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Article de revue

Vérité démocratique et spécificité romanesque.

Droit et littérature dans deux romans de procédure

Pages 71 à 89

Notes

  • [1]
    « Droit et Littérature », colloque international (13-14 octobre 2006) organisé par l'École Nationale de la Magistrature.
  • [2]
    Richard H. Weisberg, Poethics and Other Strategies of Law and Literature, New York/Londres, Columbia University Press, 1992.
  • [3]
    Sandra Travers de Faultrier, Droit et Littérature, Paris, PUF, 2001.
  • [4]
    Au cours de cette année universitaire 2006-2007, Christian Biet et moi-même avons mené des ateliers de travail à l'Université de Paris X-Nanterre. Un colloque Droit et Littérature a également été organisé à la Cour de Cassation par Antoine Garapon et Denis Salas.
  • [5]
    « Conference on Law as Literature », Francfort, 4-6 octobre 2001.
  • [6]
    Voir par exemple Jean-Luc Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme, Paris, Galilée, 2005.
  • [7]
    R. Weisberg, « Le bon code. Pour une suite aux études de Droit et Littérature, communication inédite, Université de Paris X-Nanterre, 2 mai 2007.
  • [8]
    R. Weisberg, « Le droit “dans” et “comme” littérature : la signification autogénérée dans le “roman de procédure” », dans ce numéro de Raisons politiques, p. 37-49.
  • [9]
    Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1957 [1942], p. 99-103.
  • [10]
    R. Weisberg, Vichy, la Justice et les Juifs, éditions des Archives, 1998, chapitre 1.
  • [11]
    A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 96.
  • [12]
    Ibid., p. 9.
  • [13]
    Ibid., p. 7.
  • [14]
    R. Weisberg, The Failure of the Word : the Protagonist as Lawyer in Modern Fiction, New Haven, Yale University Press, 1984.
  • [15]
    Ibid., p. 14.
  • [16]
    Wolfgang Holdheim, Der Justizirrtum als Literarische Problematik, Berlin, de Gruyter, 1969.
  • [17]
    François Ost, Raconter la loi : Aux sources de l'imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 88-90.
  • [18]
    Hermann Melville, Billy Budd, marin, trad. de l'angl. par Pierre Leyris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1980, p. 151.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ibid., p. 46-47.
  • [21]
    Ibid., p. 60.
  • [22]
    Ibid., p. 119.
  • [23]
    R. Weisberg, The Failure of the Word, op. cit., chap. 8.

1 Les études qui lient le droit à la littérature sont actuellement en pleine expansion dans de nombreux pays européens. Pour une part héritières du « Law and Literature » américain, les études européennes s'en distinguent toutefois par leurs perspectives ­ droit civil, herméneutique, etc. ­, et par les traditions nationales dans lesquelles elles s'inscrivent. En France, l'année universitaire passée (2006-2007), Christian Biet et moi-même avons mené des ateliers de travail à Nanterre, et j'ai également présidé à la Cour de cassation une matinée consacrée aux « fictions littéraires et fictions juridiques » [1]. Ce débat évoqua en moi le projet abordé il y a un siècle par des juristes américains, Benjamin N. Cardozo et John Henry Wigmore, qui devinrent à la fois des pionniers du mouvement moderne américain et les sources de Droit et Littérature en France.

2 C'est le doyen de la Northwestern Law School à Chicago, John Henry Wigmore, qui, au début du siècle, insista pour que les avocats et les étudiants en droit lisent des romans ayant pour sujet le droit afin de mieux comprendre la comédie humaine dans laquelle ils allaient faire la justice le reste de leur vie. Dans les années 1920, Benjamin Nathan Cardozo, futur juge à la Cour Suprême des États-Unis, publiait l'essai fondateur Law and Literature, où il théorisait l'art juridique, et élaborait une méthode poétique pour rendre la justice, méthode que j'ai nommée « Poethics », cette superbe combinaison de poésie et d'éthique [2].

3 Plutôt que de voir en ces deux juristes des hommes d'arrière garde ou des romantiques ­ si ce n'est dans le sens du romantisme allemand qui parle d'une Universalpoesie et qui affirme que tous les savoirs fondés sur la narration ne font qu'un ­, on serait mieux avisé de considérer Wigmore et Cardozo comme des prophètes d'une nouvelle époque cicéronienne, une époque typique de ce que fut l'Europe pendant des siècles. Après la Seconde Guerre mondiale surtout, on a cherché dans la justice une vraie poethics, une rhétorique à la fois bonne et humaine, inséparable de la notion de devoir public.

4 Aussi fragmentée et cyclique qu'elle nous apparaisse à nous autres post-modernes, la liaison entre droit et littérature a été rétablie après chaque ère de rupture, sous des formes diverses, mais toujours démocratiques. Droit et Littérature n'a jamais aspiré à être un mouvement élitiste mais, dans la lignée de Wigmore et de Cardozo, à constituer un domaine de savoir destiné à influencer tous ceux concernés par les forces narratives à l' uvre dans la société.

5 Le moteur de Droit et Littérature a précisément résidé dans l'aspiration démocratique de Wigmore et Cardozo qui cherchaient à s'assurer que les juges et les hommes politiques demeureraient attentifs aux personnes placées sous leur influence et que les citoyens, à leur tour, apprendraient à mieux écouter, mieux comprendre et mieux critiquer, voire à remplacer si nécessaire, les personnes en place. Car, comme l'a remarqué Sandra Travers de Faultrier, nous devons admettre que nous sommes toujours définis par des narrations externes, provenant soit du droit, soit de la littérature [3]. C'est donc à nous, en tant qu'acteurs du système démocratique, de veiller à bien lire le discours des juges, des législateurs, mais aussi le discours des papes et des présidents.

6 Ce n'est pas un hasard si, dans une Europe qu'on voudrait actuellement plus unifiée, mais aussi plus juste, la tendance démocratique caractérise le mouvement Droit et Littérature de beaucoup de pays. Il m'a ainsi été donné durant cette année de visiter plusieurs des lieux où se développe cette tendance interdisciplinaire, la France bien entendu [4], mais aussi la Scandinavie où une vingtaine de chercheurs ont créé le Réseau nordique de Droit et Littérature ; l'Italie où vient d'être publiée une série d'essais ayant pour thème l'équité dans le droit et la littérature ; les Pays-Bas où les juges et les hommes politiques ont pris la tête du mouvement ; enfin, l'Allemagne où quatre topoï structurent Droit et Littérature : les éléments narratifs du discours juridique, le lieu imaginé et littéraire de ce discours, les structures juridiques des discours autoritaires et la critique culturelle du droit [5].

7 Ce dernier thème est directement issu du cultural criticism et de la critical legal theory américains, tandis que le courant Droit et Littérature aux Pays-Bas, en Norvège et au Danemark est de tonalité plus militante, et s'apparente à une autre tradition américaine, celle qui pousse les juristes à s'engager et à dénoncer la censure, la peine de mort et la pratique de la torture. La critique culturelle du droit aboutit à ce que Jean-Luc Nancy et Gianni Vattimo, parmi d'autres, ont décrit comme le « retour du religieux [6] ». Les liens qui existent entre une sorte de déconstructionnisme et une théologie d'inspiration chrétienne, je les avais moi-même dégagés il y a une vingtaine d'années. Leur manifestation actuelle atteste que la théorie post-moderne qui a dominé les deux dernières décennies en France en particulier, annonçait, sous couvert de radicalisme, le retour à une herméneutique traditionnelle. Cette méthodologie mi-chrétienne, mi-post-moderne aboutit à ce que j'appelle « la déstabilisation programmatique des codes [7] ». Je vais l'évoquer plus longuement en m'attachant à la lecture de deux textes littéraires, sources, de mon point de vue comme de celui de Wigmore et de Cardozo, de la justice elle-même.

8 L'Étranger d'Albert Camus et Billy Budd, marin de Herman Melville, loin d'être des romans ambigus ou simplement divertissants, exposent en réalité une théorie politique et une pensée du droit que l'on ne saurait trouver ailleurs. Seuls les  uvres d'imagination nous permettent d'accéder à la vérité des choses. Ces textes littéraires d'un genre particulier, que j'appelle des « procedural novels » ou « récits de procédure », imaginent une démocratie plus transparente, ignorée du discours des juges et des hommes politiques. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j'entends par « procedural novels », renvoyant le lecteur à l'article où j'ai théorisé ce nouveau genre littéraire, traduit et publié dans ce numéro [8].

9 La lecture que je propose de L'Étranger, qui tient compte du contexte historique et légal, tend à démontrer que la vérité est déformée par des juges dont le discours dégradé n'est pas le produit du droit, ou de l'ontologie du jugement, mais d'un système de valeurs susceptible de changement. Ma lecture de Billy Budd, marin s'inscrit, elle, dans la théorie de la « communication prudente », ce mode dominant et souvent faux d'information du grand public. Grâce à ces deux textes, auxquels on pourrait ajouter une vingtaine d'autres « récits de procédure », Droit et Littérature a ouvert un débat sur l'herméneutique, le discours, et les valeurs qui déterminent les jugements et les prises de position des gens au pouvoir.

L'Étranger dans le contexte de 1942 : une injustice réfléchie

10 Dans L'Étranger, les juges et les avocats se liguent pour transformer la personnalité de Meursault, celui qui est « étrange » à la loi. Le récit exige une lecture soigneuse pour identifier à la fois la déformation de son caractère et, ce qui est plus important, les aléas de cette technique de jugement. L'erreur ne réside pas dans la loi elle-même. Si les juges et les avocats avaient interprété la loi de façon correcte, l'injustice de la peine de mort eût été évitée.

11 Cet individu aux valeurs « étranges », voire « bizarres », qu'est Meursault est condamné au terme d'un processus juridique qui fait de lui un « monstre moral ». La conclusion à laquelle aboutissent les gens de justice est inique. Fondée sur une interprétation erronée des incidents de la vie de Meursault, le prononcé de la peine de mort apparaît comme une injustice ­ le condamné le décrit comme « bizarre », alors qu'il eût été évidemment juste de le condamner à une peine moins grave. Ce résultat est-il imputable à la loi ­ au code pénal ou à la procédure pénale ? N'est-il pas davantage une création des juges fondée moins sur les codes, que sur des valeurs subjectives, imprégnées de ressentiment ? La réponse à ces questions oriente le lecteur soit vers une critique générale de l'administration de la justice, soit vers l'analyse à la fois des incidents antérieurs qui émaillent le récit et des interprétations erronées dont ils font l'objet de la part de juges apparemment formellement dévoués à la vérité.

12 La procédure pénale en Europe, avec son juge d'instruction chargé de découvrir la vérité, impose une norme juridique très différente de celle de la Common Law. La découverte d'une vérité préalable au procès fascine néanmoins certains romanciers anglo-américains. Mais la fonction du juge d'instruction est-elle autre chose qu'une fiction ?

13 Au premier abord, Camus semble défendre l'idée que la vérité préalable est une fiction. Le roman, ainsi que le penserait peut-être Christian Biet, joue avec la norme, et la révèle comme fiction. Mais dans L'Étranger, et dans la plupart des récits de procédure, ce qui est proprement génial est la possibilité de découvrir précisément la vérité qu'exige la loi, mais qu'évitent les gens de loi. Lecteurs de ce genre de textes, nous sommes à la recherche d'une justice perdue par les personnes même qui ont la charge de rendre la justice et dont les méthodes empêchent son triomphe. La thèse de L'Étranger est que la vérité existe, et que les juges peuvent la découvrir. La fiction romanesque est au service de l'établissement de la vérité comme norme. Camus, comme Dostoïevsky avant lui, révèle au lecteur scrupuleux que les distorsions de la vérité proviennent d'un esprit instable, celui du juge, qui cherche à son tour à déstabiliser l'esprit des autres, en particulier celui de Meursault. Infligeant à l'accusé un discours qui entrelace des paroles d'amitié à des tirades abusives, le juge d'instruction déconstruit Meursault, et laisse au lecteur le soin de le reconstruire de façon honnête et vraie.

14 Toujours suivant l'exemple de Dostoïevsky, et de son personnage, Dimitri Karamazov, Camus crée un protagoniste que sa nature renfermée et sensuelle éloigne de l'univers du raisonnement complexe. L'étrangeté de Meursault n'est nulle part plus évidente que pendant la tirade du juge d'instruction à propos du christianisme. Nombre de textes littéraires mélangent le droit avec une certaine religiosité, et, ce faisant, introduisent un scepticisme moins envers la justice, qu'envers la distorsion hypocrite de la loi. Souvenons-nous du dialogue, juste après son arrestation, entre Meursault et le juge d'instruction, entre celui « qui ne croyait pas en Dieu » et le juge qui, en principe, ne s'occupe pas de théologie :

15 Après un silence il s'est levé et m'a dit qu'il voulait m'aider, que je l'intéressais et qu'avec l'aide de Dieu, il ferait quelque chose pour moi... Brusquement, il s'est levé, a marché à grands pas vers une extrémité de son bureau et a ouvert un tiroir dans un classeur. Il en a tiré un crucifix d'argent qu'il a brandi en revenant vers moi. Et d'une voix toute changée, presque tremblante, il s'est écrié : - Est-ce que vous le connaissez, celui-la ? » J'ai dit : « Oui, naturellement. » Alors il m'a dit très vite et d'une façon passionnée que lui croyait en Dieu, que sa conviction était qu'aucun homme n'était assez coupable pour que Dieu ne lui pardonnât pas, mais qu'il fallait pour cela que l'homme par son repentir devint comme un enfant dont l'âme est vide et prête à tout accueillir. Il agitait son crucifix presque au-dessus de moi. [...] À vrai dire, je l'avais très mal suivi dans son raisonnement, d'abord parce que j'avais chaud et qu'il y avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi parce qu'il me faisait un peu peur. Je reconnaissais en même temps que c'était ridicule parce que, après tout, c'était moi le criminel. Il a continué pourtant... et m'a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J'ai répondu que non. Il s'est assis avec indignation. Il m'a dit que c'était impossible, que tous les hommes croyaient en Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage. C'était là sa conviction et, s'il devait jamais en douter, sa vie n'aurait plus de sens. « Voulez-vous, s'est-il exclamé, que ma vie n'ait pas de sens ? » À mon avis, cela ne me regardait pas et je le lui ai dit... La chaleur se faisait de plus en plus grande... Il a murmuré : « Je n'ai jamais vu d'âme aussi endurcie que la vôtre » [9].

16 Meursault est économe en mots. Il parle de manière simple. Ni spécialiste de théologie, ni avocat, ni intellectuel, il manifeste dès la première page du roman une sensualité proche de l'insouciance : il est « différent », mais son altérité n'apparaît jamais plus clairement que lors de ses conversations avec le juge. C'est le juge d'instruction qui fait de Meursault un monstre, en référence à une moralité traditionnelle à laquelle il adhère et qu'il mobilise contre cette nouvelle image de l'anté-Christ.

17 Avant la perpétuation du crime, c'est-à-dire pendant presque toute la première partie du récit, Meursault, par son comportement, gagne l'amitié de nombreuses personnes, y compris de la jolie Marie qui l'aime malgré l'absence de toute affection visible de la part de son amant. Marie considère que cette absence est à la fois attirante et « bizarre » ­ mot-clef que l'on rencontre une dizaine de fois dans ce court texte pour décrire tous ceux qui aiment ou, à l'opposé, cherchent à détruire le caractère de Meursault.

18 Le principal défaut de Meursault est son refus de donner des gages aux tenants de la moralité dominante. L'Étranger a été publié en 1942. Il est possible, sans trop exagérer, d'établir un lien entre ce personnage et les « étrangers » à la loi réelle de l'époque de Vichy. L'année précédente, en 1941 donc, a débuté à Riom le procès de Léon Blum, ennemi déclaré du régime de Vichy, socialiste et juif, qui « ne pensait même pas français » comme on le dira de lui au cours du procès [10]. Si dans L'Étranger le caractère de Meursault est déconstruit afin d'en faire surgir un monstre, Blum lui aussi se retrouve dans le box des accusés en raison de son altérité. Dans le procès fictif comme dans le procès réel, des interprétations vagues mais efficaces font appel à la moralité chrétienne contredite par les deux accusés. Devant répondre d'un crime réel (Meursault), fictif (Blum), les deux accusés ont en commun la même étrangeté aux valeurs traditionnelles dominantes.

19 La lecture du compte rendu sténographique du procès de Riom fait apparaître la franchise de Léon Blum face aux discours contournés du procureur et des juges. Dans la France de l'Occupation, deux êtres que tout sépare mais que leur intransigeance réunit ­ Léon Blum dans la réalité, Meursault dans la fiction ­ refusent de compromettre leur intégrité en se soumettant à une interprétation judiciaire puissante, mais fausse.

20 Pour en revenir au récit de Camus, le lecteur prend conscience de la distance qui sépare Meursault de ses interprètes chaque fois que Meursault provoque le système par les réponses qu'il donne aux questions qui lui sont posées. Son avocat, qui lui paraît un peu « bizarre », lui conseille de ne jamais répéter la réponse faite le jour de l'enterrement de sa mère : « Sans doute j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient [11]. » Ce pauvre avocat va se révéler absolument incapable de définir une défense adaptée à un client comme Meursault. Moins excusable est la reconstruction fausse qu'opèrent le juge d'instruction et le procureur. Si l'un et l'autre avaient fait leur devoir selon le code de procédure pénale, ils auraient pu découvrir dans cet étrange Meursault un homme « acceptable ».

21 Afin d'admettre que Meursault n'est pas du tout le Frankenstein que ses interprètes s'obstinent à créer, nous devons nous imposer l'analyse rigoureuse théorisée par Friedrich Nieztsche dans sa Généalogie de la morale, et nous plier à la méthode qu'il recommande pour parvenir à lire correctement les bons textes. Influencé par la rhétorique des juges, le lecteur oublie, par exemple, que la reconstruction du témoignage de Meursault lors de l'enterrement de sa mère est tout simplement fausse. Adoptant la méthode de Wierderkauen » ­ de la rumination ­ de Niezstche ou du « tormozhenie » des formalistes russes comme Shlovski et Eikhenbaum, le lecteur doit ralentir sa lecture et refuser d'être entraîné par l'interprétation malsaine du juge d'instruction. Seule la méthode impersonnelle, qui caractérise l'approche du « roman de procédure », permet de découvrir l'interprétation juste.

22 Revenons au soi-disant refus de Meursault de voir sa mère morte. Les témoignages du directeur de l'asile et du concierge de cet établissement déforment la réalité exposée au premier chapitre du roman. Prisonniers de la déconstruction de la situation imposée par le procureur, tous les deux confirment que Meursault n'a pas souhaité voir sa mère. Or, Meursault, en arrivant à l'asile, se souvient au contraire : « J'ai voulu voir Maman tout de suite [12] ». Cette férocité grammaticale et ces valeurs plutôt traditionnelles codifiées par la grammaire seront, par la suite, ignorées des juges et des avocats. Ce Meursault-là n'a rien à voir avec le Meursault vague des premières phrases du roman : « Aujourd'hui maman est morte, ou peut-être hier. Je ne sais pas [13] ». Meursault va payer de sa vie le système de compréhension aveugle dans lequel l'enferme la rhétorique judiciaire. Personne n'a envie de lire « honnêtement » son témoignage. Ce n'est pas le droit qu'un tel récit condamne, comme je l'explique dans The Failure of the Word[14], mais une technique juridique mi-légaliste, mi-chrétienne qui déforme les textes rassemblés dans les codes ou produits par les personnes.

23 Pourquoi à ce moment crucial de son destin, Meursault contrarie-t-il sa première impulsion, et finit-il par refuser de voir sa mère ? Trois éléments interviennent. Ils sont soigneusement présentés dans le premier chapitre, mais exigent du lecteur d'avancer avec une lenteur toute nieztschéenne. Ces trois éléments ont pour point commun la sensualité de Meursault. Conduit à la morgue par le directeur, Meursault remarque que le cercueil de sa mère est déjà « recouvert de son couvercle ». Pourquoi défaire, dans toute cette chaleur et cette blancheur éclatante, le travail accompli par ceux qui mesurent mieux que lui l'effet de décomposition du climat sur les cadavres ? Pourquoi imposer à une infirmière dont le visage est couvert d'un bandeau blanc qui cache un chancre, comme le lui a expliqué le concierge, le dévoilement d'un corps mort ? Et c'est à ce moment précis que Meursault se rappelle d'une autre information fournie par le concierge lors de leur première conversation : « Il m'avait dit qu'il fallait l'enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait chaud, surtout dans ce pays [15]. » La combinaison de ces trois éléments montre bien que dans son for intérieur Meursault est étranger à toute dépravation morale.

24 L'Étranger insiste sur la possibilité de rendre la justice, autrement dit de rétablir, et non de déconstruire, les normes mêmes du code. En offrant la possibilité au lecteur de saisir les individus, les faits, les discours tels qu'ils sont et non tels qu'ils semblent être, L'Étranger propose une théorie de l'interprétation beaucoup plus radicale que les théories dites post-modernes. Plutôt que d'insister sur l'ambiguïté, l'absence de structure ou de centre de la narration, le « récit de procédure » insiste sur la vérité et identifie comme coupable non pas le droit, mais les juges dont les méthodes de compréhension se révèlent déformées et nuisibles.

25 Contrairement aux juges qui se refusent à « lire » Meursault honnêtement, le lecteur doit ralentir afin de découvrir la réalité des choses. Ce qui a été falsifié par une méthode quasi-légaliste et quasi-religieuse pourra être rétabli par une approche plus soigneuse et moins subjective du droit lors de l'instruction de l'affaire. La littérature n'a pas pour objet de démonter les fictions de la loi, mais de dénoncer les erreurs commises au nom de la loi. Comme l'avait constaté Wolfgang Holdheim dans un ouvrage séminal, Der Justizirrtum als Literrarische Problematik (L'erreur judiciaire en tant que thème littéraire) [16], l'étude d'un texte dans le cadre de Droit et Littérature exige l'examen des valeurs dissimulées derrière la rhétorique élaborée des juges, des écrivains et des autres personnes en place qui exercent leur influence à travers les mots.

26 Tous les romans ne méritent pas une telle « reconstruction » qui vise non pas à déstabiliser l'idée de la justice, mais à interroger les traditions qui rendent possibles des solutions fausses.

Billy Budd, marin

27 Billy Budd, marin, dont l'action se déroule sur un vaisseau britannique lors de la Révolution française, a suscité un important débat dans un troisième pays : les États-Unis. Comment le récit de la résistance de la Grande-Bretagne aux vents révolutionnaires français a-t-il pu conduire le juge Richard Posner à avoir peur d'une nouvelle révolution américaine ? Droit et Littérature est un mouvement politique. En répondant longuement à mon analyse de ce grand texte de Hermann Melville, Richard Posner a bien été contraint de reconnaître que la littérature pouvait être la matrice d'un pensée radicalement réaliste du droit et de la jurisprudence. Conscient des ferments démocratiques contenus dans le projet intellectuel défendu par Wigmore et Cardozo, Posner, et avec lui tous les défenseurs de l'influence d'une élite économique, ont réagi contre l'idée même du mouvement Droit et Littérature.

28 Quelle est l'importance de ce texte publié en 1924, soit un quart de siècle après le décès de Melville ? Et quels rapports entretient-il avec la démocratie ? Récit d'aventure qui met en scène une lutte à mort entre des caractères opposés ainsi qu'un drame juridique, Billy Budd, marin présente le discours dégradé d'hommes puissants qui lisent mal les textes pour imposer leur volonté à ceux qui leur résistent. Comme dans L'Étranger, les victimes du droit sont ceux qui ne maîtrisent pas la parole, et se retrouvent ainsi pris dans le discours des puissants.

29 Personne n'a mieux raconté l'intrigue de Billy Budd, marin que François Ost dans son ouvrage Raconter la loi, où il prend brièvement mais clairement position contre l'analyse de Richard Posner :

30 Engagé de force dans la marine de guerre anglaise à l'époque du Directoire et au lendemain d'une vague de mutineries qui avait laissé des traces, Billy Budd est accusé, à tort, de mutinerie par le capitaine d'armes du bord. Incapable de se défendre verbalement, le marin assène un coup, qui se révèle mortel, à l'officier qui l'accuse. Il est aussi jugé par un conseil de guerre que préside le capitaine Vere : tous sont convaincus de l'innocence du marin, mais sa condamnation à mort est néanmoins décidée, car il n'est pas question de donner a l'équipage le moindre signe de faiblesse en ces temps de guerre et au lendemain d'une période de mutinerie. À la pointe de l'aube, Billy est pendu à la grande-vergue.

31 Et Ost poursuit :

32 Melville nous invite à... nous engage[r] a une lecture christique de ce sacrifice du fils (Billy) par le père (Vere) en expiation de la faute originelle qui pèse sur tous, innocents compris... Existerait-il donc des juges intègres ? Rien n'interdit de l'espérer, et la littérature nous en évoque l'une ou l'autre figure [17]...

33 On retrouve ici les thèmes précédemment abordés : la possibilité de retrouver une loi juste derrière les déformations que lui font subir les juges ; la nécessité de bien lire et de résister aux mauvaises interprétations ; le lien déjà repéré dans L'Étranger entre la religion et l'herméneutique souple et flexible des puissants. Aucun autre chef d' uvre américain ne met plus radicalement en cause l'état d'exception, et les distorsions que subit le droit dans ces périodes d'urgence, comme on peut le voir actuellement aux États-Unis dans la « guerre contre la terreur ». Ainsi, fortement lié à L'Étranger ­ et, sur ce point précis, au Marchand de Venise ­, Billy Budd, marin montre comment les autorités imposent les interprétations bizarres de la loi à des « étrangers » relativement impuissants.

34 Écrit entre 1885 et 1891, date de la mort de l'auteur, le récit oppose John Claggart, le méchant capitaine d'armes du vaisseau, et Billy Budd, un marin, gabier de misaine, remarquable tant par sa beauté physique que morale. L'amertume irrationnelle de John Claggart est à l'origine de la rumeur qui accuse Billy de mutinerie, accusation effroyable dans le milieu de la marine britannique à une époque où de vrais mutins, sous l'influence des idées de la Révolution française, menacent la stabilité de l'Empire. Le capitaine du vaisseau Vere, a priori un homme rationnel, ne croit pas Claggart, et convoque Billy pour qu'il puisse se défendre. Mais le jeune homme, physiquement sans défaut, hormis son bégaiement, au lieu d'affirmer son innocence, frappe Claggart d'un coup mortel, commettant un crime capital susceptible d'entraîner la peine de mort. Le capitaine Vere convoque sur le champ une cour martiale et insiste devant les membres qui la composent, soigneusement choisis par lui, pour qu'ils inculpent Billy et le condamnent à mort. Le discours de Vere est comparable à ceux tenus par les personnages du Marchand de Venise de Shakespeare qui soulèvent la cour contre Shylock, ou à ceux du juge d'instruction et du procureur dans L'Étranger. Sa position hiérarchique et son éloquence forcent les membres du jury à faire à contre-c ur ce que réprouve leur conscience : condamner Billy à la peine de mort. Tout le monde aime et admire Billy que Vere lui-même appelle « un ange de Dieu » par contraste avec la méchanceté cachée de Claggart. Ce récit est en somme celui de la destruction des tendances les meilleures lorsque surgit une crise qui semble menacer la loi et la stabilité. Du moins, c'est l'argument de Vere, et c'est celui qui l'emporte. Le fidèle et loyal Billy est pendu à l'aube. Ses dernières paroles avant de mourir sont : « Dieu bénisse le capitaine Vere [18] ! » Témoins de sa pendaison, les matelots d'habitude paisibles sont émus, et plus proches que jamais d'un esprit de rébellion. Vere les renvoie immédiatement au travail. Plus tard, blessé au cours d'une bataille, Vere se meurt en murmurant : « Billy Budd, Billy Budd [19] ».

35 Tout comme dans Le Marchand de Venise et dans L'Étranger, la loi joue un rôle central. Une nouvelle fois se pose la question : comment doit-on lire les textes juridiques ? Une nouvelle fois, le récit établit un rapport explicite entre la religion et la question centrale autour de laquelle se noue l'intrigue. Vere est-il obligé de condamner Billy Budd, ou bien, comme la cour de Venise, déforme-t-il la loi et s'en sert-il pour réaliser une injustice au nom de la loi ? Si, comme le récit le suggère, il se cache dans sa méthode plus d'intérêt personnel que de droit, qu'est-ce que cela dit sur la moralité des gens au pouvoir ?

36 Nous sommes une nouvelle fois confrontés à un texte qui va au delà de l'exposition des détails du complot. Le narrateur de Melville se délecte des digressions, des apartés, des détours, des présentations détaillées de personnages secondaires qui, à la longue, nous permettent de répondre aux questions que soulève le texte concernant les rapports entre le droit et la religion. La présence éblouissante de l'Amiral Horatio Nelson surgit très tôt dans le récit aux côtés des trois personnages principaux. Sa capacité à calmer les tentatives de révolte par sa seule présence, en montant à bord des navires qui connaissent des troubles, contraste avec le besoin de Vere de détruire Billy sans raison sur un navire où personne ne songe à se mutiner. Nelson joue le rôle de repoussoir de Vere. Sa présence rappelle qu'il existe des moyens de commander en temps de crise autres que ceux qui sacrifient les êtres les meilleurs.

37 Ma dispute avec Richard Posner concernant la (non) légitimité des actions de Vere a suffisamment retenu l'attention de la critique pour être mentionnée dans les pages du New York Times et par d'autres médias populaires. Quel étrange pouvoir de perturbation recèle ce récit complexe plus de cent ans après que Melville l'ait achevé ?

38 En sus du drame de la défaite de l'innocence contre l'autorité, trois éléments font de Billy Budd, marin un récit central dans une discussion concernant la démocratie. Tout d'abord, la prudence de la narration est révélatrice d'une méthodologie que Melville met à l'épreuve lors du compte rendu de la révolte dite de « la Grande mutinerie ». Un paragraphe du troisième chapitre qui traite de cet événement offre une théorie de la communication sous-tendue par la nécessité démocratique d'être attentif au discours des puissants :

39 Les historiens abrègent naturellement cet épisode de la grandiose histoire de l'Île, l'un d'eux (William James) reconnaissant candidement qu'il le passerait volontiers sous silence si « l'impartialité n'interdisait trop de délicatesse ». Et pourtant la mention qu'il en fait est moins un récit qu'une référence, car elle ne comporte pour ainsi dire aucuns détails. Et ceux-ci ne sont pas faciles à trouver dans les bibliothèques. Comme certains autres évènements tels qu'il s'en est produit à toute époque et dans tous les États, l'Amérique comprise, la Grande Mutinerie [évènements d'avril et mai 1797] avait un caractère tel que l'orgueil national, ainsi que les desseins de la politique, devaient s'empresser de la fondre dans l'arrière-plan historique. Pareils évènements ne peuvent être omis, mais il est une façon prudente d'en traiter historiquement. Si un individu bien constitué évite de crier sur les toits ce qu'il y a d'irrégulier ou de calamiteux dans sa famille, une nation, dans pareille circonstance, peut être sans reproche également discrète [20].

40 Les compte rendus diffusés par les institutionnels détournent ainsi prudemment de la vérité, masquant, comme le juge d'instruction au sujet de Meursault, le fond du sujet : on se montre peu disert, juste assez pour éviter que ne soient posées certaines questions. Et on reste muet sur les détails les plus significatifs. Une telle méthode de communication, digne d'Henry Kissinger et d'autres grands manipulateurs de l'information, est toujours d'actualité. Les armes de destruction massive soi-disant possédées par l'Irak ont été désignées comme Weapons of Mass Destruction, une formule convenue qui masquait la réalité du début de la guerre derrière un slogan « discret », satisfaisant pour l'opinion publique, mais néanmoins incomplet et, de fait, inexact.

41 Deuxième élément fondamental : le capitaine Vere recourt brillamment à cette « méthode de la prudence » pendant le procès de Billy pour emporter la décision d'un jury hésitant, et le convaincre de la nécessité de pendre Billy. Cette façon indirecte et biaisée de s'adresser aux autres est présentée comme inhérente à l'application de la loi. La littérature, en démontant ce mode de communication, nous incite, en tant que public démocratique, à faire preuve d'un esprit critique face aux explications fournies par nos leaders politiques, y compris nos législateurs et nos juges.

42 Troisième point : le processus d'égarement du lecteur dans le texte est rendu possible par une chose qui excède la loi, une herméneutique de la distorsion, de l'évitement, de la dissimulation portée par le facteur religieux et héritée de la déstabilisation programmatique imposée par les premiers chrétiens à l'Ancien Testament.

43 Billy Budd, marin n'est donc pas seulement un roman d'aventures, ni une magnifique représentation de la faille existant entre le droit positif et le droit naturel : ce texte permet également de déconstruire deux mille ans d'écrits et d'interprétation qui séparent l'herméneutique moderne et post-moderne des modes antérieurs d'interprétation tel que le mode classique. Il suffit pour cela de faire glisser l'Amiral Nelson des marges au centre du récit : n'est-il pas celui qui prouve que la distorsion, la déformation et la violence verbale ne sont pas les seuls moyens de dénouer une crise ou de rendre la justice dans le monde ?

44 Nelson n'aurait jamais fait pendre Billy tandis que Vere se sent, lui, obligé de le faire. Celui-là est héroïque, celui-ci « sec et livresque », selon ses collègues qui dénoncent en lui « une étrange fibre de pédantisme » [21]. Incapable d'imaginer qu'il soit possible de mettre un terme à la crise déclenchée par la fausse accusation de John Claggart en faisant l'économie du sang versé, Vere utilise son intelligence pour détruire Billy Budd en prétendant qu'il n'a pas d'autre choix.

45 Aussi détraqué que le juge d'instruction de L'Étranger qui brandit face à Meursault son crucifix, le capitaine Vere parvient à imposer les valeurs du christianisme qui valorise traditionnellement la souffrance des innocents. Le code pénal disparaît sous cette approche subjective. Le regard du chirurgien à bord du vaisseau nous incite à classer Vere parmi les hommes d'autorité qui sont a priori rationnels, mais cachent en réalité quelque chose :

46 Quant à la cour martiale, elle paraissait être au chirurgien de mauvaise politique pour le moins. La chose à faire, pensait-il, était d'emprisonner Billy Budd en observant les règles dictées par l'usage, d'éviter de prendre aucune autre mesure dans un cas aussi exceptionnel jusqu'à ce qu'on eut rejoint l'escadre, et de le soumettre alors à l'amiral. Il se rappela l'agitation inusitée du capitaine Vere et ses exclamations surexcitées ­ « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Et pourtant, l'ange doit être pendu ! » ­ qui contrastaient tellement avec son comportement normal. Son esprit battait-il la campagne [22] ?

47 Le procès de Billy est illégal et Vere, qui se présente comme la voix de la justice, est hors la loi. Doué d'une puissance rhétorique habituellement caractéristique des grands politiciens, Vere masque cependant la peur de ses marins et son ressentiment vis-à-vis de son rival Nelson. Les déformations dissimulées de la loi sont noyées avec prudence dans un discours prétendument rationnel qui cache le désir malsain de détruire un innocent. Il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'après l'exécution de Billy Budd, le narrateur nous offre un chapitre intitulé de façon provocante « Nouvelles de la Méditerranée ». Dans le compte rendu du procès de cette « publication hebdomadaire autorisée », Billy est présenté comme un traître et Claggart se transforme en héros honnête. Cet article offre un bel exemple de « communication prudente » qui rassure ses lecteurs sur la « nécessité » de faire pendre Billy. Tout se passe comme si Vere avait lui-même écrit ce scénario déformé afin d'éliminer par anticipation la curiosité du public. Mais nous lecteurs, qui venons de lire la version que donne le narrateur de l'incident, nous savons que le procès de Billy a été conduit de manière discutable, que Billy est moralement innocent et qu'il a été sacrifié aux nécessités du maintien de l'ordre par des officiers craintifs.

48 Les « Nouvelles de la Méditerranée », comme j'ai tenté de l'expliquer dans The Failure of the Word, est, en réalité, la version que donne Melville des Évangiles. Le changement de valeurs sous l'influence de Moyen-Orient puis de l'Europe méditerranéenne à l'époque de Saint Paul a provoqué un « umsturtz », le triomphe décrit par Niezstche des valeurs imprégnées de ressentiment [23]. Un homme avec les initiales de « J. C. » ­ celle du traître John Claggart dans le récit ­ se voit ainsi transformé en héros dans les « Nouvelles de la Méditerranée ».

49 Melville s'est senti opprimé sa vie durant par le protestantisme américain. Il a expérimenté des modes de vie alternatifs, en particulier en bateau et dans les îles lointaines où il a trouvé la liberté qui faisait cruellement défaut au milieu protestant étriqué de sa jeunesse. À travers les personnages de ses livres ­ Queequeg dans Moby Dick, les matelots dans Billy Budd, marin, les habitants des îles dans « Omoo » et « Typee » ­ Melville a travaillé l'opposition entre la vie non-chrétienne mais libérée et le ressentiment des hommes urbains sophistiqués, y compris de ceux qui abusent de la loi pour commander et tyranniser les autres. Le beau-père de Melville, Lemuel Shaw, juge en chef très distingué de l'État du Massachussets, lui avait décrit l'obligation où il se trouvait, avant la guerre de Sécession, de rendre les esclaves fugitifs à leur soi-disant maîtres. La loi peut être sévère, mais c'est le plus souvent la manière de l'appliquer qui la rend insupportable et souvent inefficace dans une société répressive et ouvertement violente. Les juges comme Vere ont imposé une loi qu'ils ont interprétée plus strictement que leurs prédécesseurs pré-chrétiens ne l'auraient jamais envisagé. En conséquence de quoi, les traditions plus anciennes se sont trouvées invalidées.

Conclusion

50 Droit et Littérature incite à penser les institutions narratives qui structurent la vie politique, et contribue à la théorie et à la pratique de la démocratie en encourageant une lecture soigneuse du discours des autorités ainsi qu'une participation civique énergique de chaque individu. La tâche primordiale de Droit et Littérature est, de mon point de vue, d'unir le discours littéraire et le discours juridique afin d'ouvrir la voie d'une herméneutique honnête, et d'une compréhension plus stable et solide du monde tel qu'il est. Semblable à la responsabilité du lecteur dans les deux récits analysés ici, le « métier de citoyen » nous incite à une compréhension plus engagée des textes qui nous entourent et nous définissent. En fin de compte, Droit et Littérature nous amène à une critique constante de nos propres valeurs, comparées à celles des gens de loi, des hommes politiques, des écrivains même, l'ensemble des discours produits par ces différents acteurs étant imprégnés d'une volonté de pouvoir, plus souvent implicite qu'avouée.

51 C'est à nous lecteurs qu'incombe pour ainsi dire la charge de la preuve dans l'affaire Meursault ; à nous qu'échoit le devoir d'écouter attentivement le capitaine Vere dans l'affaire Billy Budd ; et à nous deux, Droit et Littérature, ou mieux, aux études juridiques et littéraires unifiées, de préserver la vérité démocratique.


Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/rai.027.0071

Notes

  • [1]
    « Droit et Littérature », colloque international (13-14 octobre 2006) organisé par l'École Nationale de la Magistrature.
  • [2]
    Richard H. Weisberg, Poethics and Other Strategies of Law and Literature, New York/Londres, Columbia University Press, 1992.
  • [3]
    Sandra Travers de Faultrier, Droit et Littérature, Paris, PUF, 2001.
  • [4]
    Au cours de cette année universitaire 2006-2007, Christian Biet et moi-même avons mené des ateliers de travail à l'Université de Paris X-Nanterre. Un colloque Droit et Littérature a également été organisé à la Cour de Cassation par Antoine Garapon et Denis Salas.
  • [5]
    « Conference on Law as Literature », Francfort, 4-6 octobre 2001.
  • [6]
    Voir par exemple Jean-Luc Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme, Paris, Galilée, 2005.
  • [7]
    R. Weisberg, « Le bon code. Pour une suite aux études de Droit et Littérature, communication inédite, Université de Paris X-Nanterre, 2 mai 2007.
  • [8]
    R. Weisberg, « Le droit “dans” et “comme” littérature : la signification autogénérée dans le “roman de procédure” », dans ce numéro de Raisons politiques, p. 37-49.
  • [9]
    Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1957 [1942], p. 99-103.
  • [10]
    R. Weisberg, Vichy, la Justice et les Juifs, éditions des Archives, 1998, chapitre 1.
  • [11]
    A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 96.
  • [12]
    Ibid., p. 9.
  • [13]
    Ibid., p. 7.
  • [14]
    R. Weisberg, The Failure of the Word : the Protagonist as Lawyer in Modern Fiction, New Haven, Yale University Press, 1984.
  • [15]
    Ibid., p. 14.
  • [16]
    Wolfgang Holdheim, Der Justizirrtum als Literarische Problematik, Berlin, de Gruyter, 1969.
  • [17]
    François Ost, Raconter la loi : Aux sources de l'imaginaire juridique, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 88-90.
  • [18]
    Hermann Melville, Billy Budd, marin, trad. de l'angl. par Pierre Leyris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1980, p. 151.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ibid., p. 46-47.
  • [21]
    Ibid., p. 60.
  • [22]
    Ibid., p. 119.
  • [23]
    R. Weisberg, The Failure of the Word, op. cit., chap. 8.

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