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Article de revue

L'État contre lui-même

Penser l'État en Europe après le totalitarisme : la contribution du concept de subsidiarité

Pages 153 à 171

Notes

  • [1]
    Cet article propose une vue d'ensemble des principaux résultats de notre travail de thèse (Julien Barroche, État, libéralisme et christianisme. Critique de la subsidiarité européenne, Paris, Dalloz, 2012).
  • [2]
    Nous n'entrons pas ici dans les querelles épistémologiques sur la pertinence du concept et faisons nôtre la position fort bien résumée par Pierre Hassner : un concept « insaisissable » mais « irremplaçable » (Pierre Hassner, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259 et suiv.).
  • [3]
    Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 [1932], p. 69.
  • [4]
    Reinhart Koselleck, « "Champ d'expérience" et "horizon d'attente" : deux catégories historiques », Le Futur passé [1979], Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 324-325.
  • [5]
    Mentionnons deux expressions exemplaires de ce récit officiel des origines, qui se répondent à cinquante ans de distance : la Déclaration de Robert Schuman en date du 9 mai 1950 et le discours de Joschka Fischer prononcé le 12 mai 2000 à l'Université Humboldt de Berlin.
  • [6]
    Marcel Gauchet, « La nouvelle Europe », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 495.
  • [7]
    La Raison, ajouteraient certains. Au-delà même de la philosophie heideggérienne, songeons aux thèses de l'École de Francfort, celles sur le mensonge du projet émancipateur porté par la Raison moderne, dont la dialectique contiendrait en son propre sein une double mutilation de l'homme par l'homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société, un programme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D'où ce verdict sans appel prononcé en 1943 par Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1996 [1943], p. 24).
  • [8]
    Voir Blandine Barret-Kriegel, L'État et les esclaves, Paris, Payot, 1979, p. 28 notamment.
  • [9]
    Pensons au « chaos institutionnel » tel que décrit dans Franz Neumann, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987 [1942-1944] ; et Hannah Arendt, « Ce qu'on appelle l'État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 2002 [1951], p. 170 et suiv.
  • [10]
    Cf. Julien Freund, L'Essence du politique, Paris, Sirey, 1956, p. 556.
  • [11]
    Cf. Maurice Hauriou, « La théorie de l'institution et de la fondation » (1925), Aux sources du droit. Le pouvoir, l'ordre et la liberté. Cahiers de la Nouvelle Journée, Paris, Bloud et Gay, 1933, 23, p. 89-128.
  • [12]
    Cf. Niklas Luhmann, Politique et complexité, Paris, Le Cerf, 1999 [1990].
  • [13]
    Pie XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 177-228 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles. Documents pontificaux du 15e au 20e siècle, Bâle/Paris/Rome/Herder, Beauchesne, 1969, I, p. 568-663) ; Léon XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891, XXIII, p. 641-670 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), ibid., p. 510-567).
  • [14]
    Nous pensons notamment au message pontifical diffusé à Noël 1944, radio-message dans lequel le Pape Pacelli accepte officiellement le système démocratique : Pie XII, Radio-message au monde Sur la démocratie, 24 décembre 1944, Acta Apostolicae Sedis, 1945, XXXVII, p. 10-23 (trad. fr. in Moines de Solesmes (dir.), La Paix intérieure des nations, Tournai, Desclée, 1952, 836-857, p. 447-455). Sur la distinction entre réalité libérale et idéologie libérale, voir Marcel Gauchet, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24 ; Émile Poulat, Église contre bourgeoisie, Paris, Casterman, 1977, p. 162-163.
  • [15]
    Mentionnons, ici, l'encyclique roncallienne, Mater et Magistra, qui déleste la subsidiarité de sa gangue corporatiste pour parler désormais, plus modestement, de « corps intermédiaires » (Jean XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII, p. 401-464 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles, op. cit., I, p. 664-757) ; et les deux encycliques phares de Jean-Paul II et Benoît XVI qui réitèrent les appels de l'Église à la subsidiarité étatique, moyennant une définition particulièrement inflationniste du concept de totalitarisme (entendre : État totalitaire) : Jean-Paul II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis, 1991, LXXXVIII, p. 793-867 (trad. fr. in Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 481-544) ; Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, Acta Apostolicae Sedis, 2009, CI, p. 641-709 (trad. fr. in L'Amour dans la vérité, Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-Mame, 2009).
  • [16]
    Pie IX, Syllabus, 8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 168-176 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles, op. cit., I, p. 35-53).
  • [17]
    Voir, sur ce point, les travaux de Pierre Legendre situés au carrefour du droit et de la psychanalyse.
  • [18]
    Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 284.
  • [19]
    Carl Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 114 suiv.
  • [20]
    Augustin, La Cité de Dieu [411-426], Paris, Seuil, 1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28).
  • [21]
    Cf. Matthew S. Kempshall, The Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1999.
  • [22]
    À notre connaissance (hormis le cas particulier de l'ouvrage de François Perroux cité plus bas), la première occurrence du mot subsidiarité en France (et non en français, car il a d'abord transité par la Suisse) survient en 1953 sous la plume de Max Richard, l'une des figures de l'école fédéraliste-intégrale, significativement passé par le vichysme avant de s'engager en faveur de la cause européenne (Max Richard, « À la recherche d'une méthode pour l'Occident », Fédération, 1953, no 104-105, p. 705).
  • [23]
    Au-delà du cas des proudhoniens de droite, nous parlons notamment du proudhonisme diffus qui, de manière souterraine, via les différents courants du catholicisme progressiste, a préparé la révolution juridique de Vatican II. Outre le fondateur d'Esprit (Emmanuel Mounier, Anarchie et personnalisme (1937), uvres (1931-1939), Paris, Seuil, 1961, I, p. 651-725 ; rééd. dans Écrits sur le personnalisme, Paris, Seuil, 2000, p. 213-307), pensons à Henri de Lubac, grande figure du Concile et fin connaisseur de Proudhon (Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945 ; « Proudhon contre le mythe de la Providence », Les Traditions socialistes françaises, Neuchâtel, La Baconnière, 1944, p. 65-89).
  • [24]
    Voir Julien Barroche, « La subsidiarité chez Jacques Delors. Du socialisme chrétien au fédéralisme européen », Politique européenne, 2007, no 23, p. 153-177.
  • [25]
    Traité de Maastricht, article 5, al. 2 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
  • [26]
    Voir Oswald von Nell-Breuning, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings in Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68 ; Wilhelm Emmanuel von Ketteler, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » (1871), Kettelers Schriften, Johannes Mumbauer (dir.), Kempten, Munich, Kösel'schen Buchhandlung, 1911, II, ici p. 162. Relevé déjà présent in Chantal Millon-Delsol, L'État subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l'État : le principe de subsidiarité aux fondements de l'histoire européenne, Paris, PUF, p. 130 ; et Clemens Bauer, « Ketteler », in Görres-Gesellschaft (dir.), Staatslexikon, Fribourg, Herder, 1959, IV, col. 956. Toujours au titre des coulisses officieuses, il faut réserver une mention spéciale à l'Autriche. Là encore, c'est un indice lexicologique qui met sur la voie : le mot subsidiarité (« loi de subsidiarité ») pointe sous la plume de François Perroux dans un développement spécifiquement dédié au corporatisme autrichien (François Perroux, Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, 1937, p. 127-128).
  • [27]
    Carl J. Friedrich (dir.), Studies in Federalism, Boston/Toronto, Little Brown, 1954 ; Totalitarianism, Cambridge, Harvard University Press, 1954.
  • [28]
    Sur les réinvestissements stratégiques d'Althusius, curieusement propulsé père fondateur du fédéralisme moderne, rappelons que le même Carl Friedrich, universitaire allemand installé aux États-Unis depuis les années 1920, fut l'éditeur scientifique du texte latin de la Politica paru au début de la décennie suivante (Johannes Althusius, Politica Methodice Digesta, atque exemplis sacris et profanes illustrata (1603-1614), éd lat. C. J. Friedrich, Cambridge, Harvard University Press, 1932).
  • [29]
    Voir l'interprétation foucaldienne de l'ordolibéralisme (Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, Seuil, 2004, p. 77-220) qui insiste sur le rôle central de Ludwig Erhard. La traque sémantique du mot subsidiarité invite par ailleurs à ne pas négliger l'un de ses conseillers spéciaux, fervent protestant lui aussi, et grand admirateur de la Suisse : Wilhelm Röpke. Voir, par exemple, Wilhelm Röpke, Civitas humana (1944), Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 12.
  • [30]
    Apolitisme qui a trouvé sa plus belle expression littéraire dans le Thomas Mann des Betrachtungen (Thomas Mann, Considérations d'un apolitique (1918), Paris, Grasset, 2002) et son plus beau récit existentiel chez Sebastian Haffner (Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs (1914-1933), trad. fr. B. Hébert, Arles, Actes Sud, 2004 [2002]).
  • [31]
    Voir Marc Abelès, qui reprend ici le lexique koselleckien (Marc Abelès, « De l'Europe politique en particulier et de l'anthropologie en général », Cultures et conflits, 1997, no 28, p. 33-58).
  • [32]
    Cf. Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Paris, Gallimard, 1983 ; Louis Dumont, Homo aequalis, I. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
  • [33]
    « Si la démocratie n'est pas seulement le nom d'un régime, ni même d'un état social, mais celui d'une nouvelle manière d'être de l'humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropologie démocratique. Il y a une redéfinition de l'être-soi correspondant à l'avènement de la société des individus, au règne des individualités égales et libres. » (Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. XVIII-XIX, l'italique figure dans le texte original).

1 L'habitude a été prise de définir le principe de subsidiarité comme un précepte de bon sens : ce que l'individu peut faire par lui-même, pourquoi une instance plus vaste aurait-elle à s'en mêler ? Ce qu'une entité de petite échelle peut assumer, pourquoi une collectivité plus vaste devrait-elle s'en charger ? Comme si ce principe disposait de l'évidence d'une loi naturelle qu'il ne s'agirait plus que d'appliquer à la réalité changeante des choses. Il nous semble que cette manière de retraduire la notion dans les termes trop élémentaires d'une simple règle de proximité tend à la vider de son contenu et, par là, empêche de percer sa teneur proprement idéologique.

2 L'habitude a également été prise d'associer le thème de la subsidiarité aux seuls enjeux immédiats de la construction européenne. Au prix, le plus souvent, d'une lecture appauvrissante du concept ­ incapable, à tout le moins, de faire droit à la richesse de son histoire propre. L'Union européenne a bien sûr conféré une actualité nouvelle ainsi qu'une résonance sans égale au principe de subsidiarité ; elle ne saurait, pour autant, en avoir délivré la signification unique ni la formule définitive.

3 Aussi faisons-nous le choix de reconstituer la densité théorique de la notion en considérant historiquement les emplois sémantiques du mot plutôt qu'en entreprenant une définition philosophique de la chose [1]. La subsidiarité : non pas un concept qui naît chez Aristote pour atterrir chez Jacques Delors en passant, dans l'intervalle, par une série d'étapes obligées ­ saint Thomas d'Aquin, Althusius, Tocqueville, etc. ­, mais une formation discursive, de naissance tout à fait récente, portée par une dynamique stratégique fondamentalement dépendante des acteurs et locuteurs qui en font usage.

4 À travers ce programme méthodologique, il s'agit donc de faire déchoir la subsidiarité de son statut d'évidence, contre la banalisation de son usage sur fond de construction européenne et de territorialisation de l'action publique ; de lui restituer toute sa complexité interne en laissant s'échapper

5 le sens refoulé des discours, des textes et des pratiques où le syntagme apparaît ; de la restituer aux réseaux de correspondances idéologiques et système de représentations auxquels elle appartient.

6 La reconstitution méthodique de l'itinéraire du vocable autorise, pour l'essentiel, à isoler trois moments principaux de la vie du concept, qui, de l'Église catholique à l'Union européenne via l'Allemagne fédérale, désignent à chaque fois un même champ d'adversité ­ le totalitarisme [2] ­ et une même cible d'accusation ­ l'État souverain. Aussi est-ce dans cette configuration de dialogue conceptuel ­ l'impact exercé par le totalitarisme sur notre représentation de l'État ­ que la subsidiarité a pu légitimement se présenter et s'imposer à nous comme un analyseur privilégié. Nous verrons à quel point cette texture polémique si singulière lui confère une véritable dimension stratégique de Kampfbegriff[3] : « concept d'enregistrement de l'expérience », la subsidiarité n'est-elle pas aussi un « concept fondateur d'expérience », un véritable « produit d'attente » [4] ? Par où le juriste Carl Schmitt et l'historien Reinhart Koselleck ne manquent pas de se rejoindre, nous ramenant doublement à l'analyse sociologico-sémantique des concepts et invitant par là à faire ressortir la portée éminemment idéologique de la subsidiarité.

État totalitaire, État subsidiaire : un système en miroir

7 1. C'est la mise en regard de deux figures européennes de l'État ­ l'État totalitaire et l'État subsidiaire ­, directement issues de notre trilogie conceptuelle ­ État, totalitarisme, subsidiarité ­ qui nous a conduit à formuler l'hypothèse d'une statophobie post-totalitaire traversant de part et d'autre nos trois terrains de recherche : l'Église, l'Allemagne, l'Europe. Deux figures en miroir dont le couplage dialectique ferait en quelque sorte système, un peu comme si elles imageaient les deux faces, maléfique et angélique, de la même pièce étatique. Mais deux figures qui en viendraient finalement à s'annuler l'une l'autre. Erreur de diagnostic d'un côté : le fantasme de l'État totalitaire. Prophétie autoréalisatrice de l'autre : le spectre de l'État subsidiaire.

8 N'y aurait-il pas, en effet, une simplification abusive dans la philosophie qui anime l'acte de naissance de l'Europe contemporaine, dans ce récit des origines consistant à assimiler construction européenne et pacification des nations ? Les États-nations ont conduit au nationalisme, à la guerre puis au totalitarisme ; la paix est conditionnée par leur dépassement ; l'Europe post-totalitaire sera le bras armé de cette neutralisation du péché stato-national [5] ? À l'en croire, il faudrait presque porter la paix de 1945 au seul crédit de la construction européenne ; la bienséance historique impose pourtant ce simple correctif en forme de rappel chronologique : « C'est la paix des nations qui a permis la construction européenne, et non l'inverse [6]. » Ne minorons pas la portée d'une telle dispute : car de ce diagnostic établi sur les drames du 20e siècle dépend rien de moins que la pleine compréhension du projet européen. N'est-ce pas sur l'inédit totalitaire que l'Europe communautaire a voulu forger à la fois sa légitimité historique et sa conscience politique ?

9 Bien sûr l'Europe post-totalitaire a-t-elle beau jeu de se penser comme l'anti-modèle rédempteur du IIIe Reich, comme le rempart protecteur face à la menace, paraît-il toujours planante, d'un retour à la barbarie. Bien sûr l'Europe post-totalitaire a-t-elle besoin de rejeter dans la pénombre de l'histoire le monde qui est censé avoir produit l'horreur sur le sol des Lumières : la Nation, l'État, la Souveraineté [7]. Mais, à redescendre du ciel virginal des idées, il n'est pas certain que le totalitarisme ait dit la vérité sur la modernité étatique ni qu'il en vaille disqualification définitive.

10 Réfléchir aujourd'hui sur la singularité institutionnelle de l'État suppose de se tenir à égale distance d'un moralisme accusateur qui se plaît à rabattre sa violence physique constitutive sur une entreprise irréductiblement totalitaire ; mais aussi d'une incantation creuse qui appelle naïvement à un renouveau du volontarisme politique sans du tout considérer le contexte historique dans lequel l'Europe est désormais plongée. La seconde option, à vrai dire, se présente le plus souvent comme une contre-réaction épidermique à la première. Tout uniment, en effet, le réflexe s'est propagé consistant à se réfugier dans un simplisme tranquillisant ; à déceler une virtualité exterminatoire en tout gouvernement un tant soit peu organisé ; à assimiler l'État de droit à l'État-Moloch pour mieux se complaire dans une rassurante fétichisation de la société [8] ; à passer allègrement de l'évidence d'un constat factuel ­ le totalitarisme est né dans la modernité étatique ­ à une proposition normative pour le moins douteuse : tout État est virtuellement totalitaire.

11 2. Sans le mirage de l'État totalitaire, point de rhétorique de l'État subsidiaire. À partir du moment où le totalitarisme est interprété comme la vérité de l'État moderne, la seule issue possible est d'en prendre l'exact contre-pied, d'épouser ce qui se donne naturellement à voir comme le symétrique opposé. Si, au contraire, le totalitarisme se comprend comme la négation même de l'État [9], alors le jugement sur la modernité politique se renverse à son tour. Tel est notre postulat : il n'a pas existé d'États totalitaires, il a existé des perversions totalitaires de l'État [10]. Point d'État totalitaire mais une intention idéologique ­ portée par un parti unique et/ou un chef charismatique ­ qui instrumentalise l'institution étatique en l'anéantissant. Ainsi l'interrogation centrale au fondement de notre travail s'origine-t-elle directement dans le constat d'une difficulté persistante à penser l'État après le choc traumatique du totalitarisme. Comme si, pour s'épanouir, la fétichisation post-totalitaire de la société et des droits de l'homme avait nécessairement besoin, en regard, de la diabolisation de son support obligé.

12 Qu'il suffise ici de le relever sur le simple mode de l'observation clinique ­ sans se donner pour tâche d'expliquer les raisons profondes du phénomène : les principaux analystes du totalitarisme n'ont pas pris soin de repenser l'institution étatique après le drame, tel n'était pas leur objet. Hannah Arendt la première, dont on connaît le rejet épidermique de la souveraineté moderne, mais aussi des auteurs comme Raymond Aron et Claude Lefort qui, selon des voies fort différentes, se sont prioritairement penchés sur la question de la démocratie en tant que telle, sur son régime de société et ses conditions de possibilité. De part en part, l'État demeure le parent pauvre de la réflexion antitotalitaire. Tout s'est passé, en définitive, comme si on avait inconsciemment divisé les tâches : l'État pour la science juridique ; la démocratie pour la science politique. Et, à l'intérieur de cette répartition académique du travail scientifique, peu nombreux furent les publicistes spécialistes de l'État ­ au contraire de leurs homologues politistes, philosophes et historiens ­ à se risquer ouvertement, même sur le tard, dans une entreprise théorique de dégrisement antitotalitaire.

13 Prendre au sérieux cet enjeu majeur de l'impensé étatique de façon un tant soit peu systématique supposait de s'extraire des considérations contextuelles qui assaillent et parasitent trop souvent la réflexion théorique. Il nous fallait contourner la mainmise des sciences économiques et autres savoirs administratifs sur la question de l'État. Non pas considérer l'intervention de l'État (la souveraineté quantitative) mais sa nature (la souveraineté qualitative) ; non pas définir l'État en termes de fonction mais en termes d'institution [11]. Revendiquée comme telle, la décision de se situer à ce seul niveau d'analyse invitait en retour à un déplacement du regard et permettait de donner des contours davantage circonscrits à ce que nous nous proposons de désigner par statophobie. La justification du rôle de l'État n'est pas promotion de l'institution étatique, tout comme l'appel au retrait de l'État n'est pas hostilité à l'État. L'objet ultime de l'intervention étatique peut très bien être la limitation de l'État lui-même. Pire, ainsi que nous venons de le rappeler, rien n'empêche l'instrumentalisation de l'institution étatique au service de fins qui programment purement et simplement sa perte.

14 Notre questionnement s'est donc voulu indépendant du constat qui peut par ailleurs être aisément établi d'un accroissement de l'interventionnisme étatique ou d'un retour périodique de la puissance publique (guerre, crise économique, lutte contre le terrorisme). D'un côté, la douce(reuse) régulation de la vie économique ; de l'autre, le pathos héroïque de la virilité étatique. Il y a là un piège analytique duquel il faut s'extraire car il manque, selon nous, le c ur de définition du concept d'État : sa dimension d'institu-tion. En grande partie erroné, le récit lancinant sur l'éternel retour de l'État fait système avec son opposé symétrique, dont la diffusion est d'ailleurs tellement confondante qu'elle accule à la suspicion : celui du retrait, de l'effacement, du dépérissement. Pour s'en lamenter ou pour s'en délecter, d'aucuns diagnostiquent la mort de la souveraineté tutélaire de la puissance publique. Non moins confusément, les plus fins des observateurs parlent d'État régulateur, d'État animateur, d'État stratège. Ils se plaisent parfois à résumer l'ensemble en célébrant un nouveau fétiche : la gouvernance multiniveaux. Autant de figures conceptuelles qui s'autoalimentent les unes les autres dans un cercle sans fin. À tel point, d'ailleurs, que le mot État lui-même a fini par perdre l'essentiel de sa signification : on l'hypostasie, on l'anthropomorphise, on le biologise, on lui prête des attributs humains, on le confond avec la politique.

15 Derrière la déploration d'un État devenu évidé (hollow State), n'y aurait-il pas, en creux, la reconstruction d'un ennemi largement fantasmé : ce que le grand adepte des métaphores cybernétiques Niklas Luhmann a appelé la mythologie du pilotage (Steuerung) ? Comprendre : le mythe politique du pilotage étatique dont il s'agirait de se défaire. L'État : cet appareil décidément anachronique à l'heure de la « complexité sociale », désormais cantonné à la seule gestion de son dernier camp retranché, le « sous-système » politique, définitivement inapte à piloter la société [12]. Mais se demande-t-on s'il l'a jamais été ? Interroge-t-on les conditions institutionnelles qui rendent possible l'existence de ces fameux systèmes et autres sous-systèmes sociaux ? La question, à nos yeux, n'est pas de savoir si la société demande ou non à être dirigée ; elle est de savoir comment, dans un monde d'individus, la société advient et se maintient.

Statophobie catholique, statophobie libérale : une rencontre

16 1. L'expression latine « subsidiarii » offici principio survient pour la première fois en 1931 dans l'encyclique Quadragesimo anno promulguée par Pie XI à l'occasion du quarantième anniversaire de Rerum novarum[13]. Perdue dans la densité du propos pontifical, elle est alors très loin de ressortir en tant que telle de la lettre du texte (pour des raisons de traduction du latin ecclésial, notamment), d'autant qu'elle n'ajoute rien de fondamentalement nouveau par rapport à la première formulation officielle de la doctrine sociale de l'Église, mais l'encyclique qui la voit naître prend place dans un moment historique particulier, celui de la montée des totalitarismes, et, plus immédiatement encore, dans un climat de tensions grandissantes entre Mussolini et le Vatican. Moins de deux ans après la signature des accords du Latran, la subsidiarité apparaît en effet comme une contre-offensive pontificale, une riposte clairement destinée à contrer l'ambition mussolinienne de s'approprier le mot d'ordre corporatiste, à savoir l'un des axes programmatiques dans lequel le magistère a déposé une part essentielle de son identité doctrinale en matière sociale.

17 Sur la base de ce repérage factuel, notre contextualisation sémantique appelait ici une réinscription plus globale du concept dans la continuité du conflit théologico-politique. Une fois réunis tous les ingrédients doctrinaux du corpus catholique (au premier rang desquels la corporation, nous venons de le rappeler), la subsidiarité se donne à voir comme une réaction souterraine aux évolutions anticatholiques de la modernité ­ entendre : la sécularisation et la laïcisation de l'État. C'est, en effet, au moment même où l'Église prend pleinement conscience de la disparition de l'ancien monde dans lequel elle était Mater et Magistra qu'un mot idoine émerge pour désigner et exprimer son horizon d'attente organique. Aussi mystérieux soit-il au premier abord, le vocable ne fait rien d'autre que traduire une profonde crise existentielle de l'Église devant une institution concurrente prétendant, elle aussi, absorber la sacralité terrestre. Mussolini, le premier, n'avait-il pas revendiqué le mot d'ordre de l'État totalitaire (Stato totalitario) ?

18 Ramené à l'échelle de la doctrine catholique de l'État, le totalitarisme ­ dûment réinterprété dans un sens inflationniste ­ en vient presque à jouer le rôle de prétexte : du point de vue pontifical, il constitue le moment propice de rappeler le pouvoir temporel à son statut d'infériorité. Mieux : c'est à la faveur de cet épouvantail totalitaire, il y a tout lieu de le considérer, que l'Église catholique parachève son acclimatation au fait démocratique et libéral tout en reconduisant son indéfectible rejet de l'idéologie du libéralisme [14]. La distinction a son importance : les papes finissent certes par se réconcilier bon an mal an avec la réalité issue du libéralisme dans ce qu'elle a de recevable aux yeux du catholicisme : séparation des pouvoirs, représentation, démocratie ; mais, pour le reste, leur position doctrinale revient ni plus ni moins à reconduire l'intransigeance antilibérale du siècle précédent : rejet du subjectivisme, refus du relativisme, condamnation de l'athéisme.

19 Nous ne voulons bien sûr pas sous-entendre par là que l'Église fut en mesure de faire valoir ses exigences. Nous voulons simplement dire que son système de pensée repose sur un double axiome qui fonctionne par pétition de principe : si la démocratie ne se conforme pas à l'ordre naturel des choses établi par Dieu, elle versera fatalement dans le totalitarisme ; si l'État prétend au titre d'autorité spirituelle, alors il deviendra totalitaire, et la démocratie avec elle. La démocratie, moindre mal, doit être chrétienne ; l'État, mal nécessaire, doit être subsidiaire. Bien plus, les deux axiomes tendent-ils à se renforcer l'un l'autre, dans la mesure où la démocratie constitue une véritable aubaine pour l'Église, qui trouve là non seulement une occasion inespérée de se refaire une virginité mais aussi un formidable support pour le recyclage de sa visée stratégique : en misant sur la philosophie horizontale de la démocratie, les papes font le pari implicite qu'elle ne manquera pas d'évider la verticalité institutionnelle de l'État. Tel est peut-être l'un des derniers déplis du conflit théologico-politique : si l'État se résout à rester subsidiaire, alors le catholicisme peut accepter le régime politique de la démocratie [15].

20 Vecteur théorique de cette statophobie antitotalitaire, la subsidiarité déploie des effets d'autant moins perceptibles qu'ils se circonscrivent à la seule dimension institutionnelle de leur cible. Que l'État remplisse un rôle fonctionnel, voilà qui n'a jamais fait problème aux yeux des papes (la rhétorique de l'État autoritaire se fait même omniprésente sous leur plume). Que l'État prétende à la dignitas institutionnelle, voilà qui le met en concurrence directe avec l'Église. On l'aura compris, la pointe anti-étatique de la subsidiarité ne vise pas l'État fonctionnel ; elle vise l'État lui-même en son principe institutionnel. Cette portée polémique de la subsidiarité se révèle dans toute son évidence si l'on considère la dimension ecclésiologique du débat. Trois décennies après Quadragesimo anno, en effet, la subsidiarité ecclésiale devient un mot d'ordre pressant chez de nombreux théologiens et hommes d'Église éminents, au point même de présider à quelques-uns des grands débats ecclésiologiques du Concile Vatican II, et d'y insuffler un certain esprit revendicatif : apostolat des laïcs, théologie de l'Église locale, autonomie des évêques et des conférences épiscopales, collégialité, etc. Reste que, dans le temps même où l'Église, par la voix du Vatican, s'adresse aux pouvoirs temporels en lançant de pressants appels à la subsidiarité, non moins instamment, elle refuse de se l'appliquer à elle-même. La position des papes Wojtyla et Ratzinger en témoigne significativement pour la période la plus récente.

21 Pareille résistance ecclésiale ne manque pas de révéler tout à la fois la portée symbolique du concept de subsidiarité : le lien consubstantiel entre logique institutionnelle et principe hiérarchique ; ainsi que son caractère de défense stratégique : la subsidiarité est une arme anti-institutionnelle dirigée contre l'État souverain. D'abord souterraine, nous l'avons dit, la stratégie ecclésiale avait vraisemblablement besoin des idéologies totalitaires pour s'épanouir au grand jour ; dans leur foulée immédiate, elle deviendra ensuite solidaire de l'événement conciliaire, épousant jusqu'à la logique schizophrénique de sa réception pontificale. Il suffira enfin aux papes de démontrer que, derrière les excès de Vatican II, derrière les appels à la subsidiarité ecclésiale, se cachait en réalité une dangereuse tentative de protestantisation du catholicisme. Ainsi faisaient-ils d'une pierre deux coups : écarter la subsidiarité ecclésiale et écarter une mauvaise interprétation de l'ecclésiologie conciliaire. Le tout sera conclu par un étonnant jeu de vases communicants qui fait peut-être le propre même de l'ère wojtylo-ratzingérienne du théologico-politique : c'est au moment où les papes rejetteront le plus la subsidiarité ecclésiale qu'ils redoubleront d'efforts pour demander l'application du même principe à l'État. Ce faisant, l'Église donne à voir toutes les ambiguïtés du Concile Vatican II dont le volet ecclésiologique annonçait pourtant un complet revirement institutionnel par rapport au modèle tridentin. Telle que mise au jour par notre analyseur, la contradiction pontificale réside précisément dans ce c ur définitionnel du catholicisme : l'imperturbable prétention de l'Église à incarner la seule Institution possible.

22 L'homologie n'est donc pas seulement fortuite avec les théories libérales de l'anti-totalitarisme (pensons à Friedrich A. Hayek, Karl R. Popper, Jacob L. Talmon, Isaïah Berlin), elles aussi marquées par une forme compulsive de névrose statophobique ; et trouve logiquement à s'exprimer dans une même dénonciation de la Providence étatique. À l'intérieur de ce courant, certes assez disparate, de l'antitotalitarisme libéral, les uns retracent une généalogie de la mentalité totalitaire qui remonterait intellectuellement à Platon pour atterrir chez Marx, via plusieurs étapes conceptuelles, toutes à rejeter : Rousseau, Sieyès, de Maistre, Hegel, etc. ; les autres fustigent le constructivisme, le volontarisme et autres socialismes de toutes sortes ; mais tous aboutissent également à la même horreur de la politique, via son assimilation systématique à un maléfique phénomène de domination, dont la stigmatisation n'a rien à envier au vocabulaire religieux. Où les parentés structurelles avec l'antitotalitarisme catholique se font pour le moins confondantes (outre la pensée des papes du 20e siècle, songeons à Luigi Sturzo, Jacques Maritain, Éric Voegelin, Charles Journet, Joseph Vialatoux, John Courtney Murray) : la traque obsessionnelle du péché libéral chez les papes postrévolutionnaires (depuis le Syllabus jusqu'à nos jours [16]) n'a d'égale, pourrions-nous dire ex abrupto, que le débusquage des origines du socialisme et/ou du nationalisme chez les théoriciens libéraux de l'antitotalitarisme.

23 2. Il faut en convenir d'emblée, parler d'une statophobie propre au libéralisme (à un certain libéralisme) peut, de prime abord, paraître tout à fait incongru, la proposition venant heurter de front l'idée communément admise, et d'ailleurs factuellement avérée, d'un État libéral, figure historique de l'État de droit. Mais, c'est qu'ici encore il importe de distinguer entre l'idéologie libérale et le fait libéral. Sur le second plan, il est pleinement justifié de parler d'État libéral, étant par ailleurs entendu que cette construction politique moderne est pour l'essentiel redevable à des auteurs absolutistes (au premier rang desquels Thomas Hobbes). L'idéologie libérale, quant à elle, rigoureusement considérée, peut tout à fait se dévoiler sous un jour inverse et prendre un tour résolument statophobique, à partir du moment, bien sûr, où cette épithète reçoit l'acception précise que nous lui donnons ici : refuser de voir dans l'État une institution réellement consistante pour finalement le réduire à une simple fonctionnalité. La confusion entre le fait et l'idéologie provient précisément d'une période ultérieure pendant laquelle l'État est peu à peu devenu libéral en intégrant les principes du constitutionnalisme moderne et de la séparation des pouvoirs.

24 Par phobie libérale de l'État, nous entendons ainsi conception instrumentale qui nie à l'État ­ qui lui refuse ­ sa dignité transcendante d'institution. Préexistante au totalitarisme, cette phobie a revêtu une nouvelle dimension, plus dramatique, au 20e siècle, redoublant d'intensité son pathos accusateur : le discours des droits de l'homme et l'appréhension morale des problèmes politiques de laquelle il procède.

25 Autrement formulé, ce point aveugle du libéralisme sur lui-même prend sa source dans une confusion des moments institutionnel et fonctionnel de l'État qui oublie complètement l'ordre de leur priorité. L'État est alors pensé à travers le seul prisme de l'intervention et de l'ingérence, de l'abstention et de la non-ingérence. Comme s'il était question d'immixtion de l'État dans un fonctionnement social spontané. Comme s'il y avait un corps de la société préexistant à l'État, capable d'exprimer librement ses besoins ­ dont, parmi de nombreux autres, le besoin d'État. Comme si la fiction explicative du contrat social travaillait la réalité elle-même. Mais pourquoi, au juste, embrayer le pas à cette représentation commune d'un jeu à somme nulle, d'une exclusion mutuelle de la société civile et de l'État : ce que l'État prend, la Liberté, la Société, le Marché (bref l'Individu) le perd ? On sait désormais que, derrière l'apparence d'un jeu à somme nulle, s'exprime en réalité l'interdépendance réciproque de l'État et de la société : plus la seconde s'autonomise, plus le premier se déploie. Où réside le dilemme que le libéralisme n'est jamais parvenu à s'expliquer. Il s'enracine dans son acte de naissance même, duquel il s'avère impossible, n'en déplaise à ses doctrinaires, de faire découler une fixité de frontière entre public et privé. Né contre l'absolutisme monarchique, le libéralisme voulait désabsolutiser l'État, l'abaisser au rang d'instrument de la société. Son office historique aura bien davantage consisté à alimenter sans cesse son accroissement. Car le postulat d'un État miroir de la société permettra toujours à celle-ci d'imposer sa prise en charge par celui-là. L'État-providence et le libéralisme : même combat.

26 Il n'y a là qu'une apparence de paradoxe : c'est en devenant l'instrument de la société que l'État a pu connaître cette croissance quantitative. Où réside le c ur de la confusion entre l'État-institution (l'État comme institution première et fondatrice de la vie en société, au même titre que le langage [17]) et l'État-fonction (les actions menées par les différents agents de l'État, de manière directe ou indirecte). Deux registres qui ne sont pas sans entretenir un dialogue souterrain : considérée dans le temps long, l'augmentation du poids de l'État en tant que dispensateur matériel de prestations sociales et économiques ne doit-elle pas en définitive se comprendre comme un subterfuge compensatoire, comme une manière de pallier son déficit de légitimité institutionnelle et la difficulté ­ qui le tiraille ­ à remplir sa fonction symbolique ? Sa position d'« autorité distante » étant devenue trop lourde à assumer, il veut la troquer contre un rôle plus léger, moins exigeant, celui de « partenaire quotidien » [18]. Peut-être son dilemme existentiel trouve-t-il là à se résumer tout entier : l'État comme simple contrepartie verticale (institutionnelle) de l'horizontalité démocratique, à l'instar de l'Église catholique, contrepartie verticale de la sotériologie évangélique.

27 3. Ainsi se profilent plus avant les ressorts de la rencontre entre libéralisme et catholicisme sur le terrain de la phobie post-totalitaire de l'État. Trois moments conceptuels, annoncions-nous, mais statophobie biface : chrétienne d'une part, libérale d'autre part. Dans les deux cas, une même conception minimale de la politique démocratique ­ la politique s'assimilant ici à l'État. Le programme de dépolitisation alors revendiqué fonctionne en quelque sorte sur le mode souterrain de l'évitement, par voie d'enserrement et/ou de contournement : enserrement du politique par la polarité social-spirituel d'un côté, contournement du politique par la « polarité éthique-économie » de l'autre [19]. L'évolution sémantique et conceptuelle de la subsidiarité européenne, nous y reviendrons, se fait particulièrement exemplaire de ce double refus éthique et économique de la souveraineté politique. Et pour cause : le système social-spirituel du christianisme dans lequel elle est née n'a pas manqué de l'y prédestiner.

28 Que l'on nous permette ici de reformuler l'argument de saint Augustin : la cité des hommes ne saurait être assimilée à la cité de Dieu, elle n'est pas non plus la cité du Diable ; elle figure et représente tout simplement la société terrestre, le social tel qu'il se déploie dans l'histoire. Travaillé par la coprésence tragique des deux principes augustiniens ­ les deux cités [20] ­, ce social-historique n'est ni la réalisation du Bien ni la réalisation du Mal. Il n'est pas la réalisation de la cité de Dieu parce que l'accomplissement de cette dernière est reporté à la fin des temps. Il n'est pas la réalisation de la cité du Diable parce que le Mal n'est pas une valeur substantielle, mais une négation du Bien.

29 De là, ce parallèle qui vient à l'esprit : n'y aurait-il pas comme une parenté filiale à établir entre la subsidiarité du politique par rapport au social et la subsidiarité du temporel par rapport au spirituel ? Le schéma mental du christianisme n'est-il pas comme condamné à enserrer le politique dans une charge à double détente : une détente spirituelle, bien connue, qui secondarise le temporel ; une autre, moins connue, pourtant fondamentalement liée à la première : une détente sociale ? Le social du catholicisme, en résumé : ce qui reste du politique, dans l'ordre temporel, une fois réaffirmée la nécessaire primauté du spirituel.

30 Sur ce terrain d'argumentation, il y a tout lieu de relativiser l'opposition canonique, thématisée à satiété, entre les deux courants ­ augustinien et thomiste ­ de l'anthropologie chrétienne [21]. Au fondement de la subsidiarité, si l'on accepte de la rapporter aux plus hautes sphères de la théologie, se joue peut-être quelque chose comme une synthèse doctrinale entre saint Augustin et saint Thomas, entre l'humilité face à la grâce et la confiance dans la nature. Rien d'étonnant, donc, comme l'a bien relevé Hannah Arendt, à ce que la relecture thomiste d'Aristote (plus augustinienne qu'il n'y paraît ­ parce que chrétienne), transforme le politique en social. Simple effet mécanique de christianisation doctrinale, qui trouve à se loger dans cette épithète ­ substantivée pour l'occasion. Dans un cas (Aristote), le politique irradie toutes les activités humaines ; dans l'autre (Augustin et Thomas), le spirituel l'inhibe pour n'en laisser subsister sur terre qu'une forme rebutée. Social, en définitive, le catholicisme l'est par construction. Nombreux seront ainsi les catholiques qui rechigneront devant l'accolement d'un qualificatif à un substantif perçu comme autosuffisant, soulignant par là le caractère pléonastique de l'expression « catholicisme social ».

31 Conspiration innocente ou complicité aveugle : nous ne voulons bien sûr pas suggérer que les papes, et à travers eux le catholicisme, avaient consciemment l'intention de nouer une alliance secrète avec le libéralisme. Mais, l'histoire nous l'apprend, les pires adversaires ont souvent des ennemis communs. Peut-être touchons-nous ici le propre de l'apport intellectuel de notre concept : la compréhension qu'il permet de cette stratégie sans sujet, de ce recoupement inattendu entre les discours chrétien et libéral, de cette convergence inopinée de deux antivolontarismes ­ celui de l'ordre naturel et celui de l'ordre spontané ­ autour d'une même hostilité à l'État, sur fond de renaissance post-totalitaire de l'Europe. À tel point qu'on ne sait plus trop, in fine, si le concept exprime, accompagne ou alimente ce qui, de tous points de vue, se donne à voir comme un irrésistible mouvement. On peut dire en tout cas qu'il épouse parfaitement les contours du logiciel européen, tout en ayant constitué une pièce maîtresse de son ultime reformatage.

Débouché européen, creuset germanique : une filiation

32 1. Le mot ne survient pas par hasard dans le discours et la pratique des acteurs de l'Union européenne. De l'après-Seconde Guerre mondiale au traité de Maastricht, les canaux de transmission furent multiples, qui, tous, confluèrent inconsciemment vers un appel unanime au dépassement des États. On pense d'abord à la démocratie chrétienne, qui, dès l'origine, a constitué l'un des principaux soutiens idéologiques au projet européen (sans minorer, bien sûr, l'apport des sociaux-démocrates et des libéraux, qui occupaient alors, avec les démocrates chrétiens, l'essentiel des positions centrales de l'échiquier politique européen). Cet aspect est bien connu ; et l'espace manquerait ici pour y revenir autrement que par de brefs et allusifs rappels. La méthode sémantique invite plutôt à concentrer l'analyse sur le cas français et sur son dialogue souterrain avec l'Allemagne. L'appréhension de cette piste de recherche, à dire vrai, fut moins politique que culturelle. Nous y avons redécouvert l'immense galaxie proudhonienne des courants fédéralistes, puissant sillon intellectuel trop largement sous-estimé (pensons à Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Hendrik Brugmans, Max Richard, Bernard Voyenne, Guy Héraud ou encore Dusan Sidjanski) [22]. Du personnalisme chrétien aux adeptes du fédéralisme intégral, en passant par la sociologie juridique et la gauche antimarxiste, le dénominateur commun de la référence à Proudhon ­ parfois plus latente qu'ouvertement assumée ­ la prédisposait à un accueil particulièrement bienveillant du principe de subsidiarité [23].

33 Après une longue traversée du désert, le mot était à la disposition des rédacteurs du traité de Maastricht, au premier rang desquels Jacques Delors, dont le cas personnel se fit même emblématique du rôle joué par le fédéralisme européen dans la conversion du socialisme hexagonal au nouveau monde libéral [24]. La consécration juridique du principe ­ son entrée officielle dans le droit positif communautaire [25] ­ procédera d'un compromis dilatoire (gag rule) dont les principaux termes ont précisément été formulés par le Président français de la Commission européenne. Sous sa houlette, la subsidiarité réussira le tour de force d'apaiser les angoisses respectives des Länder allemands et des conservateurs britanniques. Où tous les investissements stratégiques du mot ont trouvé à se cristalliser : la subsidiarité est fédéraliste pour Jacques Delors, souverainiste pour les Britanniques, régionaliste et localiste pour les Länder. Aussi, depuis cet acte de renaissance maastrichtien, le mot revêt-il davantage une portée imaginaire et symbolique (concept de consensus culturel) qu'une réelle effectivité juridique (principe régulateur des compétences partagées entre les États membres et l'Union européenne).

34 Les continuités apparaissent certes avec netteté entre la doctrine catholique et la construction européenne. Mais elles révèlent également un passage difficile de la théorie à la pratique, tant le principe est potentiellement sujet à des traductions variées, tant ses différentes significations ont fini par se neutraliser les unes les autres. Bien sûr l'époque contemporaine n'a-t-elle pas oublié sa signification première, force est néanmoins de constater combien elle entre en concurrence ouverte avec l'acception du droit communautaire, dont les propriétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes. D'où l'intérêt de notre étape intermédiaire ­ le creuset germanique ­ pour mieux comprendre la logique de ce passage.

35 2. C'est moins dans le catholicisme en général que dans le catholicisme germanique en particulier que nous avons finalement été conduit à resituer les origines culturelles et les anticipations doctrinales du principe de subsidiarité. Nos indices procèdent, pour l'essentiel, de l'acte de naissance sémantique du mot lui-même, ou plutôt à son arrière-scène officieuse ­ coulisse lointaine d'un théâtre biconfessionnel marqué par la double polarité catholique et protestante : l'encyclique Quadragesimo anno résulte, comme il se doit, d'un intense travail de préparation rédactionnelle mené par deux pères jésuites de langue allemande, Oswald von Nell-Breuning et Gustav Gundlach, héritiers d'une tradition de pensée solidement installée outre-Rhin, située quelque part entre le catholicisme social d'un Mgr Wilhelm Emmanuel von Ketteler, grande figure de la lutte contre le Kulturkampf bismarckien, et son prolongement solidariste tel que conceptualisé par le père Heinrich Pesch [26].

36 Entre l'étape catholique et l'étape européenne, le creuset germanique reformate doublement le principe de subsidiarité : le concept n'est plus seulement catholique, il endosse des habits  cuméniquement chrétiens ; le concept n'est plus seulement naturaliste, il s'adjoint un volet constructiviste. Après le traumatisme nazi, cette double évolution prend corps sur deux terrains distincts mais convergents, le fédéralisme et l'ordolibéralisme, qui renvoient respectivement aux dimensions territoriale (principe de proximité) et fonctionnelle de la subsidiarité (priorité de la société civile sur l'État).

37 Notre analyseur permet ici d'identifier le substrat foncièrement chrétien du fédéralisme post-totalitaire ouest-allemand. Avant de devenir un concept de compromis européen, la subsidiarité a commencé par s'extraire des frontières exclusives du camp catholique pour épouser un discours consensuel et chrétiennement inspiré. Cette rencontre a lieu au moment même où protestants et catholiques allemands enterrent la hache de guerre et se réunissent pour la première fois dans un même parti politique. Réconciliation historique qui, on le sait, constituera l'un des ingrédients décisif de la renaissance constitutionnelle de 1949 : des deux côtés, on s'accorde alors à voir dans la République fédérale la seule solution possible après le Drame. Indice significatif de l'onction théorique conférée à ce système totalitarisme-fédéralisme, tel que diffusé sous l' il vigilant des Alliés, la publication concomitante, en 1954, de deux ouvrages, l'un sur le totalitarisme, l'autre sur le fédéralisme [27] placés sous la direction de l'universitaire germano-américain Carl Friedrich, qui participa de manière active à l'élaboration de la Loi fondamentale allemande en tant que conseiller spécial de Lucius Clay, gouverneur militaire de la bizone anglo-américaine.

38 Au-delà même du dialogue confessionnel entre luthériens et catholiques, on assiste parallèlement à une redécouverte théorique du passé de l'Allemagne médiévale ­ passé d'ailleurs largement recréé pour l'occasion. Relire Althusius [28], faire retour au droit naturel, perfectionner l'État de droit, c'est aussi, pour les Allemands, qui cherchent à comprendre les causes de la Catastrophe, se donner les moyens de lever l'hypothèque prussienne (la Prusse est officiellement dissoute le 25 février 1947) tout en sauvant l'un des principaux composants de leur identité culturelle : la Réforme ­ la religion demeurant peut-être la seule référence collective alors encore disponible. Épargner la Réforme pour mieux stigmatiser la Prusse, cet ennemi irréductible du catholicisme germanique dont les protestants jugent à présent opportun de s'écarter.

39 Toutes proportions gardées, un schéma mental similaire se mettra en place de l'autre côté du Rhin, alors même qu'une nouvelle configuration post-totalitaire invitait à réinterpréter le moment révolutionnaire de 1789 ; en France également, la subsidiarité aura besoin d'un champ d'adversité polémique pour déployer tous ses attributs, un champ d'adversité très largement imaginaire, lui aussi, dûment accompagné de son lot de fantasmes, au premier rang desquels l'État jacobin.

40 La seconde dimension du reformatage est moins aisée à identifier. Car il ne s'agissait pas pour les acteurs de la reconstruction économique de l'Allemagne de disqualifier l'État ou d'en finir avec lui. Il s'agissait bien plus de le refonder sur des bases radicalement inédites : non plus retour antivolontariste à la nature des choses mais reformatage fonctionnaliste de l'État libéral [29]. Sans cet épisode ­ le tournant constructiviste de la subsidiarité ­, la nouvelle règle qui fait son entrée dans le droit communautaire en 1992 nous semble rigoureusement incompréhensible. Il permet en tout cas de mieux cerner quelques-unes des principales passerelles souterraines qui opèrent le couplage entre le contournement fédéral et l'évitement économique de la souveraineté étatique ­ dernière réminiscence, s'il en est, de l'apolitisme allemand [30].

41 Via son étape germanique, notre enquête sémantique conduit donc à jeter une lumière nouvelle sur la construction européenne en général et sur sa statophobie constitutive en particulier : transformer la répartition des compétences en une question purement technique ; contourner la dimension éminemment symbolique de la hiérarchie des niveaux de gouvernement ; miser sur une autorégulation naturelle des différents échelons en concurrence. À rebours des continuités paresseuses savamment reconstruites a posteriori, il convient néanmoins de rappeler les heurts de la trajectoire conceptuelle ici retracée. Philosophiquement, la subsidiarité fait référence à un modèle de société dans lequel les capacités de chaque personne et de chaque cellule de la vie sociale sont conçues comme naturelles et à l'intérieur duquel, donc, l'attribution des compétences ne saurait constituer l'objet d'un quelconque débat. Rien de tel dans le fonctionnement institutionnel de l'Union européenne ­ ou pas encore. Entre les deux, il y a tout ce qui sépare l'utilitarisme moderne du naturalisme ancien. Reste que, derrière l'apparence du reformatage et du changement de paradigme, se profile peut-être une rencontre moins inopinée qu'il n'y paraît : une rencontre entre messianisme chrétien et fonctionnalisme technicien avantageusement sanctionnée par l'eschatologie européenne de la paix.

42 3. Ce qui importe, nous l'avons dit, c'est moins la portée juridique de la subsidiarité que sa signification proprement symbolique : un concept évanescent pour un projet indéfini ­ ceci expliquant cela, ou cela ceci. Symptôme de l'indétermination du meccano européen, la subsidiarité est dans le même temps un moyen inconscient de la reproduire, comme si, par définition, elle devait de bout en bout lui être consubstantielle, sous peine de disparaître ou de perdre son caractère d'irréversibilité. L'indétermination dans l'irréversibilité : tel est bien le principal moteur d'une construction européenne qui se pense elle-même sur le registre eschatologique de l'attente et de l'inachèvement. Ainsi en va-t-il du nouvel -isme dont la subsidiarité peut se voir désormais affublée : un -isme non du 20e siècle mais du 21e, une idéologie qui se donne l'apparence d'une anti-idéologie, une politique qui se défend de faire de la politique, mais un subsidiarisme qui se contente finalement de creuser un fossé déjà béant entre le vécu de l'expérience et l'angoisse inhibante d'un avenir désormais indicible. Non pas horizon d'attente donc, car l'attente supposerait encore la perspective d'un Progrès capable de donner sens historique à la réalité du présent ; mais horizon d'incertitude en ce que le futur réintègre modestement le lit du quotidien pour mieux s'émanciper des lourdeurs trop encombrantes du passé [31].

43 Le Vieux Continent prétend sortir du dogme de la souveraineté étatique, il est surtout le laboratoire de la fonctionnalisation économique de l'État, via un processus multiforme et complexe d'instrumentalisation du droit. De la refonte post-totalitaire de l'Europe, il résulte moins en définitive une disparition de la souveraineté étatique qu'une redéfinition quantitative du concept. À l'image du modèle allemand, le sillon subsidiariste creusé par l'Europe post-totalitaire s'exprimera logiquement sur le même registre économique ­ sphère autoconsistante dont la domination est désormais sans partage [32]. En un sens, tout s'est passé comme si l'Allemagne avait quitté son fameux Sonderweg pour mieux le transmettre à l'ensemble du continent, non sans avoir, au passage, réussi à solder sa névrose nationale.

44 C'est précisément dans le cadre de cette réinterprétation utilitariste ­ de cette relecture fonctionnaliste de l'État ­ que la subsidiarité européenne trouve à s'épanouir à la fois en tant que référentiel idéologique et discours de légitimation politique. En retour, elle s'offre en analyseur privilégié du double reformatage managérial et démocratique de la nouvelle gouvernance européenne. Désormais bien installée dans le vocabulaire de l'ingénierie politique, elle invite à tous les niveaux, par le haut et par le bas, à une redéfinition fonctionnelle du périmètre étatique. Acteur parmi d'autres de l'architecture institutionnelle, l'État est sommé de se faire modeste, de s'adapter aux réquisits du bon management d'entreprise. Et la gouvernance de diffuser ses insondables trésors d'irénisme, son rêve d'une action publique sans hiérarchie ni conflit où l'intérêt général émergerait de l'harmonieuse coopération horizontale entre partenaires censément égaux.

45 À tous égards, l'Europe contemporaine offre une parfaite illustration de cette dynamique dépolitisante doublement alimentée par le moralisme éthique (les droits de l'homme) et le prosaïsme néolibéral (le droit de la concurrence). Tel est, nous semble-t-il, contre toute attente, le dénominateur commun aux versions chrétienne et européenne du principe de subsidiarité : support d'une reformulation technocratique et économique de la politique sur fond d'individualisme démocratique, empruntant la juridicité comme principal vecteur d'expression. Dans les deux cas, il s'agit de protéger l'homme et ses droits ­ ceux de la personne et de l'individu plus que ceux du citoyen ­ d'une emprise qui voudrait réduire ses capacités constitutives. À considérer l'ordre juridique européen, le principe de subsidiarité n'apparaît pas seulement comme le moyen rhétorique de garantir la souveraineté quantitative des États ; il garantit aussi, et surtout, le renforcement de leur action en procurant un avantage pour l'individu : une part de la souveraineté d'un État ne peut être abandonnée à une institution supérieure sans qu'ait été évalué si cet abandon porte ou non préjudice aux droits individuels. La subsidiarité s'érige de la sorte en principe cardinal de l'éthique démocratique, mais d'une éthique démocratique propre à la nouvelle anthropologie du moment [33] : celle de l'Individu total. En affirmant la dignité de chaque niveau de compétences, elle débouche ultimement sur une célébration de l'autonomie et de la responsabilité personnelles de chacun. Fétichisation individualiste des droits de l'homme et fonctionnalisation subsidiariste de l'État : deux dynamiques concomitantes fatalement conduites à faire système.

46 Nous revoilà à notre point de départ : l'enjeu théorique du moment post-totalitaire de l'État reste fondamentalement inchangé : retrouver un sens de l'institution étatique qui ne soit pas travesti par l'idéologie. Pour cela, il faudrait d'abord que l'État fonctionnel cesse de jouer contre l'État institutionnel, que l'État cesse de jouer contre lui-même.

Notes

  • [1]
    Cet article propose une vue d'ensemble des principaux résultats de notre travail de thèse (Julien Barroche, État, libéralisme et christianisme. Critique de la subsidiarité européenne, Paris, Dalloz, 2012).
  • [2]
    Nous n'entrons pas ici dans les querelles épistémologiques sur la pertinence du concept et faisons nôtre la position fort bien résumée par Pierre Hassner : un concept « insaisissable » mais « irremplaçable » (Pierre Hassner, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259 et suiv.).
  • [3]
    Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 [1932], p. 69.
  • [4]
    Reinhart Koselleck, « "Champ d'expérience" et "horizon d'attente" : deux catégories historiques », Le Futur passé [1979], Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 324-325.
  • [5]
    Mentionnons deux expressions exemplaires de ce récit officiel des origines, qui se répondent à cinquante ans de distance : la Déclaration de Robert Schuman en date du 9 mai 1950 et le discours de Joschka Fischer prononcé le 12 mai 2000 à l'Université Humboldt de Berlin.
  • [6]
    Marcel Gauchet, « La nouvelle Europe », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 495.
  • [7]
    La Raison, ajouteraient certains. Au-delà même de la philosophie heideggérienne, songeons aux thèses de l'École de Francfort, celles sur le mensonge du projet émancipateur porté par la Raison moderne, dont la dialectique contiendrait en son propre sein une double mutilation de l'homme par l'homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société, un programme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D'où ce verdict sans appel prononcé en 1943 par Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1996 [1943], p. 24).
  • [8]
    Voir Blandine Barret-Kriegel, L'État et les esclaves, Paris, Payot, 1979, p. 28 notamment.
  • [9]
    Pensons au « chaos institutionnel » tel que décrit dans Franz Neumann, Behemoth. Structure et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987 [1942-1944] ; et Hannah Arendt, « Ce qu'on appelle l'État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 2002 [1951], p. 170 et suiv.
  • [10]
    Cf. Julien Freund, L'Essence du politique, Paris, Sirey, 1956, p. 556.
  • [11]
    Cf. Maurice Hauriou, « La théorie de l'institution et de la fondation » (1925), Aux sources du droit. Le pouvoir, l'ordre et la liberté. Cahiers de la Nouvelle Journée, Paris, Bloud et Gay, 1933, 23, p. 89-128.
  • [12]
    Cf. Niklas Luhmann, Politique et complexité, Paris, Le Cerf, 1999 [1990].
  • [13]
    Pie XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931, XXIII, p. 177-228 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles. Documents pontificaux du 15e au 20e siècle, Bâle/Paris/Rome/Herder, Beauchesne, 1969, I, p. 568-663) ; Léon XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis, 1891, XXIII, p. 641-670 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), ibid., p. 510-567).
  • [14]
    Nous pensons notamment au message pontifical diffusé à Noël 1944, radio-message dans lequel le Pape Pacelli accepte officiellement le système démocratique : Pie XII, Radio-message au monde Sur la démocratie, 24 décembre 1944, Acta Apostolicae Sedis, 1945, XXXVII, p. 10-23 (trad. fr. in Moines de Solesmes (dir.), La Paix intérieure des nations, Tournai, Desclée, 1952, 836-857, p. 447-455). Sur la distinction entre réalité libérale et idéologie libérale, voir Marcel Gauchet, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24 ; Émile Poulat, Église contre bourgeoisie, Paris, Casterman, 1977, p. 162-163.
  • [15]
    Mentionnons, ici, l'encyclique roncallienne, Mater et Magistra, qui déleste la subsidiarité de sa gangue corporatiste pour parler désormais, plus modestement, de « corps intermédiaires » (Jean XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII, p. 401-464 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles, op. cit., I, p. 664-757) ; et les deux encycliques phares de Jean-Paul II et Benoît XVI qui réitèrent les appels de l'Église à la subsidiarité étatique, moyennant une définition particulièrement inflationniste du concept de totalitarisme (entendre : État totalitaire) : Jean-Paul II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis, 1991, LXXXVIII, p. 793-867 (trad. fr. in Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 481-544) ; Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, Acta Apostolicae Sedis, 2009, CI, p. 641-709 (trad. fr. in L'Amour dans la vérité, Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-Mame, 2009).
  • [16]
    Pie IX, Syllabus, 8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 168-176 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l'Église à travers les siècles, op. cit., I, p. 35-53).
  • [17]
    Voir, sur ce point, les travaux de Pierre Legendre situés au carrefour du droit et de la psychanalyse.
  • [18]
    Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 284.
  • [19]
    Carl Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 114 suiv.
  • [20]
    Augustin, La Cité de Dieu [411-426], Paris, Seuil, 1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28).
  • [21]
    Cf. Matthew S. Kempshall, The Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford, Clarendon Press, 1999.
  • [22]
    À notre connaissance (hormis le cas particulier de l'ouvrage de François Perroux cité plus bas), la première occurrence du mot subsidiarité en France (et non en français, car il a d'abord transité par la Suisse) survient en 1953 sous la plume de Max Richard, l'une des figures de l'école fédéraliste-intégrale, significativement passé par le vichysme avant de s'engager en faveur de la cause européenne (Max Richard, « À la recherche d'une méthode pour l'Occident », Fédération, 1953, no 104-105, p. 705).
  • [23]
    Au-delà du cas des proudhoniens de droite, nous parlons notamment du proudhonisme diffus qui, de manière souterraine, via les différents courants du catholicisme progressiste, a préparé la révolution juridique de Vatican II. Outre le fondateur d'Esprit (Emmanuel Mounier, Anarchie et personnalisme (1937), uvres (1931-1939), Paris, Seuil, 1961, I, p. 651-725 ; rééd. dans Écrits sur le personnalisme, Paris, Seuil, 2000, p. 213-307), pensons à Henri de Lubac, grande figure du Concile et fin connaisseur de Proudhon (Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945 ; « Proudhon contre le mythe de la Providence », Les Traditions socialistes françaises, Neuchâtel, La Baconnière, 1944, p. 65-89).
  • [24]
    Voir Julien Barroche, « La subsidiarité chez Jacques Delors. Du socialisme chrétien au fédéralisme européen », Politique européenne, 2007, no 23, p. 153-177.
  • [25]
    Traité de Maastricht, article 5, al. 2 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
  • [26]
    Voir Oswald von Nell-Breuning, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings in Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68 ; Wilhelm Emmanuel von Ketteler, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » (1871), Kettelers Schriften, Johannes Mumbauer (dir.), Kempten, Munich, Kösel'schen Buchhandlung, 1911, II, ici p. 162. Relevé déjà présent in Chantal Millon-Delsol, L'État subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l'État : le principe de subsidiarité aux fondements de l'histoire européenne, Paris, PUF, p. 130 ; et Clemens Bauer, « Ketteler », in Görres-Gesellschaft (dir.), Staatslexikon, Fribourg, Herder, 1959, IV, col. 956. Toujours au titre des coulisses officieuses, il faut réserver une mention spéciale à l'Autriche. Là encore, c'est un indice lexicologique qui met sur la voie : le mot subsidiarité (« loi de subsidiarité ») pointe sous la plume de François Perroux dans un développement spécifiquement dédié au corporatisme autrichien (François Perroux, Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, 1937, p. 127-128).
  • [27]
    Carl J. Friedrich (dir.), Studies in Federalism, Boston/Toronto, Little Brown, 1954 ; Totalitarianism, Cambridge, Harvard University Press, 1954.
  • [28]
    Sur les réinvestissements stratégiques d'Althusius, curieusement propulsé père fondateur du fédéralisme moderne, rappelons que le même Carl Friedrich, universitaire allemand installé aux États-Unis depuis les années 1920, fut l'éditeur scientifique du texte latin de la Politica paru au début de la décennie suivante (Johannes Althusius, Politica Methodice Digesta, atque exemplis sacris et profanes illustrata (1603-1614), éd lat. C. J. Friedrich, Cambridge, Harvard University Press, 1932).
  • [29]
    Voir l'interprétation foucaldienne de l'ordolibéralisme (Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, Seuil, 2004, p. 77-220) qui insiste sur le rôle central de Ludwig Erhard. La traque sémantique du mot subsidiarité invite par ailleurs à ne pas négliger l'un de ses conseillers spéciaux, fervent protestant lui aussi, et grand admirateur de la Suisse : Wilhelm Röpke. Voir, par exemple, Wilhelm Röpke, Civitas humana (1944), Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 12.
  • [30]
    Apolitisme qui a trouvé sa plus belle expression littéraire dans le Thomas Mann des Betrachtungen (Thomas Mann, Considérations d'un apolitique (1918), Paris, Grasset, 2002) et son plus beau récit existentiel chez Sebastian Haffner (Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs (1914-1933), trad. fr. B. Hébert, Arles, Actes Sud, 2004 [2002]).
  • [31]
    Voir Marc Abelès, qui reprend ici le lexique koselleckien (Marc Abelès, « De l'Europe politique en particulier et de l'anthropologie en général », Cultures et conflits, 1997, no 28, p. 33-58).
  • [32]
    Cf. Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Paris, Gallimard, 1983 ; Louis Dumont, Homo aequalis, I. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
  • [33]
    « Si la démocratie n'est pas seulement le nom d'un régime, ni même d'un état social, mais celui d'une nouvelle manière d'être de l'humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropologie démocratique. Il y a une redéfinition de l'être-soi correspondant à l'avènement de la société des individus, au règne des individualités égales et libres. » (Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. XVIII-XIX, l'italique figure dans le texte original).
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