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Article de revue

Etrangers et citoyens : un plaidoyer en faveur de l'ouverture des frontières

Pages 11 à 39

Notes

  • [*]
    Une version préliminaire de ce texte a été rédigée dans la perspective d’un séminaire de l’Association américaine de science politique (APSA) organisé par Nan Keohane sur le thème de la citoyenneté. Des versions ultérieures ont été présentées dans le cadre de séminaires à l’Université de Chicago, à l’Institute for Advanced Study de Princeton et à l’Université Columbia de New York. Je voudrais remercier les membres de ces différents groupes pour leurs commentaires. Je tiens également à remercier les personnes suivantes pour les remarques précieuses sur l’une ou l’autre des différentes versions : Sot Barber, Charles Beitz, Michael Doyle, Amy Gutmann, Christine Korsgaard, Charles Miller, Donald Moon, Jennifer Nedelsky, Thomas Pogge, Peter Schuck, Rogers Smith, Dennis Thompson et Michael Walzer. Publication originale : « Aliens and Citizens : The Case for Open Borders », The Review of Politics, vol. 49, no 2, 1987, p. 251-273.
  • [1]
    La Commission parlementaire américaine sur la politique de l'immigration et des réfugiés exprime bien cette hypothèse traditionnelle lorsqu'elle affirme : « Notre politique ­ tout en offrant une perspective d'avenir à une partie de la population mondiale ­ doit être guidée par les intérêts nationaux fondamentaux du peuple des États-Unis » (US Immigration Policy and the National Interest : The Final Report and Recommendations of the Select Commission on Immigration and Refugee Policy to the Congress and the President of the United States, 1er mars 1981). La meilleure défense théorique de l'hypothèse traditionnelle (assortie de quelques modifications) est celle de Michael Walzer, Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l'égalité, trad. de l'angl. par Pascal Engel, Paris, Seuil, 1997, p. 61-102. Quelques auteurs ont contesté l'hypothèse traditionnelle. Voir Bruce Ackerman, Social Justice in the Liberal State, New Haven, Yale University Press, 1980, p. 89-95 ; Judith Lichtenberg, « National Boundaries and Moral Boundaries : A Cosmopolitan View », in Peter G. Brown et Henry Shue (dir.), Boundaries : National Autonomy and Its Limits, Totowa, Rowman & Littlefield, 1981, p. 79-100 et Roger Nett, « The Civil Right We Are Not Ready For : The Right of Free Movement of People on the Face of the Earth », Ethics, vol. 81, no 3, 1971, p. 212-227. Frederick Whelan a également analysé ces questions dans deux articles intéressants non publiés.
  • [2]
    Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. de l'angl. par Evelyne d'Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988, p. 27-44, 116-152 (Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974).
  • [3]
    Ibid., p. 138-44. Les citoyens, dans la conception de Nozick, sont simplement des consommateurs qui achètent la protection impartiale et efficace de leurs droits naturels préexistants. Nozick utilise les termes « citoyen », « client » et « consommateur » de façon interchangeable.
  • [4]
    Selon l'interprétation qu'en donne Nozick, la clause lockéenne implique que les droits de propriété sur la terre ne peuvent pas restreindre la liberté de mouvement d'un individu au point de le priver de cette liberté effective. Cela limite d'autant la possibilité d'exclure des étrangers. Voir ibid., p. 78.
  • [5]
    Ibid., p. 390-394.
  • [6]
    John Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 91-96, 168-174, 279-284 (A Theory of Justice, Cambridge, Oxford University Press, 1973 [1971]).
  • [7]
    Ibid., p. 34-35, 281-284.
  • [8]
    L'exposé le plus détaillé de l'argument en faveur d'une conception globale de la position originelle se trouve dans : Charles Beitz, Political Theory and International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1979, p. 125-176, en particulier p. 129-136 et 143-153. Pour des critiques antérieures de Rawls allant dans le même sens, voir Brian Barry, The Liberal Theory of Justice, Oxford, Clarendon Press, 1973, p. 128-133 et Thomas M. Scanlon, « Rawls' Theory of Justice », University of Pennsylvania Law Review, vol. 121, no 5, 1973, p. 1066-1067. Pour des discussions plus récentes, voir David A. J. Richards, « International Distributive Justice », in J. Roland Pennock et John Chapman (dir.), Ethics, Economics, and the Law, New York, New York University Press, 1982, p. 275-299 et Charles Beitz, « Cosmopolitan Ideals and National Sentiments », The Journal of Philosophy, vol. 80, no 10, 1983, p. 591-600. Aucune de ces discussions n'explore complètement les implications d'une conception globale de la position originelle pour la question de l'immigration, bien que l'essai récent de Beitz aborde ce sujet.
  • [9]
    Respecter les autres comme des personnes morales libres et égales n'implique pas l'impossibilité de distinguer ses amis des inconnus ou ses concitoyens des étrangers. Voir la conclusion pour une élaboration de ce point.
  • [10]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 168, 103.
  • [11]
    J. Rawls, « Le constructivisme kantien dans la théorie morale », in J. Rawls, Justice et démocratie, préface de Catherine Audard, trad. de l'anglais par Catherine Audard, Philippe de Lara, Florence Piron et al., Paris, Seuil, 1993, p. 73-152.
  • [12]
    En janvier 1987, année de rédaction de ce texte, le comté de Forsyth devint un symbole du racisme aux États-Unis lorsque des membres du Ku Klux Klan perturbèrent un rassemblement de défenseurs des droits civiques (NdT).
  • [**]
    En janvier 1987, année de rédaction de ce texte, le comté de Forsyth devint un symbole du racisme aux États-Unis lorsque des membres du Ku Klux Klan perturbèrent un rassemblement de défenseurs des droits civiques (NdT).
  • [13]
    Cf. Ch. Beitz, Political Theory and International Relations, op. cit., p. 183.
  • [14]
    La comparaison entre la mobilité à l'intérieur d'un pays et la mobilité entre différents pays est analysée plus en détail dans Joseph H. Carens, « Immigration and the Welfare State », in Amy Gutmann (dir.), Democracy and the Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 207-230.
  • [15]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 248-249.
  • [16]
    Ibid., p. 249.
  • [17]
    Pour les statistiques des niveaux actuels et projetés de l'immigration vers les États-Unis, voir Michael S. Teitelbaum, « Right versus Right : Immigration and Refugee Policy in the United States », Foreign Affairs, vol. 59, no 1, 1980, p. 21-59.
  • [18]
    Pour les racines profondes du droit d'émigrer dans la tradition libérale, voir Frederick Whelan, « Citizenship and the Right to Leave », American Political Science Review, vol. 75, no 3, 1981, p. 636-653.
  • [19]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 362-369.
  • [***]
    Définitivement abandonnée dans les années 1970, la politique dite de l’« Australie blanche » privilégiait l’immigration de citoyens britanniques et visait à exclure l’arrivée de migrants non européens. Elle a fait l’objet de vives discussions dans les débats sur la légitimité des restrictions à l’immigration. On se rapportera notamment à M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 81-84 ainsi qu’à Joseph H. Carens, « Nationalism and the Exclusion of Immigrants : Lessons from Australian Immigration Policy », in Mark Gibney (dir.), Open Borders ? Closed Societies ? The Ethical and Political Issues, Westport, Greenwood Press, 1988, p. 41-60 (NdT).
  • [20]
    Définitivement abandonnée dans les années 1970, la politique dite de l'« Australie blanche » privilégiait l'immigration de citoyens britanniques et visait à exclure l'arrivée de migrants non européens. Elle a fait l'objet de vives discussions dans les débats sur la légitimité des restrictions à l'immigration. On se rapportera notamment à M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 81-84 ainsi qu'à Joseph H. Carens, « Nationalism and the Exclusion of Immigrants : Lessons from Australian Immigration Policy », in Mark Gibney (dir.), Open Borders ? Closed Societies ? The Ethical and Political Issues, Westport, Greenwood Press, 1988, p. 41-60 (NdT).
  • [21]
    Pour de récentes critiques communautariennes du libéralisme, voir Alasdair MacIntyre, Après la vertu : étude de théorie morale, trad. de l'angl. par Laurent Bury, Paris, PUF, 1997 (After Virtue. A Study in Moral Theory, Londres, Duckworth, 1985) et Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. de l'angl. par Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999 (Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 1982). Pour une critique de ces critiques, voir Amy Gutmann, « Communitarian Critics of Liberalism », Philosophy & Public Affairs, vol. 14, no 3, 1985, p. 308-22.
  • [22]
    M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 101.
  • [23]
    Ibid., p. 26.
  • [24]
    Ibid., p. 63-64, 76-78, 80-84, 93-101.
  • [25]
    Ibid., p. 68-72.
  • [26]
    Ibid., p. 72-75.
  • [27]
    Ibid., p. 187-234.
  • [28]
    Je ne dis pas que les changements dans la façon de traiter les femmes, les Noirs et les ouvriers ont été provoqués par la logique interne du libéralisme. Ces changements ont résulté de transformations des conditions sociales ainsi que de luttes politiques, y compris de luttes idéologiques dans lesquelles des arguments portant sur les implications des principes libéraux ont joué un certain rôle, même s'il ne fut pas forcément décisif. D'une perspective philosophique, néanmoins, il est important de comprendre ce à quoi des principes conduisent, même si on ne suppose pas que les actions concrètes des individus seront toujours guidées par les principes qu'ils épousent.
  • [29]
    Voir l'affirmation de Walzer selon laquelle le système des castes serait juste si les villages indiens l'acceptaient vraiment (ibid., p. 434-437).
  • [30]
    Ibid., p. 72-74.
  • [31]
    Ibid., p. 70.

1Les frontières ont des gardes et ces gardes ont des fusils. C'est un fait évident de la vie politique, mais un fait que nous perdons facilement de vue ­ du moins ceux d'entre nous qui sont citoyens des prospères démocraties occidentales. Pour ces Haïtiens dont les embarcations frêles et fissurées font face aux navires armés des Gardes-côtes ; pour ces Salvadoriens succombant de chaleur et d'asphyxie en tentant de franchir clandestinement le désert d'Arizona ; pour ces Guatémaltèques rampant dans les conduites d'égout infestées de rats qui relient le Mexique à la Californie ­ pour toutes ces personnes, les frontières, avec leurs gardes et leurs fusils, ne sont que trop apparentes. Qu'est-ce qui justifie l'utilisation de la force contre ces gens ? Les frontières sont peut-être justifiées comme une façon d'empêcher l'entrée de criminels, d'agitateurs ou d'envahisseurs armés. La plupart de ceux qui essayent de les franchir ne correspondent toutefois pas à ce portrait. Il s'agit de gens ordinaires, pacifiques, qui cherchent seulement la possibilité de construire une vie décente et paisible pour eux et leur famille. Quelles raisons morales peut-il y avoir de les empêcher d'entrer ? Qu'est-ce qui donne à qui que ce soit le droit de braquer une arme sur eux ?

2Pour la plupart des gens, la réponse à cette question semblera évidente. Le pouvoir d'admettre ou d'exclure des étrangers fait partie intégrante de la souveraineté et est essentiel à toute communauté politique. Chaque État a le droit légal et moral d'exercer ce pouvoir en fonction de son propre intérêt national, même si cela implique de refuser l'entrée à des étrangers pacifiques et nécessiteux. Les États peuvent choisir de faire preuve de générosité en admettant des immigrants, mais ils ne sont tenus à aucune obligation en ce sens [1].

3J'entends mettre en doute cette conception. Dans cet essai, je soutiendrai que les frontières devraient généralement être ouvertes et que les individus devraient normalement être libres de quitter leur pays d'origine et de s'installer dans un autre sans y être soumis à d'autres contraintes que celles qui pèsent sur les citoyens de ce pays. L'argument a d'autant plus de force, il me semble, qu'il s'applique à l'émigration des pays du tiers-monde vers ceux du premier monde. La citoyenneté dans les démocraties libérales occidentales est l'équivalent moderne du privilège féodal : un statut héréditaire qui accroît considérablement les possibilités de vie d'une personne. Comme les privilèges de naissance féodaux, les restrictions liées à la citoyenneté sont difficiles à justifier lorsqu'on les examine de plus près.

4Dans l'élaboration de cet argument, je ferai appel à trois approches contemporaines en théorie politique : d'abord celle de Robert Nozick, puis celle de John Rawls et enfin celles des utilitaristes. Des trois, c'est celle de Rawls que je trouve la plus éclairante et c'est aux arguments dérivés de cette théorie que je consacrerai le plus de temps. Je ne souhaite toutefois pas lier trop étroitement mon argumentation aux formulations particulières de Rawls (que je modifierai d'ailleurs). Ma stratégie consiste à tirer parti de ces trois approches théoriques bien définies et que de nombreuses personnes jugent convaincantes dans le but de construire une série d'arguments en faveur de l'ouverture (relative) des frontières. Je soutiendrai que chacune de ces trois approches aboutit à la même conclusion fondamentale, à savoir que les restrictions à l'immigration sont difficilement justifiables. Chacune de ces théories part d'une certaine hypothèse concernant l'égale valeur morale des individus. D'une manière ou d'une autre, chacune traite l'individu comme antérieur à la communauté. De telles bases laissent peu de place à des distinctions fondamentales entre les citoyens et les étrangers qui cherchent à devenir des citoyens. Le fait que ces théories, malgré l'importance de leurs différences dans d'autres domaines, convergent toutes les trois sur le même résultat en ce qui concerne l'immigration renforce le poids des arguments en faveur de l'ouverture des frontières. Dans la dernière partie de cet essai, j'appréhenderai des objections communautariennes à mon raisonnement, en particulier celles du meilleur défenseur contemporain de la position à laquelle je m'oppose : Michael Walzer.

Étrangers et droits de propriété

5Une opinion répandue au sujet de l'immigration s'énonce grosso modo de la façon suivante : « C'est notre pays. Nous pouvons en autoriser ou en interdire l'accès à qui nous le voulons. » L'idée est que le droit d'exclure les étrangers repose sur des droits de propriété, peut-être des droits de propriété collectifs ou nationaux. Ce genre d'affirmation trouverait-elle un soutien de la part des théories dans lesquelles les droits de propriété jouent un rôle central ? Je ne le pense pas. Ces théories mettent en effet en valeur des droits de propriété individuels. La notion de droits de propriété collectifs ou nationaux ébranlerait les droits individuels qu'elles visent à protéger.

6Prenons Robert Nozick comme un représentant contemporain de la tradition des droits de propriété. Dans le prolongement de Locke, Nozick suppose que les individus ont, à l'état de nature, des droits, y compris le droit d'acquérir et d'utiliser la propriété. Tous les individus possèdent les mêmes droits naturels ­ c'est la forme que revêt l'hypothèse d'égalité morale au sein de cette tradition ­ même si l'exercice de ces droits conduit à des inégalités matérielles. Les « inconvénients » de l'état de nature justifient la création d'un État minimal dont l'unique tâche est de protéger les personnes situées à l'intérieur d'un territoire donné contre les violations de leurs droits [2].

7Cet État minimal est-il habilité à restreindre l'immigration ? Si Nozick ne répond jamais directement à cette question, certains passages de son argumentation suggèrent une réponse négative. Selon Nozick, l'État n'a pas d'autre droit que celui de faire respecter les droits dont les individus jouissent déjà à l'état de nature. La citoyenneté n'engendre aucune revendication propre. Jouissant d'un monopole de fait sur l'application des droits sur son territoire, l'État est contraint de protéger de la même façon les droits des citoyens et des non-citoyens. Les individus ont le droit de prendre part à des échanges volontaires avec d'autres individus. C'est en tant qu'individus, et non en tant que citoyens, qu'ils possèdent ce droit. L'État n'est pas habilité à contrarier de tels échanges tant qu'ils ne violent pas les droits d'une autre personne [3].

8Notons ce que cela implique pour l'immigration. Supposons qu'un agriculteur des États-Unis souhaite embaucher des travailleurs mexicains. Le gouvernement n'aurait pas le droit de le lui interdire. Empêcher l'entrée des Mexicains constituerait une violation du droit tant de l'agriculteur que des travailleurs mexicains de prendre part à des transactions volontaires. Cette concurrence des travailleurs étrangers pourra évidemment désavantager certains travailleurs américains. Nozick conteste toutefois explicitement l'existence d'un quelconque droit à être protégé contre un désavantage compétitif. (Interpréter un tel désavantage comme un préjudice reviendrait à saper les fondements des droits de propriété individuels.) Même en l'absence d'une offre d'emploi de la part d'un Américain, un gouvernement nozickien ne serait pas fondé à empêcher l'entrée des Mexicains dans le pays. Tant qu'ils sont pacifiques, qu'ils ne volent pas, qu'ils n'enfreignent aucune propriété privée et qu'ils ne violent d'aucune façon les droits d'autres individus, leur présence sur le territoire et les actions qu'ils y accomplissent ne regardent en rien l'État.

9La théorie de Nozick n'offre-t-elle pour autant aucun fondement à l'exclusion des étrangers ? Pas exactement. Elle ne procure aucun fondement autorisant l'État à exclure des étrangers ni aucune raison autorisant des individus à exclure des étrangers qu'ils ne pourraient pas également utiliser pour exclure des concitoyens. Des étrangers pauvres n'auront pas les moyens de vivre dans les beaux quartiers (sinon en tant que domestiques), mais c'est également vrai des citoyens pauvres. Les propriétaires fonciers peuvent refuser d'embaucher des étrangers, de leur louer des maisons, de leur vendre de la nourriture, et ainsi de suite ; mais dans un monde nozickien, ils pourraient infliger le même traitement à leurs propres concitoyens. Autrement dit, les individus peuvent faire ce qu'ils veulent avec leurs propres biens personnels. Ils peuvent normalement exclure qui ils veulent de la terre qu'ils possèdent. Mais c'est en tant qu'individus qu'ils possèdent ce droit, non en tant que membres d'un collectif. Ils ne peuvent pas empêcher d'autres individus d'agir différemment (à savoir d'embaucher des étrangers, de leur louer des maisons, etc.) [4].

10La théorie de Nozick pourrait-elle admettre la possibilité d'une action collective visant à restreindre l'entrée sur le territoire ? Dans la dernière section de son livre, Nozick introduit une distinction entre les nations (ou les États) et les petites communautés de proximité [face-to-face communities]. Tant qu'ils sont libres de les quitter, les individus peuvent volontairement construire des petites communautés sur des principes tout à fait différents de ceux qui régissent l'État. Ils peuvent par exemple décider de mettre leurs propriétés en commun et de prendre des décisions collectives à la règle de la majorité. Une communauté de ce type, selon Nozick, a le droit de restreindre l'appartenance comme elle l'entend et de contrôler l'accès à ses terrains. Elle a toutefois également le droit de redistribuer ses propriétés communes comme elle l'entend. Or, ce n'est pas une option que Nozick (ou tout autre partisan d'une théorie des droits de propriété) est disposé à céder à l'État [5].

11Cela montre pourquoi l'affirmation : « C'est notre pays. Nous pouvons en autoriser ou interdire l'accès à qui nous le voulons » est en fin de compte incompatible avec une théorie des droits de propriété comme celle de Nozick. Une propriété collective ne saurait, pour des individus, faire office de protection contre le collectif. S'il est possible d'utiliser la notion de propriété collective afin de justifier le refus d'admettre des étrangers, il devient également possible d'utiliser la même notion dans le but de justifier une redistribution des revenus ou toute autre politique qu'une majorité de la population aura décidée. Nozick affirme explicitement que le territoire d'une nation n'est pas la propriété collective de ses citoyens. Il s'ensuit que le contrôle que l'État peut légitimement exercer sur ce territoire se limite à la protection des droits des propriétaires individuels. Interdire à des gens l'accès à un territoire parce qu'ils n'y sont pas nés ou qu'ils n'en ont pas acquis la nationalité d'une autre façon ne relève d'aucune compétence légitime de l'État. L'État n'a pas le droit de restreindre l'immigration.

Migration et position originelle

12À la différence de Nozick, John Rawls justifie un État doté d'un rôle actif et de responsabilités positives à l'égard du bien-être social. Sa Théorie de la justice suggère pourtant une approche de l'immigration qui laisse en principe peu de place à des restrictions. J'écris « suggère », parce que Rawls lui-même fait explicitement l'hypothèse d'un système fermé dans lequel les questions de l'immigration ne peuvent pas se poser. Je vais néanmoins soutenir que l'approche de Rawls peut s'appliquer à un contexte plus large que celui qu'il considère lui-même. Dans ce qui suit, je présuppose une connaissance générale de la théorie de Rawls et je me contente d'en rappeler brièvement les éléments principaux afin de me concentrer sur les questions les plus pertinentes pour mon enquête.

13Rawls se demande quels principes de justice les individus retiendraient pour régir la société s'ils devaient les choisir derrière un « voile d'ignorance », c'est-à-dire sans connaître leur situation personnelle (définie par la classe, la race, le sexe, les talents naturels, les croyances religieuses, les objectifs et les valeurs personnels, etc.). Il soutient que des personnes placées dans cette position originelle choisiraient deux principes. Le premier principe garantirait une égale liberté pour tous. Le second autoriserait des inégalités sociales et économiques à condition qu'elles soient à l'avantage des plus défavorisés (principe de différence) et qu'elles soient attachées à des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances. Les personnes placées dans la position originelle donneraient en outre la priorité au premier principe, interdisant une limitation des libertés fondamentales au profit de gains économiques [6].

14Rawls établit également une distinction entre la théorie idéale et la théorie non idéale. La théorie idéale repose sur l'hypothèse qu'une fois le « voile d'ignorance » levé, les individus accepteront et respecteront généralement les principes choisis dans la position originelle. Elle suppose aussi qu'aucun obstacle historique ne s'opposera à la réalisation d'institutions justes. La théorie non idéale, au contraire, tient compte à la fois des obstacles historiques et des actions injustes d'autrui. Si la théorie non idéale est ainsi d'une pertinence plus immédiate pour les problèmes pratiques, la théorie idéale est, quant à elle, plus fondamentale ; elle définit l'objectif ultime de la réforme sociale et offre une base permettant de juger l'importance relative des entorses à l'idéal (par exemple à la priorité de la liberté) [7].

15À la suite de plusieurs commentateurs, je souhaite défendre l'idée que nombre des raisons qui font de la position originelle un instrument utile pour penser les questions de justice à l'intérieur d'une société donnée en font également un instrument utile pour penser la justice entre différentes sociétés [8]. Des phénomènes comme les migrations et le commerce ­ dans lesquels des individus interagissent à travers les frontières gouvernementales ­ soulèvent des questions relatives à l'équité des conditions d'arrière-plan de ces interactions. Toute personne soucieuse de se conformer aux exigences de la morale se sentira en outre contrainte de justifier l'utilisation de la force contre d'autres personnes, qu'elles soient ou non membres de la même société. Nous ne voulons pas que l'intérêt personnel, des considérations partisanes ou des injustices existantes ne viennent affecter et fausser nos réflexions sur ces questions. Nous partons du principe que nous devons traiter tous les êtres humains, et non les seuls membres de notre société, comme des personnes morales libres et égales [9].

16La position originelle présente une stratégie de raisonnant moral qui aide à tenir compte de ces préoccupations. Le « voile d'ignorance » a pour fonction d'« invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres ». Les contingences naturelles et sociales sont en effet « arbitraires d'un point de vue moral » et représentent des facteurs qui ne devraient pas influencer le choix des principes de justice [10]. Or, le fait d'être citoyen d'un pays riche ou pauvre, d'être déjà citoyen d'un État particulier ou d'être un étranger qui souhaite le devenir constitue précisément le genre de circonstance particulière susceptible d'opposer les hommes les uns aux autres. Une procédure équitable pour le choix des principes de justice devra en conséquence exclure la connaissance de ces circonstances, de la même façon qu'elle exclut la connaissance de la race, du sexe ou de la classe sociale d'une personne. Nous devrions donc adopter une conception globale, et non nationale, de la position originelle.

17On pourrait reprocher à cette approche globale de méconnaître à quel point l'utilisation de la position originelle et du « voile d'ignorance » dépend pour Rawls d'une compréhension particulière de la personnalité morale qui est propre aux sociétés démocratiques modernes et que les autres sociétés ne partagent pas nécessairement [11]. Admettons la validité de l'objection et demandons-nous si elle est réellement importante.

18La compréhension de la personnalité morale dont il s'agit est essentiellement celle qui conçoit tous les individus comme des personnes morales libres et égales. Même si cette conception de la personnalité morale n'est pas partagée par les membres d'autres sociétés, ce n'est pas une conception qui ne s'applique qu'à ceux qui la partagent. De nombreux membres de notre propre société n'y souscrivent pas, comme les récentes manifestations de racistes blancs dans le comté de Forsyth en Géorgie [**] en apportent l'illustration. Nous critiquons les racistes et rejetons leurs conceptions, mais nous ne les privons pas de leur statut de citoyens libres et égaux du fait de leurs croyances. Notre propre croyance en l'égalité morale n'est pas davantage limitée aux seuls membres de notre société. Notre attachement au principe de l'égalité civile est une conséquence de notre croyance en l'égalité morale et non l'inverse. Ainsi, quelle que soit notre position au sujet de la justice des frontières et des restrictions aux revendications des étrangers, elle doit être compatible avec le respect dû à tous les êtres humains en tant que personnes morales.

19Une autre objection liée à la précédente fait valoir la nature « constructiviste » de la théorie de Rawls, en particulier dans ses formulations les plus récentes [12]. Elle affirme que cette théorie n'a de signification que pour des gens qui souscrivent déjà aux valeurs libérales démocratiques. On pourrait toutefois se demander pourquoi nous aurions besoin d'un « voile d'ignorance » dès lors que nous présupposons un contexte de valeurs partagées. Pourquoi ne pas dériver un accord sur les principes de justice et les institutions correspondantes directement de ces valeurs partagées ? Le « voile d'ignorance » offre une façon de penser les principes de justice dans un contexte où des individus, divisés par des désaccords profonds et insolubles sur des questions de grande importance, souhaitent néanmoins trouver une façon de vivre ensemble et de coopérer pacifiquement sur la base de termes équitables pour tous. Or, un tel contexte semble tout autant approprié à la réflexion sur le problème de la justice mondiale qu'il ne l'est pour réfléchir au problème de la justice nationale.

20Lire la théorie de Rawls uniquement comme une interprétation constructive des valeurs sociales existantes, c'est affaiblir son potentiel en tant que critique constructive de ces valeurs. Le racisme est par exemple profondément enraciné dans la culture publique américaine. Il y a peu de temps encore, des personnes comme celles de Forsythe County représentaient la majorité aux États-Unis. Si nous estimons que les racistes ont tort et que Rawls a raison en ce qui concerne notre obligation de traiter tous les membres de notre société comme des personnes morales libres et égales, ce n'est certainement pas seulement parce que la culture publique a changé et que les racistes sont désormais minoritaires. J'admets volontiers que j'utilise la position originelle d'une façon que Rawls n'envisage pas lui-même, mais j'estime que cette extension trouve une justification dans la nature des questions que j'aborde et dans les mérites de l'approche de Rawls en tant que méthode générale de raisonnement moral.

21Supposons donc une conception globale de la position originelle. Placés derrière le « voile d'ignorance », les partenaires de la position originelle n'auraient connaissance ni du lieu de leur naissance ni de la société particulière à laquelle ils appartiennent. Cela les conduirait vraisemblablement à choisir les deux mêmes principes de justice. (Je suppose ici que l'argument de Rawls en faveur des deux principes est correct, bien que cela soit contesté.) Ces principes s'appliqueraient au niveau global et l'étape suivante consisterait à concevoir les institutions chargées de les mettre en  uvre ­ toujours dans la perspective de la position originelle. Les États souverains tels que nous les connaissons actuellement feraient-ils partie de ces institutions ? Dans le cadre de la théorie idéale, où nous pouvons faire abstraction des obstacles historiques et des risques d'injustice, certaines des raisons en faveur de l'intégrité des États existants disparaissent. Certes, la théorie idéale n'exige pas l'élimination de toutes les différences linguistiques, culturelles et historiques. Nous pouvons même supposer qu'une décentralisation des pouvoirs justifiée par le souci de respecter ces trois différences aurait également pour conséquence de légitimer l'existence de communautés politiques autonomes comparables aux États modernes [13]. Cette supposition ne signifierait toutefois pas encore que l'ensemble des caractéristiques actuelles de la souveraineté étatique serait justifié. La souveraineté des États serait (moralement) circonscrite par les principes de justice. Aucun État ne pourrait par exemple restreindre la liberté religieuse et les inégalités entre États seraient limitées par un principe de différence valable au niveau international.

22Quelles implications cela aurait-il sur la liberté de mouvement entre les États ? Celle-ci serait-elle considérée comme une liberté fondamentale dans un système global de libertés égales ou les États auraient-ils au contraire le droit de restreindre les possibilités d'entrée et de sortie ? Même dans un monde idéal, certaines personnes peuvent avoir de très bonnes raisons de vouloir migrer d'un État vers un autre. Pour certains individus, les perspectives économiques peuvent varier considérablement en fonction de l'État dans lequel ils résident, même si l'application d'un principe de différence au niveau international permet de réduire les inégalités entre États. Telle personne sera amoureuse d'un citoyen d'un autre pays ; telle autre appartiendra à une religion qui n'a que peu d'adeptes dans son pays natal et beaucoup dans un autre ; telle autre enfin sera à la recherche de ressources culturelles qui n'existent que dans une autre société. Plus généralement, il suffit de se demander si le droit de se déplacer librement à l'intérieur d'une société donnée est une liberté importante. Ce sont des considérations du même ordre qui font que la migration à travers les frontières étatiques est également importante [14].

23Lorsque l'on considère les possibles restrictions à la liberté de mouvement derrière le « voile d'ignorance », on doit adopter la perspective de celui que ces restrictions désavantageront le plus, en l'occurrence la perspective de l'étranger qui souhaite immigrer. La position originelle nous conduit ainsi à intégrer le droit de migrer dans le système des libertés fondamentales. Les raisons sont les mêmes que celles qui nous incitent à y inclure également le droit à la liberté religieuse, à savoir que cette liberté pourrait s'avérer essentielle à la réalisation de notre plan de vie. Une fois le « voile d'ignorance » levé, bien sûr, nous pourrions ne pas faire usage de ce droit, mais c'est également vrai des autres droits et libertés. L'accord de base auquel parviendraient les partenaires de la position originelle serait ainsi de n'autoriser aucune restriction aux migrations (qu'il s'agisse de l'émigration ou de l'immigration).

24Une réserve importante doit être apportée ici. Rawls estime que, même dans le cadre de la théorie idéale, la liberté peut être limitée au nom de la liberté elle-même et que toutes les libertés dépendent de l'existence de l'ordre public et de la sécurité [15]. (Appelons cela la réserve d'ordre public.) Supposons qu'une immigration sans restriction conduise au chaos et à l'effondrement de l'ordre public. Chacun verrait sa situation empirer du point de vue de ses libertés fondamentales. Même en adoptant la perspective du plus défavorisé et en reconnaissant la priorité de la liberté, les partenaires de la position originelle approuveraient des restrictions à l'immigration dans de telles circonstances. La liberté serait limitée au nom de la liberté elle-même et chaque individu consentirait à de telles restrictions même si, une fois le « voile d'ignorance » levé, il ressort que c'est sa propre liberté d'immigrer qui a ainsi été rognée.

25Rawls nous met en garde contre toute tentative d'utiliser cet appel à l'ordre public de façon trop élastique ou comme un prétexte pour justifier des restrictions à la liberté motivées par d'autres raisons. Une menace à l'ordre public purement hypothétique n'est pas suffisante. Seule une « probabilité raisonnable » que l'immigration porte atteinte à l'ordre public pourrait justifier des restrictions. Une telle probabilité doit être fondée « sur des données et des raisonnements acceptables par tous » [16]. En outre, seules les restrictions qui sont véritablement indispensables à la préservation de l'ordre public seraient justifiées. On ne saurait justifier n'importe quel niveau de restrictions au motif que certaines d'entre elles sont nécessaires. Enfin, les menaces à l'ordre public posées par une immigration libre ne sauraient inclure les éventuelles réactions hostiles que celle-ci provoquerait chez les citoyens actuels (par exemple sous la forme d'émeutes). Cette discussion s'inscrit dans le cadre de la théorie idéale où les individus sont censés agir de façon juste. Causer des troubles à l'ordre public afin d'empêcher d'autres personnes d'exercer leurs libertés légitimes n'est pas une action juste. Les menaces à l'ordre public qu'il faut prendre en considération sont donc celles qui résulteraient de l'effet cumulatif involontaire d'actions individuellement justes.

26Dans le cadre de la théorie idéale, nous avons affaire à un monde composé d'États justes et régi par un principe de différence appliqué au niveau international. La probabilité que des migrations massives représentent une menace pour l'ordre public d'un État semble faible dans ce contexte. La théorie idéale laisse donc peu de place à des restrictions à l'immigration. Qu'en est-il de la théorie non idéale, où l'on tient compte à la fois des contingences historiques et des actions injustes d'autrui ?

27Dans le monde réel et non idéal, les inégalités économiques entre les nations sont considérables (bien supérieures, vraisemblablement, à celles qu'autoriserait une application internationale du principe de différence). Les gens sont par ailleurs en désaccord sur la nature de la justice et ne parviennent que rarement à conformer leurs actions aux principes qu'ils professent. La plupart des États estiment nécessaire de se protéger contre l'éventualité d'une invasion armée ou d'une subversion clandestine. Quantité d'États privent également leurs propres citoyens des droits et libertés fondamentaux. Comment tout cela affecte-t-il les exigences de justice en matière de migration ?

28Tout d'abord, les conditions du monde réel renforcent considérablement les arguments en faveur de la souveraineté étatique, en particulier pour les États dont les institutions nationales sont relativement justes. La sécurité nationale est une forme essentielle de l'ordre public et les États ont manifestement le droit d'empêcher l'entrée des personnes (qu'il s'agisse d'envahisseurs armés ou d'éléments subversifs) qui visent à renverser des institutions justes. Il convient toutefois de signaler que les critiques adressées à une utilisation élastique de l'appel à l'ordre public s'appliquent également aux considérations relatives à la sécurité nationale.

29Une autre inquiétude repose sur l'idée que les immigrants provenant de sociétés dans lesquelles les valeurs démocratiques libérales sont faibles ou inexistantes constitueraient une menace pour le maintien d'un ordre public juste. Là encore, la distinction entre probabilités raisonnables et suppositions hypothétiques est cruciale. Au 19e siècle, des arguments de ce type étaient avancés contre les Européens de confession juive ou catholique ainsi que contre l'ensemble des Asiatiques et des Africains. Si ces arguments nous semblent aujourd'hui faux (pour ne pas dire ignorants et intolérants), nous devrions nous garder de les ressusciter sous une autre forme.

30Une inquiétude plus sérieuse porte sur l'ampleur de la demande potentielle. Si un pays riche comme les États-Unis ouvrait purement et simplement ses portes, le nombre de personnes en provenance de pays pauvres qui chercheraient à y immigrer pourrait s'avérer véritablement irrésistible, même si leurs intentions et leurs croyances ne posent aucune menace pour la sécurité nationale ou les valeurs démocratique libérales [17]. Dans ces conditions, le principe de préservation de l'ordre public justifierait probablement certaines restrictions à l'immigration. Il convient toutefois de rappeler l'ensemble des réserves déjà formulées à l'encontre de ce principe. Le caractère nécessaire de certaines restrictions ne saurait en particulier servir de justification à toutes sortes de restrictions, quels qu'en soient le niveau et les motivations, mais seulement à celles qui sont indispensables au maintien de l'ordre public. Cela impliquerait certainement une politique d'immigration beaucoup moins restrictive que celles qui sont actuellement en vigueur et qui portent l'empreinte de multiples considérations autres que le maintien de l'ordre public.

31Rawls affirme qu'en général, la priorité accordée à la liberté s'applique également dans des conditions non idéales. Il en résulte que si l'immigration devait être restreinte pour des raisons d'ordre public, la priorité devrait être donnée aux personnes qui cherchent à immigrer parce qu'elles ont été privées de leurs libertés fondamentales plutôt qu'à celles qui sont simplement en quête de meilleures perspectives économiques. Une difficulté supplémentaire surgit toutefois à ce stade : ce n'est qu'à longue échéance que la priorité de la liberté doit prévaloir. Dans des conditions non idéales, le fait de limiter la liberté au nom de considérations économiques peut parfois être défendu si cela contribue à améliorer le sort des plus défavorisés et précipite l'avènement de conditions qui, à terme, permettront à chacun de jouir pleinement des libertés égales pour tous. Pourrait-on justifier des restrictions à l'immigration au nom de la défense des plus défavorisés ?

32Il faut se méfier des utilisations hypocrites de ce type d'argument. Si les États riches se soucient véritablement du sort des plus défavorisés dans les pays pauvres, ils les aideront sans doute bien davantage en transférant des ressources et en réformant les institutions économiques internationales qu'en limitant l'immigration. Il y a tout lieu de penser qu'une politique d'immigration plus ouverte aurait pour effet d'aider certains des plus défavorisés plutôt que de leur nuire. Les personnes qui immigrent en tirent généralement elles-mêmes profit et elles envoient souvent de l'argent dans leur pays d'origine.

33Les personnes qui viennent ne sont peut-être pas les plus défavorisées. On peut supposer que les plus mal lotis ne disposent pas des ressources qui leur permettent de partir. Cela ne constitue pas pour autant une raison d'empêcher les autres de venir, à moins que leur départ ne nuise à ceux qu'ils laissent derrière eux. Envisageons néanmoins cette dernière éventualité, comme l'hypothèse de la fuite des cerveaux nous y invite. Si nous supposons par ailleurs que des raisons d'ordre public justifient certaines restrictions à l'immigration, la conséquence serait que nous devrions donner la priorité aux immigrants potentiels les moins qualifiés, puisque leur départ aurait vraisemblablement peu ou pas d'effet préjudiciable sur ceux qui restent. On pourrait également suggérer qu'une compensation devrait être versée aux pays pauvres en cas d'émigration de personnes qualifiées. En revanche, affirmer que nous devrions chercher à empêcher l'émigration de certaines personnes (en leur refusant un lieu où aller) parce qu'elles représentent une ressource précieuse pour leur pays d'origine constituerait une grave entorse à la tradition libérale en général et à la priorité que Rawls, même dans des conditions non idéales, confère à la liberté en particulier [18].

34Considérons les implications de cette analyse sur certains arguments traditionnels en faveur de restrictions à l'immigration. Premièrement, il ne serait plus possible de justifier des restrictions sur la base du fait que ceux qui sont nés sur un territoire donné ou dont les parents étaient eux-mêmes citoyens auraient davantage droit aux bénéfices de la citoyenneté que ceux qui sont nés ailleurs ou de parents étrangers. Le lieu de naissance et les liens de parenté constituent des contingences naturelles qui sont « arbitraires d'un point de vue moral ». Un des principaux objectifs de la position originelle est de réduire au minimum les effets de telles contingences sur la distribution des avantages sociaux. Définir la citoyenneté par la naissance pourrait être une procédure acceptable, mais seulement si elle n'empêchait pas les individus de faire des choix différents une fois atteint un certain âge.

35Deuxièmement, il ne serait plus possible de justifier des restrictions à l'immigration au motif que celle-ci réduirait le bien-être économique des citoyens actuels. Deux considérations viennent fortement réduire la portée d'une telle argumentation : la perspective des plus défavorisés et la priorité de la liberté. La perspective des citoyens actuels ne pourrait correspondre à la position des plus défavorisés que si l'on arrivait à montrer que l'immigration réduirait leur bien-être économique à un niveau inférieur à celui des immigrants potentiels qui auraient été privés du droit d'immigrer. À supposer qu'on puisse le prouver, la priorité de la liberté interdirait de considérer que cela suffit à justifier des restrictions à l'immigration. La question des intérêts économiques des citoyens actuels est ainsi pour l'essentiel privée de toute pertinence.

36Troisièmement, l'impact de l'immigration sur l'histoire et la culture particulière de la société ne constitue pas une considération morale pertinente tant que les valeurs démocratiques libérales fondamentales ne sont pas menacées. Cette conclusion est moins évidente sur la base de ce que j'ai dit jusqu'ici, mais elle découle de ce que Rawls affirme dans sa discussion du perfectionnisme [19]. Le principe de perfection requiert que la société organise ses institutions de façon à maximiser les réalisations de l'excellence humaine dans les domaines de l'art, de la science ou de la culture, indépendamment de l'effet de telles dispositions sur l'égalité et la liberté. (Par exemple, l'esclavage était parfois justifié dans l'Athènes antique au motif qu'il était indispensable aux réalisations culturelles des Athéniens.) Une variante de cette position pourrait être l'affirmation que les restrictions à l'immigration sont nécessaires afin de préserver l'unité et la cohérence d'une culture (en supposant que cette culture vaut la peine d'être préservée). Rawls soutient que, dans la position originelle, personne n'accepterait une norme perfectionniste, puisque personne ne serait prêt à courir le risque de devoir renoncer à une liberté ou un droit important au nom d'un idéal qui pourrait s'avérer sans rapport avec ses propres préoccupations. L'introduction de restrictions à l'immigration au nom de la préservation d'une culture spécifique serait ainsi exclue.

37En résumé, la théorie non idéale offre davantage de raisons de restreindre l'immigration que la théorie idéale, mais le champ d'application de ces raisons est extrêmement circonscrit. La théorie idéale, quant à elle, élève le principe de la liberté de migration au rang de composante essentielle de l'ordre social juste vers lequel nous devrions tendre.

Prendre en compte les étrangers

38Une approche utilitariste du problème de l'immigration peut tenir compte de certaines des préoccupations dont la position originelle fait abstraction. L'utilitarisme n'apporte pourtant pas un grand soutien aux types de restrictions à l'immigration que nous connaissons aujourd'hui. Le principe fondamental de l'utilitarisme est la maximisation de l'utilité. Son engagement en faveur de l'égalité morale s'exprime dans l'hypothèse selon laquelle chacun doit compter pour un et personne pour plus d'un dans le calcul de l'utilité. Bien sûr, ces formulations générales recouvrent des désaccords profonds entre les utilitaristes. Comment convient-il par exemple de définir l'« utilité » ? De manière subjective ou objective ? En termes de bonheur ou de bien-être, comme dans l'utilitarisme classique, ou plutôt en termes de préférences ou d'intérêts, comme dans certaines versions plus récentes [20] ?

39Indépendamment des réponses qu'elle apporte à ces questions, toute approche utilitariste donnera davantage de poids à certaines raisons de restreindre l'immigration que ce n'est le cas dans l'approche de Rawls. Supposons par exemple qu'une augmentation de l'immigration nuise aux intérêts économiques de certains citoyens. Toutes les théories utilitaristes que je connais en tiendront compte comme un élément en défaveur d'une politique d'immigration ouverte. Cela ne règlera toutefois pas encore la question de savoir si des restrictions à l'immigration sont justifiées ou non. D'autres citoyens pourraient en effet tirer profit sur le plan économique d'une augmentation de l'immigration et cet élément compterait en faveur d'une politique plus ouverte. De façon plus importante encore, les effets économiques de l'immigration sur les non-citoyens entrera également en ligne de compte. Si nous nous concentrons uniquement sur les conséquences économiques, la meilleure politique d'immigration dans une perspective utilitariste est celle qui maximise les gains économiques dans leur ensemble. Les citoyens actuels ne jouissent dans ce calcul d'aucune position privilégiée. Les gains et les pertes des étrangers comptent tout autant. La position dominante parmi les économistes qu'ils soient classiques ou néoclassiques est précisément que la libre mobilité du capital et du travail est indispensable à la maximisation des gains économiques dans leur ensemble. Or, la libre mobilité du travail requiert l'ouverture des frontières. Ainsi, même si la structure utilitariste confère une pertinence morale aux coûts économiques de l'immigration pour les citoyens actuels, ces coûts ne seront probablement pas suffisants pour justifier des restrictions.

40Les conséquences économiques ne sont pas les seules prises en compte par les utilitaristes. Supposons par exemple que l'immigration modifie la culture ou le mode de vie d'une société d'une manière que ses citoyens actuels jugent indésirable. Dans de nombreuses versions de l'utilitarisme, cet élément compterait en défaveur d'une politique d'immigration ouverte. Ce n'est toutefois pas le cas dans toutes les versions. La question de savoir si tous les plaisirs, désirs ou intérêts doivent entrer en ligne de compte, ou seulement certains d'entre eux, divise en effet les utilitaristes. Devrait-on par exemple conférer une valeur morale au plaisir d'un sadique et le comparer avec la douleur de sa victime ou devrait-on à l'inverse ne tenir aucun compte de ce type de plaisir ? Prenons le cas des préjugés raciaux, qui sont clairement liés à la question de l'immigration. Le désagrément que représente pour un raciste blanc la perspective de devoir fréquenter des personnes de couleur doit-il compter dans le calcul d'utilité comme un argument en faveur d'une politique d'exclusion de certains groupes raciaux, à l'image, par exemple, de la politique de l'« Australie blanche » [***] ? Qu'en est-il du désir de préserver une culture locale spécifique comme raison de restreindre l'immigration ? Un tel désir est parfois la conséquence de préjugés raciaux, mais ce n'est, tant s'en faut, pas toujours le cas.

41Les utilitaristes apportent à ces questions des réponses différentes. Certains soutiennent que seuls les plaisirs, les désirs ou les intérêts à long terme, rationnels ou épurés d'une manière ou d'une autre devraient entrer en ligne de compte. D'autres soutiennent au contraire que notre calcul devrait se contenter des données brutes : toutes les préférences devraient compter et non uniquement celles que certains jugent acceptables. Si je suis partisan de la première approche, celle qui défend une reconstruction ou un filtrage de l'utilité, ce n'est pas une position que j'essaierai de défendre ici. Même si on adopte l'approche en termes de données brutes, qui semble laisser davantage de place aux raisons de restreindre l'immigration, le résultat final ira probablement en faveur d'une politique d'immigration beaucoup plus ouverte que les politiques existantes. Quelle que soit la méthode de calcul retenue, les préoccupations des étrangers doivent également être prises en considération. Dans les conditions actuelles, alors que des millions de personnes pauvres et opprimées estiment avoir tant à gagner d'une immigration vers les pays industriels avancés, il semble difficile de penser qu'un calcul utilitariste prenant au sérieux les intérêts des étrangers puisse justifier des restrictions à l'immigration beaucoup plus importantes que celles que justifie l'appel à l'ordre public dans l'approche rawlsienne.

Le défi communautarien

42Les trois théories que j'ai discutées divergent sur de nombreuses questions importantes, mais pas (ou peu) sur la question de l'immigration. Chacune conduit, d'une façon qui lui est propre, à une position beaucoup plus favorable à l'immigration ouverte que la conception morale traditionnelle. Il est vrai qu'en termes quantitatifs, étant donnée l'ampleur de la demande potentielle, une réserve d'ordre public pourrait exclure des millions d'immigrants potentiels. Les arguments que j'ai développés exigeraient néanmoins, s'ils étaient acceptés, une transformation radicale à la fois des politiques actuelles d'immigration et de la réflexion morale traditionnelle sur cette question.

43D'aucuns pourraient m'accuser d'avoir détaché ces théories de leur contexte. Chacune d'entre elles, en effet, plonge ses racines dans la tradition libérale. Or, le libéralisme, pourrait-on faire valoir, est apparu avec l'État moderne et en présuppose l'existence. Les théories libérales n'ont pas été conçues dans le but de traiter des questions relatives aux étrangers. Elles ont tenu pour acquis le contexte de l'État souverain. Si cette observation n'est pas dénuée de fondement d'un point de vue historique, on ne voit pas clairement en quoi elle devrait avoir une force normative. La même récrimination aurait pu être opposée de façon tout aussi sensée aux premiers auteurs qui élaborèrent des arguments libéraux en faveur de l'extension de la pleine citoyenneté aux femmes et aux membres de la classe ouvrière. Les théories libérales avaient également présupposé que ces catégories de personnes pouvaient en être exclues. Les théories libérales concentrent leur attention sur le besoin de justifier l'usage de la force par l'État. Les questions relatives à l'exclusion des étrangers surgissent naturellement de ce contexte. Les principes libéraux (comme la plupart des principes) ont des implications que leurs premiers avocats n'avaient pas pleinement prévues. C'est notamment ce qui rend possible la critique sociale.

44D'autres pourraient penser que mon analyse illustre simplement l'inadéquation de la théorie libérale, en particulier son incapacité à donner un poids suffisant à la valeur de la communauté [21]. Que cette mise en accusation de la théorie libérale soit fondée ou non, mes propres conclusions au sujet de l'immigration reposent essentiellement sur des hypothèses qu'aucune théorie morale plausible ne me semble pouvoir rejeter, à savoir que nos institutions sociales et nos politiques publiques doivent respecter tous les êtres humains comme des personnes morales et que ce respect implique la reconnaissance, sous une certaine forme, de la liberté et de l'égalité de chaque être humain. Pourrait-on concevoir une approche différente qui, tout en acceptant ces hypothèses, fasse place à des restrictions plus importantes à l'immigration ? Afin d'examiner cette possibilité, je vais considérer les conceptions de Michael Walzer, le théoricien qui a le plus  uvré pour faire de la critique communautarienne une contre-proposition positive.

45À la différence de Rawls ou d'autres auteurs, Walzer confère à la question de l'appartenance une place centrale dans sa théorie de la justice. Il aboutit au sujet de l'immigration à la conclusion opposée à celle que j'ai défendue :

46Dans un nombre considérable de décisions qu'ils prennent, les États sont simplement libres d'accueillir des étrangers (ou non) [22].

47Walzer se distingue des autres auteurs que j'ai examinés non seulement par ses conclusions, mais aussi par son approche fondamentale. Il se garde de rechercher des principes universels et s'intéresse plutôt au « particularisme de l'histoire, de la culture et de l'appartenance à une communauté [23] ». Il pense que les questions de justice distributive devraient être abordées, non pas derrière un « voile d'ignorance », mais du point de vue de l'appartenance à une communauté politique au sein de laquelle les gens partagent une même culture et une conception commune de la justice.

48Il m'est impossible ici de rendre pleinement justice à la discussion riche et subtile que Walzer consacre au problème de l'appartenance. Je peux néanmoins attirer l'attention sur les principaux éléments de son argument et sur certains de nos points de désaccord. L'affirmation essentielle de Walzer est que l'exclusion est justifiée par le droit des communautés à l'autodétermination. Ce droit d'exclusion est toutefois limité de trois façons importantes. Premièrement, nous avons une obligation de venir en aide aux personnes en détresse aussi longtemps que nous pouvons le faire sans coût excessif pour nous-mêmes, et cela même si nous n'avons pas de liens avec ces personnes. Nous pouvons ainsi être obligés d'admettre certains étrangers dans le besoin, ou du moins de leur fournir une part de nos ressources et peut-être même de notre territoire. Deuxièmement, une fois que des personnes ont été autorisées à résider dans un pays et à participer à son économie, elles doivent pouvoir en acquérir la citoyenneté si elles le souhaitent. La contrainte résulte ici de principes de justice et non de l'idée d'assistance mutuelle. La notion de « travailleurs hôtes » permanents est en conflit avec les raisons qui fondent le droit à l'autodétermination collective dont le droit d'exclusion dépend en premier lieu. Troisièmement, les changements d'États ou de gouvernements n'autorisent pas l'expulsion de personnes actuellement résidentes, même si le reste de la population, dans sa grande majorité, les perçoit comme des étrangers [24].

49Au cours de son argumentation, Walzer compare l'idée d'États ouverts avec notre expérience du quartier ou du voisinage comme une forme d'association ouverte [25]. Une comparaison plus adéquate s'offre pourtant à nous si nous voulons penser à quoi des États ouverts pourraient ressembler. Nous pouvons faire appel à notre expérience des villes, des provinces ou des États fédérés au sens américain. Ce sont des communautés politiques qui nous sont familières et dont les frontières sont ouvertes. À la différence des quartiers et au même titre que les pays, il s'agit de communautés dotées d'une organisation formelle, de frontières, d'une distinction entre citoyens et non-citoyens, ou encore d'élus dont on attend qu'ils conduisent des politiques au profit de la communauté qui les a élus. Ces entités possèdent souvent des cultures et des modes de vie distincts. Songez aux différences entre New York et une ville comme Waycross en Géorgie, ou aux différences entre la Californie et le Kansas. De telles différences sont souvent bien plus grandes que celles qui existent entre différents États-nations. La ville de Seattle a bien plus de points communs avec celle de Vancouver qu'avec de nombreuses communautés politiques américaines. Or, les villes, les provinces et les États fédérés américains ne peuvent pas restreindre l'immigration (provenant d'autres parties du pays). Ces exemples remettent en question l'affirmation de Walzer selon laquelle le caractère spécifique des cultures et des groupes dépend de la possibilité d'une clôture formelle. Les sources de cette spécificité ou de son érosion sont beaucoup plus complexes que le seul contrôle politique des admissions.

50Cela ne veut pas dire que le contrôle des admissions est sans importance. Les communautés locales aimeraient souvent pouvoir restreindre l'immigration. Durant la Grande Dépression, les habitants de la Californie souhaitaient empêcher l'afflux de pauvres venus de l'Oklahoma, tandis que ce sont ceux de l'Oregon qui ne voulaient pas laisser entrer les Californiens. Les migrations internes peuvent être d'une ampleur considérable. Elles peuvent transformer le caractère de communautés. (Il suffit de penser aux migrations du Sud rural vers les régions urbaines du Nord des États-Unis.) Elles sont également susceptibles d'exercer une tension sur les économies locales et de mettre en péril des politiques sociales régionales. En dépit de tout cela, nous ne pensons pas que ces communautés politiques devraient être en mesure de contrôler leurs frontières. La liberté de migration prime.

51Quelles sont les raisons de cette primauté ? La décision de restreindre l'autodétermination des communautés locales correspond-elle à un choix que nous faisons en tant que communauté de niveau supérieur (celui de l'État-nation) et auquel nous pourrions renoncer en leur reconnaissant un droit d'exclusion ? Ce serait difficile à envisager. Aucun État libéral ne restreint la mobilité interne et nous reprochons aux États qui le font de ne pas respecter les libertés fondamentales. Si la liberté de mouvement à l'intérieur d'un État est si importante qu'elle l'emporte sur les revendications des communautés politiques locales, quelles raisons pouvons-nous avoir de restreindre la liberté de mouvement entre les États ? Il faudrait disposer d'une justification de la spécificité morale de l'État-nation bien plus forte que celle que nous pouvons trouver dans la discussion des communautés de voisinage par Walzer.

52Walzer établit également une analogie entre les États et les clubs [26]. Les clubs peuvent généralement accepter ou exclure qui bon leur semble, même s'il est toujours possible de critiquer certaines de ces décisions en faisant appel à la nature du club et aux conceptions partagées de ses membres. Il en irait de même pour les États. Cette analogie ne tient toutefois pas compte de la distinction familière entre le public et le privé, une distinction à laquelle Walzer fait pourtant appel dans un autre contexte [27]. Une tension profonde existe en effet entre le droit à la liberté d'association et le droit à l'égalité de traitement. Une façon d'aborder cette tension consiste à soutenir que la liberté d'association prévaut dans la sphère privée, tandis que l'égalité de traitement prévaut dans la sphère publique. Vous pouvez choisir vos amis sur la base des critères qui vous plaisent, mais vous devez traiter tous les candidats de façon impartiale lorsqu'il s'agit de les sélectionner pour une charge publique. S'il est vrai que la frontière entre le public et le privé s'avère souvent problématique à tracer, il est toutefois évident que les clubs se situent normalement à une extrémité de l'échelle et les États à l'autre. Le fait que des clubs privés puissent admettre ou exclure qui ils veulent ne nous dit donc rien sur les normes d'admission qui sont appropriées pour des États. Lorsque l'État agit, il doit traiter les individus de manière égale.

53Face à cela, on pourrait rétorquer que l'exigence d'égalité de traitement ne s'applique entièrement qu'à ceux qui sont déjà membres de la communauté. C'est exact en tant que description de la pratique actuelle, mais la question est précisément de savoir pourquoi il devrait en être ainsi. Il fut un temps où l'exigence d'égalité de traitement ne s'étendait pas complètement à certains groupes (les ouvriers, les Noirs, les femmes). Considérée dans son ensemble, l'histoire du libéralisme révèle une tendance à une compréhension toujours plus étendue de la sphère publique et des exigences de l'égalité de traitement. Aux États-Unis, par exemple, et contrairement à ce qui était vrai autrefois, les organismes publics et les sociétés privées n'ont plus le droit aujourd'hui d'écarter les femmes en tant que telles (alors que les clubs privés le peuvent). Un commerçant blanc ne peut plus refuser l'entrée de son magasin aux Noirs (alors qu'il peut leur refuser l'entrée de son domicile). Ces développements récents, au même titre que l'extension du droit de vote autrefois, reflètent selon moi quelque chose d'essentiel dans la logique interne du libéralisme [28]. L'extension du droit d'immigrer relève de la même logique, celle de l'égalité de traitement des individus dans la sphère publique.

54Comme je l'ai noté au début de cette section, Walzer soutient que les principes de justice n'autorisent pas une communauté politique à refuser aux travailleurs immigrés permanents la possibilité d'acquérir la nationalité. On ne sait pas clairement si cette affirmation est censée s'appliquer à toutes les communautés politiques ou seulement aux communautés comme les nôtres. Si les États possèdent un droit à l'autodétermination entendu au sens large, ils devraient avoir le droit de choisir des formes et des pratiques politiques différentes de celles des démocraties libérales. Cela comprendrait vraisemblablement le droit d'instaurer des catégories de citoyens de seconde classe (ou du moins de travailleurs immigrés provisoires) et celui de déterminer d'autres aspects de leur politique d'admission en fonction des principes qui leur sont propres [29]. En revanche, si la question est de savoir ce que notre société (ou une société qui partage les mêmes valeurs fondamentales) devrait faire, alors l'enjeu est différent aussi bien pour les travailleurs immigrés que pour les autres étrangers. Il est juste d'affirmer que notre société devrait permettre aux travailleurs immigrés d'accéder à la pleine citoyenneté. Toute autre politique serait incompatible avec nos principes démocratiques libéraux. Une politique d'immigration restrictive ne ferait pas exception à la règle.

55Toute approche qui, comme celle de Walzer, puise ses fondements dans la tradition et la culture de notre communauté doit ­ et c'est un paradoxe méthodologique ­ faire face au fait que le libéralisme constitue une composante essentielle de notre culture. La formidable popularité intellectuelle de Rawls et de Nozick, de même que l'influence persistante de l'utilitarisme, témoigne de leur capacité à exprimer des compréhensions et des significations partagées dans un langage auquel notre culture confère pouvoir et légitimité. Ces théories n'auraient pas une telle signification pour un moine bouddhiste dans le Japon médiéval. Leurs hypothèses individualistes et leur formulation dans le langage de la raison universelle et anhistorique n'ont de sens pour nous qu'en raison de notre tradition, de notre culture et de notre communauté. Des restrictions à l'immigration seraient peut-être plus faciles à justifier pour des personnes appartenant à une tradition morale différente, qui suppose des différences morales fondamentales entre ceux qui font partie de la société et ceux qui n'en font pas partie. Les autres pourraient alors simplement ne pas compter, ou du moins ne pas compter autant. Nous, à l'inverse, parce que nous sommes le produit d'une culture libérale, ne pouvons pas débouter les étrangers au motif qu'ils seraient différents.

56Davantage encore, prendre notre communauté comme point de départ revient à choisir une communauté qui exprime ses conceptions morales sous la forme de principes universels. Les propres arguments de Walzer en sont d'ailleurs une illustration. Lorsqu'il affirme que les États ne peuvent pas expulser des habitants qu'une majorité de la population ou qu'un nouveau gouvernement percevrait comme des étrangers, Walzer formule une proposition dont la vérité ou la fausseté vaut pour n'importe quel État, et non uniquement pour le nôtre ou ceux qui partagent nos valeurs fondamentales. Il développe son argumentation en faisant appel à Hobbes et s'inscrit ainsi dans une tradition particulière qui n'est pas nécessairement celle des États qui souhaitent expulser certains de leurs résidents. Walzer n'en énonce pas moins une affirmation à prétention universelle (et qui me semble juste). C'est un argument de même ordre qu'il avance lorsqu'il affirme que les États n'ont pas le droit de restreindre l'émigration [30]. C'est une conclusion qui s'applique à toutes les communautés politiques et non seulement à celles qui partagent notre conception des rapports entre l'individu et le collectif.

57La reconnaissance de la spécificité de notre propre culture ne devrait pas nous empêcher de faire ce genre d'affirmations. Nous ne devrions pas chercher à imposer nos conceptions aux autres. Nous devrions même être prêts à les écouter et à apprendre d'eux. Le respect de la diversité des communautés n'exige toutefois pas que nous abandonnions toutes nos affirmations concernant ce que d'autres États devraient faire. Si mes arguments sont corrects, la justification de l'ouverture des frontières a des racines profondes dans les valeurs fondamentales de notre tradition. Aucun argument moral ne semblera acceptable pour nous s'il met directement en cause l'hypothèse de l'égale valeur morale de tous les individus. Des restrictions à l'immigration ne peuvent être justifiées, si elles doivent l'être, que sur la base d'arguments qui respectent ce principe. La théorie de Walzer présente de nombreuses qualités que je n'ai pas explorées ici, mais elle ne fournit aucun argument adéquat démontrant que l'État aurait le droit d'exclure les étrangers.

Conclusion

58La liberté de migration n'est peut-être pas réalisable dans l'immédiat, mais elle représente un but vers lequel nous devrions tendre. Nous avons également l'obligation d'ouvrir nos frontières beaucoup plus largement que nous ne le faisons aujourd'hui. Les restrictions à l'immigration qu'imposent actuellement les démocraties occidentales ­ même celles qui sont les plus ouvertes comme le Canada et les États-Unis ­ ne sont pas justifiables. À l'instar des barrières féodales à la mobilité, elles servent à protéger un privilège injuste.

59Cela signifie-t-il que les distinctions entre étrangers et citoyens, les théories de la citoyenneté et les frontières de la communauté n'ont plus lieu d'être ? En aucune manière. Affirmer que l'appartenance à la communauté est ouverte à tous ceux qui souhaitent la rejoindre ne revient pas à abolir toute distinction entre membres et non-membres. Ceux qui choisissent de coopérer ensemble au sein d'un État possèdent des droits et des obligations spécifiques que ne partagent pas ceux qui ne sont pas citoyens. Le fait de respecter les choix et les engagements particuliers des individus est la conséquence naturelle d'un attachement à l'idée d'égale valeur morale. (La justification de l'obligation politique par le consentement s'avère en effet moins problématique dans le cas des immigrants.) À l'inverse, c'est bien le fait d'exclure d'une communauté des personnes qui souhaiteraient y prendre part qui est difficilement conciliable avec l'idée d'égale valeur morale. Chacun devrait avoir le droit de signer le contrat social s'il le souhaite.

60Des frontières ouvertes ne semblent menacer le caractère spécifique des différentes communautés politiques que parce que nous supposons qu'un nombre élevé de personnes se déplaceraient si elles en avaient la possibilité. Si les migrants étaient peu nombreux, cela n'aurait pas d'importance. L'absorption d'une poignée d'immigrants ne modifierait pas le caractère de la communauté. Or, comme l'observe Walzer, la plupart des gens n'aiment pas se déplacer [31]. Ils sont normalement attachés au pays dans lequel ils sont nés, à la langue, à la culture et à la communauté au sein de laquelle ils ont grandi et au sein de laquelle ils se sentent chez eux. Ils ne cherchent à se déplacer que lorsque leur vie est très difficile là où ils se trouvent. Leurs motivations sont rarement frivoles. Il est donc juste de mettre en balance les revendications de ceux qui souhaitent se déplacer et les revendications de ceux qui souhaitent préserver leur communauté telle qu'elle est. Si nous ne faussons pas injustement la mesure, les arguments en faveur de l'exclusion l'emporteront rarement.

61Les individus vivent dans des communautés qui les unissent et les séparent. Différents principes d'union et de séparation sont envisageables, mais dans une société libérale, ils devraient être compatibles avec les principes libéraux. Une immigration libre modifierait le caractère de la communauté, mais elle ne la priverait pas d'un caractère distinctif. Elle pourrait détruire de vieux modes de vie auxquels certains confèrent une grande valeur, mais elle en permettrait de nouveaux que d'autres estimeront tout autant. Les Blancs de Forsythe County, qui veulent tenir les Noirs à l'écart, cherchent à préserver un mode de vie qui leur semble précieux. Si le fait de contester à ces communautés leur droit d'exclusion restreint leur capacité à façonner leur destin et leur caractère futurs, il ne détruit pas complètement leur capacité d'autodétermination. Les communautés gardent le contrôle sur quantité d'aspects de la vie collective. De plus, le fait d'exercer une contrainte sur le type de choix qui s'offrent aux individus et aux communautés est précisément la raison d'être des principes de justice. Ces derniers imposent des limites à ce que peuvent faire les personnes qui cherchent à les respecter. S'engager en faveur de l'ouverture des frontières ne reviendrait pas à abandonner l'idée que la communauté devrait avoir un caractère qui lui est propre mais à la réaffirmer. Ce serait une affirmation du caractère libéral de la communauté et de son attachement aux principes de justice.

62Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Rüegger

Notes

  • [*]
    Une version préliminaire de ce texte a été rédigée dans la perspective d’un séminaire de l’Association américaine de science politique (APSA) organisé par Nan Keohane sur le thème de la citoyenneté. Des versions ultérieures ont été présentées dans le cadre de séminaires à l’Université de Chicago, à l’Institute for Advanced Study de Princeton et à l’Université Columbia de New York. Je voudrais remercier les membres de ces différents groupes pour leurs commentaires. Je tiens également à remercier les personnes suivantes pour les remarques précieuses sur l’une ou l’autre des différentes versions : Sot Barber, Charles Beitz, Michael Doyle, Amy Gutmann, Christine Korsgaard, Charles Miller, Donald Moon, Jennifer Nedelsky, Thomas Pogge, Peter Schuck, Rogers Smith, Dennis Thompson et Michael Walzer. Publication originale : « Aliens and Citizens : The Case for Open Borders », The Review of Politics, vol. 49, no 2, 1987, p. 251-273.
  • [1]
    La Commission parlementaire américaine sur la politique de l'immigration et des réfugiés exprime bien cette hypothèse traditionnelle lorsqu'elle affirme : « Notre politique ­ tout en offrant une perspective d'avenir à une partie de la population mondiale ­ doit être guidée par les intérêts nationaux fondamentaux du peuple des États-Unis » (US Immigration Policy and the National Interest : The Final Report and Recommendations of the Select Commission on Immigration and Refugee Policy to the Congress and the President of the United States, 1er mars 1981). La meilleure défense théorique de l'hypothèse traditionnelle (assortie de quelques modifications) est celle de Michael Walzer, Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l'égalité, trad. de l'angl. par Pascal Engel, Paris, Seuil, 1997, p. 61-102. Quelques auteurs ont contesté l'hypothèse traditionnelle. Voir Bruce Ackerman, Social Justice in the Liberal State, New Haven, Yale University Press, 1980, p. 89-95 ; Judith Lichtenberg, « National Boundaries and Moral Boundaries : A Cosmopolitan View », in Peter G. Brown et Henry Shue (dir.), Boundaries : National Autonomy and Its Limits, Totowa, Rowman & Littlefield, 1981, p. 79-100 et Roger Nett, « The Civil Right We Are Not Ready For : The Right of Free Movement of People on the Face of the Earth », Ethics, vol. 81, no 3, 1971, p. 212-227. Frederick Whelan a également analysé ces questions dans deux articles intéressants non publiés.
  • [2]
    Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, trad. de l'angl. par Evelyne d'Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988, p. 27-44, 116-152 (Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974).
  • [3]
    Ibid., p. 138-44. Les citoyens, dans la conception de Nozick, sont simplement des consommateurs qui achètent la protection impartiale et efficace de leurs droits naturels préexistants. Nozick utilise les termes « citoyen », « client » et « consommateur » de façon interchangeable.
  • [4]
    Selon l'interprétation qu'en donne Nozick, la clause lockéenne implique que les droits de propriété sur la terre ne peuvent pas restreindre la liberté de mouvement d'un individu au point de le priver de cette liberté effective. Cela limite d'autant la possibilité d'exclure des étrangers. Voir ibid., p. 78.
  • [5]
    Ibid., p. 390-394.
  • [6]
    John Rawls, Théorie de la justice, trad. de l'angl. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 91-96, 168-174, 279-284 (A Theory of Justice, Cambridge, Oxford University Press, 1973 [1971]).
  • [7]
    Ibid., p. 34-35, 281-284.
  • [8]
    L'exposé le plus détaillé de l'argument en faveur d'une conception globale de la position originelle se trouve dans : Charles Beitz, Political Theory and International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1979, p. 125-176, en particulier p. 129-136 et 143-153. Pour des critiques antérieures de Rawls allant dans le même sens, voir Brian Barry, The Liberal Theory of Justice, Oxford, Clarendon Press, 1973, p. 128-133 et Thomas M. Scanlon, « Rawls' Theory of Justice », University of Pennsylvania Law Review, vol. 121, no 5, 1973, p. 1066-1067. Pour des discussions plus récentes, voir David A. J. Richards, « International Distributive Justice », in J. Roland Pennock et John Chapman (dir.), Ethics, Economics, and the Law, New York, New York University Press, 1982, p. 275-299 et Charles Beitz, « Cosmopolitan Ideals and National Sentiments », The Journal of Philosophy, vol. 80, no 10, 1983, p. 591-600. Aucune de ces discussions n'explore complètement les implications d'une conception globale de la position originelle pour la question de l'immigration, bien que l'essai récent de Beitz aborde ce sujet.
  • [9]
    Respecter les autres comme des personnes morales libres et égales n'implique pas l'impossibilité de distinguer ses amis des inconnus ou ses concitoyens des étrangers. Voir la conclusion pour une élaboration de ce point.
  • [10]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 168, 103.
  • [11]
    J. Rawls, « Le constructivisme kantien dans la théorie morale », in J. Rawls, Justice et démocratie, préface de Catherine Audard, trad. de l'anglais par Catherine Audard, Philippe de Lara, Florence Piron et al., Paris, Seuil, 1993, p. 73-152.
  • [12]
    En janvier 1987, année de rédaction de ce texte, le comté de Forsyth devint un symbole du racisme aux États-Unis lorsque des membres du Ku Klux Klan perturbèrent un rassemblement de défenseurs des droits civiques (NdT).
  • [**]
    En janvier 1987, année de rédaction de ce texte, le comté de Forsyth devint un symbole du racisme aux États-Unis lorsque des membres du Ku Klux Klan perturbèrent un rassemblement de défenseurs des droits civiques (NdT).
  • [13]
    Cf. Ch. Beitz, Political Theory and International Relations, op. cit., p. 183.
  • [14]
    La comparaison entre la mobilité à l'intérieur d'un pays et la mobilité entre différents pays est analysée plus en détail dans Joseph H. Carens, « Immigration and the Welfare State », in Amy Gutmann (dir.), Democracy and the Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 207-230.
  • [15]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 248-249.
  • [16]
    Ibid., p. 249.
  • [17]
    Pour les statistiques des niveaux actuels et projetés de l'immigration vers les États-Unis, voir Michael S. Teitelbaum, « Right versus Right : Immigration and Refugee Policy in the United States », Foreign Affairs, vol. 59, no 1, 1980, p. 21-59.
  • [18]
    Pour les racines profondes du droit d'émigrer dans la tradition libérale, voir Frederick Whelan, « Citizenship and the Right to Leave », American Political Science Review, vol. 75, no 3, 1981, p. 636-653.
  • [19]
    J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 362-369.
  • [***]
    Définitivement abandonnée dans les années 1970, la politique dite de l’« Australie blanche » privilégiait l’immigration de citoyens britanniques et visait à exclure l’arrivée de migrants non européens. Elle a fait l’objet de vives discussions dans les débats sur la légitimité des restrictions à l’immigration. On se rapportera notamment à M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 81-84 ainsi qu’à Joseph H. Carens, « Nationalism and the Exclusion of Immigrants : Lessons from Australian Immigration Policy », in Mark Gibney (dir.), Open Borders ? Closed Societies ? The Ethical and Political Issues, Westport, Greenwood Press, 1988, p. 41-60 (NdT).
  • [20]
    Définitivement abandonnée dans les années 1970, la politique dite de l'« Australie blanche » privilégiait l'immigration de citoyens britanniques et visait à exclure l'arrivée de migrants non européens. Elle a fait l'objet de vives discussions dans les débats sur la légitimité des restrictions à l'immigration. On se rapportera notamment à M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 81-84 ainsi qu'à Joseph H. Carens, « Nationalism and the Exclusion of Immigrants : Lessons from Australian Immigration Policy », in Mark Gibney (dir.), Open Borders ? Closed Societies ? The Ethical and Political Issues, Westport, Greenwood Press, 1988, p. 41-60 (NdT).
  • [21]
    Pour de récentes critiques communautariennes du libéralisme, voir Alasdair MacIntyre, Après la vertu : étude de théorie morale, trad. de l'angl. par Laurent Bury, Paris, PUF, 1997 (After Virtue. A Study in Moral Theory, Londres, Duckworth, 1985) et Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. de l'angl. par Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999 (Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 1982). Pour une critique de ces critiques, voir Amy Gutmann, « Communitarian Critics of Liberalism », Philosophy & Public Affairs, vol. 14, no 3, 1985, p. 308-22.
  • [22]
    M. Walzer, Sphères de justice..., op. cit., p. 101.
  • [23]
    Ibid., p. 26.
  • [24]
    Ibid., p. 63-64, 76-78, 80-84, 93-101.
  • [25]
    Ibid., p. 68-72.
  • [26]
    Ibid., p. 72-75.
  • [27]
    Ibid., p. 187-234.
  • [28]
    Je ne dis pas que les changements dans la façon de traiter les femmes, les Noirs et les ouvriers ont été provoqués par la logique interne du libéralisme. Ces changements ont résulté de transformations des conditions sociales ainsi que de luttes politiques, y compris de luttes idéologiques dans lesquelles des arguments portant sur les implications des principes libéraux ont joué un certain rôle, même s'il ne fut pas forcément décisif. D'une perspective philosophique, néanmoins, il est important de comprendre ce à quoi des principes conduisent, même si on ne suppose pas que les actions concrètes des individus seront toujours guidées par les principes qu'ils épousent.
  • [29]
    Voir l'affirmation de Walzer selon laquelle le système des castes serait juste si les villages indiens l'acceptaient vraiment (ibid., p. 434-437).
  • [30]
    Ibid., p. 72-74.
  • [31]
    Ibid., p. 70.
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