Notes
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[1]
Xavier Crettiez et Pierre Piazza, Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006 ; Giorgo Agamben, « Non à la biométrie », Le Monde, 5 décembre 2005.
-
[2]
Gérard Noiriel, État, Nation et immigration, Paris, Gallimard, 2001.
-
[3]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
-
[4]
Les modalités d'utilisation sont actuellement très variées. Si l'empreinte digitale demeure la plus fréquente, on utilise également la géométrie de la main (contour de la main), l'iris, la rétine, le visage (reconnaissance faciale), les nervures de la peau et l'on travaille actuellement sur la géométrie de l'oreille ou les odeurs. Cette liste n'est ni achevée ni exhaustive. Les applications automatisées de la biométrie sont sommairement de trois ordres : il s'agit de restreindre l'accès à un espace réservé (zones aéroportuaires, cantines scolaires, entrepôts de marchandises...) ou à des services (transactions en ligne, e-banque...), d'identifier un individu recherché dans une foule, d'identifier des individus en fonction de leur appartenance à une catégorie juridique, politique ou sociale (dans le cadre de la gestion de flux migratoires par exemple).
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[5]
Je renvoie au chapitre 4 du 21 du rapport d'activité de la CNIL daté de 2000.
-
[6]
Ainsi nous réfèrerons-nous tout au long de cet article aux trois enquêtes qualitatives que nous avons réalisées sur ce thème de 2003 à 2006. Celles-ci concernaient trois contextes institutionnels et trois applications distinctes de l'identification biométrique, tour à tour sécuritaires et non sécuritaires, contraintes et non contraintes : la biométrie dans les cantines scolaires (la biométrie du contour de la main pour remplacer au point d'accès la carte de cantine traditionnelle), la biométrie pour le contrôle d'accès aux zones réservées à Aéroport de Paris (enrôlement biométrique de tout le personnel, soit 90 000 personnes, et introduction de données biométriques dans les badge), enfin l'expérimentation pilotée par le ministère de l'Intérieur et la communauté européenne d'introduction d'éléments biométriques dans les visas des pays soumis à contrôle des flux migratoires (Sylvie Craipeau, Gérard Dubey, Xavier Guchet, « La biométrie : usages et représentations », Rapport de recherche INT, 2003 et S. Craipeau, G. Dubey, X. Guchet, « Biodev : du contrôle à distance au Macro-Système-Technique », Rapport de recherche, 2006).
-
[7]
G. Noiriel, État, Nation et immigration, op. cit., p. 495.
-
[8]
Ibid., p. 496.
-
[9]
« Pour satisfaire à ces exigences, la police va mobiliser, écrit par exemple Gérard Noiriel, les nouveaux moyens de communication que l'industrialisation met à la disposition de l'État et instaurer un système d'identification beaucoup plus efficace » (G. Noiriel, État, Nation et immigration, op. cit., p. 500).
-
[10]
Alain Gras, Les Macro-Système-Techniques, Paris, PUF, 1997.
-
[11]
Walter Schivelbusch, Histoire des voyages en train, trad. l'all. par Jean-François Boutout, Paris, Le Promeneur, 1990. Christophe Studeny, L'invention de la vitesse, Paris, Gallimard, 1995.
-
[12]
« Ici les personnes qui instruisent interrogent cette base. Elles interrogent d'abord la base locale, celle du poste, et ensuite, via le réseau RMV2, les bases mondiales. On voit tout de suite si la personne a été l'objet d'une procédure d'expulsion. Nantes s'occupe de ce qui n'est pas mis au fichier (ce qui est politique ou sécuritaire). La section 5 ne fait que basculer vers la base du ministère de l'Intérieur. La biométrie est aussi sur la base du ministère et les agents n'ont pas accès à cette base. » Ce dispositif largement intégré dans la pratique par les agents consulaires n'en reste pas moins opaque à leurs yeux dans sa finalité et son architecture. « On ne sait pas ce qu'ils font à Nantes (...) On n'a pas l'information. On sait qu'il va y avoir un changement mais on n'en sait pas plus (...) Il y a tellement de changements... on est obligé de s'adapter... ». « Tout le monde bouge maintenant dans l'espace Schengen, donc la biométrie ça ne changera rien dans notre manière de travailler, mais c'est une sécurité pour nous (...) Pour nous l'essentiel c'est le logiciel. C'est d'avoir RMV2, la version 2003. RMV1, c'était moins complet, c'était moins verrouillé aussi. Maintenant la date de naissance est intégrée dès le départ de la quittance... »
-
[13]
« La falsification est aujourd'hui trop sophistiquée pour être détectée aux aubettes, nous dit cet autre fonctionnaire de police. On n'a pas le choix, nos outils doivent être performants. Les stratégies déployées sont tellement fines, techniques, qu'on n'a plus le choix. Il faut des moyens techniques face aux faussaires, on ne peut plus travailler manuellement. Il y a 80 à 90 % de lecture automatique pour les personnes fichées au FPR avec la bande MRZ. Vous imaginez la loupe dans une aubette de contrôle ? (...) Si on arrive plus à la base à lire nos propres sécurités, qu'on ne voit plus à l' il nu mais à la lampe 3Mconfirm, alors on est mal... On en arrive à un point où on doit se faire assister par les technologies. »
-
[14]
Max Weber, Économie et société, trad. de l'all. par Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1971 ; Pascal Robert, La logique politique des technologies de l'information et de la communication, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005.
-
[15]
Jean-Jacques Courtine et Christian Haroche, Histoire du visage, Paris, Payot, 1994 ; Arnaud Gilberton, « De la physiognomonie à la biométrie : continuités et ruptures de l'identification du corps », Mémoire de DEA, Université de Paris 1, 2005.
-
[16]
Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1993.
-
[17]
Gérard Dubey, « Les deux corps de la biométrie », Communications, no 81, 2007.
-
[18]
Claudine Dardy, Identités papier, Paris, L'Harmattan, 1998.
-
[19]
S. Craipeau, G. Dubey, X. Guchet, « Biodev... », art. cité.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Gallimard, 1986, p. 295-302.
-
[22]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1985.
-
[23]
« Les sociétés modernes sont construites sur le terreau de l'insécurité parce que ce sont des sociétés d'individus qui ne trouvent, ni en eux-mêmes ni dans leur entourage immédiat, la capacité d'assurer leur protection. » : Robert Castel, L'insécurité sociale, Paris, Seuil, 2003.
-
[24]
Au cours d'un autre entretien le principal évoque le vandalisme dont les systèmes à cartes peuvent être l'objet (chewing-gum dans la fente...).
-
[25]
Chez d'autres, comme chez cette gestionnaire d'un autre collège du sud de la France, le choix d'implanter de tels dispositifs semble avoir été dicté par un souci de rationalisation et d'efficacité : « C'est vrai que ça fait plaisir à personne. Je reconnais que se voir sur l'écran en retard de paiement, qu'il s'appelle tartampion ou Achille, les autres élèvent sauront qu'il s'appelle Tartampion ou Achille (...) mais je ne vois pas d'autre moyen opérationnel à ce jour (...) La biométrie ça touche à beaucoup de domaines... vous ne pouvez pas avoir un système de biométrie, un ensemble performant pour le passage si derrière ça ne suit pas, si la desserte à la chaîne alimentaire ne suit pas. (...) Parfois on gère quinze secondes à un quart d'heure, ça c'est clair. (...) Donc c'est vrai que ce dispositif nous permet à tout moment, sous trois quatre jours, de savoir leur position, et d'un élève sa position en présences et en absences de l'établissement au moment de midi, et sa position financière. »
-
[26]
Si l'identité individuelle ne se construit pas dans la relation aux autres et dans le temps (la durée) mais est un donné, il n'y a pas de place pour autrui, pour l'image d'une extériorité non seulement bienveillante, mais participant intégralement à la construction de soi. Les frontières du dedans et du dehors cessent alors d'être perméables.
-
[27]
C'est le cas de beaucoup d'autres dispositifs d'information comme le passe Navigo mis en place par la RATP, l'installation de systèmes GPS dans les automobiles en concertation avec les assureurs qui peuvent alors élaborer un profil de leur client et personnaliser leurs tarifs, etc.
-
[28]
Nous écartons ici les analyses « critiques » qui mettent une telle atonie sur le compte d'une servitude volontaire ou d'une anesthésie programmée produit de la manipulation des esprits par un pouvoir omniscient (voir en particulier, Cédric Biagani, Guillaume Carnino, Célia Izoard, La tyrannie technologique, Paris, L'Échappée, 2007). Le principal reproche que l'on peut faire à ce type d'approche est de dénoncer ce qu'il s'agit de comprendre, donc de se placer en surplomb de la société dans une perspective qui apparaît d'emblée normative.
-
[29]
C'est la position actuelle de la CNIL par exemple. Paul Ric ur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
-
[30]
N'oublions pas que nous avons affaire à des adolescents dont l'identité se construit dans cette transformation.
-
[31]
« Ce que j'aimerais franchement c'est déjà acheter des rouleaux de papier toilette, du papier cul (...). On voudrait un vrai terrain de foot où on peut marcher dessus... parce que le terrain de foot là-bas on ne peut pas s'en servir, on a pas le droit de marcher dessus, jeux de ballon interdits. Ça abîme le gazon donc c'est juste pour décorer, ça fait beau... des miroirs et des glaces dans les toilettes aussi » (élèves de 3e).
-
[32]
Georg Simmel, Philosophie de la modernité. Paris, Payot, 1989, chap. « La mode ».
-
[33]
Bruno Karsenti, La société en personnes, Paris, Economica, 2006, p. 5-6.
-
[34]
Problématique en réalité fort ancienne, puisqu'elle se manifeste pour la première fois en ces termes dans la première moitié du 18e siècle au détour de l'introduction de la monnaie papier par John Law (Daniel Gordon, « Le principe de dématérialisation. Sociabilité et circulation au 18e siècle », in Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (dir.), L'invention de la société. Nominalisme politique et sience sociale au 18e siècle, Paris, Raisons Pratiques/EHESS, 2003).
-
[35]
Par extrapolation, cette approche de l'identité s'inscrit dans le débat sur l'identité nationale et les différentes conceptions de la communauté nationale qui se sont opposées dans l'histoire. Gérard Noiriel se fait l'écho de deux manières de décliner le grand récit de légitimation établi sur l'idée de nation et de souveraineté du peuple (en lieu et place de la personne sacrée du monarque). La première fait fond sur le principe d'une communauté homogène et le sentiment d'appartenance à un passé commun sans rupture ni discontinuités, la référence à une origine unique. C'est, pour faire court, la version de Renan. Celle-ci entraîne inévitablement la construction d'un dehors contre lequel elle s'adosse. La seconde, représentée par Michelet ou Quinet, renvoie à l'idée de communauté ouverte, par nature hétérogène, divisée et multiple, comportant par définition des marges d'indétermination, des failles, et présupposant des origines incertaines. Ces deux manières de concevoir la Nation se réfléchissent dans deux conceptions de l'identité individuelle diamétralement distinctes. Une identité préconstituée et stable dont l'État est conduit à être le principal garant et représentant, une identité labile et toujours en devenir inscrite dans la trame des relations sociales et d'un droit dont la validité repose sur l'incertitude de ses fondements.
-
[36]
Je renvoie à l'ouvrage clé en la matière, Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible (texte établi par Claude Lefort, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1964) : « La notion essentielle pour une telle philosophie est celle de la chair, qui n'est pas le corps objectif, qui n'est pas non plus le corps pensé par l'âme (Descartes) comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu'on sent et ce qui sent. Ce qu'on sent = la chose sensible, le monde sensible = le corrélat de mon corps actif, ce qui lui répond. Ce qui sent = je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme attaché à ma chair (...) et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensible clé, sensible dimensionnel » (p. 313).
-
[37]
Jean Duvignaud, La genèse des passions dans la vie sociale, Paris, PUF, 1990, p. 194.
-
[38]
Jean-Francois Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979.
-
[39]
Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Gallimard, 1986.
-
[40]
Gilbert Hottois, De la renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck Université, 1997.
1 GÉNÉRALEMENT LE THÈME DE L'IDENTIFICATION biométrique est abordé par les sciences humaines sous l'angle de la problématique du contrôle, et en particulier du contrôle exercé par les États sur les individus [1]. L'incapacité des modes de reconnaissance traditionnels (comme le témoignage direct, très efficace dans le cadre de communautés restreintes et assignées à un territoire) à attester l'identité d'individus désormais mobiles, et échappant pour cette raison au regard du pouvoir, s'accompagne dans les sociétés modernes du renforcement du rôle de l'État qui recourt à des techniques de contrôle à distance en premier lieu policières. L'identification, c'est-à-dire la recherche d'identifiants fiables, s'intensifie avec la crise de légitimité du pouvoir déclenchée par l'effondrement des cadres de la société de l'Ancien Régime, lorsque le pouvoir, incarné dans la personne du souverain, se désincorpore et que d'autres modalités de légitimation comme la souveraineté du peuple ou le principe de nation se mettent progressivement en place [2]. Dans cette perspective, l'identification biométrique ne semble en fait que prolonger et continuer l' uvre déjà amorcée. Peut-on dire qu'elle ne fait qu'ajouter aux moyens existants l'efficacité des moyens informatiques contemporains (la numérisation des données) ? Quoi qu'il en soit, la résurgence de ces techniques coïncide avec la revitalisation d'une définition de la nation proprement étatique, fondée sur un principe identitaire et exclusif, le clivage entre un dedans éternel et un dehors menaçant. Les immigrés, qui sont parmi les premiers à faire les frais des techniques biométriques (visas biométriques, projet de loi sur le relevé d'empreintes ADN dans le cadre du regroupement familial), le savent bien.
2 Plusieurs éléments autorisent néanmoins à renouveler les termes du débat. Dans ce cadre d'interprétation, la question du statut conféré à la technique dans les dispositifs de pouvoir demeure latente et dans une large mesure en attente de jugement. La convergence entre la logique de contrôle imputée aux États modernes et la mise en place de grands dispositifs techniques qui ne sont pas seulement des technologies de pouvoir au sens disciplinaire du terme [3], mais des instruments de conquête de la liberté individuelle et de la mobilité ne s'explique pas que sur un plan formel. Leur développement est historiquement conjoint. Pour être plus précis, la définition du rapport entre les modalités d'application technique (comme l'informatisation et la numérisation) et les modes de légitimation n'apparaît pas clairement. Or les modalités actuelles de l'identification biométrique posent de façon aiguë le problème de la fonction dont est investie la technique dans nos sociétés. Ainsi, lorsqu'on évoque aujourd'hui la biométrie, on parle en fait de techniques d'identification qui ne prennent en compte les phénomènes biologiques que dans la mesure où ils sont intégrables à des dispositifs technologiques et à leur langage propre. Il s'agit, pour simplifier, d'identifier un individu à partir d'une caractéristique physique stable, de la mesure et du calibrage d'une partie de son corps. La partie du corps concernée est numérisée sous la forme d'un gabarit, et non d'une image analogique, qui est enregistré et stocké dans une base de données informatique. L'identification s'opère par rapprochement automatique entre le gabarit stocké dans le fichier informatique et la partie du corps qui lui correspond à partir d'un terminal de lecture ou lecteur [4].
3 En tout état de cause, la question soulevée par ces nouveaux modes d'identification ne peut être entièrement subsumée sous celle du type de pouvoir ou du mode de légitimation incarné par l'État. Si une filiation existe bien entre ces techniques et les techniques policières mises en place par ce dernier dès le 19e siècle, certains faits de la réalité contemporaine résistent à ce modèle. Certes, ces dispositifs se sont rapidement généralisés depuis les attentats du 11 septembre 2001 sous l'impulsion directe des ministères de l'Intérieur, mais la biométrie amorce en réalité un retour bien avant cet évènement qui n'a fait qu'amplifier un processus déjà engagé [5]. Par ailleurs, la réalité de ce processus ne peut se saisir sous l'angle réducteur d'une définition policière de l'insécurité alors qu'elle renvoie à bien d'autres facteurs tels que, par exemple, le fonctionnement et le mode d'organisation technologique de nos sociétés. Ainsi, la recherche d'identifiants capables de résister aux tentatives de falsification et de fraude répond-elle au souci de sécuriser des relations et des transactions de plus en plus médiatisées par des systèmes d'information et de communication (cas de l'e-commerce ou de l'e-administration). Elle implique une modification des modalités de construction de la confiance. Tous les dispositifs d'identification biométriques ne sont d'ailleurs pas sécuritaires ou policiers, ni ne renvoient au principe d'un contrôle exercé du haut sur le bas, comme l'illustre l'introduction de dispositifs biométriques dans les établissements scolaires.
4 Ce qui nous amène au deuxième point que nous souhaiterions aborder dans le cadre de cet article. En quoi le modèle du contrôle à distance nous permet-il d'accéder aux motivations implicites de la société, aux modes de justification qui rendent aux yeux des usagers ces techniques légitimes ? Si l'identification biométrique nous interpelle, c'est notamment parce qu'elle associe un souci « obsessionnel » du contrôle avec l'affirmation de la liberté individuelle ou de la reconnaissance en chacun d'un élément de singularité irréductible ; elle associe aussi le goût de la mobilité avec la restriction de cette même mobilité, le refus de toute forme de réification et de naturalisation du pouvoir avec la recherche de marqueurs d'identité censés être inaltérables. Ces tendances contradictoires se manifestent dans l'ambivalence des réponses que donnent les premiers usagers de ces dispositifs et que seule une approche empirique de type anthropologique permet de saisir [6]. Ce qu'il s'agira de mieux comprendre, c'est la manière dont des aspirations et des logiques aussi antinomiques que le sont celles des États ou des grandes organisations et celles des individus dans leur souci constant et opiniâtre de voir reconnaître leur singularité parviennent à converger. Enfin, de quelle nature peut bien être cette convergence ? Comment s'exprime-t-elle ? Ne laisse-t-elle pas entrevoir des jeux, des écarts, dans la définition du corps et de son « objectivité » qui appellent d'autres interprétations, soulignent d'autres significations, annoncent d'autres découpages du réel où se laisse peut-être saisir quelque chose proche de l'inédit ? Telles sont les questions, les ouvertures que nous proposerons à la réflexion au terme de cet article.
De l'identification à l'identification automatique
Logique d'identification et macro-système technique : une coïncidence à éclaircir
5 L'affirmation de l'individu comme point d'orgue de la nouvelle organisation sociale eut pour effet paradoxal de concentrer la puissance entre les mains d'un pouvoir qui, parce qu'abstrait (désincorporé), se devait d'être présent à chaque instant de la vie des citoyens. Fichte affirmait que dans un monde qui avait rompu « avec les privilèges de la société d'ordres, les lois de l'État-nation ne pourraient être appliquées que si chaque citoyen pouvait être identifié en tant que personne particulière en tout temps et en tout lieu [7] ». Tocqueville décela très tôt une fragilité constitutive des démocraties modernes dans leur renoncement à tout fondement susceptible de placer le pouvoir hors de la société ou au-dessus d'elle. La problématique de l'identification s'inscrit donc d'emblée dans celle des modes de légitimation d'un pouvoir désormais exposé à l'incertitude et à l'impermanence. Quoiqu'il en soit, en devenant le garant de la cohésion sociale, l'État se dote en même temps des moyens techniques de réaliser ce qui ne peut plus l'être sur le plan symbolique (par référence à une origine transcendante ou inscrite dans la Nature). « Il fallait, note Gérard Noiriel, libérer les pratiques identificatrices de la tyrannie des apparences sensibles au profit d'un système d'identification à distance, médiatisé par des documents écrits. Il fallait que tous les individus aient été saisis par l'écriture et que leur identité ait été enregistrée, fixée par l'État [8]. »
6 Il est un autre fait, troublant et propre à l'histoire des démocraties modernes, qui passe souvent inaperçu, ou qui n'est en tous cas pas problématisé en tant que tel. Il s'agit de la coïncidence entre la conquête de la mobilité par les individus et le perfectionnement des techniques de contrôle d'une part, le développement conjoint des grands systèmes techniques de transport (tel que les chemins de fer) et de communication (tel que le télégraphe) d'autre part. Gérard Noiriel observe à plusieurs reprises une corrélation entre le développement des techniques d'identification et celui des grands systèmes techniques et du mode de contrôle spécifique qu'ils inaugurent. Mais les deux phénomènes n'en sont pas moins pensés séparément, dans un rapport d'extériorité l'un à l'autre qui ne laisse entrevoir leur articulation que sur un mode instrumental [9]. L'État a utilisé les techniques et les découvertes scientifiques qui étaient à sa portée dans la poursuite de ses propres fins ; l'augmentation de la mobilité consécutive aux nouveaux moyens de transport et de communication incitant en retour l'État à perfectionner ses moyens de contrôle. Or, ce que nous observons aujourd'hui, autour des visas biométriques par exemple, semble à la fois confirmer cette analyse et révéler une alliance beaucoup plus que de circonstance.
7 Dans le cas du contrôle exercé par l'État sur les individus, comme dans celui où il est destiné à gérer les unités de flux à l'intérieur de l'espace-temps du « Macro-Système-Technique », semble à l' uvre une même logique opératoire qui pense les problèmes migratoires en termes de faisabilité technique ou d'interopérabilité des bases de données informatiques. Les deux modèles ne font pas que s'adosser l'un à l'autre, ils se situent dans un même rapport de maîtrise et d'extériorité face au monde, à la société et à l'histoire. Le Macro-Système Technique semble s'imposer comme cadre et principale modalité du contrôle étatique dans un régime globalisé de circulation des flux. Notion introduite en France par Alain Gras, le Macro-Système-Technique se distingue du réseau par la place centrale qu'y occupe l'activité de contrôle. Les réseaux qui tissent la toile sur laquelle se propagent les flux sont en effet distribués autour de points émetteurs-récepteurs (des n uds de communication) qui gèrent la transmission d'unités de flux pouvant être matérielles ou immatérielles (des signes, des objets ou des êtres). C'est cet aspect gestionnaire (gestion des flux) ainsi que la capacité à se créer son propre espace-temps qui le distinguent des autres systèmes de communication et du simple réseau. Le Macro-Système-Technique dispose d'un système de référence interne qui double le territoire réel et s'en sépare nettement. Des réseaux, il en existe depuis toujours. Les Romains avaient par exemple développé un important réseau de routes qui proposaient à intervalles réguliers des unités de ravitaillement, appelés imporium, mais les déplacements des cavaliers sur ces routes n'étaient pas contrôlés à partir d'unités centrales. Le cavalier contrôlait son trajet, il décidait en temps et heure locale et conservait une autonomie par rapport au réseau lui-même [10]. Avec l'avènement du train se mettent pour la première fois en place les conditions d'une société que l'on pourrait qualifier de hors-sol, c'est-à-dire émancipée (en apparence du moins) des contraintes locales, culturelles et naturelles. L'espace-temps du train est de moins en moins asservi aux éléments du paysage, à la singularité des lieux ou de la géographie (on le subordonne à la géométrie linéaire du système en déplaçant les montagnes ou en les perforant). L'impératif de rapidité et de fluidité prime sur toute autre considération (la liaison Paris-Marseille demandait 359 heures de route en 1650, 184 heures encore en 1782 mais plus que 13 en 1887). Très tôt il impose un autre rapport au temps, artificiel, soumis au temps mécanique (apprentissage de l'heure exacte, création d'un temps universel). Ainsi le train n'est rien sans le réseau de routes ferroviaires qui le portent, sans le système de production et de transport de l'énergie, sans le réseau de télécommunications. Le développement du télégraphe, qui permet de connaître à chaque instant la position des unités sur le réseau, est d'ailleurs contemporain de celui du réseau ferré [11].
8 La gestion des flux impose le règne de la prévisibilité qui appelle à son tour l'homogénéisation de la société. La démarche analogique, qui implique une correspondance (pas une équivalence) entre les sens et les signes, une participation du corps à la connaissance est par exemple sacrifiée aux exigences de l'adéquation du système avec lui-même, à la logique des flux. C'est ainsi que l'automatisation devient la réponse normale du système aux conditions créées par lui.
9 C'est à cette nouvelle configuration que semble renvoyer, depuis le milieu des années 1980 et plus encore depuis septembre 2001, le retour de la biométrie dans le cadre des procédures d'identification. La logique interne, et à bien des égards auto-référentielle, qui anime le projet de biométrisation des documents d'identité ressort nettement de certains entretiens avec des agents de l'État placés en première ligne du dispositif (dans les consulats ou dans le cadre de la police aux frontières). La mise en place des dispositifs biométriques est indissociable de l'informatisation et du maillage en réseaux des bases de données réalisées antérieurement. Même si les différents systèmes ne sont pas tous interopérables et ne communiquent pas tous entre eux, telle est bien la tendance qui se dessine dans un horizon assez proche. Toute instruction d'un dossier de demande de visa commence, par exemple, par la consultation de la base RMV2 (Réseau Mondial Visas version 2) dans laquelle sont enregistrées toutes les demandes de visas faites dans les consulats français de par le monde. La consultation de cette base permet de savoir si le demandeur est signalé, c'est-à-dire s'il figure dans l'une des bases auxquelles donne accès le réseau (comme le SIS par exemple, le Système d'Information Schengen) [12]. L'extrait d'entretien qui suit met en évidence la manière dont la logique et la rationalité internes au système se nourrissent des logiques et des pratiques locales. Les potentialités offertes par l'innovation technique semblent constituer le critère principal à l'aune duquel on réévalue la situation de travail et on trace de nouvelles perspectives.
10 Aujourd'hui, explique cet agent consulaire, avec la mise en réseau, on travaille avec un million d'items par seconde. Ce sera intéressant pour la PAF. Il faudra travailler sur la puce qui enregistre les entrées et les sorties [sur la bande optique] si on l'associe à la biométrie. Nous étions partis sur l'idée de faire une carte à lecture optique plus le doigt. Il y aurait eu une plus libre circulation, mais il aurait fallu un décompte général sur toute la zone Schengen (...) Ce qui me chagrine un peu dans la biométrie, c'est que la CNIL a autorisé deux ans pour la conservation des empreintes alors qu'on accorde les visas jusqu'à cinq ans. Ce n'est pas cohérent. Le gars disparaît de la base de données (...) Et puis pour la reconduite à la frontière, les personnes dans leur majorité ont obtenu leur visa en 2000, 2001, 2002 au plus tard. Il a donc fallu trois à cinq ans pour repérer ces personnes alors qu'on ne garde les empreintes que deux ans... Je trouve qu'il faudrait garder les empreintes des personnes à qui on a refusé le visa plus longtemps.
11 Quand l'utilité pratique de la biométrie n'est pas perçue en tant que telle, elle semble être acceptée a priori comme une avancée technique dans la continuité des évolutions antérieures :
12 Quand il y a une innovation il faut être enthousiaste. C'est dans l'ère du temps, c'est une nécessité. Il faut faire en sorte que ça marche.
13 Du côté de la Police aux Frontières la logique du système semble également devoir l'emporter sur toute autre considération, même lorsqu'elle affecte le sens du métier. Elle se manifeste en premier lieu par la pression exercée par le temps du Macro-Système aéronautique sur le travail des fonctionnaires de police, les obligeant à modifier leurs manières de faire et à s'adapter à une temporalité dont ils n'ont pas la maîtrise.
14 Le HUB d'Air France (la gestion à flux tendus des correspondances), c'est bien mais ça stresse les passagers. Il suffit alors que vous posiez des questions pour qu'ils pètent aussitôt les câbles... Si on fait le travail correctement, il n'y a plus de HUB Air France (système de correspondances internationales). 20 secondes par personne, c'est déjà énorme quand on voit les flux qu'il y a ici. Nos supérieurs pensaient certainement que ça allait réduire le temps, mais vu que les flux sont de plus en plus importants...
15 Même si l'on ne perçoit pas toujours à court terme les avantages de la biométrie, cette dernière semble s'imposer du fait de la complexité des dispositifs d'information et de leur nécessaire sécurisation. Aujourd'hui, le réseau Covadis donne directement accès, à partir de la lecture optique de la bande MRZ du passeport, à différents fichiers : Cheops, qui est une base de données alimentée par les pays de la zone Schengen via le dispositif Sirène (on y trouve le signalement des permis de conduire et des passeports volés, le fichier des autorisations de séjour, les visas Schengen délivrés...), le FNE (Fichier national des étrangers), le FPR (Fichiers des personnes recherchées). Ainsi le fonctionnaire de police peut depuis son aubette et via les extensions du réseau se mettre en relation avec les bases de données de tout l'espace Schengen et au-delà. Tout se passe donc comme si le fonctionnement du système et ses contraintes mettait chacun dans l'obligation d'accepter chaque innovation comme une nécessité indépendante de tout jugement et de toute appréciation personnelle. La biométrie est dans ce contexte une extension incontournable, fut-ce aux dépens du rapport au métier [13]. Nous percevons déjà, sur la base de ces quelques données empiriques, que la question de l'identification biométrique excède la stricte problématique du contrôle étatique. La technique, plus qu'un instrument au service des États, apparaît structurante au sens où l'on attend d'elle qu'elle mette un terme, par la seule vertu de son objectivité, au débat récurrent sur la légitimité. Le débat se déplace de la décision politique et des catégorisations qu'elle opère, à la recherche de la meilleure solution technique à un problème prioritairement technique. Cette inversion fonctionnelle du rapport fins-moyens est bien entendu caractéristique du mode de légitimation propre aux bureaucraties modernes [14]. Mais avec l'identification biométrique, cette inversion ne concerne pas exclusivement la sphère bureaucratique, ni même les relations de l'individu avec l'administration. L'individu n'a plus seulement à apporter la preuve de son identité sur la base de critères techniques retenus par l'administration. L'illusion de pouvoir identifier objectivement fait oublier ce que les fonctionnaires des consulats et de la Police Aux Frontières savent très bien, à savoir que l'identité n'est pas une chose qu'il suffirait de mesurer, mais qu'il existe simplement un dossier conforme ou non à un certain nombre de critères exigés et révocables. Rapportée à des critères de mesurabilité, c'est l'identité même qui change de nature, et avec elle le sujet qu'elle qualifie.
La requalification technique de l'identité
16 Commençons par dissiper quelques malentendus. La tentation est grande d'inscrire ces méthodes, qui visent selon l'expression même de Bertillon « à faire parler le corps », dans la longue tradition des techniques « d'interrogation » du corps [15]. Les parentés existent si l'on se satisfait d'une définition générique de ce dernier, mais elles ne résistent guère aux faits. Prenons le cas de la physiognomonie dont les origines remontent à la plus haute Antiquité et qui prend un nouvel essor en Europe aux 16e et 17e siècles. Il s'agissait de découvrir à partir de l'analyse et de l'interprétation des traits du visage le tempérament et le caractère propre d'un individu. Aux 10e et 11e siècle, Avicenne en fait un élément essentiel du diagnostic médical : l'étude des traits du visage, rapportés à celle du cosmos (la position des astres), exprime les vices et les vertus responsables du mal et de la guérison et permet de prédire le comportement de l'individu. Utile à l'homme de cour ou au monarque pour démasquer les intentions malveillantes, elle devient une science royale au 17e siècle. On la retrouve chez Lavater au 18e siècle et au 19e siècle sous la figure de l'anthropomorphologie [16]. Or cette analogie s'avère spécieuse dès qu'on la rapporte aux usages actuels. Le corps n'est en effet plus rapporté à un univers de significations (cosmogonies) dont il serait la partie visible, mais à un fichier informatique et des bases de données, autrement dit aux capacités d'un dispositif technique sans arrière-plan symbolique. Le corps sur lequel fait fond le processus d'identification n'est plus le miroir dans lequel vient se réfléchir la totalité, ni le fondement naturel d'un pouvoir, mais un ensemble de données paramétrables, une information parmi d'autres circulant à l'intérieur de flux [17]. Une première réduction consiste à rapporter le corps à une donnée physique objectivable et surtout mesurable donc traduisible (et transposable telle quelle) dans le langage des dispositifs techniques. La différence avec les anciennes formes de marquage corporel ou d'identification par le corps est évidente. Il ne s'agit plus de signes apparents destinés à être vus ou reconnus par d'autres sujets, mais d'informations destinées à être identifiées et traitées par un dispositif technique. C'est cette opération (qui feint de sortir de la boucle du contrôle les contrôleurs eux-mêmes en tant que sujets et interprètes d'un sens à débusquer et à déchiffrer) qui, par sa radicalité, semble nouvelle.
17 L'identification biométrique contemporaine marque le passage de systèmes d'identification des personnes centrés jusqu'à présent principalement sur la recherche d'informations administratives (témoignages, traces écrites sur l'histoire de la personne, comparaisons documentaires) [18], à des systèmes automatiques de saisie (on parle ici de capture), de stockage et de traitement d'informations relatives à l'identité physique des personnes. La représentation du corps qui prévaut dans ce modèle est celle purement formelle d'une donnée subordonnée aux potentialités du dispositif informatique. Ce glissement est loin d'être anodin. Ce qui est saisi ne relève plus d'un mode de validation et de reconnaissance sociale de l'identité qui sollicite encore l'interprétation et constitue toujours, quoi qu'on en dise, l'horizon immédiat des pratiques d'identification, mais d'un mode de validation technique et automatique de l'identité. La nouveauté, passée quasiment inaperçue, c'est que nous sommes passés en moins d'un siècle de la reconnaissance à l'identification, de l'être reconnu socialement, à l'être identifié techniquement, l'identité étant requalifiée à l'aune de possibilités techniques de mesure [19]. Le recours au corps, et non plus aux seuls documents papier, donne l'illusion d'un recouvrement de l'identité réelle par l'identité administrative, voire d'une coïncidence même si dans la réalité l'identification biométrique ne supprime pas l'étape de la recherche documentaire. L'identifiant, à l'image du code-barres, est là pour authentifier le porteur de documents administratifs qui donnent accès à un certain nombre de droits et pour empêcher les usurpations, en particulier les échanges d'identité. Mais il ne détermine pas l'identité civile réelle du porteur qui peut continuer à être attestée sur la base de faux documents (faux actes de naissance par exemple). En revanche, la reconnaissance visuelle est disjointe de la vérification à proprement parler qui est cette fois assurée par rapprochement automatique de l'information contenue dans la base de données (enregistrée au consulat lors de la prise d'empreintes enrôlement) et la lecture de l'empreinte du requérant au passage de frontière. On assiste alors à une délocalisation de la position de contrôle ou à son transfert sur des logiciels de traitement de l'information [20].
18 Le dispositif joue ainsi de la confusion entre une identité communément comprise comme histoire singulière inscrite dans un corps (l'ipséité), et le corps tel qu'il est objectivé dans le système technique. Il s'agit évidemment de faire passer pour objectives et presque fondées sur le bon sens des réalités qui relèvent d'un travail de désignation et de catégorisation. Mais il s'agit tout autant d'oblitérer le fonctionnement et la réalité du système lui-même en simulant une relation directe de l'individu au système et une immanence radicale de la société à elle-même. En suscitant l'absence de distance la référence au corps joue ici un rôle central.
19 Ce processus est à son tour solidaire d'une pratique du droit et de la règle comme données non révocables, ne nécessitant pas d'interprétation ou de mise en contexte, ce qui constitue un préalable à leur automatisation, c'est-à-dire à leur réification dans des dispositifs matériels. En arrière-plan, le droit, au fondement des démocraties modernes, n'est plus conçu comme une convention répondant toujours à une sollicitation du singulier, d'une société en mouvement et en conflit, divisée et hétérogène, mais comme l'expression d'une réalité inscrite à même les individus. Il ne s'agit plus seulement de contrôler la société par le haut, depuis l'image unifiée qu'en délivre le pouvoir, mais depuis certaines déterminations individuelles.
20 Ce qui semble donc être fondamentalement mis en jeu, c'est le principe sur lequel reposent nos démocraties, à savoir qu'il « n'y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir, pas d'énoncé possible de leur fondement ; [que] l'être du social se dérobe, ou, se donne dans la forme d'un questionnement interminable. » Dans le projet d'identification biométrique, semble culminer ce que Claude Lefort désigne comme « le dessein artificialiste qui s'ébauche au 19e siècle, celui d'une société qui s'auto-organiserait de telle sorte que le discours énonciateur de la rationalité technique s'imprimerait dans la forme même des rapports sociaux, de telle sorte qu'à la limite, la matière sociale, la matière humaine se révèlerait de part en part de l'organisable [21] ». Les données empiriques que nous avons recueillies invitent toutefois à la prudence.
Des convergences à problématiser, une atonie trompeuse
Expliquer l'atonie sociale : des significations contradictoires
21 En réponse à l'incertitude des fondements et au danger d'être libre, Tocqueville voyait se mettre en place un pouvoir fait de petites règles minutieuses, compliquées et uniformes finissant par recouvrir la société, un pouvoir qui ne tyrannise pas l'individu mais le gène, le comprime, l'hébète. « J'ai toujours cru, écrivait-il, que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible (...) pourrait se combiner, mieux qu'on ne l'imagine, avec quelques unes des formes extérieures de la liberté et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre de la souveraineté du peuple [22]. » Est-ce à cette forme d'hébétude que nous renvoie la diffusion sans résistance notable de la biométrie, une diffusion qui n'opère pas toujours comme on pourrait le penser depuis une décision venue « d'en haut », mais parfois localement ? C'est cette situation qu'il faut essayer d'éclaircir, dont il faut chercher à déchiffrer les dynamiques et les ressorts.
22 Nous avons parlé d'« atonie sociale » ou d'« effet de sidération » pour rendre compte de ce que nous observions alors sur le terrain. Il est par exemple très rare que les usagers de ces dispositifs (enseignants, élèves, membres du personnel d'ADP) sachent comment ils fonctionnent, et tout aussi rare qu'ils cherchent à le savoir. En fait, il n'existe quasiment pas de discours élaboré sur ces techniques. Pour la majorité, elles n'évoquent rien de particulier. Seul leur côté « pratique », « plus sûr », dans un monde qui est ressenti comme l'étant de moins en moins, est mis en avant. À partir des témoignages épars et fragmentaires que nous avons pu recueillir se dégage un premier niveau d'analyse qui laisse apercevoir le rôle joué par la peur, et ce que nous désignerons, dans un sens certes un peu différent de celui que lui attribue Robert Castel, l'insécurité sociale [23]. La biométrie semble faire écho, sur un mode technique, à l'érosion de la confiance, indissociable de la généralisation des échanges à distance, c'est-à-dire de l'informatisation de la société, ainsi qu'à l'effritement des cadres identitaires traditionnels. Si l'identité individuelle n'est plus attestée socialement, en référence à des appartenances collectives et des solidarités sociales, il semble qu'elle ne puisse plus être validée et garantie que techniquement, par des dispositifs matériels. En d'autres termes, c'est au moment où les identités paraissent être le moins assurées socialement que les moyens physiques susceptibles de les stabiliser durablement semblent légitimes.
23 Le 11 septembre, qui sert d'alibi à la diffusion de ces techniques, n'a fait en ce sens qu'exacerber ou cristalliser un phénomène latent qui déborde largement le cadre des seuls enjeux sécuritaires. Davantage encore, la mise en avant des aspects sécuritaires, pour les dénoncer ou s'en servir comme levier, a plutôt pour effet de dissimuler les enjeux attachés à ces peurs. L'entretien réalisé auprès du premier principal de collège à avoir implanté un tel dispositif dans son établissement témoigne d'une telle perte de confiance dans la société, dans ce qu'elle comporte d'imprévisible et d'hétérogène. Lorsque nous lui demandons d'exposer les raisons de sa décision, il se réfère au climat d'insécurité qui règne dans les établissements et aux possibilités de fraude qu'offrent les autres dispositifs : « Je ne voulais pas de cartes parce que dans beaucoup d'établissements les cartes sont volées, font l'objet de rackets et on oblige les gamins à donner à un autre la carte. Tu ne manges pas, moi je vais manger à ta place. Et oui, dans certains endroits, les banlieues, etc. Et il passe la carte, ni vu ni connu [24]. » Mais c'est pour ajouter aussitôt qu'il n'existe pas de problèmes de ce genre dans son collège (« c'est un endroit très tranquille ») [25]. L'accent est mis sur les risques et la nécessité d'offrir un maximum de protections à l'individu confronté à un environnement a priori hostile. La perte de confiance envers les médiations sociales et l'autonomie de la société semblent constituer un puissant moteur en faveur des techniques biométriques d'identification, le terreau sur lequel celles-ci pourraient être amenées à se développer. Convergent ici deux tendances en réalité distinctes : le souci gestionnaire d'un contrôle renforcé des flux de population par les États, et le besoin de repères ou de reconnaissance des individus. Ce qui n'est évidemment pas sans présenter de grands dangers.
24 La référence à l'histoire de la carte nationale d'identité est ici instructive. Sa mise en place a été longue et parsemée d'obstacles. L'un de ces obstacles a été la résistance, dans l'entre-deux-guerres, à la prise de données anthropométriques. Et pourtant, on s'aperçoit après examen que ces résistances visaient moins l'anthropométrie en tant que telle c'est-à-dire la possibilité de fixer l'identité individuelle sur la base de caractéristiques physiques que le fait d'être assimilé par cette technique à un malfaiteur, l'anthropométrie étant indéfectiblement associée dans les esprits à son usage policier. D'une certaine manière, l'identification biométrique se présente presque comme une uvre philanthropique. Il s'agit bien de protéger les bons citoyens en les discriminant de façon prétendument sûre et infaillible des mauvais, de séparer ceux qui bénéficient des droits garantis par les États aux membres de la communauté nationale des autres. Séparer le bon grain de l'ivraie est bien l'un des leitmotivs des promoteurs de ces technologies. Ce principe est également repris par de nombreux usagers pour lesquels il n'y a pas de raison de s'opposer à de tels dispositifs « tant que l'on a rien à se reprocher ». Le principe d'exclusion ici à l' uvre est inscrit de manière sous-jacente dans une définition de l'identité individuelle déliée de son ancrage historique et social [26]. L'individu, en tant que donnée pré-constituée, revêt un caractère définitif. Dans cette perspective, le corps, même objectivé, inscrit dans une « mémoire technique », fonctionne comme un gage d'authenticité. Son objectivité est même la garantie d'un caractère égalitaire qui prémunit contre le risque d'erreur, d'arbitraire, que revêt toute interprétation humaine en l'absence de lieux d'élaboration collectifs de la règle. Il convient donc de toujours replacer ces techniques non seulement dans le contexte des sociétés de masse, des échanges à distance, en proie au brouillage et au télescopage des repères culturels et identitaires, mais dans le cadre élargi de l'incertitude propre aux démocraties modernes.
25 Ce premier niveau de lecture n'épuise pas pour autant notre objet. La soumission des individus à ce type d'identification (nous parlons bien sûr d'applications non contraintes), parfois en toute connaissance des risques de traçabilité encourus (donc d'un contrôle effectif) [27] implique l'intervention d'autres ressorts. Très prosaïquement, on ne peut pas ignorer le cas le plus fréquent où le fonctionnement même de l'organisation rend le commerce avec ces dispositifs techniques non pas familier, mais obligatoire ou contraint (nous pensons ici à l'e-commerce, l'e-administration, mais également à tous les usages contraints par absence de choix, comme l'obligation dans laquelle se trouvent les salariés de certaines entreprises de posséder un badge d'identification sous peine de perdre leur emploi, et a fortiori les demandeurs de visas « candidats » à l'immigration) [28]. Mais cette explication est à son tour à double sens. Le fait par exemple d'accepter de déléguer la charge d'identifier et de contrôler à des dispositifs techniques automatisés recouvre des significations contradictoires, des expériences diverses qu'il serait aussi vain que contraire à la démarche compréhensive qui est la nôtre de vouloir rassembler sous un unique dénominateur. Même si cela bénéficie en dernier ressort à l'État ou à toute autre organisation dont l'objectif est d'étendre ses capacités de contrôle, dans l'esprit de nombreux usagers, automatiser revient à desserrer l'étreinte du pouvoir en limitant au maximum les contacts avec ses représentants ou en s'émancipant d'une réglementation dont la légitimité n'est plus reconnue. Moins visible, l'État donnerait le sentiment d'être moins omnipotent. On ne peut écarter ce sentiment sous prétexte qu'il repose sur une illusion, dangereuse de surcroît car aliénante, qui appellerait un travail de démystification. Nous devons au contraire demeurer dans l'ouverture de ce qu'un tel sentiment comporte d'indéterminé, d'équivoque. Lorsque les usagers affirment par exemple que c'est « plus pratique », on peut aussi voir une manière de ruser, de réaffirmer une distance entre soi et le pouvoir où sont susceptibles de venir se glisser des sens nouveaux. En creux, et malgré le caractère trivial de cette revendication, un principe de défiance et de contestation vis-à-vis de la puissance est, quoi qu'on en pense, à l' uvre. Ainsi le fossé entre pouvoir et société, ou plutôt entre une représentation unitaire et une représentation composite de celle-ci, croît-il à mesure que se renforce la tentative de rabattre l'un sur l'autre, et ce n'est pas extrapoler que d'admettre que le singulier, dans ce qu'il a d'irréductible aux dispositifs de pouvoir, se redessine et se fortifie contre l'image dégradée que ces mêmes dispositifs donnent de lui.
26 La signification sociale de la biométrie est marquée par un paradoxe. Le manque apparent de résistance, et donc l'apparente bonne acceptabilité sociale de ces techniques pour parler la langue des industriels, ne signifie pas qu'elles ne suscitent pas d'inquiétudes ni ne font naître la conscience diffuse de profonds bouleversements. L'irreprésentabilité de ce qu'implique ce type d'identification comment rapprocher l'expérience commune du corps propre, dominé par des rapports d'analogie, au corps numérisé, unité d'information dans un système de gestion de flux ? ouvre en réalité sur une équivoque, une béance qui laisse place à beaucoup d'indétermination. D'un côté, cela empêche tout investissement symbolique ou imaginaire. Ces dispositifs littéralement sidèrent. C'est l'une des raisons pour lesquelles ils ne suscitent presque aucun discours, tout du moins sur un mode direct. D'un autre côté et presque symétriquement, la traduction biométrique du corps est tellement étrangère à ce à quoi nous sommes accoutumés qu'elle finit par polariser l'attention sur l'expérience vécue du corps comme carrefour entre soi et les autres. Ainsi, comme le montre l'exemple de la biométrie dans les collèges, c'est l'intolérance de ces dispositifs à l'histoire propre et à la singularité de chacun qui est visée au détour de propos souvent anodins. Ce qui ne signifie pas, comme dans la tradition herméneutique, que l'ipséité soit menacée et qu'il faille porter le débat sur le versant éthique de la subjectivité [29]. Ce que disent les collégiens est un peu différent, décalé, et laisse entrevoir d'autres montages. En plaçant le corps au centre de la problématique de la définition de soi, l'identification biométrique conduit, par la production de petites incompatibilités et de micro-déplacements de sens, à interroger et à reconnaître les bases matérielles (et presque objectives, dans un tout autre sens toutefois que la mesurabilité) de l'ipséité.
Corps et identité : des frontières revisitées
27 La manière dont certains collégiens se sont inquiétés de l'intolérance du dispositif de lecture biométrique du contour de la main aux changements et aux mouvements du corps fournit quelques indices qui vont dans le sens de cette hypothèse. La question était pour eux de savoir comment un dispositif qui identifie la personne à la photographie qui a été faite d'une partie de son corps à un moment donné, donc dans un temps arrêté et dans un contexte chaque fois particulier, pourrait reconnaître la même personne à un autre moment de sa vie. Cela s'est manifesté par des questions afférentes à la manière de positionner la main sur le capteur.
28 Il y en a pas mal qui avaient peur aussi parce qu'on ne savait pas comment allait marcher le système. On croyait qu'on mettait la main tout simplement sur une espèce d'écran tactile qui prenait le contour de la main, mais on se disait que par exemple, si un jour je pose la main comme ça et puis un autre jour je l'écarte un peu plus, ça ne me laisserait pas passer. C'est après qu'on a vu qu'en fait c'était des capteurs, que ça permettait de garder toujours la même position de la main.
29 Le point d'achoppement porte sur la possibilité de rapporter la singularité de chacun, donc l'hétérogénéité sociale, à des gabarits et signaux numériques par définition tous identiques les uns aux autres. Lorsqu'on les interroge directement sur la biométrie, les collégiens ont spontanément tendance à dénoncer le caractère trop organisé et fonctionnel de leur cadre de vie. On se plaint d'une architecture très « design » et aseptisée qui ne laisse aucune place aux recoins, aux cachettes, aux irrégularités, à un simple terrain en herbe pour jouer au ballon, qui ne laisse aucun espace vierge, non pensé, non organisé, non planifié pour s'aventurer dans quelque zone interdite. Un cadre de vie hyper-sophistiqué en somme, mais où manquent l'élémentaire, des miroirs dans les toilettes pour vivre la transformation de son corps [30] et du papier hygiénique [31]. Ce qui est ainsi désigné par défaut, c'est le corps, absent des dispositifs de gestion de la vie, le corps vécu, son épaisseur, le corps sensible, lieu d'exploration de soi et premier terrain d'expérience de l'autre. L'introduction de la biométrie s'articule parfois à un discours très réglementaire et coercitif sur le corps. Ainsi le règlement intérieur du collège de Sainte-Maxime prohibe les baisers sur la bouche, et les tenues vestimentaires trop « attrayantes » alors que les miroirs dans les toilettes des filles ont été supprimés pour le motif qu'ils « n'étaient pas faits pour se regarder, mais pour se laisser des messages au rouge à lèvres, des messages qu'il fallait être accroché pour les lire ».
30 La vie scolaire, nous expliquera la gestionnaire de cet établissement, avait du mal à gérer tous ces retours d'enfants mal habillés ou habillés de façon provocante... Les membres du conseil d'administration ont vu cette dégradation, les filles en simples soutiens-gorges avec juste un petit bustier qui cache juste une partie de la poitrine, le ventre à l'air, les épaules nues... donc ça c'est un peu provocant, parce que les garçons c'est des garçons, si vous leur mettez quelque chose sous les yeux, ils regardent, donc après c'est des « il m'a touché... » et on rentre dans des histoires interminables.
31 On remarque que si on n'hésite pas à évoquer une forme de dégradation (les filles exhibent davantage leur corps) voire de pornographie (une mode provocante imitée de la télévision), à aucun moment ne sera établi de lien entre cette façon d'exhiber son corps, d'affirmer sa transformation, et sa disparition ou son effacement, dans le discours et les pratiques de l'institution. Face à ce silence, la peur fait place à la dérision et à la contestation d'un monde lisse, homogène, dominé par l'identification et la mesure, mais où l'expression du singulier et le corps vivant n'ont pas de place. On s'attendait à quelque chose de grand, d'impressionnant, de high tech, de futuriste, qu'illustrent quelques références au cinéma d'anticipation, et il ne reste au final qu'un tourniquet semblable à n'importe quel tourniquet de métro, un dispositif gestionnaire. La redoutable biométrie est rapportée à ce qu'elle est, un dispositif de comptage et de contrôle, que nulle part de rêve n'habite, imperméable à l'imaginaire. La norme est identifiée, mise à distance, on joue son jeu, mais sans y croire. La dérision affirme moins la possibilité de transgresser que celle d'explorer, de se frotter au réel, et d'exister à travers un corps avant tout vécu comme modalité d'accès à l'autre.
32 Homogénéisation des tenues et des histoires personnelles, normalisation des conduites sont directement visées dans l'extrait d'entretien qui suit : « Il y a quelqu'un qui disait (...) qu'on regardait toutes les formes, que par exemple si un jour on n'avait pas de bague au doigt, et bien le jour d'après il ne fallait pas en avoir non plus » (collégien). Une collégienne déclare même avoir retiré ses bagues au premier passage, « comme ça... », « de peur qu'on les lui vole » répond ironiquement un de ses camarades. Mais n'est-ce pas la possibilité même d'exprimer sa singularité qui risque d'être volé ici, ne serait-ce qu'au travers d'accessoires, la possibilité de modifier son apparence au gré des circonstances ? On connaît la manière qu'ont les collégiens d'inscrire leur identité personnelle dans le registre esthétique de l'apparence, de la coquetterie, du « look », c'est-à-dire dans le registre de l'expression et du corps. Il ne s'agit pas seulement de narcissisme, mais plutôt d'une modalité d'ancrage de l'individu dans le social et du social dans la vie. Georg Simmel est sans doute le premier sociologue, dans la mouvance des courants vitalistes de la fin du 19e siècle, à avoir décrit la vie sociale comme invention de formes [32].
33 Une autre figure de l'identité émerge en filigrane, celle d'une identité ouverte, dynamique, en transformation continuelle, peut-être moins assurée d'elle-même, plus incertaine, mais également plus sociale, et qui n'est peut-être pas sans parenté avec les conceptions développées par Durkheim et reprises par Mauss de la notion de personne : « la présence de la société aux individus (...) ce qui, en l'individu, ne vient pas de lui, le configure comme être en relation, et permet à ces relations de s'actualiser sous une forme déterminée [33] ».
34 D'un certain côté, la biométrie prolonge le mouvement de dématérialisation propre à la société de l'information [34]. Le corps calibré, encodé, numérisé et fragmenté n'a plus rien de commun avec le corps comme médiation sociale et symbole de l'unité de la personne, plus rien de commun non plus avec la matière organique dont il est fait. Réduit à l'état de signe stockable, d'unité interchangeable, sa valeur sociale et symbolique s'efface derrière sa valeur de circulation. En même temps nous assistons, autour de ces techniques, à la mobilisation de figures du corps plus « archaïques » qui s'inscrit dans une logique propre, comporte une cohérence interne, suggère ou prépare peut-être de nouvelles lignes de partage. La manière dont la société s'empare de ces techniques, se les représente, les images dont elle use pour les penser, permet ainsi de suivre les déplacements de sens qui affectent la frontière instituée entre nature et artifice. Les images utilisées pour dire le corps capturé et réduit à l'insignifiance d'un code-barres numérique nous entraînent ainsi bien loin des conventions et des idées reçues. L'affirmation du singulier, diffuse, maladroite et parfois ingénue, résonne comme une parade au dogme massif de l'identité recluse, du for intérieur, de l'authenticité qui tourne le dos à l'objectivisme aussi bien qu'au subjectivisme de l'herméneutique classique. « Je » se dit, comme un « entre nous », un écart à soi, une variation [35]. En dernière analyse, c'est du concept de chair forgé par Maurice Merleau-Ponty que se rapprochent ces significations [36].
35 Le plus étonnant est le lieu de cette parole qui la rend d'ailleurs presque inaudible. Le refus de l'indivision (de l'individu comme identité indivise, entité psychique pré-constituée, enfermée dans un corps sans histoire et insignifiant), émerge à l'endroit même du déni, celui du corps soumis à la mesure d'une gestion technique. Il s'agit bien d'une résistance, mais d'une résistance non conventionnelle, qui emprunte la voie du corps, de son expression, de sa matérialité, tout en s'affirmant déjà sociale. On pourrait dire d'elle ce que Jean Duvignaud dit de la « découverte » de la sexualité au début du siècle dernier : « Comment cacher ce que l'homme ne peut se cacher à lui-même, et que la nature matérielle parle en lui un langage jusque là inconnu ? (...) Quelque chose se passe en nous, qui ne dépend plus des concepts ou des représentations collectives que nous inventons pour les contrôler [37]. »
Conclusion
36 Il y a déjà presque trente ans, Jean-François Lyotard prenait acte du déclin des « récits de légitimation » qui soutenaient depuis l'aube de la modernité un pouvoir désormais sans points d'appuis [38], littéralement « vide », au sens donné à ce terme par Claude Lefort [39]. Ce déclin se signalait par la montée en puissance de la figure du système prompt à occuper la place laissée vacante. Sa prétention totalisante aussi bien que la primauté accordée au critère de performativité étaient présentées comme l'horizon immédiat des sociétés requalifiées de post-modernes. La fin des institutions permanentes, de la société comme totalité isomorphe, si elle cédait la place à l'idéologie du techniquement organisable, montrait l'opportunité de libérer l'hétérogénéité et l'indétermination propres de la société vivante. Jean-François Lyotard voyait même dans la généralisation du « contrat temporaire » (professionnel, affectif, familial), outre la possibilité pour le système de gagner encore en performance, l'occasion de se débarrasser de l'illusion de stabilité et de permanence au c ur de la domination exercée par l'État sur les individus. Le petit récit et la « légitimation » paralogique (celle de l'imagination, de la pragmatique des sciences postmodernes qui reconnaissent le paradoxe, les limites du contrôle, le conflit et le dissentiment comme des sources de créativité) devaient accéder au rang de ces alternatives mineures qui obligeraient le système à prendre la mesure des limites de son rapport de maîtrise au monde et à la société.
37 Les désillusions contemporaines sont à la hauteur des attentes et des espoirs soulevés alors, à moins que et c'est la voie que nous emprunterons les déplacements annoncés par la théorie opèrent à d'autres niveaux et en d'autres lieux que ceux envisagés dans un premier temps par elle. Quoi qu'il en soit, le souci d'opérationnalité et d'efficience l'emporte dans tous les domaines à commencer par celui du savoir. L'alliance opératoire des sciences et des techniques semble en particulier avoir été sous-estimée par les théoriciens de la post-modernité au profit du seul jeu des déconstructions et des reconstructions symboliques [40]. Or les technologies investissent le corps humain de façon inédite en brouillant les frontières à partir desquelles quelque chose comme une « nature humaine » où la dignité de la personne pouvaient se détacher et faire obstacle aux visées purement utilitaristes ou instrumentales de la recherche et développement.
38 Ce que révèlent les tensions cristallisées dans l'objet biométrique, ce sont des modalités hétérogènes de concevoir par exemple les rapports du corps à l'identité en tant qu'ipséité, ou à l'objectivité. La main de la technique se montre ici ambiguë : à la fois inquiétante lorsqu'elle semble fournir la preuve d'une identité substantielle et dessiner le chemin d'une nouvelle aventure totalitaire, et créatrice lorsqu'elle réinscrit l'identité dans un questionnement sur le caractère inassignable des fondements, ou quand elle remet en cause le rapport de maîtrise le monde. Ainsi opère un déplacement presque imperceptible de nos habitudes de penser et de voir, qui consiste à faire glisser la problématique de l'identité vers celle du singulier, et celle du singulier vers celle d'un corps tissé de la même étoffe que le monde pour parler comme Maurice Merleau-Ponty.
39 La visée systémique ne serait donc pas seulement ce qui reste lorsque les grands récits sont exténués, mais le produit de la mise à l'épreuve de ces récits à l'expérience concrète des hommes. De cette mise à l'épreuve, en marge de l'extension du paradigme de le performativité gestionnaire, surgissent comme autant de motifs d'autres manières d'envisager les rapports du réel objectif à l'expérience vécue subjective, de montages inédits et embryonnaires que de nouvelles recherches auront pour mission d'explorer.
Notes
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[1]
Xavier Crettiez et Pierre Piazza, Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006 ; Giorgo Agamben, « Non à la biométrie », Le Monde, 5 décembre 2005.
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[2]
Gérard Noiriel, État, Nation et immigration, Paris, Gallimard, 2001.
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[3]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
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[4]
Les modalités d'utilisation sont actuellement très variées. Si l'empreinte digitale demeure la plus fréquente, on utilise également la géométrie de la main (contour de la main), l'iris, la rétine, le visage (reconnaissance faciale), les nervures de la peau et l'on travaille actuellement sur la géométrie de l'oreille ou les odeurs. Cette liste n'est ni achevée ni exhaustive. Les applications automatisées de la biométrie sont sommairement de trois ordres : il s'agit de restreindre l'accès à un espace réservé (zones aéroportuaires, cantines scolaires, entrepôts de marchandises...) ou à des services (transactions en ligne, e-banque...), d'identifier un individu recherché dans une foule, d'identifier des individus en fonction de leur appartenance à une catégorie juridique, politique ou sociale (dans le cadre de la gestion de flux migratoires par exemple).
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[5]
Je renvoie au chapitre 4 du 21 du rapport d'activité de la CNIL daté de 2000.
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[6]
Ainsi nous réfèrerons-nous tout au long de cet article aux trois enquêtes qualitatives que nous avons réalisées sur ce thème de 2003 à 2006. Celles-ci concernaient trois contextes institutionnels et trois applications distinctes de l'identification biométrique, tour à tour sécuritaires et non sécuritaires, contraintes et non contraintes : la biométrie dans les cantines scolaires (la biométrie du contour de la main pour remplacer au point d'accès la carte de cantine traditionnelle), la biométrie pour le contrôle d'accès aux zones réservées à Aéroport de Paris (enrôlement biométrique de tout le personnel, soit 90 000 personnes, et introduction de données biométriques dans les badge), enfin l'expérimentation pilotée par le ministère de l'Intérieur et la communauté européenne d'introduction d'éléments biométriques dans les visas des pays soumis à contrôle des flux migratoires (Sylvie Craipeau, Gérard Dubey, Xavier Guchet, « La biométrie : usages et représentations », Rapport de recherche INT, 2003 et S. Craipeau, G. Dubey, X. Guchet, « Biodev : du contrôle à distance au Macro-Système-Technique », Rapport de recherche, 2006).
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[7]
G. Noiriel, État, Nation et immigration, op. cit., p. 495.
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[8]
Ibid., p. 496.
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[9]
« Pour satisfaire à ces exigences, la police va mobiliser, écrit par exemple Gérard Noiriel, les nouveaux moyens de communication que l'industrialisation met à la disposition de l'État et instaurer un système d'identification beaucoup plus efficace » (G. Noiriel, État, Nation et immigration, op. cit., p. 500).
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[10]
Alain Gras, Les Macro-Système-Techniques, Paris, PUF, 1997.
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[11]
Walter Schivelbusch, Histoire des voyages en train, trad. l'all. par Jean-François Boutout, Paris, Le Promeneur, 1990. Christophe Studeny, L'invention de la vitesse, Paris, Gallimard, 1995.
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[12]
« Ici les personnes qui instruisent interrogent cette base. Elles interrogent d'abord la base locale, celle du poste, et ensuite, via le réseau RMV2, les bases mondiales. On voit tout de suite si la personne a été l'objet d'une procédure d'expulsion. Nantes s'occupe de ce qui n'est pas mis au fichier (ce qui est politique ou sécuritaire). La section 5 ne fait que basculer vers la base du ministère de l'Intérieur. La biométrie est aussi sur la base du ministère et les agents n'ont pas accès à cette base. » Ce dispositif largement intégré dans la pratique par les agents consulaires n'en reste pas moins opaque à leurs yeux dans sa finalité et son architecture. « On ne sait pas ce qu'ils font à Nantes (...) On n'a pas l'information. On sait qu'il va y avoir un changement mais on n'en sait pas plus (...) Il y a tellement de changements... on est obligé de s'adapter... ». « Tout le monde bouge maintenant dans l'espace Schengen, donc la biométrie ça ne changera rien dans notre manière de travailler, mais c'est une sécurité pour nous (...) Pour nous l'essentiel c'est le logiciel. C'est d'avoir RMV2, la version 2003. RMV1, c'était moins complet, c'était moins verrouillé aussi. Maintenant la date de naissance est intégrée dès le départ de la quittance... »
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[13]
« La falsification est aujourd'hui trop sophistiquée pour être détectée aux aubettes, nous dit cet autre fonctionnaire de police. On n'a pas le choix, nos outils doivent être performants. Les stratégies déployées sont tellement fines, techniques, qu'on n'a plus le choix. Il faut des moyens techniques face aux faussaires, on ne peut plus travailler manuellement. Il y a 80 à 90 % de lecture automatique pour les personnes fichées au FPR avec la bande MRZ. Vous imaginez la loupe dans une aubette de contrôle ? (...) Si on arrive plus à la base à lire nos propres sécurités, qu'on ne voit plus à l' il nu mais à la lampe 3Mconfirm, alors on est mal... On en arrive à un point où on doit se faire assister par les technologies. »
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[14]
Max Weber, Économie et société, trad. de l'all. par Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1971 ; Pascal Robert, La logique politique des technologies de l'information et de la communication, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005.
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[15]
Jean-Jacques Courtine et Christian Haroche, Histoire du visage, Paris, Payot, 1994 ; Arnaud Gilberton, « De la physiognomonie à la biométrie : continuités et ruptures de l'identification du corps », Mémoire de DEA, Université de Paris 1, 2005.
-
[16]
Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1993.
-
[17]
Gérard Dubey, « Les deux corps de la biométrie », Communications, no 81, 2007.
-
[18]
Claudine Dardy, Identités papier, Paris, L'Harmattan, 1998.
-
[19]
S. Craipeau, G. Dubey, X. Guchet, « Biodev... », art. cité.
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[20]
Ibid.
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[21]
Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Gallimard, 1986, p. 295-302.
-
[22]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1985.
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[23]
« Les sociétés modernes sont construites sur le terreau de l'insécurité parce que ce sont des sociétés d'individus qui ne trouvent, ni en eux-mêmes ni dans leur entourage immédiat, la capacité d'assurer leur protection. » : Robert Castel, L'insécurité sociale, Paris, Seuil, 2003.
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[24]
Au cours d'un autre entretien le principal évoque le vandalisme dont les systèmes à cartes peuvent être l'objet (chewing-gum dans la fente...).
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[25]
Chez d'autres, comme chez cette gestionnaire d'un autre collège du sud de la France, le choix d'implanter de tels dispositifs semble avoir été dicté par un souci de rationalisation et d'efficacité : « C'est vrai que ça fait plaisir à personne. Je reconnais que se voir sur l'écran en retard de paiement, qu'il s'appelle tartampion ou Achille, les autres élèvent sauront qu'il s'appelle Tartampion ou Achille (...) mais je ne vois pas d'autre moyen opérationnel à ce jour (...) La biométrie ça touche à beaucoup de domaines... vous ne pouvez pas avoir un système de biométrie, un ensemble performant pour le passage si derrière ça ne suit pas, si la desserte à la chaîne alimentaire ne suit pas. (...) Parfois on gère quinze secondes à un quart d'heure, ça c'est clair. (...) Donc c'est vrai que ce dispositif nous permet à tout moment, sous trois quatre jours, de savoir leur position, et d'un élève sa position en présences et en absences de l'établissement au moment de midi, et sa position financière. »
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[26]
Si l'identité individuelle ne se construit pas dans la relation aux autres et dans le temps (la durée) mais est un donné, il n'y a pas de place pour autrui, pour l'image d'une extériorité non seulement bienveillante, mais participant intégralement à la construction de soi. Les frontières du dedans et du dehors cessent alors d'être perméables.
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[27]
C'est le cas de beaucoup d'autres dispositifs d'information comme le passe Navigo mis en place par la RATP, l'installation de systèmes GPS dans les automobiles en concertation avec les assureurs qui peuvent alors élaborer un profil de leur client et personnaliser leurs tarifs, etc.
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[28]
Nous écartons ici les analyses « critiques » qui mettent une telle atonie sur le compte d'une servitude volontaire ou d'une anesthésie programmée produit de la manipulation des esprits par un pouvoir omniscient (voir en particulier, Cédric Biagani, Guillaume Carnino, Célia Izoard, La tyrannie technologique, Paris, L'Échappée, 2007). Le principal reproche que l'on peut faire à ce type d'approche est de dénoncer ce qu'il s'agit de comprendre, donc de se placer en surplomb de la société dans une perspective qui apparaît d'emblée normative.
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[29]
C'est la position actuelle de la CNIL par exemple. Paul Ric ur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
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[30]
N'oublions pas que nous avons affaire à des adolescents dont l'identité se construit dans cette transformation.
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[31]
« Ce que j'aimerais franchement c'est déjà acheter des rouleaux de papier toilette, du papier cul (...). On voudrait un vrai terrain de foot où on peut marcher dessus... parce que le terrain de foot là-bas on ne peut pas s'en servir, on a pas le droit de marcher dessus, jeux de ballon interdits. Ça abîme le gazon donc c'est juste pour décorer, ça fait beau... des miroirs et des glaces dans les toilettes aussi » (élèves de 3e).
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[32]
Georg Simmel, Philosophie de la modernité. Paris, Payot, 1989, chap. « La mode ».
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[33]
Bruno Karsenti, La société en personnes, Paris, Economica, 2006, p. 5-6.
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[34]
Problématique en réalité fort ancienne, puisqu'elle se manifeste pour la première fois en ces termes dans la première moitié du 18e siècle au détour de l'introduction de la monnaie papier par John Law (Daniel Gordon, « Le principe de dématérialisation. Sociabilité et circulation au 18e siècle », in Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (dir.), L'invention de la société. Nominalisme politique et sience sociale au 18e siècle, Paris, Raisons Pratiques/EHESS, 2003).
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[35]
Par extrapolation, cette approche de l'identité s'inscrit dans le débat sur l'identité nationale et les différentes conceptions de la communauté nationale qui se sont opposées dans l'histoire. Gérard Noiriel se fait l'écho de deux manières de décliner le grand récit de légitimation établi sur l'idée de nation et de souveraineté du peuple (en lieu et place de la personne sacrée du monarque). La première fait fond sur le principe d'une communauté homogène et le sentiment d'appartenance à un passé commun sans rupture ni discontinuités, la référence à une origine unique. C'est, pour faire court, la version de Renan. Celle-ci entraîne inévitablement la construction d'un dehors contre lequel elle s'adosse. La seconde, représentée par Michelet ou Quinet, renvoie à l'idée de communauté ouverte, par nature hétérogène, divisée et multiple, comportant par définition des marges d'indétermination, des failles, et présupposant des origines incertaines. Ces deux manières de concevoir la Nation se réfléchissent dans deux conceptions de l'identité individuelle diamétralement distinctes. Une identité préconstituée et stable dont l'État est conduit à être le principal garant et représentant, une identité labile et toujours en devenir inscrite dans la trame des relations sociales et d'un droit dont la validité repose sur l'incertitude de ses fondements.
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[36]
Je renvoie à l'ouvrage clé en la matière, Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible (texte établi par Claude Lefort, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1964) : « La notion essentielle pour une telle philosophie est celle de la chair, qui n'est pas le corps objectif, qui n'est pas non plus le corps pensé par l'âme (Descartes) comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu'on sent et ce qui sent. Ce qu'on sent = la chose sensible, le monde sensible = le corrélat de mon corps actif, ce qui lui répond. Ce qui sent = je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme attaché à ma chair (...) et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensible clé, sensible dimensionnel » (p. 313).
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[37]
Jean Duvignaud, La genèse des passions dans la vie sociale, Paris, PUF, 1990, p. 194.
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[38]
Jean-Francois Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979.
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[39]
Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Gallimard, 1986.
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[40]
Gilbert Hottois, De la renaissance à la postmodernité, Bruxelles, De Boeck Université, 1997.