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Article de revue

Qu'est-ce que le nationalisme méthodologique ?

Essai de typologie

Pages 9 à 22

Notes

  • [1]
    Je remercie Caroline Guibet Lafaye, Stéphane Dufoix, Gérald Larché, Caroline Caplan, Astrid von Busekist et Olivier Nalin, pour leur lecture attentive, ainsi que Solange Chavel, Antoine Pécoud, Gaëlle Demelemestre, Fouad Nohra, Benjamin Boudou, Vincenzo Cicchelli, José Alvarez et les participants à la Journée d'étude iNAME pour leurs commentaires et suggestions enrichissants.
  • [2]
    Voir par exemple Imanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    Sanjeev Khagram et Peggy Levitt, « Introduction », in Sanjeev Khagram et Peggy Levitt (dir.), The Transnational Studies Reader : Intersections and Innovations, Londres/New York, Routledge, 2007.
  • [4]
    Steven Vertovec, Transnationalism, Londres/New York, Routledge, 2009, p. 1.
  • [5]
    Voir par exemple les revues de littérature réalisées par Daniel Chernilo, A Social Theory Of The Nation State. The Political Forms Of Modernity Beyond Methodological Nationalism, Londres/New York, Routledge, 2007 ou par Ulrich Beck What is globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000.
  • [6]
    Pour un exposé des méthodes de la socio-sémantique voir par ex. l'Introduction de Stéphane Dufoix, La dispersion. Une Histoire des usages du mot diaspora, Paris, Amsterdam, 2011.
  • [7]
    Herminio Martins, « Time and Theory in Sociology », in John Rex (dir.), Approaches To Sociology, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1974, p. 246-294.
  • [8]
    Ibid., p. 276.
  • [9]
    Anthony Giddens, The Class Structure of the Advanced Societies, Londres, Hutchinson, 1973, p. 265.
  • [10]
    Anthony Giddens, La constitution de la société, trad. fr. Michel Audet, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 221.
  • [11]
    Ibid., p. 221.
  • [12]
    Pour la discussion de cet exemple, voir ibid., p. 223-226.
  • [13]
    Contrairement à Daniel Chernilo, nous pensons qu'il n'existe pas assez d'éléments dans les années 1970 pour décrire cette décennie comme une véritable étape de la critique du nationalisme méthodologique.
  • [14]
    Anthony D. Smith, Nationalism In The Twentieth Century, Oxford, Martin Robertson, 1979, p. 191.
  • [15]
    Anthony D. Smith, « Nationalism and Classical Social Theory », The British Journal of Sociology, vol. 34, no 1, 1983, p. 26.
  • [16]
    Akihiro Ishikawa, « A Survey Of Studies In The Japanese Style Of Management », Economic and Industrial Democracy, 1982, vol. 3, no 1, p. 1-15.
  • [17]
    Kuniyoshi Urabe, « Nihonteki Keieiron Hihan », Kokumin Keizai Zasshi, vol. 138, 1978, p. 33-34, cité par Schon Beeschler et al., « American Organizational Theory in Japan : Western Concepts, Japanese Spirit », Working paper no 147, University of Michigan, 1987.
  • [18]
    Maurice Roche, Rethinking Citizenship : Welfare, Ideology And Change In Modern Society, Cambridge, Polity Press, 1992.
  • [19]
    Roger Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997.
  • [20]
    Maurice Roche, « Citizenship and Nationhood in France and Germany by Roger Brubaker », Theory and Society, vol. 23, no 6, 1994, p. 889-902.
  • [21]
    Phil Cerny, « Paradoxes Of The Competition State : The Dynamics Of Political Globalization », Government and Opposition, vol. 32, no 2, 1997, p. 251-274.
  • [22]
    Jan Aart Scholte, « The Geography Of Collective Identities In A Globalizing World », Review of International Political Economy, vol. 3, no 4, 1996, p. 565-607.
  • [23]
    Jan Aart Scholte, Globalization : A critical introduction, New York, Palgrave Macmillan, 2000.
  • [24]
    John Agnew, « Le piège territorial. Les présupposés géographiques de la théorie des relations internationales », Raisons politiques, vol. 54, mai 2014, p. 23-52. La métaphore du conteneur a été forgée par Giddens et reprise en même temps par Agnew et par Taylor. Voir à ce sujet Anthony Giddens, The Nation-State And Violence, Cambridge, Polity Press, 1985 et Peter Taylor, « The State as Container : Territoriality In The Modern World-System », Progress in Human Geography, vol. 18, no 3, 1994, p. 151-162.
  • [25]
    Ulrich Beck, What is Globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000.
  • [26]
    Ulrich Beck et Nathan Sznaider, « Unpacking Cosmopolitanism For The Social Sciences : A Research Agenda », The British Journal of Sociology, vol. 57, no 1, 2006, p. 1-23.
  • [27]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences and the Study of Migration : an Essay in Historical Epistemology », International Migration Review, vol. 37, no 3, 2003, p. 576-610.
  • [28]
    Joseph Schumpeter, The Nature and Essence of Theoretical Economics ?, New Brunswick, Transaction Publishers, 2010, p. 57-64.
  • [29]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 576.
  • [30]
    Charles Gore, « Methodological Nationalism And The Misunderstanding of East Asian Industrialization », The European Journal of Development Research, vol. 8, no 1, 1996, p. 77-122.
  • [31]
    Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, Cambridge, Polity Press, 2002, p. 139-145.
  • [32]
    Anthony D. Smith, Nationalism In The Twentieth Century, op. cit., p. 191.
  • [33]
    Jan Aart Scholte, Globalization..., op. cit., p. 66.
  • [34]
    Charles Gore, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 81.
  • [35]
    Nicholas Bailey et Nick Whinchester, « Islands in the Stream : Revisiting Methodological Nationalism under Conditions of Globalization », Sociology, vol. 46, no 4, 2012, p. 712-727.
  • [36]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 609.
  • [37]
    Robert Clark, The Global Imperative : An Interpretive History Of The Spread Of Human Kind, Boulder, Westview Press, 1997 ; Nayan Chanda, Au commencement était la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2007.
  • [38]
    Kevin O'Rourke et Jeffrey Williamson, Globalization and History. The Evolution of a Nineteenth-Century Atlantic Economy, Cambridge, MIT Press, 1999.
  • [39]
    Christopher Hill, National History and the World of Nations : Capital, State, and the Rhetoric of History in Japan, France, and the United States, Durham, Duke University Press, 2008.
  • [40]
    Hannes Lacher, Beyond Globalization : Capitalism, Territoriality and the International Relations of Modernity, Londres/New York, Routledge, 2007, p. 9.
  • [41]
    Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation, Paris, Flammarion, Aubier, coll. « Alto », 2003, p. 62.
  • [42]
    Daniel Chernilo, A Social Theory Of The Nation State..., op. cit.
  • [43]
    http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/politique/81119.
  • [44]
    http://www.merriam-webster.com/dictionary/politics.
  • [45]
    Les divers courants de la théorie politique légitiment le stato-centrisme à divers degrés. Il faut remarquer que même le libertarisme, qui est souvent critique à l'égard de l'État, défend parfois un État minimal, cf. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.
  • [46]
    John Griffiths, « What is Legal Pluralism ? », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, vol. 24, no 1, 1986, p. 1-55. Pour une discussion sur les difficultés que pose le nationalisme méthodologique à la compréhension du pluralisme juridique, voir aussi Prakhash Shah, « Transforming to Accomodate ? Reflections on the Shari'a debate in Britain », in Ralph D. Grillo et al., Legal Practice and Cultural Diversity, Farnham/Burlington, Ashgate, p. 73-92.
  • [47]
    Roger Brubaker, « Ethnicity without Groups », European Journal of Sociology, vol. 4, no 2, 2002, p. 164.
  • [48]
    Jürgen Habermas, « Un débat sur Droit et Démocratie », in Jürgen Habermas, L'intégration républicaine : Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 289-375, 308.
  • [49]
    Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, Discussion sur l'Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • [50]
    Martha Nussbaum, « Toward a Globally Sensitive Patriotism », Daedalus, vol. 137, no 3, 2008, p. 78-93.
  • [51]
    Jan Aart Scholte, Globalization..., op. cit., p. 66.
  • [52]
    Nous empruntons ici la formule de James Scott, Seeing Like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999.
  • [53]
    Le concept date au moins des années 1970 cf. par ex. Joseph Nye et Robert Keohane, Transnationalism and and World Politics : An Introduction, Cambridge, Harvard University Press, 1972.
  • [54]
    Nina Glick Schiller, Linda Basch et Christina Szanton-Blanc (dir.), Towards a Transnational Perspective on Migration : Race, Class, Ethnicity and Nationalism Reconsidered, New York, New York Academy of Sciences, 1992.
  • [55]
    Alejandro Portes, Luis E. Guarnizo et Patricia Landolt, « The Study Of Transnationalism : Pitfalls And Promise Of An Emergent Research Field », Ethnic and Racial Studies, vol. 22, no 2, 1999, p. 217-237.

1 Le nationalisme méthodologique est un biais cognitif. Sommairement défini, il consiste à comprendre le monde social en prenant l'État-nation pour unité d'analyse. À première vue, il est difficile de procéder autrement : les sciences sociales ont été construites par et autour de l'État-nation [2] et la plupart des données quantitatives qui nous aident à comprendre les phénomènes sociaux sont conçues et produites par les offices nationaux de statistique. Mais des recherches récentes annoncent que les difficultés ont été dépassées. Certaines, comme les études transnationales par exemple, revendiquent un « transnationalisme méthodologique » qui « reformule les données et les approches existantes, invente de nouveaux types d'information et de preuve, applique les approches existantes de façon nouvelle et construit de nouveaux instruments et approches pour analyser, expliquer et interpréter les phénomènes et les dynamiques transnationaux [3] ». Certains auteurs pensent que désormais « le transnationalisme est partout, du moins en sciences sociales [4] ». Mais comment en être certain ?

2 Cet article part de l'hypothèse que pour savoir si l'on a dépassé le nationalisme méthodologique, il n'est pas inutile d'approfondir ses différentes facettes. Notre but ici est de montrer, au travers d'une revue de littérature, qu'il existe au moins trois versions du nationalisme méthodologique et que ces versions sont logiquement distinctes. Nous les appellerons « stato-centriste », « territorialiste » et « groupiste ». Si ces versions sont logiquement indépendantes, cette distinction offre un outil pour évaluer si et dans quelle mesure le nationalisme méthodologique a été dépassé. En effet, nous montrerons que certaines approches, bien qu'elles soient construites en opposition à l'une des versions, restent prisonnières du nationalisme méthodologique dans les deux autres sens. C'est le cas, comme nous le montrerons, des études transnationales.

3L'article procède en trois temps. Nous commencerons par une revue de littérature organisée de façon chronologique. Elle permet d'observer, d'une part, la diversité des définitions et d'autre part, la carrière de l'expression « nationalisme méthodologique » qui s'est véritablement imposée dans les années 2000, grâce aux études sur la mondialisation. Ces études ont aussi créé des malentendus et nous soutiendrons, dans la deuxième partie, que le nationalisme méthodologique est un problème épistémologique qui ne dépend ni des thèses ontologiques, sur l'existence de la mondialisation, des frontières ou des États-nations, ni de positions normatives ou politiques, sur la désirabilité de la mondialisation, des frontières ou de l'État-nation. En tant que problème épistémologique, le nationalisme méthodologique porte sur la connaissance, à savoir sur les méthodes utilisées en sciences sociales et sur la fiabilité des résultats. Dans la troisième partie, nous exposerons les trois versions du nationalisme méthodologique pour montrer qu'elles sont logiquement distinctes.

4Nous les appellerons « stato-centriste », « territorialiste » et « groupiste ». Si ces versions sont logiquement indépendantes, cette distinction offre un outil pour évaluer si et dans quelle mesure le nationalisme méthodologique a été dépassé. En effet, nous montrerons que certaines approches, bien qu’elles soient construites en opposition à l’une des versions, restent prisonnières du nationalisme méthodologique dans les deux autres sens. C’est le cas, comme nous le montrerons, des études transnationales. L’article procède en trois temps. Nous commencerons par une revue de littérature organisée de façon chronologique. Elle permet d’observer, d’une part, la diversité des définitions et d’autre part, la carrière de l’expression « nationalisme méthodologique » qui s’est véritablement imposée dans les années 2000, grâce aux études sur la mondialisation. Ces études ont aussi créé des malentendus et nous soutiendrons, dans la deuxième partie, que le nationalisme méthodologique est un problème épistémologique qui ne dépend ni des thèses ontologiques, sur l’existence de la mondialisation, des frontières ou des États-nations, ni de positions normatives ou politiques, sur la désirabilité de la mondialisation, des frontières ou de l’État-nation. En tant que problème épistémologique, le nationalisme méthodologique porte sur la connaissance, à savoir sur les méthodes utilisées en sciences sociales et sur la fiabilité des résultats. Dans la troisième partie, nous exposerons les trois versions du nationalisme méthodologique pour montrer qu’elles sont logiquement distinctes.

Un débat, plusieurs définitions

5 Le nationalisme méthodologique est le plus souvent défini comme la tendance à assimiler la « société » à la société de l'État-nation [5]. Si cette définition a l'avantage d'être parcimonieuse, elle n'épuise pas le contenu du débat sur le nationalisme méthodologique. De fait, ses termes rappellent l'origine de cette définition, née en sociologie, dans les travaux sur le changement social. Nous retracerons ici l'histoire de ce débat afin d'illustrer la diversité des significations du nationalisme méthodologique [6].

6 L'expression « nationalisme méthodologique » a été forgée par Herminio Martins en 1974, dans un article intitulé « Time and Theory in Sociology [7] ». Analysant l'idée de « changement immanent », il remarque sa proximité avec des métaphores biologistes ou organicistes, mais observe que ces métaphores ne déterminent pas le type d'entité supposée se développer de façon endogène. De fait, quel est l'objet des théories du changement « social » ? À cette question, les sociologues semblaient avoir une réponse claire et unanime, adossant les significations des mots « social » et « société » à la définition que l'État-nation veut bien leur donner. Martins identifie ici « un présupposé général ­ soutenu par une grande variété de chercheurs de toute orientation sociologique ­ qui consiste à considérer la "société inclusive" ou "totale", en effet l'État-nation, comme la norme, l'unité optimale ou même maximale de l'analyse sociologique ». C'est « une sorte de nationalisme méthodologique, qui n'est pas nécessairement associé à un nationalisme politique de la part des chercheurs », mais qui consiste à faire de « la communauté nationale l'unité ultime et la condition limitative pour la démarcation des problèmes et des phénomènes en sciences sociales [8] ».

7 Quant aux recherches visées, Martins en offre quelques exemples. Il observe d'abord que traiter des sociétés polyethniques ou des relations internationales ne suffit pas pour dépasser le nationalisme méthodologique. Les premières sont traitées sur le mode de l'interculturel, tandis que les secondes sont vues comme des rapports interétatiques. Or, le nationalisme méthodologique se trouve renforcé lorsque les relations internationales conçoivent les États par analogie avec les individus rationnels ou comme des acteurs sociaux dotés de projets et d'intérêts. Si l'objection souvent faite à cette représentation est son caractère simplificateur, qui gomme les clivages et les contradictions à l'intérieur des unités d'analyse, on conteste rarement le fait que les unités pertinentes d'analyse sont les États. Ce que Martins semble avoir à l'esprit est un changement de perspective, un recentrement sur les phénomènes transnationaux en tant que tels. Mais le nationalisme méthodologique n'est pas au c ur de l'article de Martins qui n'en fournit qu'une brève analyse.

8 L'expression « nationalisme méthodologique » ne sera pas adoptée immédiatement dans la littérature. Mais le débat dont elle est le nom n'est pas nouveau. Un an auparavant, Anthony Giddens s'exprime dans des termes similaires, bien qu'il n'envisage pas un changement de perspective aussi radical qu'Herminio Martins :

9

L'unité fondamentale de l'analyse sociologique, la « société » du sociologue ­ du moins, en ce qui concerne le monde industrialisé ­ a toujours été et doit continuer d'être l'État-nation administrativement délimité. Mais la « société » dans ce sens n'a jamais été le système isolé se développant de l'intérieur tel que supposé habituellement par la théorie sociale. L'une des plus importantes faiblesses des conceptions sociologiques du développement, de Marx à aujourd'hui, a été la tendance persistante de penser le développement comme « l'éclosion » des influences endogènes d'une société donnée (...). Les facteurs « externes » sont traités comme un « environnement » auquel la société doit s'« adapter » et donc d'une manière seulement conditionnelle dans la progression du changement social (...) En fait, toute compréhension adéquate du développement des sociétés avancées présuppose la reconnaissance du fait que les facteurs qui construisent l'évolution « endogène » se combine toujours aux influences de « dehors » et déterminent la transformation dont la société est sujette [9].

10 Dix ans plus tard, Anthony Giddens reprend cette critique toujours sans utiliser l'expression « nationalisme méthodologique ». Il soutient que « dans les sciences sociales, quelques présomptions malheureuses ont renforcé la tendance à tenir pour acquis que (...) les sociétés sont des unités d'étude facile à définir [10] ». Parmi ces présomptions, il y a le fait de penser les « systèmes sociaux » par analogie avec les systèmes biologiques, de les doter de capacités de développement endogène et de leur attribuer des traits propres aux États-nations. Par exemple, « des frontières territoriales délimitées de façon claire et précise » sont des traits propres à l'État-nation que ne possèdent pas « les autres types de société, pourtant plus nombreux, et de loin, sur le plan historique [11] ». Anthony Giddens illustre la confusion entre société et société de l'État-nation par la manière dont les sinologues ont pris l'habitude d'intervertir les expressions « société chinoise » et « Chine » pour décrire des phénomènes variés ayant cours au 18e siècle, par exemple. La conjonction de ces phénomènes ne correspond ni à la « Chine » telle qu'un fonctionnaire du gouvernement chinois l'aurait comprise, ni aux pratiques sociales telles que les habitants les ont vécues [12].

11 L'expression d'Herminio Martins, « nationalisme méthodologique », ne sera pas adoptée pendant les années 1970 [13]. Sa paternité est d'ailleurs souvent attribuée à Anthony Smith. Celui-ci l'emploie en 1979 et juge qu'il y a de très bonnes raisons pour entendre par « société » la société de l'État-nation [14]. À la différence de Martins, Smith pense que le nationalisme méthodologique tire sa force du nationalisme politique et qu'il le renforce à son tour. En 1983, Smith utilise à nouveau l'expression dans un article expliquant la négligence de l'étude du nationalisme en sociologie. Le fait que la sociologie soit née dans des pays européens avec un « sens de la nationalité profondément ancré », puis que l'intérêt de la sociologie pour les « lois du changement » coïncide avec celui des doctrines nationalistes pour le développement de la nation, sont des facteurs qui expliquent, selon Smith, pourquoi la question des nations et des nationalités n'a pas été véritablement posée : elle apparaissait comme une évidence. Ces facteurs expliquent aussi la popularité du nationalisme méthodologique, que Smith définit cette fois par ses conséquences sur les pratiques scientifiques : « les données sociales élémentaires sont toujours collectées et évaluées à l'échelle des grandes entités appelées "États-nations" [15]. »

12 Si l'expression « nationalisme méthodologique » n'a pas été adoptée pendant plus de deux décennies, une partie de l'explication réside aussi dans l'intensité et la diversité des débats épistémologiques. Sous l'influence du débat sur l'individualisme méthodologique, bien plus ancien et de loin dominant, de nombreuses études proposent de nouveaux noms de présupposés « méthodologiques » pour discuter des questions épistémologiques. C'est l'exemple d'Akihiro Ishikawa qui utilise en 1982 l'expression « nationalisme méthodologique » à côté d'autres expressions comme l'« universalisme méthodologique », l'« historicisme méthodologique », le « culturalisme méthodologique [16] ». Le but de l'article d'Ishikawa est d'analyser trente ans de recherches sociologiques qui tentaient d'expliquer la croissance économique japonaise par le style de management. Par « nationalisme méthodologique », Ishikawa entend une surestimation des spécificités nationales. Celle-ci oriente et altère la recherche, comme l'avait aussi observé Kuniyoshi Urabe, critiquant la tendance « à attribuer les caractéristiques du style de management japonais à la culture traditionnelle ou aux traits psychologiques des japonais, sans considérer attentivement les facteurs technologiques et économiques qui conditionnent ce style de management [17] ».

13 Dans les années 1990, l'expression « nationalisme méthodologique » commence à être employée naturellement, comme si le débat était bien connu. Ses définitions s'enrichissent toutefois de nouvelles dimensions. Politique, d'abord. Par exemple, Maurice Roche critique l'analyse politique et la théorie sociale pour leur nationalisme méthodologique, c'est-à-dire le fait d'être « construites sur une base qui semble prendre pour acquis l'État-nation, sa souveraineté et les pouvoirs de son gouvernement [18] ». Depuis cette position, Maurice Roche critiquera aussi Roger Brubaker, pour avoir fait trop de concessions au nationalisme méthodologique dans son étude sur la Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne[19], en décrivant les différences entre les deux pays comme « profondément ancrées » dans les « traditions nationales de l'auto-détermination » et de l'« identité collective », tout en omettant d'analyser la citoyenneté européenne comme un exemple de citoyenneté supranationale [20]. En relations internationales, ensuite. Phil Cerny critique le « nationalisme méthodologique » qu'il voit comme le paradigme de la « science normale » basée sur l'État-nation, un paradigme remis en cause par la mondialisation qui est, selon lui, un processus politique à multiples niveaux produit par les États aussi bien que par d'autres acteurs [21]. Jan Aart Scholte, sans utiliser l'expression « nationalisme méthodologique » critique ses présupposés ; il conçoit la mondialisation comme un processus de « supra-territorialité » commencé dans les années 1960, qui a accéléré l'affirmation des identités collectives multiples ­ religieuses, régionales, ethniques, de genre, de la jeunesse ­ et qui remet en question les cadres théoriques habituels jusqu'au nom même que porte la discipline « Relations internationales [22] ». Plus tard, Jan Aart Scholte proposera le concept de « territorialisme méthodologique [23] » qui représente la version spatiale du nationalisme méthodologique.

14 Durant les années 1990, l'une des plus importantes contributions à la conceptualisation du nationalisme méthodologique est celle de John Agnew et des géographes, plus généralement. John Agnew utilise fréquemment l'expression « nationalisme méthodologique », mais lui confère une signification spatiale : le nationalisme méthodologique est le fait d'associer étroitement la société à l'État territorial. Cette association, qu'il décrit comme un « piège territorial » pour la théorie politique et les relations internationales, se caractérise par trois présupposés géographiques : la réification des territoires étatiques qui sont compris comme des unités données ou fixes d'espaces souverains ; l'usage des polarités intérieur/extérieur et national/international qui dissimulent les processus se déroulant à différentes échelles ; la conception de l'État territorial comme préexistant à la société et comme conteneur de celle-ci [24].

15 Depuis les années 2000, le nationalisme méthodologique a généré une littérature considérable, venant d'horizons thématiques et disciplinaires variés. Nous nous limiterons à rappeler deux définitions pour montrer qu'elles sont souvent composées de plusieurs éléments. Ulrich Beck, qui décrit le nationalisme méthodologique par une formule succincte ­ « l'État et la société sont conçus, organisés et vécus comme coextensifs [25] » ­ choisit ensuite de la décomposer en un ensemble de présupposés :

16

Le nationalisme méthodologique prend les prémisses suivantes pour acquises : il assimile les sociétés aux sociétés des États-nations et regarde les États et leur gouvernements comme l'objet premier de l'analyse en sciences sociales. Il présuppose que l'humanité est naturellement divisée en un nombre limité de nations qui, à l'intérieur, s'organisent comme des États-nations et qui, à l'extérieur, dressent des frontières pour se distinguer d'autres États-nations. Et cela va plus loin : cette délimitation externe, ainsi que la compétition entre les États-nations représentent la catégorie la plus fondamentale de l'organisation politique [26].

17 De même, Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller définissent le nationalisme méthodologique comme « la naturalisation de l'État-nation par les sciences sociales [27] », qui se décline en trois éléments : le désintérêt pour le phénomène nationaliste qui conduit à prendre pour acquise la prévalence du modèle de l'État-nation comme mode d'organisation politique universel ; la naturalisation des frontières, qui mène à considérer les sociétés confinées comme l'unité fondamentale d'analyse ; la limitation des recherches sur l'État-nation à l'étude des phénomènes ayant lieu entre ses frontières. Les études qui en pâtissent davantage sont celles sur la migration. L'explication est que le nationalisme moderne a fusionné quatre notions de peuple en une seule : le peuple comme souverain, comme ensemble de citoyens égaux en droits, comme lieu de solidarité obligatoire et comme communauté ethnique. Dès lors, les migrants sont perçus comme troublant cet isomorphisme.

18 En résumé, l'on peut constater que si l'expression « nationalisme méthodologique », forgée dans les années 1970, peine à s'imposer durant deux décennies, le débat porte constamment sur l'unité pertinente d'analyse dans les recherches en sciences sociales. Le rapport de ces dernières avec l'État-nation est critiqué sous plusieurs aspects, le nationalisme méthodologique étant souvent analysé comme un ensemble de présupposés.

Un débat épistémologique n'est ni politique, ni ontologique

19Le nationalisme méthodologique est un problème d'épistémologie, mais il n'est pas rare qu'il soit confondu avec deux autres problèmes. Le premier est normatif, la critique méthodologique étant parfois comprise comme un rejet du nationalisme politique ou de l'État-nation, voire comme une défense d'un idéal cosmopolitique. Le second est ontologique, le débat étant compris comme affirmant l'existence d'un monde globalisé ou comme minimisant l'existence des frontières et des États-nations. Il s'agit de deux malentendus.

20 Premièrement, la confusion entre épistémologique et politique n'est pas nouvelle. Elle a pesé, par exemple, sur la compréhension de l'individualisme méthodologique et avait forcé Joseph Schumpeter à insister, dès 1908, que l'individualisme méthodologique ne désigne pas un « idéal futur », mais un présupposé « purement méthodologique et qui n'implique aucun grand principe » normatif. La question de l'individualisme méthodologique porte simplement sur l'usage de l'action individuelle comme base pour l'explication des phénomènes sociaux. En ce sens, il ne promeut ni l'individualisme libéral, ni des projets collectivistes [28] et la même observation vaut pour le holisme méthodologique.

21 Le débat sur le nationalisme méthodologique est entouré du même malentendu. L'une des sources de ce malentendu se trouve probablement dans la littérature qui souligne que le nationalisme méthodologique contribue à renforcer le nationalisme politique. Par exemple, Wimmer et Glick Schiller affirment que « le nationalisme méthodologique reflète et renforce le lien identitaire que beaucoup de chercheurs entretiennent avec leur propre État-nation [29] ». Il est toutefois important de noter que la raison pour laquelle le nationalisme méthodologique est critiqué n'est pas politique (le fait qu'il renforce un lien identitaire), mais épistémologique (le fait que ce lien identitaire se reflète dans les recherches). Les chercheurs ont toujours eu des préférences, des valeurs et des liens affectifs, qu'aucun idéal de scientificité n'a envisagé d'effacer ou de changer. Ce qui est en jeu dans un débat épistémologique, c'est le caractère fiable ou non des résultats : l'origine et les conséquences pratiques des biais cognitifs est une question secondaire.

22 La preuve que ce débat méthodologique n'est pas normatif est que l'on y distingue les deux aspects. C'est sur la base de cette distinction que Charles Gore, par exemple, peut identifier un changement de perspective dans les discours et les politiques du développement [30]. Il observe que si avant les années 1980, l'État-nation constituait à la fois le cadre explicatif (le développement d'un pays était expliqué en termes des politiques qui y étaient menées) et le cadre normatif (ce qui devait être développé était le pays), cette situation change après les années 1980 : le cadre explicatif reste national, mais le cadre normatif devient global. Les organisations internationales, considérant qu'un ordre économique mondial où les biens et les capitaux circulent librement est à l'avantage de tous, orientent les politiques du développement vers la réalisation de cet idéal normatif, tout en continuant d'expliquer l'absence du développement par les politiques nationales. De même, Thomas Pogge utilise l'expression « nationalisme explicatif » pour montrer comment le fait de penser l'économie comme une « pluralité d'économies nationales » conduit à chercher la cause des phénomènes, tels que la pauvreté, principalement parmi les variables nationales (institutions, politiques, culture, climat, environnement naturel, niveau de développement technique ou économique). Or, cette façon de procéder est insatisfaisante : elle n'explique ni pourquoi les facteurs nationaux ont tels effets plutôt que tels autres, ni si ces facteurs nationaux, dans un contexte mondial différent, auraient des effets différents [31]. Cet argument est simplement épistémologique, même si Pogge défend par ailleurs une position normative.

23 Un second malentendu est produit quand le débat épistémologique est compris comme une question ontologique, c'est-à-dire liée à l'existence de certains faits sociaux. Ainsi, pour certains, c'est l'existence de la mondialisation qui exige un changement de méthodes de recherche, tandis que pour d'autres, la critique du nationalisme méthodologique minimise l'existence des frontières et des États-nations. Par exemple, le nationalisme méthodologique apparait à Smith comme justifié durant la période de construction de l'État-nation [32] ; il représente, pour Scholte, une « simplification » qui reflète les conditions sociales des chercheurs d'autrefois, mais qui est devenue aujourd'hui inadéquate dans le contexte de la mondialisation à grande échelle [33] ; pour Gore, il apparaît comme « totalement logique si les économies et les sociétés nationales étaient complétement isolées et fermées », mais en pratique elles ne le sont jamais [34]. À l'inverse, on souligne que les pratiques du secteur maritime montrent que le nationalisme méthodologique est encore pertinent [35] ou encore que les réalités sont telles qu'il ne faut pas « s'échapper au Charybde du nationalisme méthodologique pour se diriger vers le Scylla du fluidisme méthodologique [36] ».

24 L'idée que les présupposés méthodologiques doivent changer avec l'apparition de nouveaux phénomènes serait déroutante pour un scientifique. Dans les sciences de la nature, pourtant sensibles à l'expérience, les changements de paradigme ­ comme celui de la mécanique classique à la physique quantique, par exemple ­ ne sont pas expliqués par l'apparition de nouveaux phénomènes, mais par une compréhension différente d'un même monde. Lorsqu'un tel changement survient et qu'on comprend, par exemple, que la terre tourne autour du soleil, on ne dit pas que le géocentrisme était justifié au temps d'Aristote. Les scientifiques semblent accepter plus facilement l'idée qu'on peut parfois se tromper et parfois mieux comprendre un phénomène.

25 L'idée que la validité d'un argument épistémologique dépend de l'apparition d'un nouveau phénomène est contestable. Premièrement, estimer que le moteur de la critique du nationalisme méthodologique a été la mondialisation, c'est considérer la dernière comme un phénomène nouveau. Cette périodisation est sujette à débats non seulement parce que certains la situent au Néolithique ou l'assimile à l'histoire de l'humanité [37], mais parce que dans son sens contemporain, d'intensification des échanges économiques, la mondialisation du 19e siècle est difficile à nier [38]. Or, cette période de mondialisation économique coïncide avec la défense d'une vision de la « société » comme société de l'État-nation par un Durkheim ou un Marx. Comment expliquer que dans un cas, la mondialisation est source de nationalisme méthodologique et dans l'autre, de sa critique ? Deuxièmement, considérer que le nationalisme méthodologique était justifié jusqu'aux années 1960 car il correspondait à une réalité sociale, c'est négliger que les régimes coloniaux, qui étaient perçus comme une rupture d'unité tant territoriale qu'identitaire [39], auraient pu inspirer d'autres cadres de pensée que le nationalisme méthodologique. Troisièmement, l'objection selon laquelle la critique du nationalisme méthodologique conduirait à minimiser l'existence des frontières est infondée au regard de la constitution à partir des années 1960, d'un champ entier de recherche, appelé les border studies. Au total, il convient de rejoindre sur ce point Hannes Lacher qui soutient que le nationalisme méthodologique n'a jamais été adéquat et que « la prééminence sociale et spatiale de l'État-nation a toujours été une représentation simpliste et hautement idéologique [40] ».

26 En résumé, la critique du nationalisme méthodologique est un problème épistémologique et à ce titre se distingue des questions normatives et ontologiques : son rôle n'est ni de défendre, ni de représenter la mondialisation, l'affaissement de l'État-nation ou des frontières. Il soulève, comme son nom l'indique, une question de méthodologie de la recherche en sciences sociales.

Trois types de nationalisme méthodologique

27Revenons désormais à notre question initiale : comment savoir qu'une approche a dépassé ou non le nationalisme méthodologique ? Un premier pas serait de distinguer plus finement entre plusieurs significations de ce présupposé. En effet, critiquer l'usage de l'État-nation comme unité d'analyse peut signifier trois choses différentes : critiquer la prééminence injustifiée accordée à l'État-nation dans les sciences sociales, critiquer l'identification de la société à la société d'un État-nation, ou rejeter la compréhension de l'espace comme naturellement divisé en territoires nationaux. Nous appellerons ces présupposés stato-centrisme, groupisme et territorialisme, respectivement. Ces présupposés sont logiquement distincts et en pratique, peu de recherches s'appuient encore sur la conjonction des trois. Réussir à les distinguer permet de comprendre quelles recherches ont dépassé quel nationalisme méthodologique.

28 Premièrement, le stato-centrisme consiste à considérer l'État-nation comme la « pierre angulaire » de l'analyse sociale [41], mais aussi comme le mode d'organisation politique moderne par excellence [42]. En effet, cette prééminence est inscrite aujourd'hui dans les dictionnaires. La première explication qu'ils donnent au mot « politique » est « relatif à l'État », « qui relève de l'exercice du pouvoir de l'État » [43] ou « relatif au gouvernement », « qui influence les actions et les politiques d'un gouvernement » [44]. La théorie politique normative vient souvent légitimer cette prééminence en montrant la nécessité de l'État pour réaliser la plupart des valeurs et des idéaux sociaux : la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice sociale et mondiale, l'ordre et le respect de la loi (l'État de droit) [45]. Le droit est défini comme l'ensemble de normes produites et hiérarchisées par l'État, une vision du droit que John Griffiths appelle « centralisme juridique » et qui éloigne la possibilité de penser un « pluralisme juridique », c'est-à-dire de la présence dans une même société, ou sur un même territoire, de plusieurs systèmes de normes [46]. Le stato-centrisme n'est ni bon, ni mauvais, la caractérisation que nous en donnons ici est celle d'un présupposé qui met l'État-nation au centre de nombreuses approches, sans envisager des modes d'organisation alternatifs.

29 Notre but est de montrer que le stato-centrisme est logiquement indépendant des présupposés concernant la société et le territoire. En ce qui concerne la société, le nationalisme méthodologique est une version de groupisme. Roger Brubaker a appelé « groupisme » « la tendance à considérer les groupes comme distincts, clairement différenciés, homogènes à l'intérieur et délimités à l'extérieur » [47]. Les exemples les plus saillants sont les groupes construits comme ethniques, raciaux ou nationaux, souvent considérés comme « des entités substantielles, qui ont des intérêts et qui agissent ». Les sociétés des États-nations sont souvent pensées comme des groupes qui, s'ils ne sont pas toujours pensés comme homogènes à l'intérieur, doivent se différentier les uns des autres par leurs traditions, culture ou langues.

30 Pour montrer que le stato-centrisme est logiquement distinct du groupisme, on peut prendre un exemple. La notion de « patriotisme constitutionnel », popularisée par Jürgen Habermas, défend l'idée qu'un patriotisme légitime est celui qui s'attache non pas à une communauté ethnique ou culturelle, mais à des principes et des normes constitutionnels [48]. Cette idée est utilisée pour défendre un modèle d'identité européenne [49], mais aussi dans une vision cosmopolitique, pour décrire le type d'allégeance politique que devrait partager l'humanité [50]. L'idée de patriotisme constitutionnel est donc construite en opposition au groupisme. Cependant, elle reste stato-centrée dans le sens où elle reprend le centralisme juridique de l'État-nation, qui présuppose qu'une « loi fondamentale » ou des principes constitutionnels doivent présider au mode d'organisation politique, quelle qu'en soit l'échelle considérée.

31 Le stato-centrisme doit également être distingué de la version territoriale du nationalisme méthodologique. Cette dernière consiste à représenter le monde comme un ensemble de conteneurs juxtaposés, les territoires. Jan Aart Scholte a forgé l'expression « territorialisme méthodologique » pour critiquer le fait « que l'on formule des concepts, on pose des questions, on construit des hypothèses, on collecte et on interprète les preuves, on tire des conclusions dans un cadre spatial qui est complètement territorial [51] ». La méthode territoriale représente l'espace comme une étendue homogène bordée de frontières. C'est une façon de « voir comme un État [52] » qui est en train de contempler sa juridiction : l'ensemble des points à l'intérieur des frontières y sont considérés de façon égale. Cette manière de voir est projetée sur les objets sociaux qui sont implicitement décrits comme possédant une étendue, le plus souvent, nationale (la social-démocratie allemande, la littérature japonaise, le ski français) et parfois régionale (la cuisine asiatique, la chanson latino). Vouloir construire et situer des phénomènes dans des conteneurs nationaux ou régionaux fournit une information biaisée sur leur dimension spatiale ou sur leur nature territoriale tout simplement.

32 Plusieurs exemples susmentionnés montrent déjà que le stato-centrisme est distinct du territorialisme : la « littérature japonaise » territorialise un objet sans pour autant affirmer une prééminence de l'État-nation. Le territorialisme se distingue aussi du groupisme : la « social-démocratie allemande » territorialise un courant de pensée sans présupposer un groupe homogène qui agit selon des projets communs ; à l'inverse, la « finance internationale » est souvent représentée comme désignant un groupe agissant et ayant des intérêts communs sans être territorialisé.

33 Qu'en est-il du transnationalisme ? Dans ses usages plus récents [53], ce concept est souvent employé en référence aux migrants, appelés « transmigrants » en raison du fait qu'ils « maintiennent, construisent et renforcent des liens multiples avec leurs pays d'origine [54]. ». Le « transnationalisme » est parfois limité aux « occupations et activités qui requièrent, en vue de leur réalisation, un contact social régulier et soutenu à travers des frontières nationales pour être réalisées [55] ».

34 Les études transnationales ainsi comprises évitent le stato-centrisme en ce qu'elles visent à étudier la migration non pas comme un processus d'installation et d'assimilation dans un pays donné, mais en mettant l'accent sur les réseaux et les circulations transfrontalières. Cependant, elles n'évitent ni le groupisme, ni le territorialisme. D'une part, elles considèrent les diasporas comme des groupes homogènes qui établissent et maintiennent des liens transfrontaliers qui méritent d'être étudiés séparément d'autres relations transfrontalières. D'autre part, elles considèrent souvent la traversée des frontières et les relations qui s'établissent à travers les frontières comme des faits significatifs qui méritent d'être isolés, en renforçant ainsi la représentation de l'espace comme un ensemble de conteneurs nationaux.

35 En résumé, distinguer plus finement entre les présupposés du nationalisme méthodologique permet de mieux comprendre quelles approches en relèvent et lesquelles s'en sont affranchies. À l'inverse, ne pas faire ces distinctions peut constituer une forme de nationalisme méthodologique car c'est l'État-nation qui se définit par ces trois éléments : un mode d'organisation du pouvoir qui s'exerce sur une population et sur un territoire.

Conclusion

36Cet article a essayé de synthétiser l'histoire et la signification d'un débat important pour l'épistémologie des sciences sociales. Son objectif est d'approfondir ce débat en distinguant entre trois présupposés du nationalisme méthodologique : le stato-centrisme, le groupisme et le territorialisme. Cette typologie n'est évidemment pas exhaustive, mais elle permet d'ores et déjà d'évaluer les prétentions de dépassement du nationalisme méthodologique.

37Quelles sont les voies de sortie du nationalisme méthodologique ? Cette question ne peut pas être traitée dans les limites de cet article. Si des alternatives sont disponibles, il n'en demeure pas moins que les catégories et les modes de légitimation de l'État-nation sont si profondément ancrés dans notre façon de penser qu'ils jouent le rôle des formes a priori : ils structurent notre compréhension sociale et spatiale du monde et dictent nos façons d'identifier, de décrire et d'expliquer ses objets.

Notes

  • [1]
    Je remercie Caroline Guibet Lafaye, Stéphane Dufoix, Gérald Larché, Caroline Caplan, Astrid von Busekist et Olivier Nalin, pour leur lecture attentive, ainsi que Solange Chavel, Antoine Pécoud, Gaëlle Demelemestre, Fouad Nohra, Benjamin Boudou, Vincenzo Cicchelli, José Alvarez et les participants à la Journée d'étude iNAME pour leurs commentaires et suggestions enrichissants.
  • [2]
    Voir par exemple Imanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1991.
  • [3]
    Sanjeev Khagram et Peggy Levitt, « Introduction », in Sanjeev Khagram et Peggy Levitt (dir.), The Transnational Studies Reader : Intersections and Innovations, Londres/New York, Routledge, 2007.
  • [4]
    Steven Vertovec, Transnationalism, Londres/New York, Routledge, 2009, p. 1.
  • [5]
    Voir par exemple les revues de littérature réalisées par Daniel Chernilo, A Social Theory Of The Nation State. The Political Forms Of Modernity Beyond Methodological Nationalism, Londres/New York, Routledge, 2007 ou par Ulrich Beck What is globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000.
  • [6]
    Pour un exposé des méthodes de la socio-sémantique voir par ex. l'Introduction de Stéphane Dufoix, La dispersion. Une Histoire des usages du mot diaspora, Paris, Amsterdam, 2011.
  • [7]
    Herminio Martins, « Time and Theory in Sociology », in John Rex (dir.), Approaches To Sociology, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1974, p. 246-294.
  • [8]
    Ibid., p. 276.
  • [9]
    Anthony Giddens, The Class Structure of the Advanced Societies, Londres, Hutchinson, 1973, p. 265.
  • [10]
    Anthony Giddens, La constitution de la société, trad. fr. Michel Audet, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 221.
  • [11]
    Ibid., p. 221.
  • [12]
    Pour la discussion de cet exemple, voir ibid., p. 223-226.
  • [13]
    Contrairement à Daniel Chernilo, nous pensons qu'il n'existe pas assez d'éléments dans les années 1970 pour décrire cette décennie comme une véritable étape de la critique du nationalisme méthodologique.
  • [14]
    Anthony D. Smith, Nationalism In The Twentieth Century, Oxford, Martin Robertson, 1979, p. 191.
  • [15]
    Anthony D. Smith, « Nationalism and Classical Social Theory », The British Journal of Sociology, vol. 34, no 1, 1983, p. 26.
  • [16]
    Akihiro Ishikawa, « A Survey Of Studies In The Japanese Style Of Management », Economic and Industrial Democracy, 1982, vol. 3, no 1, p. 1-15.
  • [17]
    Kuniyoshi Urabe, « Nihonteki Keieiron Hihan », Kokumin Keizai Zasshi, vol. 138, 1978, p. 33-34, cité par Schon Beeschler et al., « American Organizational Theory in Japan : Western Concepts, Japanese Spirit », Working paper no 147, University of Michigan, 1987.
  • [18]
    Maurice Roche, Rethinking Citizenship : Welfare, Ideology And Change In Modern Society, Cambridge, Polity Press, 1992.
  • [19]
    Roger Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997.
  • [20]
    Maurice Roche, « Citizenship and Nationhood in France and Germany by Roger Brubaker », Theory and Society, vol. 23, no 6, 1994, p. 889-902.
  • [21]
    Phil Cerny, « Paradoxes Of The Competition State : The Dynamics Of Political Globalization », Government and Opposition, vol. 32, no 2, 1997, p. 251-274.
  • [22]
    Jan Aart Scholte, « The Geography Of Collective Identities In A Globalizing World », Review of International Political Economy, vol. 3, no 4, 1996, p. 565-607.
  • [23]
    Jan Aart Scholte, Globalization : A critical introduction, New York, Palgrave Macmillan, 2000.
  • [24]
    John Agnew, « Le piège territorial. Les présupposés géographiques de la théorie des relations internationales », Raisons politiques, vol. 54, mai 2014, p. 23-52. La métaphore du conteneur a été forgée par Giddens et reprise en même temps par Agnew et par Taylor. Voir à ce sujet Anthony Giddens, The Nation-State And Violence, Cambridge, Polity Press, 1985 et Peter Taylor, « The State as Container : Territoriality In The Modern World-System », Progress in Human Geography, vol. 18, no 3, 1994, p. 151-162.
  • [25]
    Ulrich Beck, What is Globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000.
  • [26]
    Ulrich Beck et Nathan Sznaider, « Unpacking Cosmopolitanism For The Social Sciences : A Research Agenda », The British Journal of Sociology, vol. 57, no 1, 2006, p. 1-23.
  • [27]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism, the Social Sciences and the Study of Migration : an Essay in Historical Epistemology », International Migration Review, vol. 37, no 3, 2003, p. 576-610.
  • [28]
    Joseph Schumpeter, The Nature and Essence of Theoretical Economics ?, New Brunswick, Transaction Publishers, 2010, p. 57-64.
  • [29]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 576.
  • [30]
    Charles Gore, « Methodological Nationalism And The Misunderstanding of East Asian Industrialization », The European Journal of Development Research, vol. 8, no 1, 1996, p. 77-122.
  • [31]
    Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, Cambridge, Polity Press, 2002, p. 139-145.
  • [32]
    Anthony D. Smith, Nationalism In The Twentieth Century, op. cit., p. 191.
  • [33]
    Jan Aart Scholte, Globalization..., op. cit., p. 66.
  • [34]
    Charles Gore, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 81.
  • [35]
    Nicholas Bailey et Nick Whinchester, « Islands in the Stream : Revisiting Methodological Nationalism under Conditions of Globalization », Sociology, vol. 46, no 4, 2012, p. 712-727.
  • [36]
    Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, « Methodological Nationalism... », art. cité, p. 609.
  • [37]
    Robert Clark, The Global Imperative : An Interpretive History Of The Spread Of Human Kind, Boulder, Westview Press, 1997 ; Nayan Chanda, Au commencement était la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2007.
  • [38]
    Kevin O'Rourke et Jeffrey Williamson, Globalization and History. The Evolution of a Nineteenth-Century Atlantic Economy, Cambridge, MIT Press, 1999.
  • [39]
    Christopher Hill, National History and the World of Nations : Capital, State, and the Rhetoric of History in Japan, France, and the United States, Durham, Duke University Press, 2008.
  • [40]
    Hannes Lacher, Beyond Globalization : Capitalism, Territoriality and the International Relations of Modernity, Londres/New York, Routledge, 2007, p. 9.
  • [41]
    Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation, Paris, Flammarion, Aubier, coll. « Alto », 2003, p. 62.
  • [42]
    Daniel Chernilo, A Social Theory Of The Nation State..., op. cit.
  • [43]
    http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/politique/81119.
  • [44]
    http://www.merriam-webster.com/dictionary/politics.
  • [45]
    Les divers courants de la théorie politique légitiment le stato-centrisme à divers degrés. Il faut remarquer que même le libertarisme, qui est souvent critique à l'égard de l'État, défend parfois un État minimal, cf. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.
  • [46]
    John Griffiths, « What is Legal Pluralism ? », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, vol. 24, no 1, 1986, p. 1-55. Pour une discussion sur les difficultés que pose le nationalisme méthodologique à la compréhension du pluralisme juridique, voir aussi Prakhash Shah, « Transforming to Accomodate ? Reflections on the Shari'a debate in Britain », in Ralph D. Grillo et al., Legal Practice and Cultural Diversity, Farnham/Burlington, Ashgate, p. 73-92.
  • [47]
    Roger Brubaker, « Ethnicity without Groups », European Journal of Sociology, vol. 4, no 2, 2002, p. 164.
  • [48]
    Jürgen Habermas, « Un débat sur Droit et Démocratie », in Jürgen Habermas, L'intégration républicaine : Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 289-375, 308.
  • [49]
    Jean-Marc Ferry et Paul Thibaud, Discussion sur l'Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • [50]
    Martha Nussbaum, « Toward a Globally Sensitive Patriotism », Daedalus, vol. 137, no 3, 2008, p. 78-93.
  • [51]
    Jan Aart Scholte, Globalization..., op. cit., p. 66.
  • [52]
    Nous empruntons ici la formule de James Scott, Seeing Like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999.
  • [53]
    Le concept date au moins des années 1970 cf. par ex. Joseph Nye et Robert Keohane, Transnationalism and and World Politics : An Introduction, Cambridge, Harvard University Press, 1972.
  • [54]
    Nina Glick Schiller, Linda Basch et Christina Szanton-Blanc (dir.), Towards a Transnational Perspective on Migration : Race, Class, Ethnicity and Nationalism Reconsidered, New York, New York Academy of Sciences, 1992.
  • [55]
    Alejandro Portes, Luis E. Guarnizo et Patricia Landolt, « The Study Of Transnationalism : Pitfalls And Promise Of An Emergent Research Field », Ethnic and Racial Studies, vol. 22, no 2, 1999, p. 217-237.
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