Couverture de RAI_021

Article de revue

Identité et cosmopolitique en Afrique subsaharienne

Pages 61 à 75

Notes

  • [1]
    Bien qu’ayant vécu avant la naissance de la « négritude », nous classons Edward Blyden, auteur de Christianity, Islam and the Negro Race, Edimbourg, Edinburgh University, 1967 [1e éd. 1887], dans ce courant. Pour les francophones, des extraits de cet ouvrage ont été publiés par Soter Azombo-Menda et Martin Enobo Kosso, Les philosophes africains par les textes, Paris, Nathan, 1978.
  • [2]
    Un point commun non négligeable entre l’anglais John Locke, le suédois Linné et le français Voltaire : leur rapport à la traite négrière. John Locke, théoricien de la liberté naturelle de l’homme, jusqu’au droit du peuple de se soulever contre l’injustice (« Deuxième traité du gouvernement civil » (1690), in John Locke, Deux traités du gouvernement, trad. de l’angl., introduit et annoté par Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1997), avait écarté les esclaves noirs de cette humanité : Eduardo Galeano écrit « Le philosophe John Locke a rédigé les instructions pour le gouvernement de cette île [à esclaves, la Jamaïque], qui est le quartier général des flibustiers anglais » (Eduardo Galeano, Les naissances Mémoire de feu I, trad. de l’esp. par Claude Couffon, Paris, Plon, 1985, p. 326). De Voltaire qui considérait les Négro-Africains presque aussi sauvages, aussi laids mais plus stupides que les singes, d’une nature qui en faisaient « les esclaves des autres hommes », Louis Sala-Molins écrit « Voltaire a touché, paraît-il, des dividendes » de la traite (Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987, p. 273). Quant à Linné, taxinomiste des espèces végétales et des races humaines « son protecteur et son bienfaiteur le plus important en Hollande, Georges Clifford était un financier anglo-hollandais (…) immensément riche ; c’était un des directeurs de la Compagnie hollandaise des Indes orientales » et « pendant l’été 1737 (…) on proposa à Linné le poste de médecin de la Compagnie hollandaise de Surinam (Guyane néerlandaise) (…) mais (…) le suédois recula devant l’inconfort et le climat de ces contrées, outre la perspective d’une séparation plus longue d’avec sa fiancée qui l’attendait en Suède », Wilfrid Blunt, Linné, le Prince des botanistes, Paris, Belin, 1986 [1e éd. 1971], p. 129 et 150. Il va de soi que ces intérêts n’ont rien à voir avec leurs jugements sur les Noirs !
  • [3]
    E. Blyden, Christianity, Islam and the Negro Race, op. cit.
  • [4]
    Pour une bonne présentation des idées négristes caraïbéennes, on peut lire René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, suivi de Travaux d’identité, Paris, Robert Laffont, 1980.
  • [5]
    Dans les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1951 [1e éd. 1910]) et La mentalité primitive (Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1960 [1e éd. 1922]), Lucien Lévy-Bruhl dénie aux primitifs la pensée logique, la conceptualisation, car « l’activité mentale du primitif n’est pas un phénomène intellectuel ou cognitif pur. [Elle est régie] par la loi de participation et de la sympathie (…) ; la connaissance est toujours colorée par le sentiment, pénétrée par l’émotion (…) l’idée, l’image, l’émotion, la passion se fondent avec l’objet dans une essence commune ». Ce qui donne, en langage senghorien : « L’émotion est nègre, comme la raison hellène. », Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 23 (« Ce que l’homme noir apporte » est un texte datant en fait des années 1930 ; il est disponible en ligne : http:// www. democratie. francophonie. org/ IMG/ pdf/ EDITION–2005spe. pdf, p. 96).
  • [6]
    Dans ses Carnets, posthumes (1938-1939), il modère son primitivisme : « Je ne parle plus d’un caractère prélogique de la mentalité primitive… Du point de vue strictement logique, aucune différence essentielle entre la mentalité primitive et la nôtre… Pour la loi de participation, j’affirmerai une fois de plus que la structure logique de l’esprit est la même chez tous les hommes… Il y a dans la mentalité de nos sociétés une partie (plus ou moins considérable suivant les conditions générales, les croyances, les institutions, les classes sociales, etc.) qui lui est commune avec celles des “primitifs” » (p. 165). Il s’agit d’un bémol aussi parce que cette générosité est limitée : « Ne pas exagérer, cependant, leur ressemblance avec nous sur ce point » (p. 168). En langage senghorien : « Il reste que le Blanc européen est d’abord discursif ; le Négro-africain, d’abord intuitif. Il reste que tous les deux sont des hommes de raison, des homines sapientes, mais pas de la même manière. La raison intuitive est donc à la base de l’ontologie, de la conception nègre du monde. », Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977, p. 92-93. Avant Lévy-Bruhl et L. S. Senghor, E. W. Blyden, comparaît les deux « races » à des droites parallèles…
  • [7]
    Cf. de L. S. Senghor (1er président du Sénégal), Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971 ; Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, op. cit. De Francis Kwamé Nkrumah (1er président du Ghana), Le Consciencisme. Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement, avec une référence particulière à la Révolution africaine, Paris, Payot, 1964 – dont la deuxième édition (anglaise 1969, française 1976) atténue l’africanisme. De Julius Nyerere (1er président de la Tanzanie), Ujaama. Essays on Socialism, Tanzanie, Dar es Salaam/Oxford University Press, 1968.
  • [8]
    L. S. Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme…, op. cit., « Ce que l’homme noir apporte », site cité : http:// www. democratie. francophonie. org/ IMG/ pdf/ EDITION_2005spe. pdf, p. 98.
  • [9]
    Au Brésil, par exemple, où la diaspora noire est très importante au sein de la population, cette conscience africaniste a été nommée Quilombismo, du mot kongo kilombo (« communauté de solidarité ») par lequel les esclaves en fuite nommaient leurs communautés de liberté, subissant les assauts des esclavagistes et dont le plus célèbre est celui de Palmarès (cf. par exemple Benjamin Péret, La Commune des Palmares, Paris, Syllepse, 1999). La philosophie du Quilombismo est synthétiquement présentée par Abdias Do Nascimento, « Quilombismo. An afro-Brazilian Political Alternative », Journal of Black Studies, vol. 11, n° 2, décembre 1980, p. 141-178. Concernant le rapport de cette négritude brésilienne à l’afrocentricité, on peut lire par exemple David Covin, « Afrocentricity in O Movimento Negro Unificado », Journal of Black Studies, vol. 21, n° 2, décembre 1990, p. 126-144.
  • [10]
    Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, trad. de l’angl. par Ama Mazama, Paris, Menaibuc, 2003 (Afrocentricity: The Theory of Social Change, Chicago, African American Images, 2003 [1e éd. Amulefi Publishing Company, 1980]). L’afrocentrisme est aussi revendiqué par des rappeurs/rappeuses comme les groupes Public Enemy, Def Jam, Queen Latifah…
  • [11]
    Théophile Obenga, Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, Paris, L’Harmattan, 2001. Il s’agit d’une réaction à l’ouvrage coordonné par François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, Afrocentrismes. L’Histoire des Africains entre Egypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000.
  • [12]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 10-11.
  • [13]
    Pour une synthèse de la pensée du physicien, linguiste, historien, égyptologue sénégalais Cheik Anta Diop, on peut se référer à son ouvrage, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981. Théophile Obenga, Congolais enseignant aux États-Unis, ami et collaborateur de C. A. Diop, est considéré comme son principal disciple et l’une des autorités de l’afrocentricité ; il dirige la Revue d’Égyptologie et des Civilisations africaines (ANKH).
  • [14]
    Paris, Présence Africaine, 1954, pour la première édition. Il s’agit de sa thèse de doctorat, que nombre d’éditeurs parisiens avaient refusée, malgré l’insistance de Césaire.
  • [15]
    Voir Pathé Diagne, L’Europhilosophie face à la pensée du Négro-Africain. Suivi de Thèses sur épistémologie du réel et problématique néo-pharaonique, Dakar, Sankoré, 1981. Cependant, tout en reconnaissant l’apport de C. A. Diop, auquel il a consacré un ouvrage (Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde, Paris, Sankore/L’Harmattan, 1997), Pathé Diagne a abandonné le « néo-pharaonisme », (cf. Fabrice Hervieu Wané, « Cheikh Anta Diop, restaurateur de la conscience noire »), Le Monde diplomatique, janvier 1998, p. 24-25.
  • [16]
    Il existe, par exemple, un travail mené en commun avec des dalits (« intouchables » de l’Inde), présenté par Vijay Prashad, « Afro-Dalits of the Earth, Unite ! », African Studies Review, vol. 43, n° 1, numéro spécial sur les diasporas, avril 2000, p. 189-201.
  • [17]
    À l’occasion de la parution de la traduction française de L’Afrocentricité, Asante réfutait l’accusation d’unilatéralisme à rebours, en ces termes : « Le concept de l’afrocentricité que je défends, n’est pas le contraire de l’européocentrisme unilatéral et dogmatique. Non ! Notre objectif est de montrer qu’il existe un point de vue africain différent du point de vue européen, voire qu’il existe une multiplicité de points de vue (asiatique, arabe, indien, africain, etc.). Ainsi, il suffit de mettre un terme définitif à l’hégémonie dogmatique raciale occidentale dans nos esprits ». Ce qui semble avoir intéressé, par exemple, la japonaise Suzuko Morikawa, « The Significance of Afrocentricity for Non-Africans. Examination of the Relationship between African Americans and the Japanese », Journal of Black Studies, vol. 31, n° 4, mars 2001, p. 423-436.
  • [18]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 19. Cf. aussi Clyde Ahmad Winters, « Afrocentrism. A Valid Frame of Reference », Journal of Black Studies, vol. 25, n° 2, décembre 1994, p. 170-190.
  • [19]
    Ibid., p. 115 ; Ruth Reviere, « Toward An Afrocentric Research Methodology », Journal of Black Studies, vol. 31, n° 6, juillet 2001, p. 709-728.
  • [20]
    « La fin de l’Histoire ? Entretien entre Salman Rushdie, Alain Finkielkraut et Stuart Hall », disponible en ligne sur le site de La République des lettres, http:// www. republique-des-lettres. fr/ 165-salman-rushdie. php.
  • [21]
    Théophile Obenga en était le rapporteur général. Parmi les représentants de la diaspora afro-américaine Molefi Kete Asante, Sheila Walker, etc. Cette dernière avait cependant attiré l’attention sur l’absence des membres de la diaspora méso-américaine et sud-américaine, qui n’est pas des moins importantes.
  • [22]
    Toutes les communications et le rapport final, sont disponibles sur le site de l’Union Africaine : www. africa-union. org.
  • [23]
    C. A. Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1960.
  • [24]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 139. Ce rejet du marxisme est aussi critiqué par les intellectuel(le)s afro-américain(e)s opposé(e)s à l’afrocentricité, sans toutefois rejeter la problématique de leur appartenance à la diaspora noire et dont la filiation marxiste, sous l’influence aussi bien de C. L. R James que de Césaire, semble évidente. Cf. par exemple, Tifanny Ruby Patterson and Robin D. G. Kelley, « Unfinished Migrations: Reflections on the African Diaspora and the Making of the Modern World », African Studies Review, vol. 43, n° 1, numéro spécial sur les diasporas, avril 2000, p. 11-45 ; pour un aperçu assez général de la question voir Sydney J. Lemelle et Robin D. G. Kelley (dirs.), Imagining Home. Class, Culture and Nationalism in the African Diaspora, London/New York, Verso, 1994, avec les contributions de Paul Gilroy, Maryse Condé…
  • [25]
    Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
  • [26]
    La monographie de Francis Akindès, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Codesria, Dakar, 2004, est à notre entendement la meilleure illustration de cette lecture endogénéiste. Mais il y a aussi les dossiers consacrés à cette crise par les revues françaises : Afrique Contemporaine, n° 193 et n° 206, Politique Africaine, n° 78 et n° 89.
  • [27]
    Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 195.
  • [28]
    Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991. La négritude avait déjà été critiquée dans les années 1970 par Marcien Towa, Senghor : négritude ou servitude ? (Yaouné, Clé, 1971), Stanislas Spero K. Adotevi, Négritude et négrologues (Paris, Le Castor astral, coll. « Les pourfendeurs », 1998).
  • [29]
    A. Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, op. cit., p. 205.
  • [30]
    M. Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la raison : fragments philosophiques, trad. de l’all. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « tel », 2002.
  • [31]
    Lire, par exemple, le dernier chapitre de Peau noire, masques blancs (Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1971), où il est question de la non-imitation de l’Europe.
  • [32]
    Achille Mbembe, De la postcolonie. Éssai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
  • [33]
    Ibid., p. 15.
  • [34]
    Ibid., p. 14.
  • [35]
    Cette dénomination est celle de la zone Afrique de l’Ouest (ex-Afrique occidentale Française, AOF). En Afrique centrale, la zone est dite du franc de la Coopération Financière Africaine (Franc CFA).
  • [36]
    Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC).
  • [37]
    Banque de France/Eurosystème, Note d’information, n° 127, « La Zone franc », Direction de la Communication, avril 2002. On peut aussi consulter Joseph Tchundjang Pouémi, Monnaie, Servitude et Liberté : Répression monétaire de l’Afrique, Paris, Menaibuc, 2000 (1e éd. 1980) ; Nicolas Agbohou, Le franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, Paris, Éditions Solidarité Mondiale, A. S., 1999. Avec la disparition du franc français et le passage à l’euro, le franc CFA est désormais arrimé à l’euro, tout en demeurant sous contrôle du Trésor français.
  • [38]
    Discours d’ouverture de la 16e Conférence des Chefs d’État de France et d’Afrique, La Baule, 2 juin 1990.
  • [39]
    Cf. par exemple Sophie Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoirs d’État en Afrique. L’illusion d’universalité, Paris, Karthala, 1998.
  • [40]
    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 22.
  • [41]
    Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 32.

1 L’échec de la modernité ne devrait plus, à en croire certains post-modernistes, être mis en doute. Les principes, les idéaux des Lumières ou de la modernité sont censés avoir cédé ou doivent céder la place à la post-modernité, dont l’une des caractéristiques serait le retour de la pluralité, des identités longtemps écrasées par l’universalisme des Lumières. C’est ce que semble illustrer l’Afrique subsaharienne, un théâtre particulier, mais non exclusif, de manifestation des particularismes, des identités. Tout se passe comme si, après les mirages du développement, nous assistions à un violent retour empirique du refoulé. Une aubaine pour une certaine anthropologie qui demeure relativement marquée par l’ethnologie coloniale et qui n’a pas manqué de trouver un nouveau souffle.

2 Dans l’intelligentsia africaine ainsi que dans la diaspora noire, le paradigme de la « négritude » (d’Edward Blyden [1] à Léopold Sédar Senghor) marque encore la lecture de la dynamique historique de la partie subsaharienne du continent, voire des crises qui secouent certains pays. Dans la diaspora afro-américaine – dont certains intellectuels ont contribué au développement de ce paradigme, depuis la fin du 19e siècle – cette tradition se perpétue de nos jours, à travers la diffusion de l’« afrocentricité ». Mais ce nationalisme africain, afro-américain ou afro-descendant, n’emporte pas l’adhésion de certains intellectuels africains, nourris par l’expérience de l’échec des premières décennies post-coloniales. Ainsi, se revendiquent-ils plutôt du cosmopolitisme. Toutefois, ce choix ne semble pas les mettre entièrement hors du paradigme ethnologique/anthropologique, qui est le fondement de l’africanisme. C’est l’unilatéralisme caractéristique de chacune de ces deux approches que nous allons essayer de présenter.

La négritude : une ontologie

3 Commençons par rappeler que la « négritude » est née dans la diaspora, en réaction au racisme esclavagiste, colonial et chrétien, justifié rationnellement par maints « grands esprits » européens modernes, du naturaliste Carl von Linné à Hegel, en passant par le libre-penseur qu’était Voltaire [2]. Il s’agit en grande partie – aussi bien chez Edward Blyden [3], pasteur libérien venu d’Amérique, que chez les négristes haïtiens [4] ou encore chez Léopold Sédar Senghor – d’une appropriation positive de certains éléments culturels, des caractéristiques « raciales » réelles ou fantasmatiques, stigmatisées par les esclavagistes, missionnaires, voyageurs et ethnologues. Ainsi en est-il, par exemple, de cette quasi-identité entre la théorie de la gnoséologie et l’axiologie primitives de Lévy-Bruhl et celles de Léopold Senghor. Le « prélogisme », caractéristique des peuples primitifs en général, des Africains en particulier, correspond chez Lévy-Bruhl à l’« émotion », caractéristique du Nègre senghorien, par opposition à la rationalité du Blanc, héritier avéré de la civilisation grecque antique [5]. Même la reconnaissance tardive et relative, par Lévy-Bruhl, de son erreur de jugement, trouve un pendant senghorien : à la « raison analytique » ou « raison-œil » des Européens, il oppose la « raison-synthétique » ou « raison-étreinte » des Nègres [6]. Une différence essentielle – par essence – qui se retrouve dans la conception de la nature, du corps, de la famille, de la société/communauté, de la politique.

4 En ce qui concerne la politique, à part Senghor, d’autres intellectuels et acteurs politiques tels que Francis Kwame Nkrumah ou Julius Nyerere ont défendu l’idée d’un socialisme africain différent du socialisme européen, chinois ou cubain par le fait de l’inexistence des classes sociales et, par conséquent, de leurs luttes dans les sociétés traditionnelles africaines [7]. Bref, il y aurait un être-authentique-dans-le-monde-du-Nègre, une âme noire dont les Noirs ne peuvent se débarrasser et qui devrait conséquemment être prise en compte dans leur compréhension, dans l’organisation de leurs sociétés. Ce dont témoignerait par exemple la vie des Noirs d’Amérique, cinq siècles après le début de la traite transatlantique et de l’esclavage, comme l’indique ce passage de Senghor sur l’émotivité comme « élément (…) vivace de [la] personnalité ethnique » du Nègre :

5

L’étude du négro-américain en fournit la preuve. Chez les poètes « radicaux », c’est-à-dire les poètes communisants, le sentiment religieux, jaillit soudain, très haut, des profondeurs de leur négritude [8].

L’afrocentricité

6 Cette conception essentialiste marque encore la connaissance dite scientifique des sociétés négro-africaines. C’est la base du nationalisme culturel africain qui déborde le continent africain et semble parfois plus dynamique dans la diaspora, parmi les afro-descendants du continent américain. C’est le cas de plusieurs universitaires noirs des Amériques en général [9], des États-Unis en particulier – y compris des Africains qui y enseignent –, réunis autour de Molefi Kete Asante, principal théoricien de l’afrocentricité [10] – dénomination que ses chantres préfèrent à « afrocentrisme », terme qu’ils considèrent péjoratif et comme une déformation produite par les « africanistes eurocentristes » [11]. L’afrocentricité peut être, dans un premier temps, identifiée à la négritude, définie par ses chantres comme l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir. Ces « valeurs culturelles » sont connotées positivement dans cette définition, comme l’indique bien ce passage de Molefi Kete Asante :

7

Nous avons un Système Culturel Africain qui se manifeste dans la diversité. Néanmoins, parler de l’Arabe d’Algérie comme de mon frère est fort différent de parler de l’Africain brésilien, du Cubain ou du Nigérian comme de mon frère. Nous répondons aux mêmes rythmes de l’univers, aux mêmes sensibilités cosmologiques, à la même réalité historique générale, en tant que descendants du peuple africain. En effet, Shango, Ogun, Oshoun, et Obatala, revêtent une signification pour nous, ne serait-ce qu’au niveau du symbole. Tous les Africains participent du Système Culturel Africain bien que celui-ci soit modifié en fonction de nos histoires et nations spécifiques [12].

8 Il s’agit cependant d’un rapport différemment assumé. Ainsi, par exemple, à l’occasion de la sortie de l’édition française de L’Afrocentricité, Jean Philip Omotundé, a soutenu que la négritude ne relève pas de l’afrocentricité, vu que chez Senghor il y a la complémentarité du Nègre et de son maître blanc, alors que chez Aimé Césaire – co-géniteur de la négritude avec Senghor – il y a la glorification de l’infériorité qui accompagne la critique du colonialisme. Bien que, selon Asante, Césaire soit une référence intellectuelle de l’afrocentricité, ce dernier, à la différence de Senghor, a plus d’une fois exprimé son rejet d’une négritude qui déborderait le champ artistique.

9 Cependant, ce dont il est question est une synthèse de la négritude senghorienne avec la pensée de Cheik Anta Diop sur la négrité originelle de l’Égypte pharaonique, fondement de l’unité culturelle qui existerait entre les cultures africaines et la culturelle égyptienne antique. Celle-ci est par ailleurs revendiquée comme étant une grande source du savoir grec classique [13].

10 En se fondant sur l’égyptologie diopienne, cette variation de la négritude senghorienne devient de l’afrocentrisme. Dans sa production, Cheik Anta Diop n’avait en effet pas toujours évité le piège de l’ethnocentrisme, allant jusqu’à remplacer, dans Civilisation ou Barbarie, l’hellénocentrisme par l’égyptocentrisme. C’est là ce que ses disciples semblent avoir retenu, bien plus que la prudence de Nations nègres et Cultures[14]. Ce fut le cas de l’un de ses principaux adeptes, promoteur un temps d’un « néo-pharaonisme » épistémologique, le Sénégalais Pathé Diagne, dont le principal ouvrage est un plaidoyer pour la renaissance du génie technico-scientifique de l’humanité jusqu’à la naissance de la science moderne. C’est par cette actualisation que les Négro-Africains vont renouer la filiation avec les prestigieux pharaons – ou Fari, selon l’école diopienne [15].

11 Cette vision est également celle de l’afrocentricité, malgré son ouverture aux non-Africains [16]. Car, tout en se défendant contre l’accusation de racisme à rebours [17], Asante ne pense pas moins que :

12

L’afrocentricité est la croyance en la position centrale des Africains dans l’histoire post-moderne. C’est notre histoire, notre mythologie, notre motif créatif, et notre ethos, le reflet de notre volonté collective. Nous nous appuyons sur notre histoire pour développer l’œuvre de nos ancêtres, ces derniers avaient déjà indiqué notre fonction humanisante [18].

13 Comme chez Blyden et Senghor, cette humanité différente africaine a comme fondement « la logique afrologique [19] », selon laquelle il va de soi que le malheur des Noirs d’Afrique et des Amériques est également imputable à l’oubli des valeurs « africaines », c’est-à-dire à ce que Salman Rushdie appelle – de façon non stigmatisante, bien au contraire – « impureté culturelle [20] ».

La « Renaissance Africaine »

14 La première conférence des intellectuels d’Afrique et de la diaspora (CIAD, Dakar, octobre 2004), dans le cadre de l’Union africaine, a surtout servi de tribune aux partisans africains des variantes de ce nationalisme culturel – représenté par la majorité des intervenants – et aux partisans de l’afrocentricité [21], s’identifiant tous au projet dit de la « Renaissance Africaine » [22]. Il s’agit d’un projet consistant à sortir l’Afrique de la situation globalement déplorable dans laquelle l’ont placée l’esclavage, la colonisation et le néo-colonialisme. Le terme « Renaissance » évoque l’existence d’un passé glorieux de l’Afrique, sur tous les plans, depuis l’époque pharaonique, avec laquelle il faudrait renouer, après la longue nuit de domination étrangère. Cette idée rappelle le projet diopien, au moment de la décolonisation, d’un État fédéral d’Afrique Noire [23]. Le principal défenseur de cette « Renaissance Africaine », c’est le chef de l’État sud-africain Thabo Mbeki, qui est, par ailleurs, l’un des initiateurs du nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD, acronyme en anglais). Celui-ci, concernant tout le continent, est censé constituer le fondement économique de cette « Renaissance ».

15 Quant à la contribution des Afro-Américains et des Afro-descendants à la « Renaissance Africaine », la première CIAD a recommandé une réflexion sur l’organisation de cette diaspora comme sixième région de l’Afrique.

16 Il nous semble qu’un tel projet se fonde sur une vision biologiste, puisque le principal dénominateur commun entre les Négro-Africains et les Afro-Américains, c’est l’identité biologique dite « raciale ». Celle-ci est, certes, facteur d’une expérience singulière des Noirs – la discrimination raciale – surtout dans l’histoire des cinq derniers siècles. Mais elle ne peut servir de fondement à un projet global qui serait, à son tour, une idéologie aussi exécrable que le racisme anti-Noir. Comme si la goutte de « sang noir » partagée ou le taux de mélanine pouvait déterminer en dernière instance la conception du monde.

17 Par ailleurs, cette obsession du retour des Africains, Afro-Américains, Afro-descendants, à leur essence, comme solution au drame de l’Afrique subsaharienne, cette quête d’une pureté négro-africaine fantasmatique qui prétend fonder une universalité nègre paradisiaque, n’est possible que par aveuglement devant l’histoire réelle. Celle des intérêts divergents, contradictoires voire conflictuels entre Africains, dans leurs sociétés où la solidarité n’a plus de réalité qu’idéologique ou instrumentalisée de façon cynique et meurtrière par des élites. Celle de l’ancrage des Afro-descendants dans leurs sociétés respectives, qu’illustre assez bien le silence presque total des chantres de l’afrocentricité sur la question de l’alternative économique.

18 Sur le plan théorique, malgré les combats de Malcolm X et de bien d’autres Africains et Afro-Américains et leurs visions radicalement à gauche, les adeptes de l’afrocentricité ne proposent rien d’autre que le principe d’une voie africaine particulière de développement économique et social – qui n’est pas sans rappeler la neutralité économique sur laquelle Mobutu, par exemple, fondait sa politique dite de l’« authenticité ». Les termes dans lesquels Asante critique le marxisme sont révélateurs :

19

En matière économique, le marxisme est antithétique du concept africain de la société. L’existence, pour l’individu, est organique, harmonieuse et culturelle, car elle est intégrée à l’histoire africaine. La conception marxiste de l’existence est cependant tout aussi compétitive que la conception capitaliste, puisque toutes deux sont ancrées dans le matérialisme eurocentrique [24].

20 Mais, pratiquement, les intellectuels réunis à Dakar attendent le décollage économique de l’Afrique – la « Renaissance Africaine » du NEPAD –, inspiré des principes néo-libéraux du consensus de Washington et dont la promesse de bonheur s’avère, partout, plutôt orwelliene.

L’endognéisme comme ruse de la raison africaniste

21 Une autre forme de nationalisme culturel ou plutôt d’afrocentrisme, est celui qu’on rencontre dans l’analyse de la dynamique endogène des sociétés africaines et, surtout, des crises qui les frappent ces deux dernières décennies. Les spécificités, les particularismes, les tribus, la religiosité, le messianisme, les identités diverses, insuffisamment ou pas prises en compte dans le processus de démocratisation, en deviennent les clés. Le génocide des Tutsis au Rwanda est élevé au statut de modèle. Ainsi, derrière chaque grande crise armée, est désormais sensé se tapir le spectre d’un génocide à la rwandaise. Cet événement barbare devient le révélateur d’un trait culturel africain qui confirmerait la barbarie africaine essentielle dont parlaient tant d’ethnologues. Comme pour fixer cette imagerie ethnologique, Stephen Smith a choisi de mettre un jeune guerrier africain, agressif, kalachnikov à la main, en couverture de son livre, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt[25] – un succès de librairie, où l’on peut lire, entre autres affirmations péremptoires, qu’il s’agit d’un « paradis naturel de la cruauté ».

22 Les impasses régulières dans la résolution de la crise ivoirienne sont en permanence présentées comme prodromes d’un drame à la rwandaise. Les particularités historiques de chacune de ces sociétés, les enjeux de chacune des crises sont évacués. La crise ivoirienne, placée sur le lit de Procuste de l’identité culturelle africaine, est interprétée comme un phénomène endogène. La motivation proclamée de la rébellion – la lutte contre l’« ivoirité » et la discrimination à l’égard des « nordistes musulmans » – les rivalités d’une « classe politique » sans culture démocratique servent de clé à la compréhension de cette crise persistante. Les facteurs exogènes sont eux soit omis, écartés ou présentés comme mineurs [26].

23 Le principe de cet afrocentrisme a été énoncé par Jean-François Bayart, dans son ouvrage L’État en Afrique. La politique du ventre, référence majeure de la politologie africaniste, qui se donne l’objectif de procéder à une analyse de « l’historicité propre des sociétés africaines [27] ». Cette démarche peut sans doute satisfaire certains nationalistes africains en ce qu’elle conçoit l’Afrique – ou telle société africaine – en elle-même, sans référence à l’extérieur en général, à la métropole en particulier. Mais, du même coup, le phénomène – ou l’objet étudié – est débarrassé de sa complexité. D’un autre côté, ce choix méthodologique semble déterminé par l’ambiance idéologique des années 1980 : celle de la faillite proclamée du tiers-mondisme, ayant eu pour principe explicatif les facteurs exogènes. Ce qui aboutit aussi, en toute logique, à la critique du nationalisme africain.

La critique du nationalisme africain : d’Axelle Kabou à Achille Mbembe

24 La démonstration de la responsabilité des Africains dans l’échec du « développement » de l’Afrique a été particulièrement menée par Axelle Kabou, dans cet ouvrage au titre très provocateur Et si l’Afrique refusait le développement[28] ? Une critique sans complaisance du nationalisme culturel africain, dont l’évocation ou l’instrumentalisation politique des prétendues « spécificités africaines » est un facteur explicatif de la stagnation ou du retard du continent, alors qu’il se prétendait facteur d’émancipation, de progrès. Ainsi le livre s’achève-t-il par une invitation aussi provocatrice que le titre :

25

La fiction et la réalité se sont si étroitement imbriquées, en trente années de permutations permanentes, que pour voir une amorce de développement en Afrique, il ne faudrait rien moins que commencer par dénouer l’écheveau de mensonges, de vérités approximatives, dans lequel les mentalités se sont empêtrées à force d’évitement. Une telle réévaluation est incontournable : l’Afrique du 21e siècle sera rationnelle ou ne sera pas [29].

26 Néanmoins, l’accent mis sur la responsabilité africaine concernant le sort du continent n’a pas su éviter le piège de la simplification, de l’unilatéralisme. L’Afrique y est posée comme irrationnelle. Elle gagnerait à devenir rationnelle, comme l’est, ce qui va de soi, l’Occident. Ainsi, le rapport de Kabou à l’Occident s’avère-t-il sans acuité vu qu’il n’exprime aucune réserve sur la rationalité historique, dont la critique n’est pas une nouveauté post-moderne mais une entreprise développée au moins depuis la première moitié du 20e siècle par la Théorie critique[30] ainsi que par la critique sans cesse réitérée par Fanon [31], quoique peut-être de façon moins systématique.

27 Toutefois, la critique du nationalisme africain la plus influente ces dernières années, dans les milieux africanistes, est celle d’Achille Mbembe, principalement exposée dans De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine[32]. Une critique des nationalismes africains, qui se veut très radicale, aussi bien culturaliste que marxiste – le marxisme étant considéré comme la matrice du tiers-mondisme. À la différence d’Axelle Kabou, Mbembe ne se prive pas de mettre en question le colonialisme et l’eurocentrisme. En revanche, il discute le terme courant de « néo-colonie » qui, selon lui, aurait tendance à déresponsabiliser les dirigeants politiques africains, et propose à sa place celui de « postcolonie ».

Postcolonie ou néo-colonialisme ?

28 Sa forte charge militante et son usage banalisé ont fini par disqualifier le terme « néo-colonialisme ». Ce terme renvoie en effet au paradigme marxiste qui non seulement aurait échoué, mais serait incompatible avec l’objectivité scientifique. Face à « la faillite du marxisme en tant qu’outil d’analyse et projet totalisant et le reflux des théories de la dépendance [33]… », Achille Mbembe développe le concept de « postcolonie ». On pourrait classer son ouvrage homonyme, comme une approche relativement endogénéiste, dans la mesure où il revendique sa filiation à ce que Jean-François Bayart désigne comme « l’historicité propre des sociétés africaines » : c’est-à-dire, ce que l’on pourrait appeler leur « légalité propre », leurs « propres raisons d’être » et leur rapport « à rien d’autre qu’à elles-mêmes » [34].

29 Une telle opération métaphysique n’est envisageable qu’à partir d’une surestimation de l’octroi de l’indépendance, en ce qui concerne les colonies françaises de l’Afrique subsaharienne. Car parler « d’historicité propre », de « légalité propre », présuppose l’équation : indépendance = souveraineté. Or, le renforcement de l’autonomie des colonies fut plutôt une métamorphose des mécanismes de la dépendance, symbolisée par la transformation du franc des colonies françaises d’Afrique (franc CFA) en franc de la Communauté financière Africaine (FCFA) [35], toujours dépendant du Trésor français. Par ses mécanismes de gestion, de prise de décision, il y a subordination effective des banques centrales régionales africaines de la zone franc à la Banque de France, au Trésor français [36]. Le contrôle des changes des pays de la zone relève du Trésor français [37]. Cette souveraineté monétaire de la métropole a été illustrée par la dévaluation du franc CFA en janvier 1994 – une décision assumée par les chefs d’États africains concernés, convoqués à Dakar par le gouvernement français, pour être informés de la dévaluation de 50 % de leurs « monnaie régionales ». Ancien ministre de la France d’outre-mer de la 4e République, devenu chef de l’État français, François Mitterrand avait une opinion, presque sans nuance, sur cette métamorphose du colonialisme : « le colonialisme n’est pas mort. Ce n’est plus le colonialisme des États, c’est le colonialisme des affaires et des circuits parallèles [38] ». Malgré la disjonction courante de l’économique et du politique, qu’il reprend, il s’agit d’un propos assez autorisé sur la continuité dans le changement, c’est-à-dire le nouveau ou néo-colonialisme.

30 Le terme « postcolonie » a certes une pertinence chronologique. La proclamation des indépendances (l’élargissement de l’autonomie, la souveraineté relative) a officiellement aboli le statut de colonie et ouvert une période que l’on peut qualifier de « post-coloniale ». Le terme « néo-colonialisme » en revanche exprime l’articulation hiérarchisée des intérêts du capital métropolitain et des élites ou couches dominantes locales, qui jouissent d’une assez large autonomie, mais d’une autonomie tout de même limitée par le principe de non-remise en cause des fondamentaux de la domination. Cette notion permet d’articuler identités et différences d’intérêts économiques et géopolitiques, et permet de penser la possibilité de rapports conflictuels. C’est cette articulation, que le passage à la phase néo-libérale de la mondialisation rend encore plus complexe, qui permet de comprendre les crises actuelles pensées comme uniquement « africaines », c’est-à-dire comme l’expression automatique d’un archaïsme ou d’un atavisme traditionnel pré-colonial ou pré-moderne [39].

31 Il ne s’agit pas, pour nous, de nier l’existence de conflits internes avant le début de la mondialisation moderne, pas plus que les oppressions et toutes les formes de violence dans les sociétés africaines d’avant les conquêtes esclavagiste et coloniale. Il s’agit simplement, de rappeler, avec Aimé Césaire, que dès le départ :

32

(…) l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passées locaux dans ce qu’ils avaient de pernicieux. (…) l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité [40].

33 Nous pensons que le retour de pratiques considérées révolues, à l’étape actuelle de la mondialisation, est une opportunité pour produire une conception rigoureuse de la modernité, comprise comme « un tout complexe à facettes multiples [41] ». Penser cette multiplicité est nécessaire pour comprendre la modernité dans son universalité et remettre en cause le faux universalisme produit par l’occidentalisme et par des particularismes locaux historiques qui ne sont pas une exclusivité extra-européenne. Cela exige aussi de problématiser et de remettre en question la compréhension de la modernité occidentale comme le pendant de la critique du culturalisme africaniste. L’occidentalisme des Eurocentristes nous paraît fondé sur un mythe au même titre que le négrisme ou l’afrocentrisme, qui, par ailleurs, peuvent être considérés consubstantiels à l’occidentalisme. Une bonne cosmopolitique ne sera possible que dans le dépassement de ces unilatéralismes narcissiques du dominant et du dominé, donc de la domination. ?

Notes

  • [1]
    Bien qu’ayant vécu avant la naissance de la « négritude », nous classons Edward Blyden, auteur de Christianity, Islam and the Negro Race, Edimbourg, Edinburgh University, 1967 [1e éd. 1887], dans ce courant. Pour les francophones, des extraits de cet ouvrage ont été publiés par Soter Azombo-Menda et Martin Enobo Kosso, Les philosophes africains par les textes, Paris, Nathan, 1978.
  • [2]
    Un point commun non négligeable entre l’anglais John Locke, le suédois Linné et le français Voltaire : leur rapport à la traite négrière. John Locke, théoricien de la liberté naturelle de l’homme, jusqu’au droit du peuple de se soulever contre l’injustice (« Deuxième traité du gouvernement civil » (1690), in John Locke, Deux traités du gouvernement, trad. de l’angl., introduit et annoté par Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1997), avait écarté les esclaves noirs de cette humanité : Eduardo Galeano écrit « Le philosophe John Locke a rédigé les instructions pour le gouvernement de cette île [à esclaves, la Jamaïque], qui est le quartier général des flibustiers anglais » (Eduardo Galeano, Les naissances Mémoire de feu I, trad. de l’esp. par Claude Couffon, Paris, Plon, 1985, p. 326). De Voltaire qui considérait les Négro-Africains presque aussi sauvages, aussi laids mais plus stupides que les singes, d’une nature qui en faisaient « les esclaves des autres hommes », Louis Sala-Molins écrit « Voltaire a touché, paraît-il, des dividendes » de la traite (Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1987, p. 273). Quant à Linné, taxinomiste des espèces végétales et des races humaines « son protecteur et son bienfaiteur le plus important en Hollande, Georges Clifford était un financier anglo-hollandais (…) immensément riche ; c’était un des directeurs de la Compagnie hollandaise des Indes orientales » et « pendant l’été 1737 (…) on proposa à Linné le poste de médecin de la Compagnie hollandaise de Surinam (Guyane néerlandaise) (…) mais (…) le suédois recula devant l’inconfort et le climat de ces contrées, outre la perspective d’une séparation plus longue d’avec sa fiancée qui l’attendait en Suède », Wilfrid Blunt, Linné, le Prince des botanistes, Paris, Belin, 1986 [1e éd. 1971], p. 129 et 150. Il va de soi que ces intérêts n’ont rien à voir avec leurs jugements sur les Noirs !
  • [3]
    E. Blyden, Christianity, Islam and the Negro Race, op. cit.
  • [4]
    Pour une bonne présentation des idées négristes caraïbéennes, on peut lire René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, suivi de Travaux d’identité, Paris, Robert Laffont, 1980.
  • [5]
    Dans les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1951 [1e éd. 1910]) et La mentalité primitive (Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1960 [1e éd. 1922]), Lucien Lévy-Bruhl dénie aux primitifs la pensée logique, la conceptualisation, car « l’activité mentale du primitif n’est pas un phénomène intellectuel ou cognitif pur. [Elle est régie] par la loi de participation et de la sympathie (…) ; la connaissance est toujours colorée par le sentiment, pénétrée par l’émotion (…) l’idée, l’image, l’émotion, la passion se fondent avec l’objet dans une essence commune ». Ce qui donne, en langage senghorien : « L’émotion est nègre, comme la raison hellène. », Léopold Sédar Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 23 (« Ce que l’homme noir apporte » est un texte datant en fait des années 1930 ; il est disponible en ligne : http:// www. democratie. francophonie. org/ IMG/ pdf/ EDITION–2005spe. pdf, p. 96).
  • [6]
    Dans ses Carnets, posthumes (1938-1939), il modère son primitivisme : « Je ne parle plus d’un caractère prélogique de la mentalité primitive… Du point de vue strictement logique, aucune différence essentielle entre la mentalité primitive et la nôtre… Pour la loi de participation, j’affirmerai une fois de plus que la structure logique de l’esprit est la même chez tous les hommes… Il y a dans la mentalité de nos sociétés une partie (plus ou moins considérable suivant les conditions générales, les croyances, les institutions, les classes sociales, etc.) qui lui est commune avec celles des “primitifs” » (p. 165). Il s’agit d’un bémol aussi parce que cette générosité est limitée : « Ne pas exagérer, cependant, leur ressemblance avec nous sur ce point » (p. 168). En langage senghorien : « Il reste que le Blanc européen est d’abord discursif ; le Négro-africain, d’abord intuitif. Il reste que tous les deux sont des hommes de raison, des homines sapientes, mais pas de la même manière. La raison intuitive est donc à la base de l’ontologie, de la conception nègre du monde. », Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977, p. 92-93. Avant Lévy-Bruhl et L. S. Senghor, E. W. Blyden, comparaît les deux « races » à des droites parallèles…
  • [7]
    Cf. de L. S. Senghor (1er président du Sénégal), Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971 ; Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, op. cit. De Francis Kwamé Nkrumah (1er président du Ghana), Le Consciencisme. Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement, avec une référence particulière à la Révolution africaine, Paris, Payot, 1964 – dont la deuxième édition (anglaise 1969, française 1976) atténue l’africanisme. De Julius Nyerere (1er président de la Tanzanie), Ujaama. Essays on Socialism, Tanzanie, Dar es Salaam/Oxford University Press, 1968.
  • [8]
    L. S. Senghor, Liberté 1. Négritude et Humanisme…, op. cit., « Ce que l’homme noir apporte », site cité : http:// www. democratie. francophonie. org/ IMG/ pdf/ EDITION_2005spe. pdf, p. 98.
  • [9]
    Au Brésil, par exemple, où la diaspora noire est très importante au sein de la population, cette conscience africaniste a été nommée Quilombismo, du mot kongo kilombo (« communauté de solidarité ») par lequel les esclaves en fuite nommaient leurs communautés de liberté, subissant les assauts des esclavagistes et dont le plus célèbre est celui de Palmarès (cf. par exemple Benjamin Péret, La Commune des Palmares, Paris, Syllepse, 1999). La philosophie du Quilombismo est synthétiquement présentée par Abdias Do Nascimento, « Quilombismo. An afro-Brazilian Political Alternative », Journal of Black Studies, vol. 11, n° 2, décembre 1980, p. 141-178. Concernant le rapport de cette négritude brésilienne à l’afrocentricité, on peut lire par exemple David Covin, « Afrocentricity in O Movimento Negro Unificado », Journal of Black Studies, vol. 21, n° 2, décembre 1990, p. 126-144.
  • [10]
    Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, trad. de l’angl. par Ama Mazama, Paris, Menaibuc, 2003 (Afrocentricity: The Theory of Social Change, Chicago, African American Images, 2003 [1e éd. Amulefi Publishing Company, 1980]). L’afrocentrisme est aussi revendiqué par des rappeurs/rappeuses comme les groupes Public Enemy, Def Jam, Queen Latifah…
  • [11]
    Théophile Obenga, Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, Paris, L’Harmattan, 2001. Il s’agit d’une réaction à l’ouvrage coordonné par François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot, Afrocentrismes. L’Histoire des Africains entre Egypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000.
  • [12]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 10-11.
  • [13]
    Pour une synthèse de la pensée du physicien, linguiste, historien, égyptologue sénégalais Cheik Anta Diop, on peut se référer à son ouvrage, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981. Théophile Obenga, Congolais enseignant aux États-Unis, ami et collaborateur de C. A. Diop, est considéré comme son principal disciple et l’une des autorités de l’afrocentricité ; il dirige la Revue d’Égyptologie et des Civilisations africaines (ANKH).
  • [14]
    Paris, Présence Africaine, 1954, pour la première édition. Il s’agit de sa thèse de doctorat, que nombre d’éditeurs parisiens avaient refusée, malgré l’insistance de Césaire.
  • [15]
    Voir Pathé Diagne, L’Europhilosophie face à la pensée du Négro-Africain. Suivi de Thèses sur épistémologie du réel et problématique néo-pharaonique, Dakar, Sankoré, 1981. Cependant, tout en reconnaissant l’apport de C. A. Diop, auquel il a consacré un ouvrage (Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde, Paris, Sankore/L’Harmattan, 1997), Pathé Diagne a abandonné le « néo-pharaonisme », (cf. Fabrice Hervieu Wané, « Cheikh Anta Diop, restaurateur de la conscience noire »), Le Monde diplomatique, janvier 1998, p. 24-25.
  • [16]
    Il existe, par exemple, un travail mené en commun avec des dalits (« intouchables » de l’Inde), présenté par Vijay Prashad, « Afro-Dalits of the Earth, Unite ! », African Studies Review, vol. 43, n° 1, numéro spécial sur les diasporas, avril 2000, p. 189-201.
  • [17]
    À l’occasion de la parution de la traduction française de L’Afrocentricité, Asante réfutait l’accusation d’unilatéralisme à rebours, en ces termes : « Le concept de l’afrocentricité que je défends, n’est pas le contraire de l’européocentrisme unilatéral et dogmatique. Non ! Notre objectif est de montrer qu’il existe un point de vue africain différent du point de vue européen, voire qu’il existe une multiplicité de points de vue (asiatique, arabe, indien, africain, etc.). Ainsi, il suffit de mettre un terme définitif à l’hégémonie dogmatique raciale occidentale dans nos esprits ». Ce qui semble avoir intéressé, par exemple, la japonaise Suzuko Morikawa, « The Significance of Afrocentricity for Non-Africans. Examination of the Relationship between African Americans and the Japanese », Journal of Black Studies, vol. 31, n° 4, mars 2001, p. 423-436.
  • [18]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 19. Cf. aussi Clyde Ahmad Winters, « Afrocentrism. A Valid Frame of Reference », Journal of Black Studies, vol. 25, n° 2, décembre 1994, p. 170-190.
  • [19]
    Ibid., p. 115 ; Ruth Reviere, « Toward An Afrocentric Research Methodology », Journal of Black Studies, vol. 31, n° 6, juillet 2001, p. 709-728.
  • [20]
    « La fin de l’Histoire ? Entretien entre Salman Rushdie, Alain Finkielkraut et Stuart Hall », disponible en ligne sur le site de La République des lettres, http:// www. republique-des-lettres. fr/ 165-salman-rushdie. php.
  • [21]
    Théophile Obenga en était le rapporteur général. Parmi les représentants de la diaspora afro-américaine Molefi Kete Asante, Sheila Walker, etc. Cette dernière avait cependant attiré l’attention sur l’absence des membres de la diaspora méso-américaine et sud-américaine, qui n’est pas des moins importantes.
  • [22]
    Toutes les communications et le rapport final, sont disponibles sur le site de l’Union Africaine : www. africa-union. org.
  • [23]
    C. A. Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1960.
  • [24]
    M. K. Asante, L’Afrocentricité, op. cit., p. 139. Ce rejet du marxisme est aussi critiqué par les intellectuel(le)s afro-américain(e)s opposé(e)s à l’afrocentricité, sans toutefois rejeter la problématique de leur appartenance à la diaspora noire et dont la filiation marxiste, sous l’influence aussi bien de C. L. R James que de Césaire, semble évidente. Cf. par exemple, Tifanny Ruby Patterson and Robin D. G. Kelley, « Unfinished Migrations: Reflections on the African Diaspora and the Making of the Modern World », African Studies Review, vol. 43, n° 1, numéro spécial sur les diasporas, avril 2000, p. 11-45 ; pour un aperçu assez général de la question voir Sydney J. Lemelle et Robin D. G. Kelley (dirs.), Imagining Home. Class, Culture and Nationalism in the African Diaspora, London/New York, Verso, 1994, avec les contributions de Paul Gilroy, Maryse Condé…
  • [25]
    Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
  • [26]
    La monographie de Francis Akindès, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Codesria, Dakar, 2004, est à notre entendement la meilleure illustration de cette lecture endogénéiste. Mais il y a aussi les dossiers consacrés à cette crise par les revues françaises : Afrique Contemporaine, n° 193 et n° 206, Politique Africaine, n° 78 et n° 89.
  • [27]
    Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 195.
  • [28]
    Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991. La négritude avait déjà été critiquée dans les années 1970 par Marcien Towa, Senghor : négritude ou servitude ? (Yaouné, Clé, 1971), Stanislas Spero K. Adotevi, Négritude et négrologues (Paris, Le Castor astral, coll. « Les pourfendeurs », 1998).
  • [29]
    A. Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ?, op. cit., p. 205.
  • [30]
    M. Horkheimer et Theodor Adorno, La dialectique de la raison : fragments philosophiques, trad. de l’all. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « tel », 2002.
  • [31]
    Lire, par exemple, le dernier chapitre de Peau noire, masques blancs (Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1971), où il est question de la non-imitation de l’Europe.
  • [32]
    Achille Mbembe, De la postcolonie. Éssai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
  • [33]
    Ibid., p. 15.
  • [34]
    Ibid., p. 14.
  • [35]
    Cette dénomination est celle de la zone Afrique de l’Ouest (ex-Afrique occidentale Française, AOF). En Afrique centrale, la zone est dite du franc de la Coopération Financière Africaine (Franc CFA).
  • [36]
    Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC).
  • [37]
    Banque de France/Eurosystème, Note d’information, n° 127, « La Zone franc », Direction de la Communication, avril 2002. On peut aussi consulter Joseph Tchundjang Pouémi, Monnaie, Servitude et Liberté : Répression monétaire de l’Afrique, Paris, Menaibuc, 2000 (1e éd. 1980) ; Nicolas Agbohou, Le franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, Paris, Éditions Solidarité Mondiale, A. S., 1999. Avec la disparition du franc français et le passage à l’euro, le franc CFA est désormais arrimé à l’euro, tout en demeurant sous contrôle du Trésor français.
  • [38]
    Discours d’ouverture de la 16e Conférence des Chefs d’État de France et d’Afrique, La Baule, 2 juin 1990.
  • [39]
    Cf. par exemple Sophie Mappa, Pouvoirs traditionnels et pouvoirs d’État en Afrique. L’illusion d’universalité, Paris, Karthala, 1998.
  • [40]
    Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 22.
  • [41]
    Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 32.

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