Notes
-
[1]
Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 1-16 ; Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997, p. 53 ; Gérard Noiriel, « La question nationale comme objet de l'histoire sociale », Genèses, vol. 4, no 1, 1991, p. 77-82.
-
[2]
Emile Durkheim, La science sociale et l'action, Paris, PUF, 1987, p. 170 ; Max Weber, ?conomie et société, t. 2, Paris, Pocket, 1995, p. 141.
-
[3]
Esquisse d'une psychologie des classes sociales, (EPCS), édition électronique par Jean-Marie Tremblay, 2002, p. 107.
-
[4]
Sur cette appropriation de la terminologie d'Halbwachs, voir Marie-Claire Lavabre, « De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives », in Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 237-240.
-
[5]
Pour Pierre Nora si « Halbwachs a été l'étape décisive qui nous a aidés à faire de la mémoire un objet d'histoire », « la dette que nous lui devions le faisait plus riche qu'il ne l'était ». La distance entretenue par les « historiens de la mémoire » avec Halbwachs est justifiée par Pierre Nora du fait même de la pensée du sociologue, « limitée par un durkheimisme étroit », « à moitié encore empêtrée d'un académisme livresque » et par les inflexions historiques, « Halbwachs est antérieur à l'ère des médias, qui a profondément transformé la problématique de la mémoire collective ». Pierre Nora, « préface », in Annette Becker, Maurice Halbwachs : un intellectuel en guerres mondiales 1914-1945, Paris, ?ditions Agnès Viénot, 2003, p. 15-16.
-
[6]
Marie-Claire Lavabre, « Usage du passé, usage de la mémoire », Revue Française de Science Politique, no 3, 1994, p. 480-493.
-
[7]
Sur cette notion voir M.-Cl. Lavabre, « Avant propos », in Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé, usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006, p. 7-11.
-
[8]
Marie Jaisson et Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Paris, ?ditions rue d'Ulm, 2007.
-
[9]
Olivier Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 19.
-
[10]
Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage Publications, 1995, p. 43-46.
-
[11]
Marcel Mauss, uvre, Cohésion sociale et division de la sociologie, t. 3, Paris, Minuit, 1969, p. 594. Sur le déplacement opéré par rapport à Durkheim dans l'approche du nationalisme par Mauss, voir Yves Déloye, « National Identity and Every Day Life », in John Breuilly (dir.), Oxford Handbook of History of Nationalism, Oxford, Oxford University Press, à paraître en 2010.
-
[12]
Nous reprenons ici la terminologie de Maurice Halbwachs.
-
[13]
M. Billig, Banal Nationalism, op cit., p. 6.
-
[14]
Ibid. ; Jon E. Fox et Cinthia Miller-Idriss, « Everyday Nationhood », Ethnicities, vol. 8, no 4, 2008, p. 537-563 ; Y. Déloye, « National Identity and Every Day Life », art. cité.
-
[15]
Par exemple : La classe ouvrière et les niveaux de vie (COENV), Paris, Londres, New York, Gordon & Breach, 1970, p. IV-V ; Les classes sociales (CS), Paris, PUF, 2008, p. 97.
-
[16]
Les cadres sociaux de la mémoire (CSM), Paris, Albin Michel, 1994, p. 139 ; La Mémoire Collective (MC), Paris, Albin Michel, 1997, p. 52-53.
-
[17]
MC, p. 128-129, p. 197-198.
-
[18]
EPCS, p. 107.
-
[19]
Notion empruntée à François Simiand. CS, p. 189 ; EPCS, p. 109-111.
-
[20]
CS, p. 182.
-
[21]
Gérard Namer, Halbwachs et la mémoire sociale, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 60.
-
[22]
MC, p. 102-118.
-
[23]
Ibid., p. 49.
-
[24]
EPCS, p. 110.
-
[25]
M. Billig, Banal Nationalism, op. cit.
-
[26]
Pour la notion de « genre de vie » : Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, p. 6 et p. 370-376.
-
[27]
Conformément à sa conception de la loi en sociologie : « La loi en sociologie », Classes sociales et morphologie, Paris, Minuit, 1972, p. 309-328.
-
[28]
G. Namer, « postface », Classes sociales et morphologie, p. 321-325.
-
[29]
« Conscience individuelle et esprit collectif », in Classes sociales et morphologie, p. 152 ; MC, p. 195-196 ; La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, Paris, PUF, 2008, p. 149.
-
[30]
MC, p. 104.
-
[31]
M. Billig, Banal Nationalism, op. cit., p. 6.
-
[32]
Paul Connerton, How Societies Remember, New York, Cambridge University Press, 1989, p. 72-104.
-
[33]
Cette notion est considérée comme essentielle à la compréhension du nationalisme ordinaire. Voir M. Billig, Banal Nationalism, op. cit., p. 42 ; Tim Edensor, National Identity, Popular Culture and Everyday Life, Oxford, Berg, 2002, chap. 3.
-
[34]
Christian Baudelot et Roger Establet, « Suicide : changement de régime », in M. Jaisson et Ch. Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, op. cit., p. 27.
-
[35]
CS, p. 29.
-
[36]
CSM, p. 109-113.
-
[37]
EPCS, p. 110. Nous soulignons.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Ibid., p. 107-110.
-
[40]
« Lettre de Maurice Halbwachs à sa femme », 11 et 12 août 1914 citée par A. Becker, Maurice Halbwachs : un intellectuel en guerres mondiales : 1914-1945, op. cit., p. 39.
-
[41]
COENV, p. XI ; CS, p. 244.
-
[42]
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs, photographe des taudis parisiens (1908) », Genèses, vol. 28, no 1, 1997, p. 128-134.
-
[43]
Ces deux hypothèses ne sont pas directement appliquées par Halbwachs à la question de la nation, mais correspondent plus largement à des dynamiques historiques et sociologiques des groupes sociaux. CSM, p. 222-228 ; MC, p. 38 et 49.
-
[44]
CS, p. 29 ; MC, p. 99 et p. 128.
-
[45]
J. E. Fox et C. Miller-Idriss, « Everyday nationhood », art. cité, p. 537-563.
1 AU SEIN DE LEURS TRAVAUX THEORIQUES et empiriques, les fondateurs de la sociologie n'attribuèrent, au mieux, qu'une place fort modeste à la question de la nation [1]. Dans leurs rares textes consacrés à ce phénomène, que ce soit en caractérisant la « patrie » comme « communauté de souvenir historique », ou en constituant le « souvenir » comme l'une des matrices de la communalisation nationale, ?mile Durkheim et Max Weber avaient étroitement corrélé la problématique de la nation à celle de la mémoire et de sa transmission [2]. En ce sens, il aurait été plausible que Maurice Halbwachs, spécialiste reconnu de la mémoire au sein de l'école française de sociologie dès l'entre-deux-guerres, soit l'un des premiers à proposer une conceptualisation systématique de ce phénomène.
2 Pourtant un rapide retour sur les objets de recherche qui ont jalonné son parcours intellectuel conduit à conclure à la marginalité de cette thématique dans son uvre. Ce constat formulé, il serait possible de ranger Halbwachs au côté d'une grande partie de la tradition sociologique française, voire européenne, qui a négligé la question du nationalisme. Toutefois, sans jamais en être l'objet central, ses travaux de l'entre-deux-guerres sont traversés par un réseau d'hypothèses sur la nation. ? de nombreuses reprises, il souligne l'interdépendance entre le psychique individuel et l'appartenance nationale. Ainsi ses réflexions sur les classes sociales suscitent l'hypothèse que l'« esprit national » est structurant dans la dimension psychologique, affective, cognitive, c'est-à-dire « les motifs » de la conduite des hommes [3]. Or ses propositions n'ont connu qu'une faible postérité scientifique. La tradition sociologique hablwachienne, conformément au tropisme même de l' uvre, s'est en grande partie détournée du thème de la nation. Les textes classiques de la théorie du nationalisme, malgré la congruence de certaines conclusions, témoignent par leurs indexes, notes et bibliographies de la faiblesse de sa consécration dans ce sous-champ. ? l'inverse, l'historiographie de la mémoire nationale, promue par Pierre Nora, s'est constituée dans l'appropriation du vocable halbwachien de « mémoire collective [4] ». Mais l'emprunt, fondé sur un rapport distancié à l'auteur [5], s'accompagne d'un usage faible voire métaphorique de la notion de « mémoire collective [6] », partiellement assimilée aux « usages du passé [7] ».
3 Si Halbwachs est désormais un « sociologue retrouvé [8] », sa conceptualisation de la nation reste encore largement ensevelie. Elle revêt pourtant un intérêt certain tant pour l'histoire de la sociologie que la sociologie du nationalisme. Durkheim soulignait le rôle des moments d'effervescence collective dans les manifestations de l'appartenance nationale [9]. Son approche tendant à se circonscrire aux conjonctures exceptionnelles, pourrait être qualifiée, dans la terminologie de Michael Billig, en termes de « nationalisme chaud [10] ». ? l'inverse, au sein de la seconde génération des durkheimiens, Maurice Halbwachs et Marcel Mauss déplacent l'analyse vers les micro-processus routinisés par lesquelles la nation prend corps chez les individus, allant jusqu'à produire, pour le second, des manières de marcher discriminées nationalement [11]. Ils proposent ainsi l'un et l'autre, et ce point n'a guère été relevé jusqu'à présent, de s'arrêter sur la dimension ordinaire, banale du nationalisme.
4 Dans ce cadre, l'hypothèse forte d'Halbwachs est qu'on ne peut comprendre l'incorporation du national que parce que tous les groupes, qu'ils soient familiaux, professionnels ou locaux, sont, de manières différenciées, marqués par l'empreinte du national. C'est par le biais de ces groupes, au sein desquels l'individu est immergé quotidiennement, que le national conditionne le « psychique individuel [12] » et que se produit une socialisation plurielle et un sentiment d'appartenance. Il cherche donc à démontrer comment des interactions routinisées perpétuent, naturalisent et intériorisent les représentations collectives nationales chez les citoyens. Autrement dit, le sociologue partage ici nombre d'intuitions propres aux théories du nationalisme ordinaire, ce sont bien « les habitudes idéologiques » par lesquels « les nations occidentales se reproduisent [13] », ces habitudes inscrites dans la vie quotidienne, qui intéressent Halbwachs.
5 A la lumière des conceptualisations du nationalisme ordinaire [14], les propositions disséminées dans les travaux d'Halbwachs peuvent être interprétées comme l'esquisse d'un programme de recherche a posteriori fondateur, mais surtout heuristique pour une sociologie du nationalisme ordinaire.
L'interpénétration du quotidien et du national
6
Un paradoxe apparent de la pensée d'Halbwachs est qu'elle soutient conjointement que le groupe national est extérieur à la majorité des acteurs et que l'esprit national est structurant chez les individus. Dans cette contradiction se joue le glissement de l'approche du nationalisme vers sa dimension ordinaire et la conviction méthodologique que la nation ne produit d'effets que dans l'interpénétration du quotidien et du national.
Pour Halbwachs, le groupe national saisi isolément n'influence que marginalement ses membres. Comme tout groupe, son effet socialisateur est régi par la métaphore du foyer. Les manières d'être et de faire propres à un groupe se définissent et se diffusent à partir de son noyau. Les individus intériorisent, endossent plus ou moins ces normes spécifiques en fonction de leur position objective et subjective vis-à-vis de cette zone centrale [15]. ? l'action différenciée de chaque entité collective sur l'individu se superposent les effets de son insertion dans une pluralité de groupes. Dans sa perception du monde social, un acteur se place toujours « en pensée » « dans tel ou tel groupe ». Or chaque groupe étant doté de cadres sociaux spécifiques, l'individu active ainsi le « point de vue », les « idées et façons de pensée (sic) » propres à l'un de ces ensembles. Selon l'interaction, selon son orientation du moment, l'acteur actualise le schème propre à un groupe ou un autre [16].
7 Au regard de cette conception de la socialisation, Halbwachs explicite lui-même la faible prégnance de la nation dans l'individuation. Celle-ci étant « trop éloignée de l'individu » et formant « un cadre très large avec lequel son histoire à lui n'a que fort peu de points de contacts », la majorité des citoyens se situe aux marges du foyer national et actualise très rarement le schème propre à ce groupe [17]. Halbwachs esquisse ici un décentrement essentiel pour une sociologie du nationalisme ordinaire. D'abord négatif, ce n'est pas du côté des activités les plus directement repérables comme nationales (commémorations, grands événements nationaux, rituels électoraux, guerres) qu'il est possible de comprendre son influence. Mais surtout positif, l'appartenance nationale ne produit d'effet que par son insertion dans l'environnement interactif immédiat des acteurs.
8 Or, pour l'auteur, la dynamique historique inaugurée au 18e siècle serait caractérisée par la construction des groupements nationaux comme le « cadre principal » dans lequel s'exerce l'activité sociale [18], c'est-à-dire où l'environnement immédiat est structuré nationalement. ? suivre sa pensée, la prégnance d'une représentation collective propre à un groupe dépend de la rareté des occasions qu'un acteur a d'en sortir et de la densité des interactions qu'il entretient avec les autres membres, « la durabilité dans la condition [19] ». L'?tat-nation, en imposant les frontières nationales comme les principales frontières politiques, économiques et culturelles, a structuré les groupes qui se sont formés et agissent en son sein. Ainsi « chaque nation marque de son empreinte [les classes sociales] qui se forment en elle [20] » ou, comme le résume Gérard Namer, « les principes logiques, affectifs et normatifs de la mémoire familiale (...) dépendent des traditions de la société nationale [21] ». Ces groupes dans lesquels les activités routinières s'inscrivent sont donc irrigués par le foyer national. Reformulé dans la grammaire conceptuelle de 1925, si chaque groupe dote les cadres sociaux que sont le temps, l'espace et le langage d'un contenu spécifique, ce contenu est aussi historiquement imprégné des cadres et du groupe national.
9 Cette analyse constitue le soubassement de l'hypothèse essentielle d'Halbwachs : l'interpénétration du quotidien et du national. Interpénétration d'abord, car les groupes économiques, familiaux et locaux tendanciellement nationalisés constituent les principaux vecteurs de l'incorporation du national. Nombres d'exemple de La Mémoire collective illustrent comment l'histoire nationale extérieure à l'individu s'ancre dans la quotidienneté et le for intérieur des acteurs par le biais du groupe domestique et de la matérialité de l'espace vécu. Que ce soit la décoration, l'ameublement, la topographie de l'habitation et du quartier ou encore l'attitude et les récits des adultes, ces groupes inscrivent la nation dans l'environnement immédiat des acteurs mêmes les plus éloignés du foyer [22]. Interpénétration ensuite, car les normes du foyer ne sont pas reproduites à l'identique dans les autres groupes sociaux. Suivant les propres mots de l'auteur, elles sont « traduites », « transposées » en fonction des intérêts, des univers de sens et de croyances propres à chaque foyer. Si le langage est un cadre social nationalisé, il est retraduit en fonction du groupe dans lequel il est utilisé. Ainsi dans les arts ou la religion « on y parle un moment le langage de la nation (...) mais il faut que tout cela prenne une forme littéraire ou édifiante [23] ». Les normes se trouvent infléchies par leurs inscriptions dans des groupes intermédiaires, et elles ne prennent corps dans les individus que transposées et transfigurées par les autres sphères de vie. Loin d'unifier la multiplicité des mémoires collectives, il résulte de la socialisation plurielle et des multiples retraductions que « le sentiment national (...) dans le même pays, se présente sous des formes différentes, et même opposées [24] ». Ces luttes de définitions, en orientant la conflictualité sur le contenu de la nation et non sur sa pertinence ou son existence même, participeraient à la réaffirmation et à la naturalisation de l'entité nationale [25].
10 Dans le moment historique de prégnance du cadre stato-national, le national et le quotidien se co-produisent mutuellement. L'analyse esquissée par Halbwachs pourrait être rapprochée des notions de « genre de vie [26] » ou de « milieux sociaux » qui, dans ce cadre, auraient pour objets de comprendre comment les occupations habituelles et hétérogènes des acteurs et des groupes produisent une nationalisation des individus. Il s'agit de prendre en compte le fait que la nation tire sa force d'un ensemble d'organisations sociales et de coutumes qui traversent les sphères culturelles, économiques et locales imprégnées par la nation et dont les effets interagissent, s'infléchissent mutuellement et se cumulent [27].
Le conditionnement national du psychique individuel
11
Halbwachs tend à spécifier les effets de cette interpénétration du quotidien et du national comme un processus d'incorporation et une production d'un sentiment d'appartenance qui définissent conjointement le conditionnement national du psychique individuel.
Conformément à un trait structurant de sa sociologie, la nation prend corps dans les individus. La mémoire, tout comme la perception, la pensée [28], et donc toutes les formes d'actions y compris les plus banales, sont construites au travers des cadres sociaux tendanciellement nationalisés. Or ces cadres ne sont pas seulement des contenants, mais aussi des vecteurs de manières d'être et de faire. « La langue [...] dès l'enfance, conditionne, tout au long de sa vie, son entendement, ses sentiments, son comportement et ses attitudes », l'espace « pénètre tous les éléments de la conscience », « le lieu a reçu l'empreinte du groupe, et réciproquement » ou les évènements « sont aussi des enseignements » [29]. Par le biais de cette nationalisation partielle des cadres routiniers, les acteurs subjectivisent les normes du foyer national ainsi retraduites. Par conséquent, Halbwachs soutient que les habitudes et la tonalité générale des sentiments sont conditionnées par l'appartenance à une entité stato-nationale dans la forme spécifique et l'intensité particulière qu'elle revêt à un moment donné [30]. Cette pensée de l'interdépendance du psychique et du sociétal offre ainsi un éclairage sur des problèmes et des composantes essentielles d'une théorie du nationalisme ordinaire. Elle propose une formulation des voies par lesquelles l'« idéologie nationale » se « reproduit » et devient « habitude » [31]. Elle annonce aussi les notions de memory habit [32], plus largement celle d'habitus [33] formulée par Edward Sapir, Norbert Elias ou Pierre Bourdieu [34].
12 Inscrite dans les corps, la nation ne se résume pas à un processus infra-réflexif, elle tend à favoriser un redéploiement des allégeances individuelles qui construit un sentiment de « ressemblance entre des hommes rapprochés dans l'espace ». Partiellement négatif, cette individuation nationale peut avoir pour corollaire « une incompréhension très grande quant aux m urs, coutumes, façons de penser des autres pays », un « exclusivisme national » [35] qui discrimine nationalement le sentiment d'altérité. Plus spécifiquement pour la mémoire, elle façonne aussi « un sens de la continuité historique » qui participe à la conscience et à la légitimation d'un « nous » [36] national. Le sens dont se dote cette appartenance est, pour Maurice Halbwachs, un construit social. « Rendu plus fort par l'unité linguistique, par la communauté des traditions, par l'activité des intérêts économiques et politiques [37] », il n'est réductible à aucun de ces épiphénomènes. Sans contenu transhistorique, transnational, ni même homogènement socialement partagé, la signification du sentiment national est ainsi constituée comme un objet même de l'investigation sociologique.
13 Attentif aux « formes diverses », à l'« intensité qui varie extrêmement suivant les circonstances et les époques » du nationalisme [38], Halbwachs propose un programme empirique dans lequel il conviendrait de repérer comment une conjoncture historique favorise la nationalisation des groupes sociaux, comment ces groupes sont inégalement et différentiellement marqués par le national et comment les acteurs s'insèrent dans ces groupes afin d'appréhender la dimension ordinaire du nationalisme.
14 Ainsi conceptualisée, la saillance sociale du nationalisme est étroitement dépendante du maintien de l'?tat comme le cadre principal de l'activité sociale et, donc, de la capacité des démarcations nationales à discriminer les frontières sociales dominantes. Il en découle que l'interrogation d'Halbwachs sur le devenir et l'affaissement du phénomène national est structurée par une réflexion sur la densification des intégrations supra et transnationales. Fondée sur cet indicateur, sa conclusion n'est reste pas moins hésitante. En l'espace de quelques pages, il qualifie successivement le phénomène nationalitaire de survivance historique dont l'acuité appartiendrait au passé de l'Europe, de fait social d'une actualité et d'une radicalité nouvelle, ou encore d'une dynamique dont l'étiolement serait observable dès l'entre-deux-guerres [39]. Ces fluctuations de chronologisation peuvent transcrire tant l'ambiguïté d'un « citoyen du monde [40] », militant de la neutralité axiologique [41], engagé pour la défense nationale, mais aussi pour la refondation du socialisme [42], que le refus d'attribuer une linéarité au cours de l'histoire. Elles s'inscrivent plus largement dans la mise en doute d'une co-variation trop immédiate entre les intégrations supranationales et l'épuisement du nationalisme. Le cadre national pourrait toujours constituer l'une des « toiles de signification » (pour reprendre l'expression célèbre de Max Weber) par laquelle les normes transnationales seraient retraduites et réappropriées localement. Il pourrait aussi endosser le rôle d'une tradition préexistante opérant un décalage entre les subjectivations individuelles et les transformations effectives [43]. Enfin, l'analyse proposée par Halbwachs d'un groupe partiellement internationalisé (les élites sociales de son époque) s'éloigne du diagnostic d'une disparition univoque de la nation au profit du repérage d'une coexistence entre des normes se rapportant ou non au national [44]. Ainsi la question de la prégnance du nationalisme ne s'épuiserait pas dans l'établissement des délimitations chronologiques de sa saillance sociale, mais susciterait aussi une interrogation synchronique sur les contextes interactifs dans lesquels le cadre social national est actualisé par les acteurs [45].
Notes
-
[1]
Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 1-16 ; Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997, p. 53 ; Gérard Noiriel, « La question nationale comme objet de l'histoire sociale », Genèses, vol. 4, no 1, 1991, p. 77-82.
-
[2]
Emile Durkheim, La science sociale et l'action, Paris, PUF, 1987, p. 170 ; Max Weber, ?conomie et société, t. 2, Paris, Pocket, 1995, p. 141.
-
[3]
Esquisse d'une psychologie des classes sociales, (EPCS), édition électronique par Jean-Marie Tremblay, 2002, p. 107.
-
[4]
Sur cette appropriation de la terminologie d'Halbwachs, voir Marie-Claire Lavabre, « De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives », in Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 237-240.
-
[5]
Pour Pierre Nora si « Halbwachs a été l'étape décisive qui nous a aidés à faire de la mémoire un objet d'histoire », « la dette que nous lui devions le faisait plus riche qu'il ne l'était ». La distance entretenue par les « historiens de la mémoire » avec Halbwachs est justifiée par Pierre Nora du fait même de la pensée du sociologue, « limitée par un durkheimisme étroit », « à moitié encore empêtrée d'un académisme livresque » et par les inflexions historiques, « Halbwachs est antérieur à l'ère des médias, qui a profondément transformé la problématique de la mémoire collective ». Pierre Nora, « préface », in Annette Becker, Maurice Halbwachs : un intellectuel en guerres mondiales 1914-1945, Paris, ?ditions Agnès Viénot, 2003, p. 15-16.
-
[6]
Marie-Claire Lavabre, « Usage du passé, usage de la mémoire », Revue Française de Science Politique, no 3, 1994, p. 480-493.
-
[7]
Sur cette notion voir M.-Cl. Lavabre, « Avant propos », in Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé, usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006, p. 7-11.
-
[8]
Marie Jaisson et Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Paris, ?ditions rue d'Ulm, 2007.
-
[9]
Olivier Ihl, La fête républicaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 19.
-
[10]
Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage Publications, 1995, p. 43-46.
-
[11]
Marcel Mauss, uvre, Cohésion sociale et division de la sociologie, t. 3, Paris, Minuit, 1969, p. 594. Sur le déplacement opéré par rapport à Durkheim dans l'approche du nationalisme par Mauss, voir Yves Déloye, « National Identity and Every Day Life », in John Breuilly (dir.), Oxford Handbook of History of Nationalism, Oxford, Oxford University Press, à paraître en 2010.
-
[12]
Nous reprenons ici la terminologie de Maurice Halbwachs.
-
[13]
M. Billig, Banal Nationalism, op cit., p. 6.
-
[14]
Ibid. ; Jon E. Fox et Cinthia Miller-Idriss, « Everyday Nationhood », Ethnicities, vol. 8, no 4, 2008, p. 537-563 ; Y. Déloye, « National Identity and Every Day Life », art. cité.
-
[15]
Par exemple : La classe ouvrière et les niveaux de vie (COENV), Paris, Londres, New York, Gordon & Breach, 1970, p. IV-V ; Les classes sociales (CS), Paris, PUF, 2008, p. 97.
-
[16]
Les cadres sociaux de la mémoire (CSM), Paris, Albin Michel, 1994, p. 139 ; La Mémoire Collective (MC), Paris, Albin Michel, 1997, p. 52-53.
-
[17]
MC, p. 128-129, p. 197-198.
-
[18]
EPCS, p. 107.
-
[19]
Notion empruntée à François Simiand. CS, p. 189 ; EPCS, p. 109-111.
-
[20]
CS, p. 182.
-
[21]
Gérard Namer, Halbwachs et la mémoire sociale, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 60.
-
[22]
MC, p. 102-118.
-
[23]
Ibid., p. 49.
-
[24]
EPCS, p. 110.
-
[25]
M. Billig, Banal Nationalism, op. cit.
-
[26]
Pour la notion de « genre de vie » : Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, p. 6 et p. 370-376.
-
[27]
Conformément à sa conception de la loi en sociologie : « La loi en sociologie », Classes sociales et morphologie, Paris, Minuit, 1972, p. 309-328.
-
[28]
G. Namer, « postface », Classes sociales et morphologie, p. 321-325.
-
[29]
« Conscience individuelle et esprit collectif », in Classes sociales et morphologie, p. 152 ; MC, p. 195-196 ; La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, Paris, PUF, 2008, p. 149.
-
[30]
MC, p. 104.
-
[31]
M. Billig, Banal Nationalism, op. cit., p. 6.
-
[32]
Paul Connerton, How Societies Remember, New York, Cambridge University Press, 1989, p. 72-104.
-
[33]
Cette notion est considérée comme essentielle à la compréhension du nationalisme ordinaire. Voir M. Billig, Banal Nationalism, op. cit., p. 42 ; Tim Edensor, National Identity, Popular Culture and Everyday Life, Oxford, Berg, 2002, chap. 3.
-
[34]
Christian Baudelot et Roger Establet, « Suicide : changement de régime », in M. Jaisson et Ch. Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, op. cit., p. 27.
-
[35]
CS, p. 29.
-
[36]
CSM, p. 109-113.
-
[37]
EPCS, p. 110. Nous soulignons.
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[38]
Ibid.
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[39]
Ibid., p. 107-110.
-
[40]
« Lettre de Maurice Halbwachs à sa femme », 11 et 12 août 1914 citée par A. Becker, Maurice Halbwachs : un intellectuel en guerres mondiales : 1914-1945, op. cit., p. 39.
-
[41]
COENV, p. XI ; CS, p. 244.
-
[42]
Christian Topalov, « Maurice Halbwachs, photographe des taudis parisiens (1908) », Genèses, vol. 28, no 1, 1997, p. 128-134.
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[43]
Ces deux hypothèses ne sont pas directement appliquées par Halbwachs à la question de la nation, mais correspondent plus largement à des dynamiques historiques et sociologiques des groupes sociaux. CSM, p. 222-228 ; MC, p. 38 et 49.
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[44]
CS, p. 29 ; MC, p. 99 et p. 128.
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[45]
J. E. Fox et C. Miller-Idriss, « Everyday nationhood », art. cité, p. 537-563.