Notes
-
[1]
Voir également Hannah Arendt, « Franz Kafka » La tradition cachée, trad. de l'all. par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bourgeois, 1993. Voir également, Michael Löwy, Rédemption et utopie, Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d'affinité collective, Paris, PUF, 1988. Michael Löwy, « La religion de la liberté chez Franz Kafka : contre l'autorité des gardiens de la loi », Archives des sciences sociales des religions, no 101, janvier-mars 1998.
-
[2]
Michael Löwy, « Chaînes en papier. Despotisme bureaucratique et servitude volontaire dans le Château de Franz Kafka », Diogène, vol. 4, no 204, 2003, p. 62-74.
-
[3]
M. Löwy, « Écritures de Lumières », dans ce volume de Raisons politiques, no 39, août 2010, p. 97-114.
-
[4]
Cité par Jean-Philippe Trias in J.-Ph. Trias, Le Procès d'Orson Welles, Paris, Cahiers du Cinéma, Les petits cahiers, 2005, p. 68.
-
[5]
André Bazin, Orson Welles, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, 1998, p. 80.
-
[6]
Dans cet article, nous utilisons la version du Procès d'Orson Welles disponible en DVD, Classics Studio Canal, 2009.
-
[7]
Le franchissement peut être comparé à une attitude intermédiaire entre la défection (exit) et la revendication (voice) théorisées par Albert Hirschman, de même que l'hésitation constitue une forme plus complexe de loyauté (loyalty). Voir Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
-
[8]
On retrouve une perspective similaire chez Giorgio Agamben lorsqu'il vise à rendre compte de « (...) l'état d'exception effectif comme seuil d'indistinction entre anomie et droit », Giorgio Agamben, État d'exception, Homo sacer II, trad. de l'all. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 122.
-
[9]
Michel Foucault décrit un phénomène analogue lorsqu'il définit le pouvoir comme « une action sur des actions » : M. Foucault, « Le pouvoir, comment s'exerce-t-il ? », in Hubert-Louis Dreyfuss et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.
-
[10]
Kafka prête à K. la croyance selon laquelle il s'agirait d'une « réunion politique », F. Kafka, Le Procès, trad. de l'all. par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 301.
-
[11]
Dans ce cas, le public s'apparente à l'auditoire des sophistes chez Platon, assimilé à « un grand et fort animal » qu'il s'agit essentiellement de flatter et dont il s'agit de satisfaire les instincts, Platon, La République, Paris, Gallimard, 1993, p. 323, (493 a-c).
-
[12]
« K. fut interrompu par un glapissement venu du fond de la salle (...) Le cri venait de la laveuse dans laquelle K. avait reconnu, dès son entrée, un grave élément de désordre. (...) K. voyait seulement qu'un homme l'avait attirée dans un coin près de la porte et la pressait contre son corps ; il avait la bouche grande ouverte et il regardait au plafond. », F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 308-309.
-
[13]
À plusieurs reprises au cours du film, K. s'étonne de constater que, indépendamment des contraintes spatiales, le tribunal absorbe de nombreux lieux sociaux qui devraient pourtant s'en distinguer. Ainsi, grâce au montage, Welles peut confronter K. à son avocat alors qu'il se trouve dans une église, ou bien le faire sortir de chez le peintre attitré des juges, Titorelli, en entrant directement dans l'une des salles du tribunal.
-
[14]
On pourrait même dire que, à sa manière, le cinématographe permet de comprendre à nouveaux frais l'« économie des relations "privé"-"public" », telle que la conçoit Jacques Commaille dans L'esprit sociologique des lois, essai de sociologie politique du droit (Paris, PUF, 1994, p. 12), ou bien les transformations et les déplacements de la distinction public/privé : voir Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Public/privé, Paris, PUF, 1995.
-
[15]
F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 353.
1 LA CRITIQUE KAFKAÏENNE À CARACTÈRE LIBERTAIRE (anarchiste et progressiste) de l'État et de l'administration comme « machine légale » étant connue et ayant été mise en évidence et analysée dans l'article de Michael Löwy [1], la question se pose de savoir comment le cinématographe peut rendre une telle narration critique et par quel « système de correspondances ». The Trial d'Orson Welles ne duplique pas la signification du roman de Kafka. Il ne lui est pas fidèle au sens d'une loyauté passive où prédomineraient la réception et la restitution d'un sens élaboré ailleurs, mais il est au contraire empreint d'une loyauté active qui, avec ses moyens intrinsèques propres, c'est-à-dire ceux de l'image en mouvement, reformule à nouveaux frais une signification que, du coup, il s'est complètement appropriée. En ce sens, s'il y a bien identité au plan de l'écrit puisque le scénario suit dans ses grandes lignes, et à quelques exceptions près, la trame du roman , en revanche, au plan de la mise en scène, c'est la différence des langages artistiques qui prévaut et qui, de ce fait, nous permet de toucher du doigt, par comparaison des approches, la spécificité d'une écriture du politique comme images-mouvement.
2 Tout en demeurant lui-même une uvre d'art, à ce titre irréductible à un simple contenant d'idées politiques libertaires formulées dans un contexte sociopolitique donné, le roman de Kafka reconstitue un monde, propose un cadrage et une interprétation complexes du monde universellement compréhensibles [2] (angoisse, etc.) au sein desquels figurent, entre autres, les situations et idées suivantes :
3 !En premier lieu, la condition anonyme, impersonnelle et universelle de paria caractérisée par l'absence de droit, la persécution, l'exclusion, l'injustice, l'aliénation, la servitude volontaire, l'irrationalité, les préjugés.
4 !Puis l'État rationnel-légal, la bureaucratie, l'organisation, la machine judiciaire, l'État d'exception et l'État de droit, le totalitarisme et le système concentrationnaire.
5 !Enfin la résistance.
6 Or, pour Michael Löwy, l'interprétation spécifique propre à Welles se rendrait visible à travers le choix d'une esthétique différente centrée autour de la démesure et du pathos et diamétralement opposée à la retenue et à la discrétion caractéristiques du style de Kafka [3]. À cet égard, le but explicite du metteur en scène était de rendre l'oppression étatique, « peindre un cauchemar très actuel, un film sur la police, la bureaucratie, la puissance totalitaire de l'Appareil, l'oppression de l'individu dans la société moderne [4] ». Cependant, dans son article, Michael Löwy ne s'intéresse pas précisément aux scènes du film lui-même pour vérifier sa riche hypothèse et il préfère plutôt privilégier une analyse par les discours, soit en invoquant les rationalisations a posteriori plus ou moins cohérentes du metteur en scène lors d'entretiens (notamment à propos de la question de la culpabilité ou de la prétendue résistance de K. au moment de son exécution), soit en repérant dans la trame même du film des citations du roman (conseil de Leni à Joseph K.), soit au contraire en regrettant l'absence de reprise d'une réplique (disparition de la phrase de K. « comme un chien » qu'il profère à la fin du roman avant d'être exécuté), sans chercher à mettre directement en évidence l'apport distinctif du filmage wellesien et la manière dont il transforme un élément ou un emprunt discursif en une création filmique. Ainsi, la correspondance annoncée par l'auteur, et confirmée en conclusion, entre deux uvres appartenant à des genres artistiques distincts, mais disposant d'une communauté d'esprit, apparaît plus souvent au plan des idées et des concepts qu'au plan des images en mouvement. En revanche, l'analyse, reprise par Michael Löwy, selon laquelle Welles aurait repris la parabole « Devant la Loi » dans Der Prozess c'est-à-dire l'opposition à la porte fermée, et sa transgression , pour l'exploiter comme une matrice susceptible de se traduire dans la construction des scènes du film (K. brisant la porte de l'avocat et incarnant l'idée du franchissement de seuil) honore à notre sens de manière décisive la créance de l'article. Dans le prolongement de l'article très stimulant de Michael Löwy, et en nous inscrivant dans la perspective d'André Bazin, pour lequel il existe dans l' uvre de Welles des « rapports nécessaires » entre « les partis pris formels » et « la signification du film » et qui visent à « recréer un langage sur mesure pour exprimer des réalités nouvelles à l'écran [5] », nous cherchons, à l'aide de l'analyse de quelques scènes du chef-d' uvre de Welles, à mettre en évidence un tel système de correspondances [6].
Les modalités cinématographiques du rapport à la Loi : hésitation, franchissement, panique
7
Le film fait apparaître une succession de plusieurs modalités du rapport à la Loi qui s'enchaînent de manière cyclique à travers les vicissitudes de l'image de Joseph K., définie par les attributs visuels particulièrement prégnants de verticalité et de longueur propres à l'acteur Anthony Perkins. Ces attributs ne cessent de tisser et de découdre les mailles qui les relient notamment à ceux des agents plus ou moins directs de la Loi (les policiers, l'avocat, les collègues de bureau, etc.).
Le premier plan, où K. se réveille et voit un homme entrer dans sa chambre, en offre une première présentation et constitue à ce titre une sorte de clef de lecture de l'ensemble de l' uvre. Durant un long plan-séquence la caméra dévoile un Joseph K. passant de manière parfaitement continue et naturelle d'une attitude d'hésitation que l'on peut rapprocher d'une forme de servitude volontaire à une attitude de franchissement, puis à une forme plus complexe d'hésitation par le franchissement, que nous proposons de nommer panique. À chacune de ces attitudes correspondent des moyens cinématographiques spécifiques qui ne constituent pas des ornements tout extérieurs, mais qui concourent tout au contraire à en façonner le contenu intime. L'inspecteur emprunte la porte d'une voisine de palier, Ms Bürstner, que K. trouve particulièrement attirante. Et, aux premières questions qu'il lui pose, K. répond docilement, animé par une espèce d'hésitation à l'égard de cette figure du tiers à laquelle il prête spontanément, comme par une sorte de présomption, une forme d'autorité et de légitimité. Puis, comme s'il s'était soudainement réveillé d'un songe, K. exige une explication, demande des comptes, et franchit ainsi le seuil de la Loi [7]. Le rythme de ses mouvements dans le cadre s'accélère, en contraste avec l'immobilité relative de l'inspecteur. Cependant, la modalité du franchissement, loin de s'opposer à celle de l'hésitation, comme on pourrait s'y attendre, en constitue très vite une nouvelle modalité. À ce propos, la mise en scène propose une chorégraphie fébrile au sein de laquelle la silhouette blanche et longiligne de Joseph K., visant incessamment à échapper aux inspecteurs dans l'espace étriqué de la chambre, se trouve, du fait d'un cadrage en contreplongée, littéralement coincée dans un angle aigu dont les lignes correspondent aux deux silhouettes noires et massives de deux policiers. Plus généralement, dans ses crises de panique, K. peine à s'orienter dans l'espace, perd le sens de l'équilibre et en arrive à prendre appui sur les murs pour ne pas tomber en marchant. Cet élément de mise en scène, qui joue sur l'effet de vertige, accompagne toujours les moments où K. prend conscience que, loin de contrecarrer le fonctionnement du système judiciaire, son attitude de franchissement le cautionne [8] au contraire. Ce faisant, elle laisse transparaître à sa manière une forme d'hésitation, en quelque sorte seconde.
8 Le passage insensible du franchissement à la panique est manifeste lors de la deuxième visite de K. à son avocat, Hastler, joué par Orson Welles. Il y fait la connaissance de Bloch un client qui dort dans un réduit de l'appartement de l'avocat qui incarne la forme typique de l'hésitation. Ainsi, alors que Bloch est explicitement appelé par Hastler et que ce dernier, de manière parfaitement contradictoire, lui demande si on l'a appelé, Bloch ne répond pas parce qu'il ne sait pas quoi dire, parce qu'il hésite. Et, à cet instant, Welles s'attarde sur un plan assez long montrant la silhouette honteuse de Bloch filmé de dos en légère contreplongée, dont l'humilité pénible n'a besoin pour se définir d'aucune expression du visage. Ce faisant, il restitue concrètement, au plan des images, le sens herméneutique et concret, et non conceptuel et abstrait, de l'hésitation. En allant plus loin, on pourrait même dire que hésiter du point de vue de la cinématographie du rapport à la Loi chez Welles, c'est aussi se percevoir et être perçu comme un être existant de dos.
9 Or, un peu plus tôt dans le cours du film et après un moment d'échange intense et d'empathie réciproque filmé en plan rapproché, pendant lequel il semble se résigner à devenir l'égal de Bloch, K. lui avoue qu'il est venu pour se séparer de son avocat, force la porte d'entrée de la chambre de Hastler et annonce à ce dernier qu'il a décidé de se dispenser de ses services. En réponse, Hastler montre à K. que le franchissement dont il fait preuve, loin d'ancrer sa personnalité en dehors des chemins balisés de l'accusation, n'est au contraire qu'un aspect de la situation et de l'attitude de tout accusé [9] en tant qu'elles font l'objet d'une réflexion et d'une interprétation indéfinies. Plus précisément, en convoquant Bloch pour l'humilier, Hastler suscite la panique de K. qui, pour les besoins de la scène, patiente en spectateur derrière un paravent , parce qu'il utilise avec Bloch les arguments précis qui font mouche avec lui : « Faites ce que votre conscience vous dicte ». En particulier, à propos de la question de savoir si le procès de Bloch est ouvert ou non, l'avocat déclare que sur ce sujet il y a matière à discussion et que cela dépasse infiniment les capacités intellectuelles de Bloch. Ainsi, il formule une opinion qui peut être défendue dans les mêmes termes aussi bien par l'accusé pour lequel la culpabilité, ayant à être prouvée, est par définition discutable, que par les accusateurs pour lesquels c'est au contraire l'innocence qui, ayant à être prouvée, donne indéfiniment matière à discussion. Ce faisant, il active un sentiment d'identification du K. qui franchit avec le K. qui hésite, suscitant un nouveau moment de panique, souligné par la bande son accompagnant la fuite de K. qui fait entendre un éclat de rire allant crescendo de Hastler.
Dialectique du rapport à la Loi et cadrage : la scène du tribunal
10
Par d'autres moyens, la scène au tribunal illustre également le passage insensible de l'hésitation au franchissement, puis à la panique. La caméra suit les déambulations de K. dans un univers labyrinthique silencieux jusqu'à la porte du tribunal qui lui est indiquée par une jeune femme occupée à laver du linge. À l'instant où il ouvre les portes du tribunal, qui semble installé dans une sorte de gymnase, il est comme légèrement propulsé en arrière par un souffle résultant de la seule présence dans le cadre d'une foule dense et de son murmure, adéquatement rendu par la bande son. La caméra est placée juste derrière K. au moment où il découvre soudain la foule. Un nouveau plan montre une estrade remplie d'hommes assis et une personne à une table qui se lève. À cet instant, K. fait preuve d'hésitation face à la Loi. Il est comme subjugué et n'ose pas franchir le seuil. Il se retourne pour fuir, mais la femme qui lui avait indiqué le chemin lui fait obstacle et referme les portes derrière lui.
Puis, une fois que K. est monté sur les tréteaux où se trouve le tribunal, la caméra s'éloigne de lui pour l'englober dans son environnement, constitué par le jury et la foule anonyme et impersonnelle dans la salle [10]. Ce faisant, elle atténue l'importance de ses réactions singulières et propose une modalité plus impersonnelle, presque structurelle, du rapport à la Loi. Or, dans ce champ nouveau, K. apparaît comme un redoutable tribun qui parvient à susciter l'hilarité du public en se moquant de l'inconséquence des représentants de la Loi. À l'hésitation succède le franchissement. Mais, par la médiation de l' il de la caméra dont le filmage exprime l'ironie, on comprend aussi que cette rébellion recèle quelque chose d'artificiel puisque l'authenticité du geste se dilue à proportion de l'éloignement de la caméra, du fait que l'inclusion dans le champ de l'auditoire, par définition indéterminé, laisse planer un doute quant à l'interprétation légitime de l'action de K. Il y a donc bel et bien monstration, et donc reconnaissance de la transgression, mais cette dernière, à l'instar de l'hésitation, semble habitée par une forme d'ambiguïté qui empêche le spectateur de s'en satisfaire pleinement et qui le place en situation active d'interpréter, plutôt que de recevoir, le sens de ce qu'il regarde. Au vrai, lorsque, après une série assez longue de plans filmant le réquisitoire de K. occupé à mettre en évidence les carences du système judiciaire, la caméra cadre enfin K. de plus près, ce n'est qu'en vue d'avouer le caractère factice de la prétendue transgression. En effet, les expressions de K., désormais plus visibles, à l'acmé de la résistance, semblent se figer en un rictus lorsque l'attention du public, révélé dans sa nature inquiétante de démos platonicien [11], bascule d'un coup du côté d'une scène sexuelle graveleuse, par définition sensationnelle, qui se déroule dans son dos au fond de la salle [12]. La bande son restitue à cet instant un murmure allant croissant qui accompagne une série de plans de la foule saisie de la même hilarité que celle qui avait suivi le désormais dérisoire accès de courage de K., le replaçant d'un coup à son rang de manifestation du fonctionnement normal de l'organisation.
11 C'est à cet instant précis qu'apparaît la panique. K. saute des tréteaux et la caméra se rapproche de lui aussi près que lorsqu'elle filmait l'hésitation. Cependant, loin de traduire un réalignement, l'attitude qui découle de cette situation conserve l'attitude de franchissement en la conjuguant à celle de l'hésitation. Pris en contreplongée, K. s'adresse, non plus à un public anonyme, mais à quelques visages, dont le sourire reflète désormais l'amusement et la moquerie et non plus la satisfaction qui accompagne l'adhésion à un discours , qui le prennent en étau et coupent à la base la trajectoire de sa silhouette longiligne. Conservant son attitude de revendication, il leur déclare, désormais tétanisé, comme soudainement convaincu de l'inanité de toute contestation et, de ce fait, de nouveau hésitant : « Vous êtes des personnages officiels. Vous vous êtes rués ici pour me voir traîné dans la boue. Applaudissant pour me duper. Vous vous entraîniez à berner vos victimes. Il devait vous sembler amusant que je veuille vous intéresser à la Justice. ». Courant vers la porte pour s'enfuir, il est retenu in extremis par la voix du juge, se retourne pour écouter, tout en tenant les deux portes en main, l'avertissement au sujet des conséquences probables de son attitude sur la suite de son procès. Et affrontant le juge les yeux dans les yeux, le regard indissociablement agressif et craintif, il assène comme un dernier mot « Attendez et vous verrez ». Puis, il ferme les deux pendants de la porte du tribunal qu'un changement de plan de la caméra, filmant K. de dos, transforme, de manière purement fantastique et onirique, en deux immenses portes semblables à des Tables de la Loi qui s'élèvent devant la silhouette fragile de K. médusé et physiquement accablé par leur poids.
Panique et ubiquité de la Loi au regard de la profondeur de champ et du panoramique
12 La panique découle du fait que tout franchissement, aussi affirmé soit-il, n'est qu'une des modalités de l'hésitation et donc de l'aliénation. Elle apparaît lorsque le comportement revendicatif de K. s'accompagne d'une prise de conscience de l'invisibilité (et de l'ubiquité) de la Loi et de ses agents [13].
13 Dans la première scène du film, après avoir été réveillé et placé en état d'arrestation par des inspecteurs curieusement accompagnés par quelques collègues de bureau, K. parvient à maîtriser son angoisse et se rend à table pour prendre son petit déjeuner servi par sa logeuse, Mrs Grubach, avec laquelle il s'entretient sur sa situation nouvelle. Puis, soudainement, comme réveillé par une remarque de Mrs Grubach, il prend conscience que les intrus n'ont pas encore quitté sa chambre et manifeste une attitude de panique. Pour rendre l'empiètement sur la sphère privée, Welles offre alors un plan avec profondeur de champ qui permet l'approfondissement persuasif de la situation morale de départ et, ce faisant, démontre par les images l'impossibilité de séparer clairement le privé du public [14]. Un travelling arrière de la caméra accompagne le pas rapide de K. qui, indigné, est filmé de face sortant d'une salle à manger, franchissant l'embrasure d'une première porte puis débouchant sur l'espace d'une chambre, puis d'un balcon effectivement occupés par des collègues de bureau à la fois hagards et résignés, occupés à fouiller la chambre. À nouveau, le dialogue accentue l'ambiguïté de la situation de K. qui manifeste son indignation face à l'attitude de ses collègues et, du même coup, se place de son propre chef dans la situation ambivalente de la victime injustement accusée et du coupable. Il déclare « Qu'est-ce que vous êtes à la fin ? De vulgaires mouchards ? ». Et, comme saisi par une sorte d'accablement moral, il poursuit : « Mais qu'est-ce que vous pourriez bien avoir à moucharder ? »
14 Puis, en adoptant la même perspective, dans laquelle K. filmé de dos sur le balcon parvient enfin à congédier ses collègues et à obtenir qu'ils quittent son espace privé, Welles poursuit l'approfondissement de l'action en filmant K. sur le balcon surpris par la présence sur sa droite du premier inspecteur qui avait fait intrusion dans sa chambre au tout début du film. Une telle continuité de mise en scène reflète une continuité morale au sein de laquelle franchissement et hésitation, à nouveau, loin de simplement se succéder dans le temps, s'entremêlent au contraire l'un à l'autre.
15 De même, l'usage du panoramique permet au réalisateur de rendre en images la parfaite continuité du passage entre le franchissement et la panique, lorsque K. fait la rencontre de son avocat, Hastler. Il lui est présenté par son oncle qui est un ami de longue date. À peine arrivé auprès de lui, K. apprend que l'avocat sait déjà qu'il a été mis en cause, s'en étonne et lui demande des comptes. Le face-à-face entre les deux hommes est filmé en vis-à-vis en utilisant à chaque fois l'oncle et son hésitation comme éléments médiateurs filmés dans chaque plan. Puis, au terme d'une escalade d'arguments, au moment où K., au comble du franchissement, met en cause l'intégrité de l'avocat, coupable éventuel de collusion, ce dernier fait part de la présence régulière dans ses murs d'amis du tribunal. L'avocat poursuit en indiquant : « Mais de bons amis viennent me voir et m'apprennent des choses intéressantes. Tenez, il y a un cher ami à moi qui est là en ce moment même (...) c'est le Greffier principal de la Cour ». Et, afin de restituer le sentiment d'une sorte d'ubiquité de la Loi, il s'ensuit un plan où la caméra décrit une trajectoire circulaire prenant son départ avec un cadrage incluant tous les personnages regardant dans le même sens que l'avocat, se déplaçant vers la droite pour un instant dépasser les protagonistes, puis ralentir et, de manière parfaitement continue, faire apparaître de très loin la silhouette du Greffier assis à une petite table de travail, et enfin retrouver l'avocat marchant dans la même direction.
16 Pour expliquer plus précisément l'apport distinctif du filmage, il n'est qu'à comparer avec le texte du roman :
17 !C'est ainsi que j'ai là en ce moment une personne qui m'est très chère.
18 Et il montrait un coin obscur
19 !Où donc ? demanda K. presque impertinemment sous le coup de la première surprise.
20 Il regarda perplexement autour de lui ; la lumière de la petite bougie était loin de porter jusqu'au mur d'en face. Mais de fait, quelque chose commença à se remuer dans le coin. À la lumière de la bougie que l'oncle levait maintenant, on découvrit un monsieur d'un certain âge assis près d'une petite table. Il avait dû retenir son souffle pour arriver à rester si longtemps inaperçu [15] (...)
21 Le texte restitue autrement le sentiment d'ubiquité. À première vue, l'avocat informe K. de la présence d'un représentant de la Loi, invisible de facto, parce que absent du champ visuel. Jusque-là, rien dans le passage ne laisse comprendre que le Greffier occupe effectivement le même espace que les protagonistes. Mais Kafka ne s'en tient pas au constat d'une absence de perception visuelle pour également s'étonner, dans sa description, du silence du Greffier qui, pour le coup, manifeste réellement une forme d'ubiquité, c'est-à-dire d'absence-présence inexplicable à l'origine du sentiment de panique. Afin de restituer la même idée, Welles substitue à la phrase de Kafka « Il avait dû retenir son souffle pour arriver à rester si longtemps inaperçu (...) », le moyen cinématographique du panoramique par lequel les protagonistes semblent découvrir ce qui est déjà parfaitement visible et que, par le biais d'un mouvement de caméra, le cinéaste montre comme appartenant au même espace de perception. Ce faisant, il rend de manière particulièrement persuasive l'effet de cette coexistence à la fois effective et sous-jacente entre les situations vécues par K. et les situations judiciaires inhérentes au contexte de son accusation.
Conclusion
22 Dans cet article que nous avons pensé à la fois comme une réponse et un complément à celui de Michael Löwy , nous avons cherché à vérifier l'hypothèse selon laquelle il existerait une correspondance entre la critique du rapport à la Loi chez Kafka et The Trial d'Orson Welles, en supposant que, loin d'être un simple contenant d'un sens usiné ailleurs, le film permet également, par les moyens qui lui sont propres, de découvrir les ressorts sous-jacents des phénomènes politiques d'obéissance et de désobéissance à la Loi au sein de l'État rationnel-légal. Ainsi, à travers l'analyse de quelques scènes cardinales du film, on a pu mettre en évidence des modalités plus complexes du rapport à la Loi qui doivent, pour être élucidées, faire l'objet, non plus simplement d'une définition conceptuelle, mais d'une mise en images et en sons. Ce faisant, obéissance et désobéissance se complexifient et deviennent hésitation, franchissement et panique qui, quant à eux, ont besoin pour être observées des ressources propres du filmage.
Notes
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[1]
Voir également Hannah Arendt, « Franz Kafka » La tradition cachée, trad. de l'all. par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bourgeois, 1993. Voir également, Michael Löwy, Rédemption et utopie, Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d'affinité collective, Paris, PUF, 1988. Michael Löwy, « La religion de la liberté chez Franz Kafka : contre l'autorité des gardiens de la loi », Archives des sciences sociales des religions, no 101, janvier-mars 1998.
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[2]
Michael Löwy, « Chaînes en papier. Despotisme bureaucratique et servitude volontaire dans le Château de Franz Kafka », Diogène, vol. 4, no 204, 2003, p. 62-74.
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[3]
M. Löwy, « Écritures de Lumières », dans ce volume de Raisons politiques, no 39, août 2010, p. 97-114.
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[4]
Cité par Jean-Philippe Trias in J.-Ph. Trias, Le Procès d'Orson Welles, Paris, Cahiers du Cinéma, Les petits cahiers, 2005, p. 68.
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[5]
André Bazin, Orson Welles, Paris, Éditions des Cahiers du cinéma, 1998, p. 80.
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[6]
Dans cet article, nous utilisons la version du Procès d'Orson Welles disponible en DVD, Classics Studio Canal, 2009.
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[7]
Le franchissement peut être comparé à une attitude intermédiaire entre la défection (exit) et la revendication (voice) théorisées par Albert Hirschman, de même que l'hésitation constitue une forme plus complexe de loyauté (loyalty). Voir Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
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[8]
On retrouve une perspective similaire chez Giorgio Agamben lorsqu'il vise à rendre compte de « (...) l'état d'exception effectif comme seuil d'indistinction entre anomie et droit », Giorgio Agamben, État d'exception, Homo sacer II, trad. de l'all. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 122.
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[9]
Michel Foucault décrit un phénomène analogue lorsqu'il définit le pouvoir comme « une action sur des actions » : M. Foucault, « Le pouvoir, comment s'exerce-t-il ? », in Hubert-Louis Dreyfuss et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.
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[10]
Kafka prête à K. la croyance selon laquelle il s'agirait d'une « réunion politique », F. Kafka, Le Procès, trad. de l'all. par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 301.
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[11]
Dans ce cas, le public s'apparente à l'auditoire des sophistes chez Platon, assimilé à « un grand et fort animal » qu'il s'agit essentiellement de flatter et dont il s'agit de satisfaire les instincts, Platon, La République, Paris, Gallimard, 1993, p. 323, (493 a-c).
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[12]
« K. fut interrompu par un glapissement venu du fond de la salle (...) Le cri venait de la laveuse dans laquelle K. avait reconnu, dès son entrée, un grave élément de désordre. (...) K. voyait seulement qu'un homme l'avait attirée dans un coin près de la porte et la pressait contre son corps ; il avait la bouche grande ouverte et il regardait au plafond. », F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 308-309.
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[13]
À plusieurs reprises au cours du film, K. s'étonne de constater que, indépendamment des contraintes spatiales, le tribunal absorbe de nombreux lieux sociaux qui devraient pourtant s'en distinguer. Ainsi, grâce au montage, Welles peut confronter K. à son avocat alors qu'il se trouve dans une église, ou bien le faire sortir de chez le peintre attitré des juges, Titorelli, en entrant directement dans l'une des salles du tribunal.
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[14]
On pourrait même dire que, à sa manière, le cinématographe permet de comprendre à nouveaux frais l'« économie des relations "privé"-"public" », telle que la conçoit Jacques Commaille dans L'esprit sociologique des lois, essai de sociologie politique du droit (Paris, PUF, 1994, p. 12), ou bien les transformations et les déplacements de la distinction public/privé : voir Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Public/privé, Paris, PUF, 1995.
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[15]
F. Kafka, Le Procès, op. cit., p. 353.