1 Raisons politiques : Vous aviez fait un petit entretien avec Raisons politiques le 3 juillet 2000 autour de Tocqueville. Aujourd'hui, nous souhaiterions vous questionner au sujet de votre parcours de recherche dans son ensemble, en essayant de voir comment vous pouvez inscrire vos travaux dans les différents contextes d'énonciation. Pour ce faire, nous souhaiterions partir de l'actualité de vos recherches puis remonter progressivement vers vos travaux antérieurs.
2 Pierre Rosanvallon : L'actualité, c'est le fait que je vais publier début septembre 2011 un nouveau livre qui a pour titre La société des égaux. Il s'agit du troisième volet de la trilogie que j'ai consacrée aux mutations de la démocratie contemporaine. Il y a eu un premier volume traitant de la démocratie comprise comme forme d'activité civique et politique c'était le livre intitulé La contre-démocratie qui visait à répertorier les figures « non-institutionnelles » de l'intervention citoyenne. Le deuxième volume, La légitimité démocratique, avait pour but de décrire les formes émergentes de nouvelles institutions démocratiques, comme les cours constitutionnelles ou les diverses autorités indépendantes. Ce troisième volume est consacré à la démocratie comme forme de société. Il est construit à partir d'une réflexion historique et sociologique sur la catégorie d'égalité sociale. C'est donc une histoire intellectuelle de l'idée d'égalité sociale dans les démocraties. Si j'ai choisi de terminer par ce volume cette trilogie, c'est qu'il me semble que c'est la figure de la démocratie qui est aujourd'hui la plus oubliée et la plus négligée. On peut dire qu'il y a maintenant un divorce croissant entre la démocratie comme régime et la démocratie comme forme de société. On peut dire à propos des démocraties comme régimes, même s'il y a, évidemment, toujours contestation, interrogation et insatisfaction, que les formes démocratiques se sont démultipliées et se sont développées. Les démocraties comme régimes sont plus sensibles à leurs inachèvements (voir le sentiment de « malreprésentation »), mais en même temps elles prennent des formes qui ne sont plus simplement celles de la simple délégation à des représentants. Alors que la démocratie comme forme de société est, elle, en péril absolu. Si cette démocratie-société continue à dépérir, comme elle le fait actuellement, alors ce sera le régime démocratique lui-même qui sera remis en cause. La montée des nouveaux populismes en Europe constitue une des expressions de cette décomposition. Pour le dire plus simplement, le populisme est la forme politique prise par la décomposition des démocratiessociétés.
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R. P. : Dans votre cours de 2011 au Collège de France, vous dites, à propos de l'égalité, qu'il faut dépasser une conception de type économique de l'égalité propre au modèle de l'État-providence, et vous évoquez à ce sujet une forme d'impatience contemporaine par rapport à l'inégalité.
4 P. R. : Si j'ai employé ce terme-là, c'est en référence à un écrit célèbre de Roederer où il soutient que ce qui a constitué le vecteur déclenchant de la Révolution française a été l'impatience des inégalités. Quand on connaît l'histoire de la Révolution française et de la Révolution américaine, ce qui est frappant c'est que le maître mot de ces deux grands bouleversements politiques a été le mot d'égalité, plus encore que celui de liberté. L'égalité était alors incluse dans la liberté et le fait d'opposer la liberté et l'égalité n'a été qu'une construction idéologique ultérieure du 19e siècle. Mais dans les révolutions américaine et française, dans les deux révolutions, c'est vraiment l'idée d'égalité qui primait comme exigence de construction d'un rapport social égalitaire. La question de l'égalité économique était secondaire au sens où elle était commandée par cette égalité des rapports sociaux. On peut dire que le sens de l'égalité comme rapport social est aujourd'hui toujours vivant à travers un certain nombre de thèmes qui montent en puissance, comme ceux du respect par exemple, de la lutte contre les humiliations. Mais dans bien d'autres domaines, elle est en pleine décomposition. Donc ce travail est à la fois une généalogie et une archéologie de l'idée d'égalité, proposées en vue de comprendre les raisons pour lesquelles il y a aujourd'hui ce recul de l'idée d'égalité. Recul de l'idée d'égalité qui se traduit très simplement par des formes de tolérance à l'inégalité économique et par une sourde délégitimation de l'impôt et des principes redistributifs. Voilà que j'ai voulu expliquer.
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R. P. : Est-ce dans ce contexte-là qu'apparaît une revendication pour une reconnaissance de la particularité et de la singularité ?
6 P. R. : Oui. Mais pour le comprendre, il faut retourner à l'origine. L'idée de société des égaux dans les révolutions américaine et française s'était déclinée autour de trois catégories. Il y avait trois façons de concevoir l'égalité comme rapport social. Il pouvait être défini par une position relative des individus. Dans ce cas, c'est l'idée de semblables, de similarité qui est déterminante. On peut la définir comme une égalité de position. Deuxièmement, l'égalité comme rapport social s'appréhende comme égalité d'interaction. Elle s'est manifestée surtout pendant les révolutions française et américaine à travers le thème de l'indépendance : être égaux en indépendance et en interdépendance. Cette dimension doit être resituée dans le contexte précapitaliste de ces deux révolutions. L'idée d'une égalité de marché était alors celle d'une égalité d'autonomie (voir en France le rejet des corporations). C'était spécialement important aux États-Unis où le salariat n'existait pratiquement pas avant les années 1830. En 1830, il y avait encore 90 % d'Américains qui étaient on their own (travailleurs indépendants, petits fermiers, artisans, commerçants, etc). Enfin, la troisième catégorie s'appréhendait comme rapport de participation : c'était la citoyenneté. Donc les grands thèmes, dans les deux révolutions, ont été la similarité, l'indépendance et la citoyenneté. Et les trois visions contraires étaient celles du privilège contre la similarité, de la dépendance contre l'indépendance c'est dans ce cadre qu'est apparu le thème si important de la dénonciation de l'esclavage qui consistait à vivre sous la domination, la dépendance d'un autre et enfin l'exclusion contre la participation. Or, comme j'ai essayé de le montrer, ces trois grandes façons de concevoir le rapport social égalitaire se sont transformées aujourd'hui, parce qu'à l'idée de similarité s'ajoute désormais celle de particularité. L'idée de similarité consistait à refuser le fait que certains ne soient pas inclus dans le monde humain, ne soient pas parties prenantes de l'humanité ; ce faisant l'égalité était la revendication d'être quelconque. Bien entendu, la revendication d'être quelconque est toujours importante aujourd'hui, mais on veut aussi être quelqu'un. Donc à la revendication d'être quelconque s'est ajoutée la revendication d'être quelqu'un. Cela constitue la première transformation du rapport égalitaire. La deuxième transformation se traduit par le fait qu'on vit dans un monde de l'interdépendance. De ce fait, l'enjeu ne peut pas être de se constituer comme des travailleurs indépendants. L'émancipation signifie plutôt réciprocité et autonomie. Et puis la question n'est plus seulement celle de la citoyenneté, comme participation politique, mais plutôt celle de la production du commun, c'est-à-dire de la communalité. Elle n'est plus simplement celle de la citoyenneté juridique : elle est celle de la communalité sociale. C'est cette évolution entre les figures originaires du rapport d'égalité et les nouvelles figures émergentes que j'ai essayé d'analyser.
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R. P. : Si on vous suit bien dans ce cours, il semble qu'on ne parvienne à comprendre cette nouveauté, cette mutation de l'égalité, qu'en la comparant aux formes du passé, en ayant une perspective historique. Cette égalité va de pair avec une forme d'émancipation contemporaine. En même temps, vous parlez d'exploitation moderne, et notamment lorsque vous évoquez ce qui a trait aux logiques d'autonomie où on valorise la performance. Dès lors, en quoi consiste cette aliénation ?
8 P. R. : En vérité, autour des revendications d'égalité, il y a toujours conflit social sur la définition de l'égalité. On voit bien comment l'autonomie, par exemple, peut apparaître à la fois subversive et en même temps constituer un piège. Cela veut dire que l'égalité ne se définit jamais que contradictoirement dans la vie sociale. De la même façon, si on examine l'idée de discrimination, on peut se poser la question de savoir pourquoi elle est devenue centrale. Au vrai, la discrimination représente un double parasitage de l'idée de similarité et de celle de singularité. Discriminer quelqu'un, cela veut dire à la fois qu'on refuse de le reconnaître comme un quelconque, et qu'on refuse de le voir en même temps dans sa spécificité. C'est ce qui est sous-jacent par exemple dans le débat au sujet du mariage homosexuel. Les individus demandent à être considérés comme des êtres humains, donc on leur dénie le droit à cette généralité. Et en même temps, on refuse de les reconnaître dans leur particularité. Donc c'est pour cela que l'idée de discrimination est absolument centrale. Elle incarne dans le monde contemporain ce qui fait le lien entre le déni de singularité et le déni de similarité. Et si j'ai parlé d'aliénation, c'est pour montrer que l'égalité se définit toujours de façon dynamique, dans un rapport social où il y a nécessairement des rapports de force, des formes de manipulation, des tentatives, notamment idéologiques, de construire des représentations alternatives. Quand on dit que la société de concurrence généralisée est une forme de l'égalité des chances, on voit bien là comment apparaît une sorte de reconstruction idéologique d'une vision, disons trompeuse, de l'égalité. L'histoire de l'égalité, c'est aussi une histoire de ces manipulations, une histoire des conditions dans lesquelles l'idéologie anti-égalitaire a prétendu se présenter dans un langage de l'égalité. Dans le livre que je publie prochainement, je consacre ainsi tout un chapitre à l'idéologie libérale conservatrice et à sa genèse au 19e siècle, qui montre bien comment elle s'est construite comme une espèce de représentation perverse prétendant être intérieure à l'idée même d'égalité.
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R. P. : Dans votre première trilogie, la démarche apparaissait davantage génétique. Mais comment pourriez-vous expliquer l'articulation entre les deux trilogies ?
10 P. R. : L'idéal eut été d'en écrire une seule. Mais, j'ai ressenti dès le début qu'il y avait un besoin de relecture historique de la vie des démocraties pour pouvoir les re-conceptualiser. Car l'idée démocratique est en permanence parasitée par les approches normatives. Je ne repousse pas du tout une vision normative du politique ! Mais il faut que ce soit une normativité qui soit reconstruite à partir d'une compréhension de l'expérience démocratique elle-même, et qui ne commence pas à imposer des concepts en soi, a priori. Et c'est pour cela qu'au début, je n'avais pas le plan des deux trilogies. En commençant, je pensais que le volume sur le suffrage universel me donnerait des clés pour une compréhension globale du développement de la marche de la démocratie vers une démocratie généralisée, permettant de saisir comment la marche vers la démocratie constituait une sorte d'extension progressive aussi bien de la catégorie de la citoyenneté que des institutions d'intervention civique. À vrai dire, je le voyais comme une sorte d'histoire génétique de l'idée d'autogestion qui commençait justement par une vision très institutionnelle du suffrage, de la citoyenneté, et qui se serait ensuite élargie. Je me suis rendu compte dès le début des années 1970 de l'importance du problème des apories démocratiques, c'est-à-dire en fait que, dès que l'on voulait cerner la démocratie, chaque définition se liait à des apories. Quand on veut lutter contre une représentation-confiscation, on voit bien par exemple que le danger consiste à hypostasier l'idée de groupe ou l'idée de peuple, comme s'ils pouvaient avoir une vie substantielle, indépendante de la représentation. En terminant Le sacre du citoyen, je me suis ainsi rendu compte qu'il fallait partir des apories constitutives de la démocratie pour bien la penser. Le livre sur le Peuple introuvable est parti des apories de la représentation. Et c'est aussi dans cette perspective que j'ai abordé ce qui est devenu la matière du troisième volume, La Démocratie inachevée. C'est cet aspect qui m'est peu à peu apparu comme décisif pour comprendre la démocratie : faire une histoire de ses tensions constituantes. D'où aussi, simultanément, la nécessité de comprendre les combats pour la démocratie, de comprendre les trahisons de la démocratie, et de comprendre ses retournements. De ce point de vue là, l'histoire des totalitarismes, l'histoire de la confiscation démocratique et l'histoire de l'aspiration démocratique doivent être écrites en même temps.
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R. P. : Seriez-vous prêt à dire que, dans cette première trilogie, on serait également dans une entreprise de démystification. Dans la conclusion du Peuple introuvable où vous évoquez Rawls, Habermas et Dahl, vous semblez dire qu'ils produisent eux-mêmes une nouvelle aporie.
12 P. R. : Tout à fait, mais c'est surtout, là, une définition de leur type de travail. Ce sont évidemment des savants, surtout pour Habermas et Rawls, qu'on ne peut qu'admirer énormément. Mais je suis tout de même frappé de voir que c'est une pensée qui ne prend pas son origine dans une plongée dans la difficulté démocratique. Or, selon moi, pour comprendre véritablement la démocratie, il faut partir de ces difficultés, de ces problèmes et de ces tensions. Partir aussi des luttes qui l'animent et des simplifications qui la menacent. Or, cette approche n'est pas du tout celle d'Habermas. La pensée de Rawls est encore plus particulière parce qu'elle trouve son terreau dans les années 1950, et trouve sa pleine maturation, dans l'Amérique de Johnson ! C'est donc dans l'Amérique où les droits civiques sont acquis, et où l'État-providence américain et la Grande société sont mis sur pieds. Or, en France, on ne le lit qu'à partir du moment où on commence à être soumis à un changement d'horizon qui est celui, disons, du néolibéralisme. Mais Rawls ne répond pas au néolibéralisme. Il fait plutôt la théorie de cette Amérique des droits et de l'État-providence classique. Alors qu'Habermas essaie effectivement de proposer une vision de la démocratie des années 1990. S'ils ont tous les deux le même type de rapport au travail normatif, il ne faut donc pas oublier qu'il y en a un qui s'intéresse à la société des années 1960, pour aller vite, et l'autre qui concentre son analyse sur la société des années 1990 et cela n'est pas indifférent.
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R. P. : À ce propos comment vous positionnez-vous entre ce que l'on pourrait appeler des perspectives kantiennes (Habermas et Rawls) et les communautariens ?
14 P. R. : Le mot « communautarien », je ne le partage pas. Parce qu'il ne faut pas oublier qu'il s'est formé au début des années 1980, à travers l'opposition aux « libéraux ». Rappelons tout de même que ces libéraux (américains) étaient ceux qui essayaient, à l'intérieur du paradigme de l'homme rationnel et responsable, de reformuler une certaine vision de la justice sociale. Le philosophe qui a illustré cette démarche de manière exemplaire est Dworkin ; mais sa pensée a conduit, selon moi, à des formes d'impasse. C'est donc surtout à Dworkin qu'il faut répondre car c'est lui, plus que Rawls, qui a donné le nouvel élan au libéralisme de gauche. Rawls représente un point d'arrivée d'un certain point de vue, tandis que les grands articles de Dworkin sur l'égalité des années 1980 constituent clairement un point de départ vers une redéfinition du libéralisme. Ceux qui l'ont critiqué de la façon la plus éloquente ont été Michael Sandel, Alasdair McIntyre et Charles Taylor. Or en quoi consiste leur critique radicale ? Tous s'opposent à la vision libérale au motif qu'elle est « individualiste » et que ce qui leur paraît décisif s'ordonne autour d'une vision identitaire du social. Et chez ces trois auteurs, d'une façon assez différente, il y a à la fois une vision identitaire et religieuse sous-tendant leur propos. Ce point est tout à fait clair chez Sandel tout comme chez Charles Taylor. J'ai édité le dernier livre de celui-ci, et j'ai été frappé, de voir qu'il s'agissait explicitement d'un travail visant à reconstruire et à légitimer l'idée religieuse dans un monde séculier. Or, c'est un point de vue que je ne partage pas. Cela me semble un peu un débat à l'ancienne. Ce qui m'intéresse plutôt c'est de reformuler une perspective démocratique qui soit au-delà de ce champ-là. Je veux être à la fois post-libéral, et post-communautarien. Parce que je ne partage pas du tout l'idée d'une politique substantielle et l'idée d'une politique identitaire (ce à quoi reviennent aujourd'hui à leur façon tous les « néo-républicains »), et que je ne crois pas d'un autre côté à la possibilité de construire une politique seulement à partir d'une philosophie de l'individu et des droits. Je pense que cette philosophie est nécessaire et décisive, mais qu'on ne construit pas une politique à partir d'elle. En revanche, on peut construire une politique à partir d'une philosophie de l'égalité sociale. Et c'est ce que j'essaie de faire dans le livre qui va paraître. Son axe-clé consiste à définir une philosophie de l'égalité sociale et non une théorie de la justice. C'est cela la grande différence. Parce que toutes les théories de la justice sont, au fond, des façons de définir les inégalités légitimes entre individus. Mais elles ne définissent pas justement l'égalité comme une forme sociale. Or c'est cela qui me semble important. Donc ce livre porte une critique des politiques de l'identité. Bien entendu, les politiques de l'identité, et celles de l'homogénéité, ont peut-être eu des illustrations sympathiques à travers les mouvements communautariens et à travers les philosophes communautariens des années 1980. Mais, à vrai dire, elles ont surtout des expressions extrêmement sinistres à d'autres époques. Et aujourd'hui, la politique de l'identité, c'est quand même, d'une façon ou d'une autre, les politiques nationalistes et les politiques xénophobes ! Les politiques de l'identité aujourd'hui, c'est la vision populiste de la nouvelle extrême droite européenne. Ce sont eux les défenseurs des politiques de l'identité ! Ce sont eux, si je puis dire, les communautariens modernes ! Donc la démocratie doit être pensée à la fois contre les maladies de l'identité et de l'homogénéité et contre les impasses d'une théorie de la justice qui ne pense pas le lien social. Penser le lien social de façon non-identitaire, c'est le penser à partir de l'idée de relation et pas simplement à partir de l'idée de position limitée à la vision des droits.
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R. P. : Sur ce point, vous vous éloignez quand même du débat américain ! Parce que tout ce que vous dites sur les années 1980, d'une certaine manière aux États-Unis cela continue ! Si l'on considère les livres de Sandel notamment ce livre qui s'appelle tout simplement Justice , il n'y a pas du tout d'obsolescence !
16 P. R. : Je pense surtout que le problème de livres comme celui de Sandel (parce qu'il a publié deux livres récemment, un livre quand même sur toutes les questions de philosophie morale, je dirais, bioéthiques et puis ce deuxième livre, Justice) est qu'il ne répond pas aux questions-clé de la décomposition de la société américaine ! La raison pour laquelle je me sens d'ailleurs actuellement de plus en plus éloigné des universitaires américains, c'est que je constate à quel point aujourd'hui ils sont cruellement distants des problèmes de la société américaine ! Les problèmes-clé de la société américaine sont tout de même plutôt ceux d'une société largement décomposée, minée par les sécessions sociales, par les séparatismes ! Et donc toute pensée de l'individu, toute pensée du droit qui ne part pas de ces faits-là me semble condamnée à être tout à fait inopérante.
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R. P. : On parlait tout à l'heure des aspects épistémologiques, mais est-ce que ce n'est pas aussi une limite de l'approche normative ce que vous êtes en train de décrire ici ?
18 P. R. : C'est une limite d'une certaine conception de la normativité. Pour ma part, j'ai une conception génétique de la normativité ; ce qui veut dire que la normativité résulte d'un travail de compréhension et d'un travail de reconstruction et qu'elle n'est pas simplement un travail d'imposition conceptuelle. On peut avoir une production de concepts en soi qui soit justement nourrie par une attention aux complexités, aux contradictions et aux difficultés du monde. Et c'est plutôt ce que j'ai essayé de faire !
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R. P. : Justement, on a pu dire que votre approche s'apparentait à une « parole scientifique engagée ». Je ne sais pas si vous êtes d'accord avec ce type de présentation de votre uvre.
20 P. R. : Le mot « engagé », oui ! À la condition de préciser que l'engagement n'est pas la cerise sur le gâteau d'un travail scientifique, n'est pas l'utilisation d'une reconnaissance scientifique pour valider une prise de position. L'engagement existe d'abord dans l'objet de recherche et dans la façon de la conduire.
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R. P. : Justement, quand vous écrivez tous ces livres qui sont devenus connus, autour du thème de l'autogestion, Le capitalisme utopique, Pour une nouvelle culture politique, (...) disons plutôt la période du milieu des années 1970-milieu des années 1980, vous êtes quelque part en phase avec d'autres universitaires, pas forcément avec la même optique idéologique, mais c'était assez fréquent !
22 P. R. : La spécificité de mon travail c'est que je suis devenu universitaire par accident. J'étais alors permanent syndical et si j'ai écrit L'âge de l'autogestion, c'est parce que j'étais extrêmement sensible au fait qu'il y avait une sorte d'entropie de l'énergie démocratique. C'est une chose que j'avais aussi constatée en tant que militant étudiant. En effet, dans des groupes, dans des assemblées générales, on ne peut qu'observer ce phénomène d'entropie démocratique. Donc j'ai voulu le comprendre, et c'est pour cela que je me suis très tôt intéressé à ceux qu'on a appelé les théoriciens réalistes de la démocratie ceux de la fin du 19e siècle, par exemple Price, Ostrogorski ou Michels, etc. et qu'en même temps, je me suis dit qu'il ne pouvait y avoir de pratique sociale et de pratique militante que si elles dépassaient simplement une vision nominaliste de la révolution sociale. Et le mot « autogestion », c'était ainsi qu'il fallait l'entendre, comme une sorte de mot-étendard, quoique peut-être insuffisamment nourri. Donc ce qui a nourri le début de mon travail intellectuel, c'était à la fois la nécessité que je ressentais de comprendre ce phénomène de l'entropie démocratique et celle de dépasser une proposition politique qui n'était au fond qu'un slogan !
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R. P. : Vous vous inscriviez en fait dans une démarche de construction de ce que vous appelez plusieurs fois un « capital intellectuel », notamment pour la deuxième gauche, pour la gauche autogestionnaire, et plus généralement pour penser une démocratie non totalitaire. Pensez-vous justement que ce type de parole scientifique engagée elle-même est entrée en crise depuis lors ?
24 P. R. : Cette parole, c'est deux choses. On peut faire une histoire de l'idée d'autogestion ou l'histoire de la deuxième gauche. Que l'histoire de la deuxième gauche soit rentrée en crise, c'est évident, parce que justement elle n'a pas accompli son programme. Elle a lancé des idées nouvelles, elle a contribué en quelque sorte à décentrer un certain nombre de débats, mais elle a progressivement abandonné sa raison d'être, ou bien son objet s'est dissout dans les succès électoraux du PS, puis dans les « marécages » gouvernementaux si je puis dire (rires). Voilà où s'est situé véritablement le problème !
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R. P. : Donc finalement, les années 1970, qui correspondent à votre première période, représentaient une bonne période pour travailler Le capital intellectuel puisqu'on n'était pas pris dans cette temporalité.
26 P. R. : C'était une période absolument extraordinaire et c'était un temps de très grande vitalité intellectuelle tout de même ! On pouvait dire qu'il y avait à la fois la domination d'un certain althussérisme, très théorisant. Mais, en même temps, c'est le moment où sont apparus les pensées et les travaux de gens comme Castoriadis ou comme Lefort avec lesquels je me suis lié immédiatement. C'est également le moment où la sociologie des nouveaux mouvements sociaux s'est développée ! Il y a tout de même alors eu une très grande vitalité intellectuelle ! À l'intérieur même du marxisme, est apparue une espèce de redécouverte de l'intérêt pour l'histoire des idées : lire Gramsci, c'était une façon d'être un marxiste plus intelligent ! C'était une façon de comprendre qu'il fallait également relire Machiavel pour comprendre les problèmes de la politique. Car le grand impensé du marxisme c'était tout de même qu'il n'avait développé aucune pensée du pouvoir. Il y avait une critique sociale, il y avait une critique économique, il y avait même une critique religieuse, mais il n'y avait pas véritablement de vision du politique. Et c'est tout de même autour de cela que, dans des écoles et dans des traditions très différentes, il y avait des néo-gramsciens en Europe, des réinterprètes du marxisme pensons à des gens comme Poulantzas et des penseurs critiques du totalitarisme dont Lefort était la meilleure illustration, ainsi que des penseurs de l'autonomie comme l'était, sur un mode philosophiquement construit et rigoureux, quelqu'un comme Castoriadis et comme l'étaient, sur un mode plus « poétique », des gens comme Illich ou comme Saul Alinsky aux États-Unis. Toutes ces démarches convergeaient.
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R. P. : Durant les années 1970, face à ce foisonnement d'idées, est-ce que vous étiez sensible aux éléments du débats ? Aviez-vous déjà une sensibilité à ce qui est aporétique, à l'aporie ?
28 P. R. : Personnellement, j'ai toujours été sensible au fait que l'idée démocratique ou l'émancipation sociale était à la fois un programme et un problème. Un programme parce que c'est tout de même l'horizon de la vie humaine ! L'horizon de la vie humaine est cet horizon d'émancipation individuelle et collective ! Donc c'était un programme et en même temps un problème, c'est-à-dire que les conditions de sa réalisation ne reposaient pas simplement sur des sortes de limites extérieures qui lui seraient imposées ou par des forces de résistance, mais qu'elles étaient aussi liées à des indéterminations intérieures à ce projet lui-même. Et j'ai partagé cette idée avec les deux personnes avec qui j'étais spécialement lié à l'époque, Castoriadis et Lefort. Castoriadis est décédé plus tôt, mais j'ai continué jusqu'à l'an dernier, date de sa disparition, à beaucoup échanger avec Lefort.
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R. P. : Est-ce qu'il n'y avait pas justement... non pas une contradiction, mais a posteriori un étonnement, quand on compare ces années de foisonnement (...) et les années 1980, où finalement très vite dans vos écrits, vous êtes amené à employer des expressions comme « l'âge ordinaire du politique », la « politique ordinaire ». Alors est-ce que c'est l'effet 1983 ? Ou est-ce que c'est le champ intellectuel ?
30 P. R. : Je crois que l'histoire intellectuelle des années 1980 et 1990 pour faire vite, reste encore à écrire. Ces vingt ans ont été à la fois un moment d'arrêt et un moment de reconstruction. Si je prends mon cas personnel, je vois bien que c'est le moment où j'ai ressenti que pour aller plus loin dans le travail intellectuel il fallait faire tout un travail historique et faire un travail conceptuel que je n'avais pas fait auparavant. J'avais besoin de faire une espèce d'énorme école de rattrapage, qui, pour moi, est passée par un travail théorique, mais aussi par cette plongée historique. Je me souviens, quand j'ai écrit Le moment Guizot, des tas de gens m'ont dit : « Mais pourquoi tu vas t'intéresser à ça ? ». Et je répondais qu'il s'agissait, pour moi, d'un élément d'un puzzle permettant de reconstruire une histoire de la démocratie, en partant de ses premières formes de « dérivation », de « falsification », ou de « réduction » à tous les sens du terme. Mais cette période de reconstruction intellectuelle a aussi correspondu même si les deux éléments ne sont pas articulés précisément à une espèce de flottement politique. La gauche est arrivée au pouvoir, et, une fois installée aux responsabilités, elle n'a pas su retrouver ni les éléments de langage, ni les éléments d'intervention qui la redéfinissent comme une forme d'émancipation. Et ceci s'explique très simplement par le fait qu'il s'agissait d'un moment de basculement dans un autre monde économique ! C'était le début de la deuxième mondialisation qui commençait, après cette césure du premier choc pétrolier qui avait fortement frappé les imaginations, mais dont les effets se produiront vraiment à partir du milieu des années 1980. Il s'agit donc d'un nouvel âge de l'État-providence, des démocraties, aussi bien qu'un nouvel âge du syndicalisme, de la protection collective, de la définition du travail. Et, les deux éléments se sont déroulés de manière concomitante : c'est-à-dire que le travail de reconstruction, on l'a pensé dans le contexte d'une certaine société qui se décomposait en même temps. Du coup, à cette période a correspondu à la fois un double flottement intellectuel et politique. Et j'ai l'impression qu'on n'en est sorti que depuis le début des années 2000. C'est à cela qu'a correspondu pour moi le fait de se lancer dans une nouvelle trilogie. Il s'agissait de montrer que s'ouvrait une nouvelle étape intellectuelle et politique.
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R. P. : Est-ce ce que vous voulez dire dans le cours au Collègue de France, de cette année, lorsque vous expliquez qu'il n'y a pas vraiment aujourd'hui, dans le débat actuel, de vis-à-vis par rapport au libéralisme économique et à la pensée de la concurrence ? Le débat serait donc incomplet et il manquerait d'une certaine manière une pensée qui est justement en train de se formuler aujourd'hui.
32 P. R. : Tout à fait. Parce qu'on peut dire que s'il y a une chose qui a défini historiquement la gauche, en entendant la gauche au sens le plus général du terme, c'est d'être le parti de l'égalité. Or, aujourd'hui, elle n'est plus le parti de l'égalité. Non pas qu'elle soit contre ! Mais elle n'arrive pas à dépasser la perspective de l'égalité des chances. Elle refuse, bien sûr, ce que j'appelle la « société de concurrence généralisée », mais elle n'arrive pas à sortir de cette philosophie de l'égalité des chances. Et, d'un autre côté ceux qui proposent une autre vision de l'égalité sont aujourd'hui ceux qui reviennent tout simplement à une vision de l'égalité-identité. Donc c'est la vision nationaliste-xénophobe de l'égalité, dont j'analyse très précisément la naissance des principales formes au 19e siècle. Il faut de même rappeler que le racisme a été aux États-Unis une façon de fantasmer la question de l'égalité. Cela a été une pensée de l'égalité des Blancs pris en bloc, presqu'une égalité aristocratique du monde blanc contre le monde noir. Et tout ce que j'appelle le « national-protectionnisme » qui émerge en Europe dans les années 1890 a participé du même phénomène. C'est aussi une approche de l'égalité comme identité excluante. C'est l'égalité-identité et non pas l'égalité sociale entre individus. C'est l'égalité d'identité d'un groupe et non pas l'égalité sociale entre des individus. Il y a un conservateur célèbre des années 1830 qui disait déjà en ce sens : « Ne parlons plus de prolétaires, parlons d'ouvriers français ! ». C'était un ardent défenseur du protectionnisme ! Comme si l'expression « ouvriers français » créait un monde qui avait non seulement sa consistance, mais qui avait en quelque sorte sa substance égalitaire. Alors que « prolétaire » constitue une dénomination qui porte en elle le signe de la séparation sociale et de l'exclusion.
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R. P. : Pour revenir au tournant des années 1980, et reposer la question de l'articulation entre les discours militants et scientifiques, même si il y a une articulation très forte, comment se transforme-t-elle entre les années 1970 et les années 1980 en référence notamment à votre activité à la Fondation Saint-Simon ?
34 P. R. : Au début, à la Fondation Saint-Simon, il s'agissait simplement de faire l'équivalent pour les sciences sociales de ce qu'avait été la Fondation nationale des sciences politiques pour les sciences politiques. François Furet était à l'époque président de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et il voulait faire l'équivalent à l'EHESS de ce qu'avait réussi Sciences-Po. Il a rencontré Roger Fauroux qui a trouvé que c'était une bonne idée et, dès le début, des moyens ont été mobilisés pour financer des recherches. Parmi les premières recherches qui ont été financées, il y avait notamment une recherche sur le corporatisme qui a été faite par Segrestin, une recherche sur la FEN qui a été pilotée par Bergounioux et Mouriaux. Un des premiers livres commandés a été celui de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif. Et peu à peu, l'activité de la Fondation a pris un tour différent pour deux raisons. D'abord parce que il y a eu une dimension de production de petites notes davantage liées à l'actualité, et surtout parce que la dimension de « club social » est montée en puissance du fait de la présence de ceux qui étaient des chefs d'entreprise, des journalistes ou des hauts fonctionnaires. Et du coup, le travail de sciences sociales a continué, mais en perdant de la visibilité. On peut prendre connaissance de la liste des livres qui ont été publiés, il y a y compris des livres de Claude Lefort, de Judith Shklar, etc., qui constitue un ensemble d'ouvrages de sciences sociales extrêmement honorable. En même temps, il y a eu ces notes de réflexion qui ont eu aussi leur succès. Mais la dimension « club social » a progressivement phagocyté et je dirais parasité ce travail intellectuel. La Fondation Saint-Simon à la fin des années 1980, c'était une production intellectuelle un peu deuxième gauche, modernisatrice, qui correspondait aussi à un moment où il y avait encore un patronat et des hauts fonctionnaires modernisateurs (il y a quand même à cette époque là, des gens comme Michel Albert, François Bloch-Lainé, Simon Nora). Tout cela a basculé dans les années 1990. En même temps que je m'occupais de la Fondation Saint-Simon, l'essentiel était quand même mon travail intellectuel. Mais j'ai senti que tout cela avait dérivé et basculé. Cela a été patent en 1995, lorsque Minc a fait campagne pour Balladur. Il m'est alors apparu qu'il fallait mettre un terme à l'entreprise, devenue évidemment contraire à l'esprit des origines. J'ai alors écrit avec Jean-Paul Fitoussi Le nouvel âge des inégalités, qui se voulait un acte de rupture avec ce milieu et ses dérives. Et puis j'ai organisé un grand forum « Régénérations » à Grenoble en 1996 qui ouvrait déjà d'autres perspectives de travail. L'idée avait été de rassembler une nouvelle génération intellectuelle et culturelle. Il y avait aussi bien des cinéastes comme Pascale Ferrand ou Arnaud Desplechin, que Houellebecq, toute une génération d'artistes, de personnes de culture, et puis de jeunes intellectuels (il serait facile de retrouver les programmes). Mais comme François Furet est alors décédé, j'ai décidé de reporter un peu la rupture. Donc il y a deux histoires de la Fondation Saint-Simon : il y a l'histoire d'une production intellectuelle, qui me semble toujours mériter considération (pensons que des auteurs comme Thomas Piketty, Eric Maurin, Emmanuel Todd ont été « lancés » par la Fondation Saint-Simon), et puis il y a celle d'un club social qui a mal tourné si je puis dire.
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R. P. : Il y a donc quand même une forte continuité entre votre travail intellectuel, dont vous dites toujours qu'il est, bien sûr, majoritaire et principal et qui est votre profession, et cette énergie d'intervention, que ce soit en 68, à HEC ou à la CFDT.
36 P. R. : Oui, ou que ce soit aujourd'hui en faisant « La République des idées » !
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R. P. : « La République des idées » ou l'ouvrage Pour changer de civilisation pour le programme du PS...
38 P. R. : Je fais beaucoup d'interventions académiques en France et à l'étranger, mais je trouve aussi toujours le temps pour être présent à des rencontres militantes.
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R. P. : Dans ce tout petit chapitre de cet ouvrage dirigé par Martine Aubry, on sent quand même que c'est l'une des premières fois où vous durcissez un peu l'intégration de la question écologique dans votre réflexion sur la démocratie par exemple ... Est-ce que, à chaque fois que vous publiez, vous cherchez à tester des idées ?
40 P. R. : Non, il ne s'agit pas à proprement parler d'un test. C'est plutôt un côté, tout simplement, « prise de conscience ». En réalité, je me suis intéressé à la question écologique, non pas tant à partir de la question de la « préservation de la nature », qu'à partir d'une réflexion sur la temporalité en politique.
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R. P. : Oui, sur le long terme...
42 P. R. : Voilà ! C'était ma façon d'y penser.
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R. P. : Et donc est-ce par le biais plutôt de ce que vous avez écrit dans La légitimité démocratique, notamment, où vous abordez les différents types de légitimité et où vous posez explicitement la question, que vous abordez la question de la « démocratie technique » et de la « démocratie écologique » ? Je pense notamment aux travaux de Bruno Latour consacrés à ces questions-là.
44 P. R. : C'est-à-dire que je me suis plutôt posé ces questions à partir de la vie de la démocratie. Le problème de la démocratie est que ça n'est pas simplement un régime de la décision. Ça c'est une chose qui m'a frappé à un moment, c'est qu'il fallait bien faire la distinction entre la démocratie comme régime de la décision et la démocratie comme forme d'institution du social. Appréhender la démocratie comme régime de la décision équivaut à privilégier une définition technique et très pauvre de la démocratie ! Il a toujours existé des formes de la démocratie comme régime de la décision ! Je l'ai souligné dans ma préface au volume dirigé par Marcel Detienne sur les prises de parole dans les différents univers. On peut ainsi avoir une façon démocratique de prendre des décisions chez des moines japonais du 16e siècle, dans des assemblées primitives, chez des copropriétaires, dans des assemblées princières du Saint Empire romain germanique... C'est alors effectivement un régime de la décision. La démocratie, c'est dans ce cas le régime où il y a des formes de participation collective à la décision. Mais c'est une définition très partielle de la démocratie. La démocratie représente également et surtout une construction sociale qui s'étend dans le temps. Et c'est ce qui fait la différence entre la notion de décision et celle de volonté. Pour rendre compte de cet aspect de construction sociale dans le temps de la démocratie, on est obligé de lui donner une définition sociétale et pas simplement procédurale. Si on définit la démocratie comme décision, alors c'est uniquement procédural. Si on la définit comme construction d'un monde humain dans le temps, d'un monde d'individus émancipés et autonomes, alors il s'agit plus d'une définition sociétale. Cette distinction m'est apparue de plus en plus importante, et d'autant plus importante que la construction sociale de la démocratie se liait à l'idée d'humanité, d'une certaine façon. Et la question écologique, c'est cela. Mais je dirais, à la limite, on peut tout à fait souligner cette dimension même s'il n'y avait pas les urgences écologiques. Simplement, les urgences écologiques la radicalisent.
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R. P. : En même temps, cela brouille le message par rapport à ce que vous dites. On a l'impression que l'élargissement de l'humanité, avec la définition que vous donnez de la démocratie, est fait uniquement à cause de cette urgence et non pas à cause d'une évolution de la démocratie.
46 P. R. : C'est la raison pour laquelle j'entretiens une discussion avec des auteurs comme Dominique Bourg dont j'ai publié le livre. Il s'agissait en effet de montrer que ce n'est pas simplement à partir d'une réflexion sur la nature et le rapport de l'homme à la nature, qu'il faut aborder cette question écologique, mais plutôt à partir d'une réflexion sur la construction humaine elle-même. Je dirais qu'il faut passer d'un écologisme étroit à un écologisme élargi, au sens où il participe à une définition plus générale de la démocratie et de l'humanité.
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R. P. : Peut-on affirmer que le rapport à la nature ou bien aux générations futures est un « détour », pour reprendre un terme que vous utilisez souvent, qui permet de mieux comprendre les rapports de l'homme à l'homme, c'est-à-dire les rapports sociaux aujourd'hui ?
48 P. R. : Sauf que l'idée des générations futures est discutable parce qu'il n'y a pas de générations qui seraient des entités. Chacun devient soi-même une génération qui se transforme. C'est cela qui fait l'histoire ! Il s'agit, non pas simplement d'une accumulation de générations, mais plutôt d'une production du temps. Et l'idée de génération est d'ailleurs assez critiquée pour cela, par pas mal d'économistes. Par exemple, Piketty critique beaucoup l'idée d'inégalité générationnelle pour cette raison. Pour résumer, je voulais aller plus loin que cette question du rapport à la nature et du rapport aux générations pour définir la démocratie comme rapport de l'humanité au temps.
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R. P. : Du coup, quid de la démocratie technique que vous évoquez dans La légitimité démocratique ?
50 P. R. : Oui, cette idée me semble intéressante. Mais, si on pousse trop loin cette logique, dire qu'il faut des représentants à la nature, c'est justement raplatir et réduire beaucoup la question ! Parce que c'est réintégrer le problème dans une pensée traditionnelle de la représentation, alors qu'il faut au contraire élargir l'idée démocratique !
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R. P. : C'est Bruno Latour qui parle notamment du « Parlement des choses ». Justement, dans le chapitre sur le livre Pour changer de civilisation, finalement vous employez un peu la même méthode, vous dites que c'est intéressant, mais que c'est presqu'immédiatement aporétique.
52 P. R. : Voilà ! Parce que justement le problème, c'est d'élargir la notion de représentation et non de multiplier les catégories de représentants ! Il ne faut pas simplement dire « représentons les opinions et représentons la nature » puisque c'est la notion même de représentation qu'il faut redéfinir.
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R. P. : Longtemps, vous avez fait une histoire génétique de « l'impératif inclusif », dans la première trilogie... Pour vous, c'est un peu une autre histoire, ce n'est pas simplement le vote à seize ans c'est un peu la mode actuelle (en Autriche, en Allemagne...)
54 P. R. : Bien sûr ! Et on s'en rend compte notamment aujourd'hui à travers une chose très précise, c'est que je pense que le rapport social à l'idée de référendum va changer. Parce que la question du référendum était jusqu'à présent uniquement perçue dans une perspective de rapport entre démocratie directe et démocratie représentative. Donc c'était mettre un peu plus de démocratie directe pour contrebalancer la démocratie représentative. Alors qu'on voit aujourd'hui que poser la question du référendum, c'est aussi une manière de définir la démocratie comme régime de la décision parce que le référendum par essence se rattache à l'exercice de la décision et pas de la construction sociale. Qu'il y ait des moments où il faille organiser un théâtre démocratique et où il y ait des formes de décision collective, c'est certainement très important. Mais faire du référendum une pratique routinière, considérée comme la voie royale de l'expression démocratique, ce serait, je pense, une très grande erreur.
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R. P. : Par rapport à cette logique d'inclusion, vous vous rapprocheriez plutôt des « forums hybrides » ?
56 P. R. : Oui, mais la limite de ces forums hybrides, de ces jurys citoyens, c'est que c'est l'apprentissage d'une démocratie délibérative enrichie et éclairée. C'est l'idéal de Condorcet, le citoyen éclairé, idéal des Lumières. Le problème est que ce citoyen éclairé, on n'a su le faire exister que sur de très petites échelles (rassembler trente personnes tirées au sort, les confronter à de l'expertise pendant quelques mois). Ce qu'on n'a pas trouvé, c'est le moyen de lier ces expériences de délibération enrichie, quoique dans une sphère limitée, avec le débat public général. C'est cela la grande question. Et ce qu'on appelle jusqu'à maintenant la démocratie délibérative est une expérimentation de la formation de cette figure du citoyen éclairé, mais à une échelle limitée. Et on voit aujourd'hui que le grand enjeu social est justement de passer d'une échelle à l'autre.
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R. P. : Méthodologiquement, vous êtes plutôt concentré sur l'échelle centrale et nationale. Vous ne vous intéressez pas vraiment à la régulation internationale.
58 P. R. : Ni à la régulation locale. Parce que le local est davantage centré sur une définition de la démocratie liée à la figure du citoyen propriétaire. Il ne faut pas oublier que la démocratie locale repose sur une forme de fiscalité qui est très peu redistributive. La démocratie locale constitue une forme de démocratie dans laquelle chaque citoyen contribue à l'effort collectif à raison de sa propriété (par exemple la taille de son appartement). C'est en effet une démocratie des copropriétaires (réduction de l'idée démocratique). C'est donc une vision extrêmement étroite. Et de la même façon, au niveau international, c'est une réduction de la démocratie que de ne considérer les individus que comme des sujets de droit. Les idées de respect, de lutte contre l'humiliation, les formes d'esclavage, constituent des enjeux qui sont portés par les institutions internationales publiques ou les ONG et qui peuvent être chaque jour davantage mis en avant, mais ils ne sont pas constitutifs d'une forme sociale.
59 On peut donc dire que les éléments de démocratie au niveau international et local ne sont pas porteurs de formes sociales « fortes ». Peut-être que les deux pourraient le devenir mais, pour l'instant, ce n'est pas encore le cas parce que ce qui constitue l'élément décisif c'est tout de même ce qui se redéfinit par des formes de redistribution et par des formes de communalité.
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R. P. : Il a été beaucoup question depuis la décennie 2000 de démocratie participative, mais aussi de « l'impératif délibératif ». Qu'en pensez-vous ?
61 P. R. : J'ai toujours été, non pas critique et opposé, mais j'ai toujours eu tendance à insister sur les limites de ces conceptualisations de la démocratie participative et de la démocratie délibérative, non pas pour les repousser, évidemment, mais pour montrer justement qu'elles devaient être comprises comme opératoires dans un champ tout de même très limité.
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R. P. : D'un point de vue épistémologique, comment définissez-vous l'histoire politique telle que vous la pratiquez, par rapport à la science politique comme discipline (la théorie politique et la sociologie politique) ?
63 P. R. : La science politique comme discipline ne se réduit ni à la sociologie politique ni à la théorie politique. Ces deux sous-disciplines ne représentent qu'une petite partie. Ce qui est quand même massif c'est ce qui est de l'ordre des politiques publiques, notamment en termes de débouchés professionnels de la discipline avec ce qui concerne l'analyse des relations internationales. Par exemple, aux États-Unis, la théorie politique ne représente qu'une part très réduite des postes de professeurs. La sociologie politique est un peu mieux dotée. Mais il y a surtout un type d'analyse qui la rapproche de plus en plus de l'économie : l'analyse modélisée des comportements politiques. Et quand on regarde aujourd'hui les revues américaines de science politique, par rapport à l'American Economic Review, la distance va en se rétrécissant. Et c'est évidemment quelque chose que je déplore. C'est une façon de réduire la définition de la science politique et surtout la compréhension du fait et des phénomènes politiques. Concernant le rapport avec la théorie et la sociologie politique, il y a eu dans les années 1990 une tendance à opposer ces deux démarches : ceux qui étaient davantage orientés vers la philosophie politique et ceux qui privilégiaient la sociologie politique. Cela a sûrement correspondu à quelque chose, mais cela me semble dépassé aujourd'hui, ou en tout cas devant être dépassé. Et il me semble que le travail que j'essaie de faire est justement un travail qui intègre tout ce que la sociologie politique peut apporter et l'exigence de théorie politique. Ce débat, opposant ceux qui pensaient qu'il fallait d'abord établir des faits sociaux et ceux qui pensaient qu'il fallait d'abord reconstruire un outillage conceptuel, est un peu dépassé. Bien entendu, à l'intérieur de la discipline, comme toute discipline académique, la science politique a tendance à se refermer sur elle-même, à être fermée au monde social. Et plus c'est le cas, plus les querelles de chapelles se développent. Alors que le travail scientifique tel que je peux l'observer chez mes collègues au Collège de France, consiste de façon plus dynamique à partir de ce qu'on ne comprend pas dans le monde réel pour proposer des formes nouvelles de conceptualisation qui sont elles-mêmes soumises à la critique et à la discussion, c'est-à-dire falsifiables. C'est dans cette conception élargie et authentique du travail scientifique que j'essaie de me situer.
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R. P. : Continueriez-vous à parler d'« histoire conceptuelle du politique », expression que vous utilisiez lors de votre leçon inaugurale ?
65 P. R. : L'expression « histoire du politique » a l'avantage d'être assez générale. Mais, mon but est tout de même de mêler l'attention aux fait sociaux et historiques à l'exigence conceptuelle. Très souvent, on m'a demandé de formaliser davantage « ma méthode ». Ce serait sûrement une bonne recette si on veut apparaître comme un chef d'école. Il me semble que le vrai problème dans les sciences sociales consiste à écrire des livres sur des faits sociaux. Bien sûr, on peut dire qu'il y a des exigences méthodologiques auxquelles on essaie de se plier. Mais c'est à chaque fois une recherche qu'il faut mener à nouveaux frais, un livre qu'il faut écrire et pas simplement une recette qu'il faut appliquer. On voit bien que les chercheurs qui se contentent d'« appliquer » une conceptualisation déjà donnée, ne sont pas ceux qui reconstruisent un champ de recherche.
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R. P. : Peut-on appeler cela une absence de novation ou de prise de risque ?
67 P. R. : Oui, parce que la conceptualisation doit toujours se plier aux problèmes et aux difficultés inhérents aux faits tels qu'ils sont observés. Donc il faut à chaque fois reproduire une conceptualisation. Alors bien sûr, il y a peut-être à certains moments des grands invariants que l'on peut trouver. Mais le travail de conceptualisation n'est jamais réductible à un travail d'application. C'est toujours un travail de refondation.
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R. P. : Il y a donc une ambiguïté dans le travail scientifique, selon vous ?
69 P. R. : Il faudrait faire la différence entre science normale et science extraordinaire. Le moment où les choses progressent, c'est quand on change de paradigme. Ce sont ces moments d'ajustement paradigmatique constants qui sont liés à la prise en compte des faits et de leur contradiction. C'est aussi ce que j'apprends beaucoup des scientifiques ici au Collège de France. Je fais écrire en ce moment un livre à Alain Prochiantz qui est un grand biologiste, je rencontre régulièrement des mathématiciens ou des gens qui font de la physique théorique. Et j'ai appris que la vie scientifique est une vie qui demande beaucoup de liberté. Ceux qui ressentent le plus fortement cela ici sont ceux qui sont les inventeurs les plus purs, les mathématiciens. Au contact de grands mathématiciens comme Alain Connes ou Jean-Christophe Yoccoz, j'ai appris le rapport entre la liberté et la puissance.
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R. P. : S'agit-il d'un point qui a évolué dans votre travail en comparaison avec les années 1980 ?
71 P. R. : Oui cela m'a beaucoup enrichi, non pas bien sûr en me donnant des idées que j'applique, mais plutôt comme état d'esprit qui me permet de comprendre la signification de la vie scientifique, ce que veut dire l'attention aux faits et l'imagination intellectuelle. C'est réellement une chose dont je parle souvent ici avec des scientifiques, même si évidemment je ne suis pas capable de pénétrer les travaux des mathématiciens ou des physiciens. Ce que veut dire chercher, conceptualiser dans une recherche, ce sont des choses que je comprends mieux aujourd'hui. Voilà peut-être ce que j'ai réellement appris des sciences « dures ».
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R. P. : Dans la période récente, on constate parallèlement à des auteurs comme vous, un certain succès des ouvrages de philosophes politiques critiques (Toni Negri, Alain Badiou, Slavoj Zizek). Qu'est-ce que vous en pensez ?
73 P. R. : Bien entendu. Mais selon moi, ils font un travail tout à fait différent du mien. Je distinguerai pourtant ce que fait Negri. Il s'est en effet beaucoup intéressé aux transformations réelles du capitalisme, du salariat. On peut discuter les conceptualisations qu'il propose mais il a eu une véritable curiosité et fait preuve d'une audacieuse ouverture intellectuelle pour comprendre l'avènement de ce qu'il a appelé, dans son langage à lui, la « subjectivité productive », ce que Yann Moulié-Boutang a appelé le « capitalisme cognitif ». Sur ce point, je peux avoir des analyses qui peuvent varier mais je partage tout à fait la méthode et la curiosité pour comprendre ces mutations du capitalisme. En revanche, les conclusions qu'il en tire me semblent un peu hâtives et en rupture avec cette attention méthodique aux faits. Tout autre est le cas de philosophes comme Zizek et Badiou qui eux ne s'embarrassent pas d'une lecture attentive de ces transformations du capitalisme. Zizek c'est de la philosophie littéraire, de l'essayisme au sens le plus large et le plus flou du terme. Malgré une plus grande rigueur dans sa formation et parfois dans son expression, Badiou essaie quant à lui de construire intellectuellement la catégorie d'indignation jusqu'à envisager la possibilité de revenir au communisme. Mais tout cela, ce sont des mots. Il n'y a pas de politique de Zizek ou de Badiou alors qu'il y a bien une politique de Negri.
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R. P. : Leur succès relatif est peut-être lié à une sorte de pré-intégration de l'aporie ?
75 P. R. : Oui, ce sont des pensées qui sont aussi des économiseurs de pensée. D'ailleurs je ne sais pas si leur succès est si fort dans la vie proprement académique et dans les milieux de théorie politique. Ce sont plutôt dans des départements de littérature. Je ne vois nulle part aux États-Unis ces pensées-là compter dans des départements de philosophie. C'est un succès social plus qu'un succès intellectuel.
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R. P. : Même si on peut envisager des exceptions, comme Agamben...
77 P. R. : Oui mais il demeure très proche d'un monde littéraire qu'il a d'abord séduit. Et puis, il faudrait réfléchir à la séduction de ce que veut dire la catégorie de radicalité. Ce qui me semble très intéressant chez Agamben, notamment dans Homo Sacer, c'est qu'il y a à la fois une richesse suggestive d'exemples historiques ou de formulations juridiques au bon sens du terme. Il y a une provocation à penser à partir d'une grammaire enrichie des références. Cela traduit l'essayisme au bon sens du terme : c'est un enrichissement du champ de pensée par l'élargissement et la multiplication des catégories de références. Roger Caillois en constitue un exemple remarquable, ou bien, dans un certain genre, Jean Starobinski. Pour une part, Agamben participe de ce type d'essayisme. Mais il y a aussi la catégorie de radicalité. Si l'on prend Homo Sacer, la radicalité se traduit et c'est cela qui dénote selon moi un problème de pensée et non seulement de position politique par une dissolution des différenciations conceptuelles. Dire par exemple que l'usine moderne ressemble à un camp de concentration, c'est présupposer une définition de la domination dont la généralité empêche justement de faire la distinction entre des formes de domination qu'il est très important de conceptualiser. Parce qu'une histoire de l'émancipation présuppose une histoire compréhensive des formes de domination. On peut appeler en général radicalité une pensée dissolvante et agglomérante de ces différenciations. Bien sûr, elles ont un certain succès parce qu'elles proposent une forme de conceptualisation qui semble avoir une capacité de généraliser et d'embrasser, de subsumer sous des catégories simples et uniques des formes différentes d'analyse de la modernité. Donc je ferais tout à fait la différence entre les pensées essayistes et les pensées de la radicalité. Si l'on revient un instant sur l'expression de pensée critique, il me semble que les trois livres que j'ai publiés récemment participent d'une forme de pensée critique au sens où la pensée donne des armes pour critiquer véritablement le monde. Mais donner des armes pour critiquer le monde c'est constituer des armes d'intelligibilité susceptibles de donner des armes de transformation et pas simplement donner une arme de dénonciation. Une pensée critique n'est pas simplement une pensée de la dénonciation. Une pensée critique véritable doit armer l'action. Or je ne vois pas le type d'action qu'arme Badiou.
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R. P. : Donc finalement si on résume ce que vous dites, entre L'âge de l'autogestion et La société des égaux, trente-cinq ans ont passé. Alors qu'est-ce qui a changé ?
79 P. R. : Il est évident qu'en 35 ans, j'ai quand même lu beaucoup de livres, et que j'ai plus de capacité de lecture. Entre parenthèses, je dois préciser que mon premier livre n'est pas l'Âge de l'autogestion mais un livre écrit en 1972, sous pseudonyme parce que je faisais mon service militaire, qui s'appelait Hiérarchie des salaires et lutte des classes. Ce livre était consacré à tous les débats très présents à l'époque sur l'inégalité et la hiérarchie des rémunérations.
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R. P. : Mais justement, si on vous suit, à l'époque un matériel comme celui-là était peut-être plus directement utilisable par les acteurs sociaux, syndicaux et médiatiques. Or, n'observe-t-on pas aujourd'hui une forme de déconnexion ?
81 P. R. : La déconnexion est plus forte parce que le syndicalisme était une construction sociale qui a commencé tout de même au milieu du 19e siècle et qui a trouvé sa pleine puissance dans les années 1960. Aujourd'hui, il y a eu une déconstruction du syndicalisme et il n'y a pas cet équivalent. On voit se multiplier à travers ce qui se passe en Espagne avec le mouvement des « Indignés » ou ce qui s'est passé dans les pays arabes, un mouvement de refus de l'ordre existant. Quand il s'agit de mettre à bas un régime, cela suffit. L'impatience de l'injustice et de l'oppression suffit à remplacer un régime mais après pour le reconstruire, c'est une autre histoire. C'est la raison pour laquelle il est très bon qu'il y ait de l'impatience et de l'indignation dans la société. Mais ce dont on manque justement c'est de visions qui arment cette impatience. Il faut armer l'indignation si je puis dire. Armer l'impatience.
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R. P. : Parce que l'indignation, c'est toujours une politique du présent ?
83 P. R. : L'indignation peut être un déclencheur mais ce n'est pas ce qui construit l'histoire.
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R. P. : D'où votre idée d'« académie du futur » ?
85 P. R. : J'ai employé l'expression d'académie du futur pour dire qu'il ne faut pas simplement qu'il y ait des formes de délibération traditionnelles, c'est-à-dire parlementaires, ou exclusivement savantes. Je prenais le mot d'académie au sens originel du 17e siècle où des esprits libres discutent sur des questions de société. Des esprits libres à la fois citoyens prêts à faire un investissement de compréhension et des savants impliqués. Mais il ne s'agit que d'une pièce d'un puzzle dont il faut encore assembler les pièces.
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R. P. : Justement, on peut peut-être parler de vos projets de recherche pour conclure cet entretien.
87 P. R. : Au Collège de France, on doit faire des cours nouveaux chaque année. Donc, je viens de remettre un manuscrit à mon éditeur et en même temps je dois donner le titre de mon nouveau cours pour l'année à venir. Cette année, 2011-2012, et l'année suivante, 2012-2013, je ferai un cours sur la complication démocratique qui pose la question de savoir pourquoi il faut compliquer les démocraties pour les accomplir. Pour ce faire, je mobiliserai de nombreux matériaux historiques, pour proposer notamment une relecture de la séparation des pouvoirs. Et après, le projet que je nourris depuis de longues années et pour lequel j'ai une bibliothèque entière chez moi, avec des centaines de livres et des dizaines de dossiers constitués, c'est de faire un cours sur la politique et le temps, pour montrer comment tous les concepts politiques doivent être ressaisis et prennent des sens différents selon les temporalités dans lesquelles ils se fixent. Mon travail autour de l'écriture de deux triptyques et plus généralement l'ensemble de mon travail de recherche se sont construits sous la forme d'un work in progress. Au Collège, on doit rédiger quand on est candidat une brochure d'une centaine de pages où on présente son parcours intellectuel en le rationalisant. On fait comme si depuis la thèse jusqu'à ses derniers ouvrages, il y avait une marche triomphale. Alors qu'en réalité, la vie scientifique est faite tout au contraire de constats d'impasses, de rebondissements. Quelque chose qui paraissait simple devient soudainement compliqué. Et c'est également le cas si l'on s'intéresse au travail des autres et si l'on est ouvert à ce qui se passe autour de soi. Je dis toujours aux doctorants qu'il est très important de parler très ouvertement de son travail avec des gens proches, sans craindre d'affronter les impasses dans lesquelles on a le sentiment de se trouver, les pistes que l'on peut ouvrir. La vie intellectuelle est également faite d'un partage de ce que veut dire le travail de recherche. Il est très difficile de le mener seul. Selon l'expérience que j'ai en tant que directeur de thèse, je pense qu'il est dramatique pour un thésard d'être livré à lui-même. On a toujours besoin de parler pour partager ce que veut dire une expérience de travail dans laquelle on s'engage puissamment.
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R. P. : Lors de vos voyages, avez-vous observé des différences dans la réception ou la compréhension de vos travaux ? En particulier, sentez-vous une sorte de basculement vers d'autres modèles dominants différents de ceux qui se sont imposés aux États-Unis ?
89 P. R. : Aux États-Unis, j'observe une clôture de la science politique. En Amérique latine, en Chine, en Inde et en général dans le monde émergent, la vie intellectuelle est beaucoup plus vivante. D'une part, les universités étrangères fonctionnement en voulant appliquer le modèle américain. Il y a le rêve de vouloir reproduire à Tsinghua à Pékin l'équivalent du département de science politique de Chicago. Mais en même temps, il y a des gens qui font des choses très différentes. C'est beaucoup plus mêlé dans ces pays-là. Et donc on peut avoir des publics très variés. En particulier, il y a des Public Intellectuals notamment en Chine, ce qui n'est plus le cas par exemple en Italie où des intellectuels publics marquants comme Bobbio, qui était à la fois politologue et directeur de la revue Mondo Operaio, n'existent plus.
90 Entretien réalisé le 30 mai 2011 au Collège de France