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Article de revue

Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise

Pages 51 à 61

Notes

  • [1]
    Gilles Deleuze, cours de préparation de l'Anti-dipe, publié sur le site La voix de Gilles Deleuze (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/rubrique.php3?id_rubrique=4).
  • [2]
    Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil,, coll. « Hautes Études », 2004, p. 110.
  • [3]
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-dipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 301.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid., p. 300.
  • [6]
    La théorie italienne de l'« autonomie du politique » de Mario Tronti vise un saut qualitatif de la classe ouvrière qui, pour accomplir son processus révolutionnaire, doit se « faire État ». Se faire État dans les conditions de l'État social signifie tout simplement se constituer comme une articulation du « capital », devenir « capital variable » à l'intérieur de l'État : en un mot, devenir ce que la classe ouvrière avait refusé de devenir dans l'usine. Toutes les luttes qui se sont déroulées, notamment dans les années 1970 autour des « revenus » et des « services » avaient précisément pour « ennemi » l'État social, sa gouvernementalité et son contrôle sur les corps, l'âme et la vie.
  • [7]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 86.
  • [8]
    Ibid., p. 85.
  • [9]
    Ibid., p. 87.
  • [10]
    Ibid., p. 327.
  • [11]
    Ibid., p. 145.
  • [12]
    Ibid., p. 246.
  • [13]
    Ibid., p. 247.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 248.
  • [16]
    Ibid., p. 231.
  • [17]
    Ibid., p. 172.
  • [18]
    Ibid., p. 326.
  • [19]
    Ibid., p. 325.

1 La crise financière, transformée en crise des dettes souveraines, impose de nouvelles modalités de gouvernementalité et de nouvelles figures subjectives, aussi bien du côté des gouvernants ­ avec la notion de « gouvernement technique » ­ que des gouvernés ­ l'homme endetté qui expie sa faute par l'impôt. Ces nouveautés subjectives manifestent la vraie nature des techniques de gouvernementalité et du rapport que le libéralisme entretient avec le capital, mieux et plus profondément encore que dans la période d'essor du néolibéralisme.

2 Or une critique du gouvernement libéral de la crise rencontre nécessairement l'analyse foucaldienne. Les deux cours que Foucault donna au Collège de France entre 1977 et 1979, Sécurité, territoire, population, puis, surtout, Naissance de la biopolitique, ont constitué une avancée considérable pour l'analyse des modalités de contrôle et de gouvernement des populations. Les recherches sur la gouvernementalité libérale sont partie prenante de l'évolution de la théorie foucaldienne des relations de pouvoir, qui met en évidence le passage d'une conception du pouvoir comme guerre et stratégie à une conception du pouvoir comme « gouvernement ». Néanmoins ces deux cours nous semblent présenter des faiblesses dans l'appréhension du rapport que le « Capital et sa logique », pour utiliser les termes mêmes de Foucault, entretiennent avec l'État, et que l'État entretient avec le libéralisme. La limite la plus importante de ces deux cours sur la gouvernementalité, et notamment du second, Naissance de la biopolitique, est à notre sens de donner pour acquis le fait que le libéralisme, ou que des techniques libérales de gouvernement, existent ou aient jamais existé en opposition ou comme alternative aux stratégies de l'État. C'est cette limite, rendue particulièrement évidente par la crise, et ses conséquences, qui seront discutées ici.

3 La définition du libéralisme comme pratique et théorie qui s'installe entre le capital et l'État pour défendre et augmenter les libertés du marché et de la société ne va en effet pas de soi. À la lumière de la gestion néolibérale du rapport de l'État et du capital dans la crise, il est intéressant de mettre à l'épreuve une hypothèse de travail de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui, dans L'Anti-dipe, avancent les raisons qui donnent au capitalisme « l'apparence, l'illusion de libéralisme ». De ces prémisses ils tirent une conclusion radicale, décisive pour interpréter la crise actuelle

4 et ses conséquences : « Le capitalisme n'a jamais été libéral, il a toujours été capitalisme d'État [1]. » Le fonctionnement prétendument immanent de la production et du marché ne s'est jamais passé de l'action de la souveraineté. Et les politiques menées à partir de 2007 rendent difficile, voire impossible, la contestation de l'imbrication de la souveraineté et de la gouvernementalité. Michel Foucault lui-même, dans Sécurité, territoire, population, à propos du gouvernement chez Rousseau, affirme que « le problème de la souveraineté n'est pas éliminé ; au contraire, il est rendu plus aigu que jamais [2] ». C'est dès avant la crise et, plus généralement, pour toute l'histoire du capitalisme, que cette affirmation est peut-être vraie.

5 L'analyse de la gouvernementalité doit par conséquent porter, à notre sens, non pas sur le « soupçon qu'on risque toujours de trop gouverner », sur la « liberté » dont les libéraux produiraient et défendraient les principes contre l'État, mais sur l'alliance entre État et capital (entre « État » et « marché », pour parler comme les économistes), et donc sur le capitalisme d'État. Les libéraux, loin de représenter une alternative au gouvernement étatique, ne sont qu'une des modalités possibles de subjectivation du capitalisme d'État : la crise est en train de le montrer, sans aucune ambiguïté possible.

6 On n'y trouve « aucune lutte contre le principe même d'un contrôle étatique [3] », c'est-à-dire que, dans le capitalisme, il n'y a pas d'opposition entre le principe de souveraineté et les techniques de gouvernementalité, entre le politique et l'économie. L'action contre la concentration monopolistique du pouvoir renvoie au moment révolu « où le capital commercial et financier fait encore alliance avec l'ancien système de production, et où le capitalisme industriel naissant ne peut s'assurer la production et le marché qu'en obtenant l'abolition de ces privilèges [4] ». Depuis, les libéraux, au lieu de représenter la liberté de la société et du marché contre l'État, ont bien plutôt fourni une contribution fondamentale à la construction d'une souveraineté, d'un « État qui convient » parfaitement au capital.

7 Mais de quel État et de quel capitalisme, de quelle souveraineté et de quelle gouvernementalité s'agit-il ? Le capitalisme d'État que l'on voit agir dans la crise est-il le même que le capitalisme d'État du 19e et du début du 20e siècle ? Et peut-on même encore parler aujourd'hui de capitalisme d'État dans les termes qui étaient ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari ?

8 Le travail de Michel Foucault peut nous être utile ici, à condition d'interpréter l'ordolibéralisme, puis le néolibéralisme, comme des politiques qui travaillent à une nouvelle configuration du capitalisme d'État, à un nouveau rapport entre souveraineté et gouvernementalité, dont les libéraux constituent la condition subjective. Le néolibéralisme représente une nouvelle étape dans l'intégration du capital et de l'État, de la souveraineté et du marché, dont la gestion de la crise actuelle peut être considérée comme un accomplissement.

9 La thèse principale qui traverse les deux cours ­ celle d'un libéralisme en opposition à l'État ­, nous semble davantage ébranlée par les événements qui ne cessent de secouer le capitalisme depuis 2007, que par la critique théorique que l'on pourrait lui adresser.

10 Le fait que la question du libéralisme porterait sur le « trop gouverner », que sa critique se concentrerait sur « l'irrationalité propre à l'excès de gouvernement » et que, par conséquent, « il faut gouverner le "moins possible" » est en effet largement remis en cause par la crise. Le gouvernement néolibéral opère une centralisation et une multiplication des techniques autoritaires de gouvernement qui rivalisent avec les politiques des États dits totalitaires ou « planificateurs ». Comment est-il possible que les libéraux soient passés soudainement de « chercher à gouverner le moins possible » à « vouloir tout gouverner » ? Comment expliquer qu'ils considèrent comme irrationnelle toute forme de big gouvernement et qu'en même temps, depuis 2007, les gouvernements techniques, l'Europe, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE), en un mot toutes les institutions d'obédience libérale, tracent des « plans » de redressement des comptes de l'État qui courent sur plusieurs décennies (à titre d'exemple, le Fiscal Compact prévoit au moins vingt ans de « sacrifices » pour payer les créditeurs), qu'elles multiplient les institutions de contrôle, supervisées par des « experts », vérifiant la plus petite dépense de l'administration, prescrivent des coupes budgétaires dans les plus infimes détails, fixent de manière autoritaire les délais du redressement des budgets publics ; qu'elles dictent enfin, littéralement, des lois aux parlements et aux gouvernements nationaux ? Comment expliquer que, au soi-disant « État minimum » des libéraux avant la crise, les mêmes libéraux aient substitué un État « maximum » ? Comment rendre compte de ce big gouvernement néolibéral supranational qui, par ailleurs, se passe, sans aucun état d'âme, de toute « démocratie » ?

11 Il y a évidemment quelque chose d'erroné à tracer cette opposition de l'avant et de l'après, de la même façon qu'il est tout à fait réducteur de penser que c'est la crise qui a imposé un changement de nature du libéralisme, et que cette intervention est conjoncturelle : qu'une fois la crise passée, le gouvernement de centralisateur, autoritaire, invasif, redeviendra « libéral » au sens « ancien ».

12 Il est vrai qu'aujourd'hui l'État, dans une version qui n'a rien de minimale, intervient plutôt deux fois qu'une. Il intervient une première fois pour sauver les banques, la finance et les libéraux eux-mêmes, une seconde pour imposer aux populations de payer les coûts politiques et économiques de la première intervention. Une première fois pour les marchés, une seconde contre la société. Mais il ne s'agit là que d'une étape dans le processus qui a commencé avec la naissance du capitalisme. Pour le dire avec Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Jamais un État n'a autant perdu la puissance, pour se mettre avec autant de force au service du signe de puissance économique. Et ce rôle, l'État capitaliste l'a eu très tôt, quoi qu'on dise, dès le début, dès sa gestation sous des formes encore à moitié féodales ou monarchiques [5]. »

13 Que l'on ne se méprenne pas : il y a bien eu une hétérogénéité entre l'État et le capital. L'État se définit par un territoire et des frontières. Le capital n'a pas de territoire à soi. Il correspond au contraire à un processus de déterritorialisation permanente, qui ne connaît aucune limite. L'État constitue une communauté, un peuple, une nation, tandis que le capital est incapable de produire ces entités, puisque la concurrence, la division de classes et l'appropriation privative défont la communauté, le peuple et la nation. L'État se fonde sur les droits et la citoyenneté, le capital sur les « intérêts » des entrepreneurs et l'exploitation des salariés et de la population. L'État exerce une souveraineté politique, liée à un territoire et à un peuple. Le capital organise une puissance économique dans un marché mondial.

14 La gouvernementalité néolibérale a consisté d'abord à composer ces hétérogénéités, et, ensuite, à subordonner et à reconfigurer les principes étatiques au seul profit d'une valorisation du capital. L'un des tournants les plus marquants dans ce processus de subordination fut constitué par la formation de l'État social allemand, dont les ordolibéraux et Carl Schmitt, de façon encore plus radicale, produisirent la théorisation la plus lucide. L'introduction dans la constitution allemande de l'État social n'a ainsi pas seulement une valeur historique : elle est encore actuelle, puisque le processus de construction des institutions européennes et de l'euro semble bien renvoyer aux techniques ordolibérales de construction de ce nouveau type d'État.

L'État économique

15 Carl Schmitt, auteur dont les travaux ont été utilisés pour promouvoir l'« autonomie du politique [6] », est celui qui, au contraire, a démontré que l'État social marquait de manière irréversible le déclin de l'État « souverain » tel que l'Europe l'avait connu. Pour lui, l'État social n'a plus aucune autonomie politique, parce qu'il est accaparé par les forces sociales et économiques du capitalisme. L'État est désormais entièrement traversé par la lutte des classes, par ses conflits et ses intérêts ; c'est la raison pour laquelle il ne peut plus représenter l'intérêt général, le « destin » d'un peuple, l'éthique d'une nation. Il ne peut plus être supra partes puisqu'il est l'objet même des luttes et de conflits politico-économiques.

16 Les néolibéraux ne se contentent pas de s'opposer à l'État pour défendre la liberté de la société, ils travaillent à le façonner, à le transformer de fond en comble, de façon à ce qu'il puisse parfaitement convenir au capital et à son accumulation. Cette nouvelle séquence de la transformation du capitalisme d'État est décrite avec précision dans Naissance de la biopolitique à travers l'analyse du rapport que les ordolibéraux entretinrent avec l'État allemand au moment de sa refondation dans l'après-guerre. La défaite de l'État bismarckien lors de la Première Guerre mondiale, puis celle de l'État nazi lors de la Seconde, avaient ouvert l'espace à la fondation d'un « nouveau type » d'État, comme l'appelait Carl Schmitt. « Comment faire exister un État qui n'existe pas à partir de l'espace non étatique qu'est celui de la liberté économique ? », demande Foucault. La réponse des ordolibéraux est la suivante : à travers sa genèse permanente à partir de l'institution économique, puisque « l'économie est créatrice de droit public [7] ».

17 Ce processus n'a rien de spontané. Un tel État exige d'être ancré dans le fonctionnement même du marché ; c'est ce qui constitue la tâche majeure de la gouvernementalité selon l'ordolibéralisme. L'économie, au lieu d'être l'autre de la politique, devient la force qui la génère, qui la dirige, qui la légitime. Le marché, au lieu de se limiter à un automatisme autorégulateur, se manifeste comme lien politique fondateur, entre autres, de la souveraineté de l'État. « L'économie, le développement économique, la croissance économique produit la souveraineté, produit de la souveraineté politique par l'institution et le jeu institutionnel qui fait précisément fonctionner cette économie [8]. » Il ne faut pas comprendre l'« économie » de façon économiciste, en la réduisant à un mécanisme de production ­ dans les usines ­ et d'échange automatique ­ sur le marché. Foucault ne fait que confirmer ici les analyses de Carl Schmitt, énoncées au moment de la constitution de l'État social : l'État souverain, l'État Nation, l'État transcendant est mort, et à sa place se dresse un « État économique ». Michel Foucault pointe ainsi le caractère exemplaire du cas allemand : « On a ici, dans l'Allemagne contemporaine, un État qu'on peut dire radicalement économique, en prenant "radicalement" au sens strict du terme : c'est que sa racine est très exactement économique [9]. »

18 Une nouvelle conception de la souveraineté naît avec cet État social, dans laquelle on ne peut plus distinguer l'économie de l'État, le pouvoir politique de la puissance du capital, la gouvernementalité de la souveraineté. Cette dernière ne dérive pas du peuple, de la démocratie, de la nation, mais du capital et de son développement ; ce nouvel agencement donne lieu à un renouvellement radical du concept de « capitalisme d'État ».

19 La gouvernementalité ne doit donc pas « gouverner le moins possible », mais viser la construction de l'« État social », un État économique au service de la valorisation, qui va exiger un effort social. L'Allemagne et le Japon ont connu le miracle économique non pas parce qu'ils n'ont pas eu à financer une armée ­ le complexe militaro-industriel n'a jamais empêché la valorisation capitaliste, bien au contraire : la réalisation de la plus-value trouve dans ces investissements un débouché essentiel ­, mais plus probablement parce qu'ils ont construit, après la défaite de la Deuxième Guerre mondiale, un État complètement « conforme aux exigences des marchés ».

20 C'est ce « modèle » allemand, tel qu'il fut construit dans l'après-Seconde Guerre mondiale, qui prime dans l'Europe contemporaine et qui est au fondement de l'euro. On parle en effet de l'économie allemande, mais l'économie est inséparable de l'État ; ou mieux : dans le capitalisme contemporain, on ne peut plus distinguer l'État de l'économie, de la société. Les trois domaines sont investis transversalement par le capital, et la gouvernementalité travaille à leur cohérence et leur agencement.

Le tournant néolibéral

21 Le passage de l'ordolibéralisme au néolibéralisme américain approfondira et spécifiera cette nouvelle organisation du capitalisme d'État. Le processus d'intégration et de subordination de l'État à la logique économique se poursuivra, et l'État assumera complètement sa nouvelle nature : généré par le marché, il abandonnera à la logique économique des pans entiers de son ancienne souveraineté.

22 Quel est le processus à l' uvre ? D'une part, la gouvernementalité poursuit l'affaiblissement progressif de la souveraineté politique par rapport à l'économie, notamment en ce qui concerne la souveraineté monétaire, soumise à un processus de privatisation, et à travers la levée de l'impôt, autre fonction « régalienne » : l'État fonctionne comme collecteur des impôts pour le compte des créanciers et de leurs institutions supranationales. Les deux fonctions étatiques continuent à être gérées par l'État ; cependant, elles ne constituent plus l'expression de son pouvoir en tant que représentant de l'intérêt général et garant de l'unité de la Nation, mais des articulations du gouvernement supranational du capital. D'autre part, la gouvernementalité doit veiller à ce que l'« État économique » assure un exercice plein et intensif de la souveraineté sur la population et la société, comme modalité de contrôle politique du capital sur le conflit de classe et sur les « comportements » des gouvernés.

23 La subordination de l'administration et du Welfare à la valorisation du capital, inaugurée par le néolibéralisme des années 1980, n'est donc pas celle d'un État minimal, mais celle d'un État débarrassé de l'emprise des salariés, des chômeurs, des femmes, des pauvres sur les dépenses sociales. L'État maximal, comme la crise se charge très bien de le montrer, est tout à fait compatible avec le néolibéralisme. Le changement de ce rapport de force, intervenu à la fin des années 1970, donne aux libéraux la possibilité d'utiliser les fonctions de l'État (prêteur en dernière instance, politiques fiscales, politiques de redistribution, etc.) à leur propre avantage.

24 Contrairement à ce que semble affirmer Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique (« La participation des gouvernés à l'élaboration de la loi, dans un système parlementaire, constitue le système le plus efficace d'économie gouvernementale [10] »), la crise neutralise en réalité de façon radicale l'expression des gouvernés, même à travers le vote. Malgré ses formes radicalement affaiblies et complètement cadenassées par les lois électorales, les médias, les experts, le système politique représentatif est, semble-t-il, encore trop démocratique pour l'économie. Même réduit à cette caricature de « participation de gouvernés » par le vote, il constitue encore un obstacle à la gouvernementalité de la crise. Le système représentatif est suspendu, les partis sont destitués de tout « pouvoir », le parlement est réduit à une chambre d'enregistrement d'« ordres » dictés par les institutions du capitalisme mondial. Angela Merkel a résumé le sens de ce processus en invoquant, selon ses propres termes, une « démocratie conforme aux marchés ». La souveraineté populaire est sous condition, puisque les seuls votes qui comptent sont ceux des marchés, des institutions financières et de la gouvernance internationales, qui expriment quotidiennement leur volonté « politique », en temps réel, à travers la bourse et le spread. Si le peuple vote comme ces « grands électeurs », alors le vote est légitime ; autrement on peut faire revoter ou trouver une manière de contourner une démocratie vidée de tout pouvoir. Il nous faut constater que ce qu'il y avait de démocratique dans le capitalisme n'avait rien à voir avec le libéralisme ni avec le capital, mais dépendait de la lutte et de la résistance des « gouvernés ».

L'État social comme gouvernement de la société

25 La nouvelle mouture du capitalisme d'État qu'est l'État social est donc imposée par les finalités actuelles du capital : la subordination de toutes les relations sociales à la valorisation par la généralisation de la logique de l'entreprise. L'ordolibéralisme est l'expression d'une politique du « marché » dont l'action implique la société dans son ensemble. La subordination de la société au capital est en effet intégralement réalisée par la financiarisation d'abord, l'économie de la dette ensuite. La dette et la finance constituent les appareils d'évaluation, de mesure et de capture non seulement du travail, mais de toute activité sociale. L'ordolibéralisme et le néolibéralisme représentent deux modalités différentes de gouvernement du capital qui ne se limitent plus à capturer un surplus industriel, mais organisent l'appropriation d'une « plus-value sociale ». En prolongeant l'analyse de Michel Foucault, nous pouvons suivre, pour la première fois, la mise en place d'une gouvernementalité inséparable désormais de la valorisation économique étendue à toute la société.

26 C'est à partir de la fin de la Seconde guerre mondiale que nous avons commencé à sortir des sociétés disciplinaires pour entrer dans les sociétés de sécurité (ou de contrôle). La dimension sociale de la production et les luttes des années 1960 avaient fait émerger une subjectivité que les techniques disciplinaires ne pouvaient plus maîtriser. Cette transformation est sensible dans les analyses de Foucault : il cherche à saisir les articulations d'un nouveau pouvoir dont l'action ne vise plus un sujet « enfermé » dans l'usine, la prison, l'hôpital, l'école, mais s'exerce dans un espace « ouvert », celui de la société. Cette nouvelle réalité, qui commence à émerger après la Seconde Guerre mondiale, fera dire quarante ans après à Gilles Deleuze que le problème de nos sociétés n'est pas celui de l'homme enfermé, mais plutôt celui de l'homme endetté. Or c'est l'ordolibéralisme qui ouvre ce processus de constitution de nouvelles techniques de gouvernementalité.

27 Ainsi, la gouvernementalité ordolibérale doit façonner l'État et l'État doit façonner la société pour que le marché puisse exister, pour qu'il puisse fonctionner comme « appareil de capture » et de mesure. Sans cette double condition d'un État « économique » et d'une « économisation de la société », pour reprendre la formule de Michel Foucault, le marché n'a aucune chance d'exister ni de fonctionner comme dispositif à la fois d'évaluation et d'appropriation. L'automatisme et la spontanéité du marché sont fabriqués, et ils dépendent en grande partie de l'intervention de l'État et de sa réussite, c'est-à-dire de la mise au pas de la société au profit de l'accumulation capitaliste.

28 Pour l'ordolibéralisme, le marché constitue une « machine » qui trouve automatiquement le chemin de son équilibre. Cependant, à la différence du marché du libéralisme classique, celui des ordolibéraux n'est pas régi par l'échange mais par la concurrence. Cette dernière n'étant pas un simple jeu naturel des appétits, des instincts, des comportements, nécessite que nous la produisions, l'incitions, la soutenions, la protégions. La gouvernementalité du nouveau capitalisme d'État doit par conséquent intervenir, de manière aussi massive que l'État keynésien, pour aménager les conditions sociales de son existence. La concurrence et le marché constituent un jeu formel qui, comme toute structure formelle, ne peut fonctionner que sous certaines conditions, « soigneusement et artificiellement aménagées ». Si « le principal souci d'intervention gouvernementale doit être l'existence du marché [11] », il faut pour garantir ses fonctions de mesure et d'appropriation que l'État agisse sur des données qui ne sont pas directement économiques : sur le cadre social, c'est-à-dire sur la population, la technique, l'apprentissage et l'éducation, le régime juridique, la disponibilité des sols, la socialisation de la consommation médicale, culturelle, etc. La gouvernementalité doit organiser une « politique sociale » dont l'objectif est de « prendre en charge et en compte les processus sociaux pour faire place, à l'intérieur de ces processus sociaux, à un mécanisme de marché [12] ».

29 Il est vrai que les conditions à aménager dans la société sont si nombreuses que l'on peut légitimement se demander s'il existe vraiment quelque chose comme une essence, une structure que l'on pourrait appeler le « marché ». Ce dernier semble plutôt constituer un principe politique, une mesure, un modèle qui impose une mise en conformité des hommes, de la société, de l'État (notamment dans son système d'administration et son système représentatif) aux lois de l'économie.

30 Mais de quel société parle-t-on ici ? Il ne s'agit pas d'instaurer une société marchande, de normaliser et de discipliner la société à partir de la valeur d'échange, mais à partir de l'entreprise. La continuité entre l'ordolibéralisme et le néolibéralisme est visible dans le projet politique de transformer chaque individu en une « entreprise individuelle ». Généraliser la concurrence signifie « généraliser en effet la forme entreprise à l'intérieur du corps ou du tissu social, ça veut dire reprendre ce tissu social et faire en sorte qu'il puisse se diviser, se démultiplier selon non pas le grain des individus, mais le grain de l'entreprise [13] ». La gouvernementalité doit socialiser le « modèle économique, le modèle de l'offre et de la demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l'existence même, une forme de rapport de l'individu à lui même, au temps, à son entourage, à l'avenir, au groupe, à la famille [14] ». La socialisation du capital (qui correspond à « une politique d'économisation du champ social tout entier, de virage à l'économie du champ social tout entier [15] »), tout en se réalisant à travers l'entreprise, ne renvoie pas à l'industrialisation classique, puisque c'est l'ensemble des relations sociales qui doivent être gérées comme une entreprise : il est question de gérer la « maison individuelle » comme une entreprise, les « petites communauté de voisinage » comme une entreprise, etc.

31 Pour essayer de neutraliser le conflit de la grande usine, cauchemar du capitaliste fordiste, les ordolibéraux rêvent d'« une économie faite d'unités-entreprises, une société faite des unités entreprises [16] », que les néolibéraux vont essayer de réaliser à partir des années 1980 en généralisant les politiques du « capital humain » et en favorisant toutes les formes de « travail autonome ». L'« entrepreneur de soi », modèle de subjectivation du néolibéralisme, constitue une sorte d'individualisation de l'entreprise.

32 De ce point de vue, les ordolibéraux ont eu une avance certaine sur le marxisme, à la même époque encore confiné dans l'usine et dans la séparation de la production et de la société. Il faudra attendre les années 1960 et le courant minoritaire de l'opéraïsme italien pour problématiser le rapport entre capital et société. Depuis, on a du reste peu avancé dans cette direction, tandis que le capital s'est complètement déployé dans la société par l'entremise de la finance et de la dette. Le néolibéralisme poussera encore plus loin que l'ordolibéralisme la logique de l'entreprise en faisant de cette dernière l'outil pour analyser, mesurer et informer tout rapport social, y compris le rapport à soi, ou encore le rapport que la mère entretient avec son enfant. C'est une politique de la vie (Vitalpolitik). Déjà mise en place par les ordolibéraux, elle sera réalisée mieux encore par l'entreprise financière que par l'entreprise industrielle. La finance et les politiques de la dette sont en effet, à la différence de l'entreprise, des dispositifs de gouvernance et de capture immédiatement sociaux, qui agissent transversalement à l'ensemble de acteurs de la société.

33 Le grand saut entre ordolibéralisme et néolibéralisme se joue donc dans ce passage de l'hégémonie du « capital industriel » à l'hégémonie du « capital financier », où, néanmoins, l'intervention de l'État sur la société n'est pas mise en discussion, mais élargie. Ce qui change en revanche, c'est la nature de cette intervention, que la crise met en évidence.

34 La crise de la dette, en même temps qu'elle qualifie les fonctions de l'État de droit et de la loi, spécifie en effet le mode d'intervention de ces institutions sur la « société », et ce sur un mode très peu libéral : c'est sur ce point que nous finirons. La crise présente nous intime, par sa spécificité, d'interroger la nature du libéralisme. On sait que les ordolibéraux ne souhaitaient « aucun interventionnisme économique ou le minimum d'interventionnisme économique, et le maximum d'interventionnisme juridique [17] ». La crise renverse le rapport entre interventionnisme économique et interventionnisme juridique, ou pour mieux dire, l'intervention juridique est directement, immédiatement, intervention économique. Selon les principes néolibéraux, le fonctionnement du marché et de la concurrence doit être à la fois institué, garanti et régulé par une série de règles formelles. Les lois doivent définir un cadre général et ne devront jamais proposer une finalité particulière, poursuivre un but spécifique, tel que celui de favoriser la croissance, le plein emploi, un certain type de consommation, etc. Elles doivent éviter d'imposer un choix comme pourrait le faire un État interventionniste ou planificateur, et définir seulement des règles du jeu, de façon à ce que l'État ne soit jamais en position de « décideur ». La décision, au contraire, revient à chacun des agents économiques. Les règles, formelles et fixes, se limitent à définir un environnement, un milieu à l'intérieur duquel les agents économiques exercent leur liberté, permettant un « jeu dont chacun reste maître ».

35 Évidemment, jamais le rapport entre État de droit, système juridique et « capital » n'a fonctionné de cette manière, et la crise éclaire, si jamais il en était besoin, la nature de l'intervention législative. Les lois ne définissent pas « des formes d'intervention générales exclusives de mesures particulières, individuelles, exceptionnelles [18] ». Tout au contraire, les lois sont prescriptives : elles ne se limitent pas à définir un cadre formel, à énoncer les « règles du jeu », elles établissent de manière impérative des contenus, et ce jusqu'aux détails les plus infimes. Elles imposent la flexibilité sur les marchés de l'emploi, imposent une fiscalité favorable à la rente, opèrent des coupes dans les retraites, les dépenses sociales. La « liberté » qui reste aux « acteurs » est celle d'exécuter les ordres. Les lois et les règles n'ont pas seulement la société et la population pour objet : elles sont édictées contre la société, contre la population.

36 À la différence de ce qu'énonce l'idéologie libérale, l'intervention n'émane pas de l'État de droit, mais des institutions qui « gouvernent » le capitalisme financier : banques privées, BCE, FMI, ainsi que quelques gouvernements ­ comme le gouvernement allemand ­ qui participent du capitalisme d'État dans les nouvelles conditions qui sont les siennes. Le libéralisme rompt avec la « raison d'État » au nom de la société, nous dit Foucault : « C'est au nom de celle-ci qu'on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu'il y ait un gouvernement » et c'est toujours au nom de la société que les libéraux ne se posent plus la question de la raison d'État ­ « comment gouverner le plus possible et au moindre coût ? » ­, mais plutôt celle-ci : « pourquoi faut il gouverner [19] ? »

37 Dans la crise, on voit une toute autre logique à l' uvre. Si le marché ne fonctionne pas, si au lieu de déterminer une « rationnelle et juste formation de prix », il crée des déséquilibres qui bloquent la valorisation et conduisent à la crise, la faute en revient à la société. Si le libéralisme a pu mettre autrefois en récit une lutte mythique entre l'État et la « société civile », animée par les propriétaires et les entrepreneurs, cette opération est d'autant plus impossible aujourd'hui que la société est composée de « débiteurs », qu'il faut gouverner à partir des intérêts de « créditeurs ».

38 Contre toute évidence, contre toute logique, même bêtement « économique », c'est aujourd'hui la société qui doit changer, qui doit se conformer aux marchés, au risque même de se désagréger, au risque même d'imploser comme dans le sud de l'Europe. D'où les contre-réformes du marché de l'emploi, les coupes dans les services sociaux, la diminution et les blocages des salaires, l'augmentation des impôts des plus pauvres et des classes moyennes qui visent, avec un cynisme assumé, la « destruction de la société » si elle ne capitule pas au chantage de la dette. Pour aligner la société et la démocratie sur la valorisation capitaliste, le libéralisme met de côté toute production de « liberté » et n'hésite pas à produire une gouvernementalité autoritaire post-démocratique.


Date de mise en ligne : 16/12/2013.

https://doi.org/10.3917/rai.052.0051

Notes

  • [1]
    Gilles Deleuze, cours de préparation de l'Anti-dipe, publié sur le site La voix de Gilles Deleuze (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/rubrique.php3?id_rubrique=4).
  • [2]
    Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil,, coll. « Hautes Études », 2004, p. 110.
  • [3]
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-dipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 301.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid., p. 300.
  • [6]
    La théorie italienne de l'« autonomie du politique » de Mario Tronti vise un saut qualitatif de la classe ouvrière qui, pour accomplir son processus révolutionnaire, doit se « faire État ». Se faire État dans les conditions de l'État social signifie tout simplement se constituer comme une articulation du « capital », devenir « capital variable » à l'intérieur de l'État : en un mot, devenir ce que la classe ouvrière avait refusé de devenir dans l'usine. Toutes les luttes qui se sont déroulées, notamment dans les années 1970 autour des « revenus » et des « services » avaient précisément pour « ennemi » l'État social, sa gouvernementalité et son contrôle sur les corps, l'âme et la vie.
  • [7]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, éd. par Michel Senellart, sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 86.
  • [8]
    Ibid., p. 85.
  • [9]
    Ibid., p. 87.
  • [10]
    Ibid., p. 327.
  • [11]
    Ibid., p. 145.
  • [12]
    Ibid., p. 246.
  • [13]
    Ibid., p. 247.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 248.
  • [16]
    Ibid., p. 231.
  • [17]
    Ibid., p. 172.
  • [18]
    Ibid., p. 326.
  • [19]
    Ibid., p. 325.
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