'oubli que décrit Marc Augé et qu'il nomme le « retour » (Marc Augé, Les formes de l'oubli, Paris, Payot, 1998, p. 76). La troisième des formes qu'il analyse, le « re-commencement » correspond assez exactement à ce que nous développerons plus loin sous la figure du pardon. On a observé de telles politiques dans la période post-communiste en Europe de l'Est, comme l'a bien noté Christian Giordano : « it is necessary and desirable to re-create the conditions of the presocialist era, as if socialism never existed or as it existed only outside the flow of history » (Christian Giordano, « The Past in the Present », in Don Kalb et Herman Tak, Critical Junctions, Anthropology and History beyond the Cultural Turn, New York, Berghahn Books, 2005, p. 66).
-
[43]
Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 585-589.
-
[44]
Sur ce point, on pourra par exemple se reporter à Claude Lefort, Écrire, à l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 22-23, où il parle de 1984 d'Orwell, ou à ce qu'Arendt nomme l'« oubli organisé » (Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002 [1951], p. 801-802). On pourra lire également, à partir d'une perspective trotskyste propice à rendre attentif à pareille opération : Pierre Broué, « Stalinisme et oubli », Communications, no 49, 1989, p. 67-79.
-
[45]
Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, Paris, Mille et une nuits, 1997 [1882], p. 13.
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[46]
Le Monde des débats, 9 décembre 1999, cité par Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 607-608.
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[47]
Paul Ricœur, « Préface », in Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Pocket, 1983, p. 31.
-
[48]
Hannah Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 236-243.
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[49]
Ricœur juge à ce propos que « Hannah Arendt est restée au seuil de l'énigme » (Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 637), puisqu'elle omet de parler du lien entre l'acte et l'agent qui l'a commis. Cette critique manque assez largement l'objectif que s'est fixé Arendt, qui est de construire un concept proprement politique du pardon. Sur cette question, on pourra aussi se reporter à : Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, op. cit., p. 184-191.
-
[50]
Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, op. cit., p. 302 (The Human Condition, op. cit., p. 237).
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[51]
Ibid., p. 307 (The Human Condition, op. cit., p. 240-241).
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[52]
Il s'agit bien sûr d'une définition « positive », républicaine et collective de la liberté.
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[53]
Cf. Hannah Arendt, Men in Dark Times, San Diego, Harcourt Brace, 1968, p. 205.
-
[54]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 59 (Gesammelte Schriften, vol. 1, Francfort, Suhrkamp, 1974, p. 695).
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[55]
On pourra consulter à ce sujet la belle analyse que fait Stéphane Mosès de ce problème : Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, 2006 [1992], p. 206 et suiv. ainsi que l'article de Jeanne-Marie Gagnebin, « Histoire, mémoire et oubli chez Benjamin », Revue de métaphysique et de morale, vol. 99, no 3, 1994, p. 365-389.
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[56]
Benjamin Stora, La guerre des mémoires, la France face à son passé colonial, La Tour d'Aigues, L'Aube, 2007 ; Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, Les guerres de mémoires, la France et son histoire, Paris, La Découverte, 2008 ; Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.
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[57]
Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988 ; Krzysztof Pomian, « De l'histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d'histoire », Revue de métaphysique et de morale, no 1, 1998, p. 63-110 ; Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit.
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[58]
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 ; voir également la discussion des thèses de ce dernier par Johann Michel, Gouverner les mémoires, op. cit., p. 3-18.
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[59]
On pourra consulter sur ce sujet l'intéressant travail d'un archéologue, et par ailleurs lecteur attentif de Walter Benjamin : Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps, mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008.
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[60]
Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1990 [1985], p. 433. Celui qui a peut-être examiné le plus complètement la radicalité des thèses de Benjamin est Gérard Raulet, Le caractère destructeur, esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, Paris, Aubier, 1997.
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[61]
Comme les révolutions chez Arendt ; voir Hannah Arendt, On Revolution, New York, Viking Press, 1963 (pour une analyse détaillée de ce point précis, je me permets de renvoyer à Antoine Chollet, Les temps de la démocratie, op. cit., p. 270-276).
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[62]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 76 (Gesammelte Schriften, op. cit., p. 702).
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[63]
Cela correspond approximativement à ce que Dupuy appelle le « temps de l'histoire », le temps comme « jardin aux sentiers qui bifurquent », écrit-il en évoquant Borgès (Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, quand l'impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 [2002], p. 183-190). Précisons tout de suite que les figures que nous discutons ici ne font nullement référence à ce qu'il nomme le « temps du projet », qu'il oppose au premier.
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[64]
Cf. Cornelius Castoriadis, « Temps et création », in Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé, Paris, Seuil, 2001 [1990], p. 307-348.
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[65]
Comme nous l'avons dit au départ, il nous semble privé de sens, et en tout cas de toute efficacité politique, d'essayer de penser la réversibilité hors de cette conception temporelle plus générale.
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[66]
Jeremy Rifkin, Time Wars, The Primary Conflict in Human History, New York, Henry Holt, 1987.
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[67]
Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001 ; Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010 ; Ulrich Beck, La société du risque, sur la voie d'une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 [1986].
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[68]
Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 76 (The Human Condition, op. cit., p. 237).
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[69]
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, op. cit., p. 56 (Gesammelte Schriften, op. cit., p. 694).
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[70]
Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2013 [1979] ; Odo Marquard, Des difficultés avec la philosophie de l'histoire, Paris, éditions de la MSH, 2002 [1973] ; pour une analyse du phénomène, on pourra se reporter à Marc Abélès, Politique de la survie, Paris, Flammarion, 2006.
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[71]
On se reportera ici aux réflexions sur lesdites « générations futures », qu'il s'agisse de John Rawls, Hans Jonas ou Dennis Thompson (Dennis Thompson, « Democracy in time: Popular sovereignty and temporal representation », Constellations, vol. 12, no 2, 2005, p. 245-261). Pour une discussion : Torbjörn Tännsjö, « Future people, the all affected principle, and the limits of the aggregation model of democracy », in Toni Rønnow-Rasmussen et al., Hommage à Wlodek, Philosophical Papers Dedicated to Wlodek Rabinowicz, 2007 (http://www.fil.lu.se/hommageawlodek/index.htm).
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[72]
Voir Stuart Hampshire, Justice Is Conflict, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 73-75 ; Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, épistémologie du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 295-308.
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[73]
Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, essai sur le problème communiste, in uvres, Paris, Gallimard, 2010 [1947], p. 236.