Couverture de RAI_021

Article de revue

Nécropolitique

Pages 29 à 60

Notes

  • [1]
    Première publication : « Necropolitics », trad. du lamba par Libby Meintjes, Public Culture, vol. 15, n° 1, hiver 2003, p. 11-40.
  • [2]
    Cet essai se distancie des considérations traditionnelles sur la souveraineté que l’on trouve en science politique et en relations internationales. Pour la plupart, ces considérations localisent la souveraineté à l’intérieur des frontières de l’État-nation, au sein des institutions placées sous l’autorité de l’État, ou dans le cadre de réseaux et d’institutions supranationales. Voir par exemple Sovereignty at the Millennium, numéro spécial, Political Studies, n° 47, 1999. Mon approche se fonde sur la critique que Michel Foucault fait de la notion de souveraineté et de ses relations à la guerre et au biopouvoir dans Il faut défendre la société : Cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Seuil, 1997, p. 37-55, 75-100, 125-148, 213-244. Voir aussi Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 23-80.
  • [3]
    M. Foucault, Il faut défendre la société…, op. cit., p. 213-234.
  • [4]
    Sur l’état d’exception, voir Carl Schmitt, La dictature, trad. de l’all. par Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2000, p. 210-228, 235-236, 250-251, 255-256 ; La notion de politique. Théorie du partisan, trad. de l’all. par Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992.
  • [5]
    Voir M. Foucault, Il faut défendre la société…, op. cit., p. 57-74.
  • [6]
    « Race is, politically speaking, not the beginning of humanity but its end…, not the natural birth of man but his unnatural death. » (« La race est, politiquement parlant, non pas le commencement de l’humanité mais sa fin…, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort non-naturelle », nous traduisons), H. Arendt, Origins of Totalitarianism, New York, Harvest, 1966, p. 157 (Les origines du totalitarisme, trad. de l’angl. par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, révisé par Hélène Frappat, Seuil, coll. « Points essais », 2005).
  • [7]
    M. Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 214.
  • [8]
    Ibid., p. 228.
  • [9]
    Ibid., p. 227-232.
  • [10]
    Voir Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. de l’all. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, particulièrement les chap. 3, 5 et 6.
  • [11]
    Enzo Traverso, La violence nazie : Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique Éditions, 2002.
  • [12]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994 [1e éd. 1975], p. 9-12.
  • [13]
    Voir Robert Wokler, « Contextualizing Hegel’s Phenomenology of the French Revolution and the Terror », Political Theory, vol. 26, 1998, p. 33-55.
  • [14]
    David W. Bates, Enlightenment Aberrations: Error and Revolution in France, Ithaca/New York, Cornell University Press, 2002, chap. 6.
  • [15]
    Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique, trad. de l’all. par Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia, t. 3 Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales, 1957-1959. Voir aussi Le Capital : Critique de l’économie politique, t. 1 Le développement de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales/Messidor, 1983, p. 90.
  • [16]
    Stephen Louw, « In the Shadow of the Pharaohs: The Militarization of Labour Debate and Classical Marxist Theory », Economy and Society, vol. 29, n° 2, 2000, p. 240.
  • [17]
    Sur la militarisation du travail et la transition au communisme, voir Nikolaï I. Bukharin, The Politics and Economics of the Transition Period, trad. du russe par Oliver Field, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1979 ; et Leon Trotsky, Terrorisme et communisme (L’anti-Kautsky), trad. révisée par Jean-Louis Dumont, Paris, Prométhée, 1980. Sur l’effondrement de la distinction entre État et société, voir K. Marx, La guerre civile en France. La Commune de Paris, Paris, Éditions sociales, 1972, et Vladimir Iliitch Lénine, Pages choisies, Paris, Bureau d’éditions, de diffusion et de publicité, 1926-1929. Pour une critique de la « terreur révolutionnaire », voir Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1980 [1re éd. 1974]. Pour un exemple plus récent de la « terreur révolutionnaire », voir Steve J. Stern (dir.), Shining and Other Paths: War and Society in Peru, 1980-1995, Durham, Duke University Press, 1998.
  • [18]
    Voir Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; et Manuel Moreno Fraginals, The Sugarmill: The Socioeconomic Complex of Sugar in Cuba, 1760-1860, New York, Monthly Review Press, 1976.
  • [19]
    Paul Gilroy, L’Atlantique noir : modernité et double conscience, trad. de l’angl. par Jean-Philippe Henquel, Paris, Éditions Kargo, 2003, p. 87 (The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, p. 57).
  • [20]
    Voir Frederick Douglass, Mémoires d’un esclave américain, trad. de l’angl. par Fanchita Gonzalez-Batlle, Paris, François Maspero, 1982 (Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, annoté et introduit par Houston A. Baker, Harmondsworth, Penguin, 1986).
  • [21]
    Le terme « manières » (manners) est employé ici pour indiquer les liens entre social grace et social control. Selon Norbert Elias, les « manières » incarnent ce qui est « considéré socialement comme un comportement acceptable », les « préceptes de conduite » et le cadre de la « convivialité », La civilisation des mœurs, vol. 1, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy/Agora, 1973, chap. 2 (Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen¸ Francfort am Main, Suhrkamp, 1997, [1e éd. 1939]).
  • [22]
    Voir F. Douglass, Mémoires d’un esclave américain, op. cit.
  • [23]
    Susan Buck-Morss, « Hegel and Haiti », Critical Inquiry, vol. 26, n° 4, été 2000, p. 821-866.
  • [24]
    Roger D. Abrahams, Singing the Master: The Emergence of African American Culture in the Plantation South, New York, Pantheon, 1992.
  • [25]
    Dans ce qui suit, je suis attentif au fait que les formes coloniales de souveraineté ont toujours été fragmentées. Elles étaient complexes, « moins soucieuses de légitimer leur propre présence et d’une violence plus excessive que les formes de souveraineté européennes ». De manière tout aussi significative, « Les États européens n’ont jamais eu pour but de gouverner les territoires coloniaux avec la même uniformité et la même intensité que celles qui étaient appliquées à leurs propres populations. » (nous traduisons), A. Mbembe, « Sovereignty as a Form of Expenditure », in T. B. Hansen et Finn Stepputat (dirs.), Sovereign Bodies: Citizens, Migrants and States in the Postcolonial World, Princeton, Princeton University Press, 2002, p. 148-168.
  • [26]
    Dans The Racial State, Malden, Blackwell, 2002, David Theo Goldberg explique que depuis le 19e siècle, il y a au moins deux traditions en concurrence dans l’histoire de la rationalisation raciale : le naturisme (fondé sur l’idée d’infériorité) et l’historicisme (fondé sur l’idée d’« immaturité » historique – et par conséquent d’« éducabilité » des autochtones). Dans une communication privée (23 août 2002), il défend l’idée selon laquelle ces deux traditions auraient toutes les deux disparu, mais de manière différente, au contact des questions de souveraineté, d’état d’exception, et de formes de nécropouvoir. De ce point de vue, le nécropouvoir peut prendre de multiples formes : la terreur de la mort réelle, ou une forme plus « bienveillante » – dont le résultat est la destruction de la culture afin de « sauver le peuple » pour lui-même.
  • [27]
    H. Arendt, Origins of Totalitarianism…, op. cit., p. 185-221.
  • [28]
    Étienne Balibar, « Prolégomènes à la souveraineté : La frontière, l’État, le peuple », Les temps modernes, n° 610, novembre 2000, p. 54-55.
  • [29]
    Eugene Victor Walter, Terror and Resistance: A Study of Political Violence with Case Studies of Some Primitive African Communities, Oxford, Oxford University Press, 1969.
  • [30]
    H. Arendt, Les origines du totalitarisme, vol. 2 L’impérialisme, op. cit., p. 123.
  • [31]
    Pour une restitution évocatrice de ce processus, voir Michael Taussig, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man: A Study in Terror and Healing, Chicago, University of Chicago Press, 1987.
  • [32]
    Sur l’« ennemi », voir « L’ennemi », numéro spécial, Raisons politiques, n° 5, février 2002.
  • [33]
    Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1980.
  • [34]
    Voir Daniel R. Headrick, The Tools of Empire: Technology and European Imperialism in the Nineteenth Century, New York, Oxford University Press, 1981.
  • [35]
    Sur le township, voir G. G. Maasdorp et A. S. B. Humphreys (dirs.), From Shantytown to Township: An Economic Study of African Poverty and Rehousing in a South African City, Cape Town, Juta, 1975.
  • [36]
    Nous traduisons : Belinda Bozzoli, « Why Were the 1980s “Millenarian” ? Style, Repertoire, Space and Authority in South Africa’s Black Cities », Journal of Historical Sociology, n° 13, 2000, p. 79.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Voir Herman Giliomee (dir.), Up against the Fences: Poverty, Passes and Privileges in South Africa, Cape Town, David Philip, 1985 ; Francis Wilson, Migrant Labour in South Africa, Johannesburg, Christian Institute of Southern Africa, 1972.
  • [39]
    « Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police », Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 31-32.
  • [40]
    Ibid., p. 32.
  • [41]
    Voir Regina M. Schwartz, The Curse of Cain: The Violent Legacy of Monotheism, Chicago, University of Chicago Press, 1997.
  • [42]
    Voir Jean-Luc Nancy (dir.), L’Art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, Le genre humain, n° 36, décembre 2001.
  • [43]
    Voir Eyal Weizman, « The Politics of Verticality », open Democracy (publication en ligne sur www. openDemocracy. net), 25 avril 2002.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Voir Stephen Graham et Simon Marvin, Splintering Urbanism: Networked Infrastructures, Technological Mobility and the Urban Condition, Londres, Routledge, 2001.
  • [47]
    E. Weizman, « Politics of Verticality », art. cité.
  • [48]
    Voir S. Graham, « Clean Territory: Urbicide in the West Bank », Open Democracy, site cité, 7 août 2002.
  • [49]
    Comparées à la panoplie de nouvelles bombes déployées par les États-Unis pendant la guerre du Golfe et la guerre au Kosovo, les armes utilisées en Palestine visent pour la plupart à faire pleuvoir des cristaux de graphite pour mettre complètement hors d’état les centrales électriques et les centres de distribution. Cf. Michael Ignatieff, Virtual War, New York, Metropolitan Books, 2000.
  • [50]
    Voir Michael Walzer, Just and Unjust Wars: A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977 (Guerres justes et injustes, trad. de l’angl. par Simone Chambon et Anne Wicke, Paris, Belin, 1999).
  • [51]
    Benjamin Ederington and Michael J. Mazarr (dirs.), Turning Point: The Gulf War and U.S. Military Strategy, Boulder, Westview, 1994.
  • [52]
    Thomas W. Smith, « The New Law of War: Legitimizing Hi-Tech and Infrastructural Violence », International Studies Quarterly, vol. 46, n° 3, 2002, p. 367. Sur l’Irak, voir Geoffrey Leslie Simons, The Scourging of Iraq: Sanctions, Law and Natural Justice, New York, St. Martin’s, 1998 [2de éd.] ; voir aussi Ahmed Shehabaldin et William M. Laughlin Jr., « Economic Sanctions against Iraq: Human and Economic Costs », The International Journal of Human Rights, vol. 3, n° 4, hiver 1999, p. 1-18.
  • [53]
    Zygmunt Bauman, « Wars of the Globalization Era », European Journal of Social Theory, vol. 4, n° 1, 2001, p. 15. « Comme ils sont très éloignés de leurs “cibles”, s’éloignant de celles qu’ils frappent trop rapidement pour avoir le temps de constater la dévastation qu’ils provoquent et le sang qu’ils font couler, les pilotes convertis en ordinateurs n’ont quasiment jamais l’occasion de regarder leurs victimes en face ni de passer en revue la misère humaine qu’ils ont semée », nous traduisons, ibid., p. 27. Voir aussi « Penser la guerre aujourd’hui », Cahiers de la Villa Gillet, n° 16, 2002, p. 75-152.
  • [54]
    A. Mbembe, « At the Edge of the World: Boundaries, Territoriality, and Sovereignty in Africa », Public Culture, 12, 2000, p. 259-284.
  • [55]
    En droit international, les « corsaires » (privateers) sont définis comme des « navires appartenant à des propriétaires privés, et naviguant suite à une commande de guerre, ce qui donne à la personne à qui il est confié le pouvoir de s’adonner à toutes les formes d’hostilité permises en mer par les usages de la guerre » (nous traduisons). J’emploie ici ce terme pour parler des formations armées qui agissent indépendamment de toute société politiquement organisée, que ce soit sous le masque d’un État ou non. Voir Janice Thomson, Mercenaries, Pirates, and Sovereigns, Princeton, Princeton University Press, 1997.
  • [56]
    Gilles Deleuze and Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 434-527.
  • [57]
    Joseph C. Miller, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, Madison, University of Wisconsin Press, 1988, particulièrement les chap. 2 et 4.
  • [58]
    Voir Jakkie Cilliers et Christian Dietrich (dirs.), Angola’s War Economy: The Role of Oil and Diamonds, Pretoria, Institute for Security Studies, 2000.
  • [59]
    Voir par exemple, « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République démocratique du Congo », Rapport des Nations Unies n° 2, 2001, p. 357, soumis par le Secrétaire Général du Conseil de Sécurité, 12 avril. Voir aussi Richard Snyder, « Does Lootable Wealth Breed Disorder ? States, Regimes, and the Political Economy of Extraction » (communication).
  • [60]
    Voir Loren B. Landau, « The Humanitarian Hangover : Transnationalization of Governmental Practice in Tanzania’s Refugee-Populated Areas », Refugee Survey Quarterly, vol. 21, n° 1, 2002, p. 260-299, particulièrement p. 281-287.
  • [61]
    Sur le commandement, voir A. Mbembe, On the Postcolony, Berkeley, University of California Press, 2001, chap. 1-3.
  • [62]
    Voir Leisel Talley, Paul B. Spiegel, et Mona Girgis, « An Investigation of Increasing Mortality among Congolese Refugees in Lugufu Camp, Tanzania, May-June 1999 », Journal of Refugee Studies, vol. 4, n° 4, 2001, p. 412-427.
  • [63]
    Voir Tony Hodges, Angola: From Afro-Stalinism to Petro-Diamond Capitalism, Oxford, James Currey, 2001, chap. 7 ; Stephen Ellis, The Mask of Anarchy: The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, Londres, Hurst & Company, 1999.
  • [64]
    Elias Canetti, Masse et puissance, trad. de l’all. par Robert Rovini, Paris, Gallimard, 2004 [1e éd. en fr. 1986], p. 241-293.
  • [65]
    Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 289-322.
  • [66]
    En français dans le texte (N. d. T.).
  • [67]
    M. Heidegger, Être et temps, op. cit., 1986.
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    Georges Bataille, Œuvres complètes, vol. 12, Gallimard, 1988, Année 1955 – Hegel, la mort et le sacrifice, p. 336.
  • [70]
    Ibid.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 337.
  • [73]
    Pour ce qui précède, voir Amira Hass, Drinking the Sea at Gaza: Days and Nights in a Land under Siege, New York, Henry Holt, 1996.
  • [74]
    « Ce recours à la mort comme solution à la terreur et à la servitude et comme possibilité pour obtenir une liberté définitive (…) », P. Gilroy, L’Atlantique noir…, op. cit., p. 95.
Wa syo’lukasa pebwe
Umwime wa pita
[Il a laissé son empreinte sur la pierre et lui, il a continué sa route]
Proverbe lamba, Zambie

1 Cet essai fait l’hypothèse que l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir [2]. Faire mourir ou laisser vivre constituent donc les limites de la souveraineté, ses principaux attributs. Être souverain c’est exercer son contrôle sur la mortalité et définir la vie comme le déploiement et la manifestation du pouvoir.

2 C’est là un résumé de ce que Michel Foucault entendait par biopouvoir, ce domaine de la vie sur lequel le pouvoir a établi son contrôle [3]. Mais dans quelles conditions concrètes s’exerce ce pouvoir de faire mourir, de laisser vivre ou d’exposer à la mort ? Qui est le sujet de ce droit ? Que nous dit la mise en œuvre de ce pouvoir sur la personne qui est ainsi mise à mort, et de la relation d’inimitié qui oppose cette personne à son meurtrier ? La notion de biopouvoir rend-elle compte de la manière dont la politique fait aujourd’hui du meurtre de son ennemi son objectif premier et absolu, sous le couvert de la guerre, de la résistance, ou de la lutte contre la terreur ? La guerre est après tout aussi bien un moyen d’établir sa souveraineté qu’une manière d’exercer son droit de faire mourir. Si l’on considère la politique comme une forme de guerre, on doit alors se demander quelle place est faite à la vie, à la mort, et au corps humain (en particulier lorsqu’il est blessé et massacré) ? Comment sont-ils inscrits dans l’ordre du pouvoir ?

Le biopouvoir et la relation d’inimitié

3 Je définis d’abord la souveraineté comme le droit de tuer. Aux fins de ma démonstration, je lie la notion foucaldienne de biopouvoir à deux autres concepts : l’état d’exception et l’état de siège [4]. J’examine les trajectoires par lesquelles l’état d’exception et la relation d’inimitié sont devenus la base normative du droit de tuer. Dans ces situations, le pouvoir (qui n’est pas nécessairement pouvoir d’État) fait continuellement référence, et a toujours recours, à l’exception, à l’urgence et à une notion « fictionnalisée » de l’ennemi. Il travaille aussi à produire ces mêmes exception, urgence et ennemi fictionnalisé. En d’autres mots, quelle est la relation entre le politique et la mort dans ces systèmes qui ne peuvent fonctionner qu’à l’état d’urgence ?

4 Dans la formulation de Foucault, le biopouvoir semble fonctionner en distinguant les personnes qui doivent mourir de celles qui doivent vivre. Parce qu’il opère sur la base d’une division entre le vivant et le mort, un tel pouvoir se définit lui-même en lien avec le champ biologique – dont il prend le contrôle et dans lequel il s’investit. Ce contrôle présuppose la distribution des espèces humaines en différents groupes, la subdivision de la population en sous-groupes, et l’établissement d’une césure biologique entre les uns et les autres. C’est ce que Foucault désigne par un terme à première vue familier, celui de racisme [5].

5 Que la race (ou, ici, le racisme) ait une place si importante dans la rationalité propre au biopouvoir est aisé à comprendre. Après tout, davantage que la pensée en termes de classes sociales (l’idéologie qui définit l’histoire comme une lutte économique de classes), la race a constitué l’ombre toujours présente sur la pensée et la pratique politiques occidentales, surtout lorsqu’il s’agit d’imaginer l’inhumanité des peuples étrangers et la domination à exercer sur eux. Arendt, faisant référence à la fois à cette présence de tous temps et au caractère fantomatique du monde de la race en général, situe leurs racines dans l’expérience éprouvante de l’altérité et suggère que la politique de la race est en dernière instance liée à la politique de la mort [6]. Le racisme est, dans les termes de Foucault, avant tout une technologie visant à permettre l’exercice du biopouvoir, « ce vieux droit souverain de tuer [7] ». Dans l’économie du biopouvoir, la fonction du racisme est de réguler la distribution de la mort et de rendre possible les fonctions meurtrières de l’État. C’est, dit-il, « la condition d’acceptabilité de la mise à mort [8] ».

6 Foucault pose clairement que le droit souverain de tuer (droit de glaive) et les mécanismes du biopouvoir sont inscrits dans la manière dont tous les États modernes fonctionnent [9] ; ils peuvent en fait être vus comme les éléments constitutifs du pouvoir d’État dans la modernité. Selon Foucault, l’État nazi a été l’exemple le plus achevé d’un État exerçant le droit de tuer. Cet État, dit-il, a géré, protégé et cultivé la vie de manière coextensive au droit souverain de tuer. Par une extrapolation biologique du thème de l’ennemi politique, en organisant la guerre contre ses adversaires et en exposant dans le même temps ses propres citoyens à la guerre, l’État nazi est perçu comme ayant ouvert la voie à une formidable consolidation du droit de tuer, qui a culminé dans le projet de la « solution finale ». Ce faisant, il est devenu l’archétype d’une formation de pouvoir qui a combiné les caractéristiques de l’État raciste, l’État meurtrier et l’État suicidaire.

7 On a dit que la fusion complète de la guerre et de la politique (mais aussi du racisme, de l’homicide et du suicide), à un point tel qu’ils ne peuvent plus être distingués l’un de l’autre, était une caractéristique du seul État nazi. La perception de l’existence de l’Autre comme un attentat contre ma vie, comme une menace mortelle ou un danger absolu dont l’élimination biophysique renforcerait mon potentiel de vie et de sécurité – c’est là, je pense, l’un des nombreux imaginaires de la souveraineté caractéristiques à la fois de la première et de la dernière modernités. La reconnaissance de cette perception fonde dans une large mesure la plupart des critiques traditionnelles de la modernité, qu’elles s’adressent au nihilisme et à sa proclamation de la volonté de pouvoir comme essence de l’être, à la réification comprise comme le devenir-objet de l’être humain, ou à la subordination de chaque chose à une logique impersonnelle et au royaume de la calculabilité et de la rationalité instrumentale [10]. Ce que ces critiques contestent implicitement, depuis une perspective anthropologique, est bien une définition du politique comme la relation guerrière par excellence. Elles remettent aussi en cause l’idée que la rationalité propre à la vie passe nécessairement par la mort de l’Autre, ou que la souveraineté consiste en la volonté et la capacité de tuer afin de vivre.

8 Beaucoup d’observateurs ont affirmé, à partir d’une perspective historique, que les prémisses matérielles de l’extermination nazie étaient repérables, d’une part, dans l’impérialisme colonial et, d’autre part, dans la sérialisation des mécanismes techniques de mise à mort des personnes – mécanismes développés entre la Révolution industrielle et la Première Guerre mondiale. Selon Enzo Traverso, les chambres à gaz et les fours étaient le point culminant d’un long processus de déshumanisation et d’industrialisation de la mort, dont l’une des caractéristiques originales était d’articuler la rationalité instrumentale et la rationalité productive et administrative du monde occidental moderne (l’usine, la bureaucratie, la prison, l’armée). L’exécution sérialisée, ainsi mécanisée, a été transformée en une procédure purement technique, impersonnelle, silencieuse et rapide. Ce processus a été en partie facilité par les stéréotypes racistes et le développement d’un racisme de classe qui, en traduisant les conflits sociaux du monde industriel en termes racistes, a fini par comparer les classes ouvrières et le « peuple apatride » du monde industriel aux « sauvages » du monde colonial [11].

9 En réalité, le lien entre la modernité et la terreur provient de sources multiples. Certaines sont identifiables dans les pratiques politiques de l’Ancien Régime. Dans cette perspective, la tension entre la passion du public pour le sang et les notions de justice et de vengeance est cruciale. Foucault montre dans Surveiller et punir comment l’exécution du régicide présumé Damiens dure plusieurs heures, d’abord pour satisfaire la foule [12]. La longue procession du condamné dans les rues, avant l’exécution, est bien connue, de même que la parade des morceaux du corps – un rituel qui est devenu un élément habituel de la violence populaire – et la monstration d’une tête coupée au bout d’un piquet. En France, l’invention de la guillotine a marqué une nouvelle phase dans la « démocratisation » des moyens de disposer des ennemis de l’État. Cette forme d’exécution qui fut la prérogative de la noblesse était par là étendue à tous les citoyens. Dans un contexte où la décapitation est perçue comme moins avilissante que la pendaison, les innovations dans les technologies du meurtre ne visent pas seulement à « civiliser » les manières de tuer. Elles ont aussi pour but d’identifier un grand nombre de victimes dans un laps de temps relativement court. Dans le même temps, une nouvelle sensibilité culturelle émerge dans laquelle tuer l’ennemi de l’État est le prolongement d’un jeu. Des formes de cruauté plus intimes, plus horribles et plus lentes apparaissent.

10 Cependant, nulle part n’a été si manifeste la fusion de la raison et de la terreur que pendant la Révolution française [13]. La terreur y a été érigée en une composante presque nécessaire du politique. Une transparence absolue entre l’État et le peuple a été postulée. De réalité concrète, « le peuple », en tant que catégorie politique, est progressivement devenue une figure rhétorique. Comme David Bates l’a montré, les théoriciens de la Terreur pensent qu’il est possible de distinguer les expressions authentiques de la souveraineté des actions de l’ennemi. Ils pensent aussi que l’on peut distinguer l’« erreur » du citoyen du « crime » du contre-révolutionnaire dans la sphère politique. La terreur devient donc une manière de marquer l’aberration au sein du corps politique, et le politique est appréhendé à la fois comme la force mobile de la raison et comme une tentative erratique pour créer un espace dans lequel l’« erreur » serait minimisée, la vérité renforcée et l’ennemi éliminé [14].

11 La terreur n’est finalement pas liée à la seule croyance utopiste dans le pouvoir sans limite de la raison humaine. Elle est aussi clairement en rapport avec les différents récits sur la domination et l’émancipation, qui se sont appuyés pour la plupart sur des conceptions de la vérité et de l’erreur, du « réel » et du symbolique, héritées des Lumières. Marx, par exemple, confond le travail (le cycle sans fin de la production et de la consommation requis aux fins de l’entretien de la vie humaine) et l’œuvre (la création d’artefacts durables qui s’ajoutent au monde des choses). Le travail est conçu comme le vecteur de l’auto-création historique du genre humain. Celle-ci est elle-même une sorte de conflit entre la vie et la mort, un conflit sur les chemins qui mènent à la vérité de l’Histoire : le dépassement du capitalisme et de la forme marchande et des contradictions qui leur sont associées. Selon Marx, avec l’avènement du communisme et l’abolition des relations d’échange, les choses apparaîtront comme elles sont réellement ; le « réel » se présentera comme ce qu’il est vraiment, et la distinction entre sujet et objet ou entre être et conscience sera transcendée [15]. Mais en faisant dépendre l’émancipation de l’homme de l’abolition de la production de marchandises, Marx atténue les distinctions essentielles entre le royaume de la liberté construit par l’homme, le royaume de la nécessité produit par la nature et la contingence de l’histoire.

12 L’adhésion à l’abolition de la production de marchandises et le rêve d’un accès direct et non médiatisé au « réel » rendent presque nécessairement violents ces processus – l’accomplissement de ce qui est appelé la logique de l’Histoire et la fabrication du genre humain. Comme l’a montré Stephen Louw, les présupposés centraux du marxisme classique ne laissent d’autre choix que « d’essayer d’introduire le communisme par décret administratif, ce qui implique, en pratique, que les relations sociales seront soustraites aux rapports marchands par la force [16] ». Historiquement, ces tentatives ont pris des formes comme la militarisation du travail, l’effondrement de la distinction entre État et société, et la terreur révolutionnaire [17]. On peut considérer qu’elles ont visé l’éradication de cette condition humaine élémentaire qu’est la pluralité. Le dépassement des divisions de classe, le délitement de l’État, l’épanouissement d’une volonté véritablement générale ne peuvent en effet qu’impliquer une conception de la pluralité humaine comme obstacle principal à la réalisation finale du telos prédéterminé de l’Histoire. En d’autres termes, le sujet de la modernité marxienne est, fondamentalement, un sujet qui tente de prouver sa souveraineté au moyen de la lutte à mort. De la même manière qu’avec Hegel, le récit de la domination et de l’émancipation est ici clairement lié à un récit sur la vérité et la mort. La terreur et le meurtre deviennent les moyens de réaliser le telos de l’Histoire qui est déjà connu.

13 Tout récit historique de l’émergence de la terreur moderne doit prendre en compte l’esclavage, qui peut être considéré comme l’une des premières manifestations de l’expérimentation biopolitique. À maints égards, la structure même du système de la plantation et ses conséquences traduisent la figure emblématique et paradoxale de l’état d’exception [18]. Une figure ici paradoxale pour deux raisons. En premier lieu, dans le contexte de la plantation, l’humanité de l’esclave apparaît comme l’ombre personnifiée. La condition de l’esclave résulte bien d’une triple perte : perte d’un « foyer », perte des droits sur son corps, et perte de son statut politique. Cette triple perte équivaut à une domination absolue, une aliénation de naissance et une mort sociale (qui est une expulsion hors de l’humanité). En tant que structure politico-juridique, la plantation est sans nul doute un espace où l’esclave appartient au maître. On ne peut considérer qu’elle forme une communauté pour la simple raison que, par définition, la communauté implique l’exercice du pouvoir de parole et de pensée. Comme le dit Paul Gilroy :

14

Les configurations extrêmes de la communication définies par l’institution de l’esclavage de plantation nous imposent de prendre en considération les ramifications anti-discursives et extralinguistiques du pouvoir qui sont à l’œuvre dans la formation des actes de communication. Il pourrait, après tout, ne pas y avoir de réciprocité dans la plantation en dehors des possibilités de rébellion et de suicide, d’évasion et de plainte silencieuse, et il n’existe sans doute pas d’unité grammaticale de la parole susceptible de faire le lien avec la raison communicative. À maints égards, les habitants de la plantation vivent de manière non-synchrone [19].

15 En tant qu’instrument de travail, l’esclave a un prix. En tant que propriété, il a une valeur. Son travail répond à un besoin et est utilisé. L’esclave est par conséquent gardé en vie mais dans un état mutilé, dans un monde fantomatique d’horreurs et de cruauté et de désacralisation intenses. Le cours violent de la vie d’esclave est manifeste si l’on considère la disposition du contremaître à agir de manière cruelle et immodérée ou le spectacle des souffrances infligées au corps de l’esclave [20]. La violence devient ici une composante des « manières [21] », comme le fait de fouetter l’esclave ou de prendre sa vie : un caprice ou un acte purement destructeur visant à instiller la terreur [22]. La vie de l’esclave est, à maints égards, une forme de mort-dans-la-vie. Comme l’a suggéré Susan Buck-Morss, la condition d’esclave produit une contradiction entre la liberté de propriété et la liberté de la personne. Une relation inégale est établie en même temps qu’est affirmée l’inégalité du pouvoir sur la vie. Ce pouvoir sur la vie d’autrui prend la forme du commerce : l’humanité d’une personne est dissoute à un point tel qu’il devient possible de dire que la vie de l’esclave est possédée par le maître [23]. Parce que la vie de l’esclave est comme une « chose », possédée par une autre personne, l’existence de l’esclave est l’ombre personnifiée.

16 En dépit de cette terreur et de l’enfermement symbolique de l’esclave, celui-ci peut adopter des points de vue différents sur le temps, le travail et sur lui-même. C’est un deuxième élément paradoxal du monde de la plantation comme manifestation de l’état d’exception. Traité comme s’il n’existait plus qu’en tant que simple outil et instrument de production, l’esclave est néanmoins capable de faire d’un objet, instrument, langage ou geste quelconques une représentation, en les stylisant. En rompant avec le déracinement et le pur monde de choses dont il n’est qu’un fragment, l’esclave est capable de démontrer les capacités protéennes du lien humain au travers de la musique et du corps même qu’un autre était censé posséder [24].

17 Si les relations entre la vie et la mort, la politique de cruauté et les symboles du sacrilège sont brouillées dans le système de la plantation, il est intéressant de constater que c’est dans les colonies et sous le régime d’apartheid qu’une terreur particulière fait son apparition [25]. La caractéristique la plus originale de cette formation de terreur est la concaténation du biopouvoir, de l’état d’exception et de l’état de siège. La race est, là encore, déterminante dans cet enchaînement [26]. Dans la plupart des cas, en fait, la sélection des races, l’interdiction des mariages mixtes, la stérilisation forcée, et même l’extermination des peuples vaincus, ont été testés pour la première fois dans le monde colonial. Nous observons ici les premières synthèses entre le massacre et la bureaucratie, cette incarnation de la rationalité occidentale [27]. Selon Arendt, il existe un lien entre le national-socialisme et l’impérialisme traditionnel. La conquête coloniale a révélé un potentiel de violence auparavant inconnu. On voit dans la Deuxième Guerre mondiale l’extension aux peuples « civilisés » d’Europe des méthodes antérieurement réservées aux « sauvages ».

18 Il importe peu, finalement, que les technologies qui ont débouché sur le nazisme trouvent leur origine dans la plantation et dans la colonie ou, au contraire – c’est la thèse de Foucault – que le nazisme et le stalinisme n’aient fait qu’amplifier des mécanismes qui existaient déjà dans les formations sociales et politiques d’Europe occidentale (la soumission du corps, les réglementations médicales, le darwinisme social, l’eugénisme, les théories médico-légales sur l’hérédité, la dégénérescence et la race). Il n’en reste pas moins que, dans la pensée philosophique moderne aussi bien que dans la pratique et l’imaginaire politiques européens, la colonie représente le site où la souveraineté consiste fondamentalement en l’exercice d’un pouvoir en dehors de la loi (ab legibus solutus) et où la « paix » tend à avoir le visage d’une « guerre sans fin ».

19 Une telle conception correspond à la définition donnée par Carl Schmitt de la souveraineté, au début du 20e siècle : le pouvoir de décider de l’état d’exception. Pour évaluer de manière adéquate l’efficacité de la colonie comme formation de terreur, nous devons opérer un détour par l’imaginaire européen lui-même, lorsqu’il pose la question cruciale de la domestication de la guerre et de la création d’un ordre juridique européen (Jus publicum Europaeum). Deux principes-clés fondent cet ordre. Le premier postulait l’égalité juridique de tous les États. Cette égalité s’appliquait notamment au droit de faire la guerre (de prendre la vie). Ce droit de faire la guerre signifiait deux choses. D’une part, tuer ou conclure la paix était considéré comme l’une des fonctions premières de tout État. Ceci allait de pair avec la reconnaissance du fait qu’aucun État ne pouvait prétendre exercer un pouvoir au-delà de ses frontières. En échange de quoi l’État ne reconnaissait aucune autorité qui lui soit supérieure à l’intérieur de ses frontières. D’autre part, l’État entreprit de « civiliser » les manières de tuer et d’attribuer des objectifs rationnels à l’acte même de tuer.

20 Le second principe était lié à la territorialisation de l’État souverain, c’est-à-dire à la détermination des frontières dans le contexte d’un nouvel ordre global imposé. Le Jus publicum y prit vite la forme d’une distinction entre, d’un côté, ces régions du globe ouvertes à l’appropriation coloniale et, de l’autre, l’Europe elle-même (où le Jus publicum devait pérenniser les dominations) [28]. Cette distinction est, nous le verrons, déterminante lorsqu’il s’agit d’évaluer l’efficacité de la colonie comme formation de terreur. Sous le Jus publicum, une guerre légitime est dans une large mesure une guerre conduite par un État contre un autre ou, plus précisément, une guerre entre États « civilisés ». La centralité de l’État dans la rationalité de la guerre dérive du fait que l’État est le modèle de l’unité politique, un principe d’organisation rationnelle, l’incarnation de l’idée universelle, et un signe de moralité.

21 Dans le même contexte, les colonies sont semblables aux frontières. Elles sont habitées par des « sauvages ». Les colonies ne sont pas organisées sous une forme étatique ; et elles n’ont pas généré un monde humain. Leurs armées ne forment pas une entité distincte et leurs guerres ne sont pas des guerres entre armées régulières. Elles n’impliquent pas la mobilisation de sujets souverains (citoyens) se respectant mutuellement en tant qu’ennemis. Elles n’établissent pas de distinction entre combattants et non combattants ou encore entre « ennemi » et « criminel » [29]. Il est donc impossible de conclure la paix avec eux. En somme, les colonies sont des zones dans lesquelles la guerre et le désordre, les figures internes et externes du politique, se côtoient ou alternent l’une avec l’autre. En tant que telles, les colonies sont le lieu par excellence où les contrôles et les garanties de l’ordre judiciaire peuvent être suspendus – où la violence de l’état d’exception est supposée opérer au service de la « civilisation ».

22 Le fait que les colonies peuvent être gouvernées dans l’absence absolue de loi vient du déni raciste de tout point commun entre le conquérant et l’indigène. Aux yeux du conquérant, la vie sauvage n’est qu’une autre forme de vie animale, une expérience horrifiante, quelque chose de radicalement autre (alien), au-delà de l’imagination ou de la compréhension. En fait, selon Arendt, ce qui rendait les sauvages différents des autres êtres humains était moins la couleur de leur peau, que le fait « qu’ils se comportaient comme partie intégrante de la nature, qu’ils traitaient la nature comme maître incontesté ». Ainsi la nature reste, « dans toute sa majesté, la seule et toute-puissante réalité – en comparaison, [eux-mêmes] faisaient figure de fantômes irréels, illusoires. Les sauvages sont, pour ainsi dire, des êtres humains “naturels”, à qui il manquait le caractère spécifiquement humain, la réalité spécifiquement humaine, à tel point que lorsque les Européens les massacraient, ils n’avaient pas, au fond, conscience de commettre un meurtre [30]. »

23 Pour toutes les raisons mentionnées, le droit souverain de tuer n’est soumis à aucune règle dans les colonies. Le souverain peut y tuer à tout moment, de toutes les façons. La guerre coloniale n’est pas soumise à des règles légales et institutionnelles. Ce n’est pas une activité légalement codifiée. La terreur coloniale s’entremêle plutôt, sans cesse, à un imaginaire colonialiste de terres sauvages et de mort et à des fictions qui créent l’effet du vrai [31]. La paix ne constitue pas nécessairement la conséquence naturelle d’une guerre coloniale. En fait, la distinction entre guerre et paix n’est pas pertinente. Les guerres coloniales sont conçues comme l’expression d’une hostilité absolue, qui place le conquérant face à un ennemi absolu [32]. Toutes les manifestations de guerre et d’hostilité rendues marginales par l’imaginaire légal européen, trouvent dans les colonies un lieu pour ré-émerger. Ici, la fiction d’une distinction entre « fins de la guerre » et « moyens de la guerre » s’effondre tout comme l’idée selon laquelle la guerre fonctionnerait comme un affrontement soumis à des règles, s’opposant au pur massacre sans risque ou justification instrumentale. Il devient futile, dès lors, de tenter de résoudre un des insolubles paradoxes de la guerre, bien saisi par Alexandre Kojève dans sa réinterprétation de La phénoménologie de l’esprit de Hegel : son caractère simultanément idéaliste et apparemment inhumain [33].

Le nécropouvoir et l’occupation dans la modernité tardive

24 On pourrait penser que les idées développées plus haut se rapportent à un passé lointain. Dans le passé, en effet, les guerres impériales avaient pour objectif de détruire les pouvoirs locaux, d’installer des troupes et d’instaurer de nouveaux modèles de contrôle militaire sur les populations civiles. Un groupe d’auxiliaires locaux pouvait participer à la gestion des territoires conquis annexés à l’Empire. Dans le cadre de l’Empire, les populations vaincues obtiennent un statut qui entérine leur spoliation. Dans cette configuration, la violence constitue la forme originelle du droit et l’exception procure la structure de la souveraineté. Chaque stade de l’impérialisme inclut également certaines technologies-clés (aviso-torpilleur, quinine, lignes de bateaux à vapeur, câbles télégraphiques sous-marins, et réseau ferroviaire) [34].

25 L’occupation coloniale elle-même était une question de mainmise, de délimitation et de prise de contrôle physique et géographique – il s’agissait d’inscrire sur le sol un nouvel ensemble de relations sociales et spatiales. L’inscription de nouvelles relations spatiales (« territorialisation ») revient finalement à produire des lignes de démarcation et de hiérarchies, de zones et d’enclaves ; la remise en cause de la propriété ; la classification des personnes selon différentes catégories ; l’extraction des ressources, et, finalement, la production d’un large réservoir d’imaginaires culturels. Ces imaginaires ont accordé un sens à l’établissement de droits différentiels pour les différentes catégories de personnes, dans des buts différents, à l’intérieur du même espace ; bref, à l’exercice de la souveraineté. L’espace était donc la matière première de la souveraineté et de la violence qu’elle porte en elle. La souveraineté signifie l’occupation et l’occupation veut dire reléguer les colonisés dans une troisième zone, entre le statut du sujet et celui de l’objet.

26 C’était le cas du régime de l’apartheid en Afrique du sud. Là, le township constituait la forme structurelle, les homelands étant devenus les réserves (bases rurales) par le biais desquelles le flux des travailleurs migrants pouvait être régulé et l’urbanisation africaine gardée sous contrôle [35]. Comme l’a montré Belinda Bozzoli, le township en particulier était le lieu où « une oppression et une pauvreté intenses étaient vécues sur une base de race et de classe [36] ». Entité sociopolitique, culturelle et économique, le township est une curieuse institution spatiale, scientifiquement planifiée à des fins de contrôle [37]. Le fonctionnement des homelands et des townships implique des restrictions sévères sur la production des Noirs pour le marché dans les zones blanches, la fin de la propriété de la terre pour les Noirs, excepté dans des zones réservées, l’interdiction de toute résidence noire sur les fermes blanches (sauf en tant qu’employés au service des Blancs), le contrôle du flux urbain, et, plus tard, le déni de citoyenneté des Africains [38].

27 Frantz Fanon propose une description frappante de la spatialisation de l’occupation coloniale. Pour lui, l’occupation coloniale implique avant tout une division de l’espace en compartiments. Elle suppose la mise en place de bornes et de frontières internes, représentées par les casernes et les postes de police ; elle est régulée par le langage de la force pure, la présence immédiate et l’action fréquente et directe ; et elle est fondée sur le principe d’exclusivité réciproque [39]. Mais, plus importante, est la façon même dont le pouvoir de la mort opère : « La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée [40] ». Dans ce cas, la souveraineté, est la capacité à définir qui a une importance et qui n’en a pas, qui est dénué de valeur et aisément remplaçable, et qui ne l’est pas.

28 L’occupation coloniale tardive diffère par bien des aspects de celle de l’ère moderne, particulièrement dans sa combinaison du disciplinaire, du biopolitique et du nécropolitique. La forme la plus accomplie du nécropouvoir est l’occupation coloniale de la Palestine.

29 Ici, l’État colonial tire sa prétention fondamentale de souveraineté et de légitimité de l’autorité de son propre récit de l’histoire et de l’identité. Ce discours est lui-même renforcé par l’idée que l’État a un droit divin à l’existence ; ce discours est en compétition avec un autre, pour le même espace sacré. Parce que les deux discours sont incompatibles et les deux populations mêlées de façon inextricable, toute démarcation du territoire sur la base de l’identité pure est quasi-impossible. Violence et souveraineté, dans ce cas, revendiquent un fondement divin : la qualité de peuple est elle-même forgée par la vénération d’une déité mythique, et l’identité nationale, imaginée comme identité contre l’Autre, contre d’autres déités [41]. Histoire, géographie, cartographie et archéologie sont censées soutenir ces revendications, liant ainsi intimement identité et topographie. En conséquence, violence coloniale et occupation s’appuient sur la terreur sacrée de la vérité et de l’exclusivité (expulsions de masse, installation de personnes « sans État » dans des camps de réfugiés, établissement de nouvelles colonies). Derrière la terreur du sacré, il y a la constante exhumation d’ossements manquants ; le souvenir permanent d’un corps rendu méconnaissable à force d’être déchiqueté ; les limites, ou mieux, l’impossibilité de représentation d’un « crime absolu », d’une mort indicible : la terreur de l’Holocauste [42].

30 Pour revenir à la lecture spatiale de Fanon de l’occupation coloniale, l’occupation dans la bande de Gaza présente trois caractéristiques majeures liées au fonctionnement de la formation spécifique de terreur que j’ai appelé « nécropouvoir ». En premier lieu, il y a la dynamique de fragmentation territoriale, l’accès interdit à certaines zones et l’expansion des colonies. L’objectif de ce processus est double : rendre tout mouvement impossible et réaliser la séparation selon le modèle de l’État d’apartheid. Les territoires occupés sont ainsi divisés en un réseau complexe de frontières intérieures et de cellules isolées. Selon Eyal Weizman, en s’écartant d’une division plane du territoire et en adoptant le principe de création de limites tridimensionnelles à l’intérieur de celui-ci, la dispersion et la segmentation redéfinissent clairement la relation entre souveraineté et espace [43].

31 Pour Weizman, ces actes constituent ce qu’il appelle « la politique de la verticalité » (politics of verticality). La forme résultante de la souveraineté pourrait être appelée « souveraineté verticale ». Sous un régime de souveraineté verticale, l’occupation coloniale opère à travers des plans fondés sur un réseau de ponts de souterrains autoroutiers, sur une séparation de l’espace aérien et du sol. Le sol lui-même est divisé entre sa surface et le sous-sol. L’occupation coloniale est également dictée par la nature spécifique du terrain et ses variations topographiques (sommets de collines et vallées, montagnes et surfaces d’eau). Ainsi, un terrain surélevé offre des atouts stratégiques que n’ont pas les vallées (efficacité pour mieux voir, se protéger, fortifications panoptiques qui permettent d’orienter le regard dans de multiples directions). Comme le dit Weizman : « Les colonies peuvent être vues comme des dispositifs optiques urbains au service de la surveillance et de l’exercice du pouvoir [44]. » Dans le contexte de l’occupation coloniale contemporaine, la surveillance est à la fois orientée vers l’intérieur et l’extérieur, l’œil agissant comme une arme et vice versa. Au lieu d’une division définitive entre deux nations par une frontière, « l’organisation du terrain bien particulier que constitue la bande de Gaza a créé de multiples séparations, lignes provisoires, qui relient les uns et les autres à travers la surveillance et le contrôle [45] » selon Weizman. Dans ces circonstances, l’occupation coloniale ne relève pas seulement du contrôle, de la surveillance et de la séparation, mais est aussi synonyme d’isolement. C’est une occupation fragmentée, qui suit les lignes de l’urbanisme caractéristique du monde contemporain (enclaves périphériques et communautés clôturées : gated communities) [46].

32 Du point de vue de l’infrastructure, la forme fragmentée de l’occupation coloniale est caractérisée par des réseaux de routes à bretelles de contournement, de ponts et tunnels qui s’entrelacent dans une tentative pour maintenir le principe fanonien « d’exclusivité réciproque ». Selon Weizman, « les bretelles d’autoroutes tentent de séparer les réseaux routiers israélien et palestinien, si possible sans jamais les laisser se croiser. Ils mettent ainsi en évidence le chevauchement de deux géographies séparées, occupant le même paysage. Aux points où les réseaux se croisent, une séparation de fortune est installée. Fréquemment, de petits chemins de terre sont dégagés pour permettre aux Palestiniens de traverser sous les larges et rapides autoroutes, où véhicules militaires et camions se pressent entre les différentes colonies [47]. »

33 Dans ces conditions de souveraineté verticale et d’occupation coloniale fragmentée, les communautés sont séparées selon un axe des ordonnées. Cela mène à la prolifération d’espaces de violence. Les champs de bataille ne se situent pas seulement à la surface de la terre. Le sous-sol, l’espace aérien sont également transformés en zones de conflits. Il n’y a pas de continuité entre le sol et le ciel. Même les lignes de séparations en l’air sont divisées en différentes strates. Partout, la symbolique du plus haut (ce qui se trouve le plus haut) est réitérée. L’occupation du ciel acquiert ainsi une importance primordiale, dans la mesure où la majeure partie des actions de police se fait du ciel. Des technologies variées sont mobilisées à cet effet : détecteurs à bord de véhicules aériens sans équipage, jets de reconnaissance aérienne, avions équipés d’un système d’alerte avancée « œil de faucon », hélicoptères d’assaut, satellite d’observation, techniques d’holographie. Tuer devient une affaire de haute précision.

34 Cette précision est combinée avec les tactiques de siège médiéval adaptées au réseau étendu des camps de réfugiés urbains. Un sabotage orchestré et systématique du réseau d’infrastructure sociétal et urbain de l’ennemi complète l’appropriation de la terre, de l’eau et des ressources de l’espace aérien. Déterminant dans ces techniques de mise hors de combat de l’ennemi : passer au bulldozer ; démolir maisons et villes ; déraciner les oliviers ; cribler les citernes de balles ; bombarder et brouiller les communications électroniques ; défoncer les routes ; détruire les transformateurs électriques ; dévaster les pistes d’aéroports ; mettre hors d’état les émetteurs de télévision et radio ; briser les ordinateurs ; saccager les symboles culturels et politico-bureaucratiques du proto-État palestinien ; piller l’équipement médical. En d’autres termes, mener une guerre infrastructurelle[48]. Tandis que l’hélicoptère de combat Apache est utilisé pour patrouiller dans les airs et tuer du haut du ciel, le bulldozer blindé (le Caterpillar D-9) est utilisé au sol comme arme de guerre et d’intimidation. En contraste avec l’occupation coloniale moderne, ces deux armes établissent la supériorité des instruments high-tech de la terreur de l’ère contemporaine [49].

35 Comme l’illustre le cas palestinien, l’occupation coloniale de la modernité tardive est un enchaînement de pouvoirs multiples : disciplinaire, « biopolitique » et « nécropolitique ». La combinaison des trois alloue au pouvoir colonial une absolue domination sur les habitants du territoire occupé. L’état de siège est lui-même une institution militaire. Les modalités de tuer qu’il implique ne font pas la distinction entre l’ennemi externe et interne. Des populations entières sont la cible du souverain. Les villages et villes assiégés sont enfermés et coupés du monde. La vie quotidienne est militarisée. Liberté est donnée aux commandants militaires locaux de tuer quand et qui bon leur semble. Les mouvements entre cellules territoriales nécessitent des permis officiels. Les institutions civiles locales sont systématiquement détruites. La population assiégée est privée de ses sources de revenus. Tuer de façon invisible s’ajoute aux exécutions ouvertes.

Machines de guerre et hétéronomie

36 Après avoir examiné les mécanismes du nécropouvoir dans le contexte de l’occupation coloniale contemporaine, je voudrais maintenant me tourner vers les guerres contemporaines. Elles correspondent elles aussi à une étape nouvelle et peuvent donc difficilement être comprises à travers les anciennes théories de « violence contractuelle », les typologies de la guerre « juste » et « injuste » ou même l’instrumentalisme de Carl von Clausewitz [50]. Selon Zygmunt Bauman, les guerres de l’ère de la globalisation ne comptent pas la conquête, l’acquisition et la réquisition de territoires parmi leurs objectifs. Leur forme serait plutôt, idéalement, celle du raid-éclair. Le fossé grandissant entre des moyens rudimentaires d’un côté et de la haute technologie de l’autre, n’a jamais été aussi évident que dans la guerre du Golfe et la campagne du Kosovo. Dans les deux cas, la doctrine de la « force écrasante ou décisive » (overwhelming or decisive force) a été mise en œuvre de façon optimale, grâce à une révolution militaro-technologique au service d’une capacité démultipliée de destruction, sans précédent [51]. La guerre de l’air, qui met en relation altitude, matériel de pointe, visibilité et intelligence en est un bon exemple. Pendant la guerre du Golfe, l’utilisation combinée de bombes intelligentes et de bombes à l’uranium appauvri, de détecteurs électroniques, missiles à guidage laser, bombes lance-grenades et asphyxiantes, capacités de furtivité, véhicules aériens sans équipage et cyber-intelligence, a vite paralysé les capacités de l’ennemi.

37 Au Kosovo, la dégradation des capacités serbes a pris la forme d’une guerre infrastructurelle visant et détruisant ponts, réseau ferré, autoroutes, réseaux de communications, entrepôts et réservoirs à pétrole, installations de chauffage, centrales électriques et équipements de traitement des eaux. On s’en doute, l’exécution de telles stratégies militaires, surtout lorsqu’elles sont combinées à des sanctions imposées, a pour conséquence de laminer tout le système de survie de l’ennemi. Les dommages durables dans la vie civile sont particulièrement éloquents. Par exemple, la destruction du complexe pétrochimique de Pancevo près de Belgrade pendant la campagne du Kosovo « a laissé les environs tellement toxiques (chloride de vinyle, ammoniac, mercure, naphta et dioxine) que les femmes enceintes ont été encouragées à avoir recours à l’avortement et, dans toute la région, à éviter la grossesse pendant deux ans [52] ».

38 Les guerres de l’ère de la globalisation visent donc à forcer l’ennemi à la soumission quels que soient les conséquences immédiates, les effets secondaires et les « dommages collatéraux » des actions militaires. En ce sens, les guerres contemporaines rappellent davantage la stratégie guerrière des nomades que celle des nations sédentaires ou des guerres territoriales de « conquête et d’annexion » de l’époque moderne. Selon les termes de Zygmunt Bauman :

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leur supériorité sur les populations sédentaires repose sur la rapidité de leurs mouvements ; leur propre habilité à surgir de nulle part puis à disparaître à nouveau sans prévenir, leur faculté à voyager léger et à ne pas s’embarrasser des possessions qui entravent la mobilité et le potentiel de manœuvre des sédentaires [53].

40 Cette nouvelle ère est celle de la mobilité globale. Une de ses principales caractéristiques est que les opérations militaires et l’exercice du droit de tuer n’y sont plus le seul monopole des États, et que l’« armée régulière » n’est plus l’unique moyen d’exécuter ces fonctions. L’affirmation d’une autorité suprême dans un espace politique particulier n’est pas aisée ; au lieu de quoi, se dessine un patchwork de droits de gouverner incomplets qui se chevauchent, s’enchevêtrent, où les différentes instances juridiques de facto géographiquement entrelacées, les allégeances plurielles, les suzerainetés asymétriques et les enclaves abondent [54]. Dans cette organisation hétéronyme de droits territoriaux et de revendications, insister sur les distinctions entre des champs politiques « internes » et « externes » séparés par des lignes clairement démarquées, n’a que peu de sens.

41 Prenons l’exemple de l’Afrique. L’économie politique de l’État a changé de façon spectaculaire au cours du dernier quart du 20e siècle. De nombreux États africains ne peuvent plus revendiquer un monopole sur la violence et sur les moyens de coercition sur leur territoire. Ni sur les limites territoriales. La coercition elle-même est devenue un produit sur le marché. La main d’œuvre militaire est achetée et vendue sur un marché où l’identité des fournisseurs et acheteurs est quasiment dépourvue de sens. Milices urbaines, armées privées, armées de seigneurs locaux, firmes de sécurité privée et armées d’État proclament toutes leur droit à exercer la violence et à tuer. États voisins et armées rebelles louent des armées aux États pauvres. La violence non gouvernementale apporte deux ressources coercitives décisives : le travail et les minéraux. De façon croissante, la vaste majorité des armées est composée de citoyens-soldats, enfants-soldats, soldats et bâtiments mercenaires [55].

42 À côté des armées, ont ainsi émergé ce à quoi, à la suite de Gilles Deleuze et Félix Guattari, on peut se référer comme à des machines de guerre[56]. Ces machines sont faites de segments d’hommes armés qui se scindent ou fusionnent selon la tâche et les circonstances. Organisations diffuses et polymorphes, les machines de guerre se caractérisent par leur capacité à se métamorphoser. Leur relation à l’espace est mobile. Parfois, elles entretiennent des liens complexes avec les formes étatiques (de l’autonomie à l’incorporation). L’État peut, de lui-même, se transformer en machine de guerre. Il peut en outre s’approprier pour lui-même une machine de guerre existante ou aider à en créer une. Les machines de guerre fonctionnent par emprunt aux armées régulières, tout en incorporant de nouveaux éléments bien adaptés au principe de segmentation et de déterritorialisation. Les armées régulières, en retour, peuvent aisément s’approprier certaines caractéristiques des machines de guerre.

43 Une machine de guerre combine une pluralité de fonctions. Elle a les traits d’une organisation politique et d’une société commerciale. Elle opère par capture et déprédations et peut faire d’énormes bénéfices. Pour permettre l’extraction de carburant et l’exportation de ressources naturelles localisées sur le territoire qu’elles contrôlent, les machines de guerre forgent des connections directes avec des réseaux transnationaux. Elles ont émergé en Afrique pendant le dernier quart du 20e siècle en relation directe avec l’érosion de la capacité de l’État post-colonial à construire les fondements économiques de l’autorité et de l’ordre politique. Cette capacité supposait l’augmentation des revenus et le commandement et la régulation de l’accès aux ressources naturelles à l’intérieur d’un territoire bien défini. Au milieu des années 1970, émerge donc une ligne clairement définie entre instabilité monétaire et fragmentation spatiale. Dans les années 1980, l’expérience brutale de la perte de valeur de la monnaie devient de plus en plus courante, divers pays subissant des cycles d’hyper-inflation (pouvant conduire jusqu’au remplacement de la monnaie). Durant les dernières décennies du 20e siècle, la circulation monétaire influence l’État et la société de deux manières différentes au moins.

44 Tout d’abord, on assiste à l’évaporation générale des liquidités et leur concentration graduelle le long de certains canaux, dont l’accès est soumis à des conditions toujours plus draconiennes. En conséquence, le nombre d’individus dotés des moyens matériels de contrôle, rendus dépendants par la création de dettes, décroît de façon abrupte. Historiquement, créer et maintenir la dépendance par le mécanisme de la dette a toujours été un aspect central, tant de la production des personnes que de la constitution du lien politique [57]. De tels liens sont primordiaux pour déterminer la valeur des personnes et jauger leur utilité. Lorsque leur valeur et leur utilité ne sont pas prouvées, ils peuvent être relégués au rang d’esclaves, de pions ou de clients.

45 Ensuite, l’afflux contrôlé et la maîtrise des mouvements monétaires dans des zones où des ressources spécifiques sont extraites, rend possible la formation d’enclaves économiques et modifie l’ancien rapport entre les gens et les choses. La concentration d’activités liées à l’extraction de ressources de valeur dans ces enclaves, en retour, fait de ces enclaves des espaces privilégiés de guerre et de mort. La guerre elle-même est nourrie par l’augmentation des ventes des produits extraits [58]. De nouveaux liens émergent entre guerre, machines de guerre et extraction des ressources [59]. Les machines de guerre sont impliquées dans la constitution d’économies hautement transnationales, locales ou régionales. Souvent, l’effondrement des institutions politiques officielles sous la pression de la violence, tend à conduire à la formation d’économies miliciennes. Les machines de guerre (dans ce cas milices ou mouvements rebelles) deviennent rapidement des mécanismes extrêmement organisés de prédation, taxant les territoires et les populations qu’ils occupent et bénéficiant du support à la fois matériel et financier de séries de réseaux transnationaux et de diasporas.

46 En corrélation avec la nouvelle géographie de l’extraction de ressources, on assiste à l’émergence d’une forme inédite de gouvernementalité, qui consiste dans la gestion des multitudes. L’extraction et le pillage des ressources naturelles par les machines de guerre vont de pair avec des tentatives brutales pour immobiliser et neutraliser spatialement des catégories entières de personnes, ou, paradoxalement, de les libérer, pour les forcer à se disperser sur de larges zones débordant les limites d’un État territorial. En tant que catégorie politique, les populations sont ensuite désagrégées, entre rebelles, enfants-soldats, victimes, réfugiés, civils handicapés par les mutilations ou simplement massacrés sur le modèle des sacrifices anciens, tandis que les « survivants », après l’horreur de l’exode, sont confinés dans des camps et zones d’exception [60].

47 Cette forme de gouvernementalité est différente du commandement colonial [61]. Les techniques d’exercice de l’autorité policière et de discipline, le choix entre obéissance et simulation qui caractérise le potentat colonial et post colonial, sont graduellement remplacées par une alternative plus tragique, car plus extrême. Les technologies de destruction sont devenues plus tactiles, plus anatomiques et sensorielles, dans un contexte où le choix se fait entre la vie et la mort [62]. Si le pouvoir dépend toujours d’un contrôle serré sur les corps (ou sur leur concentration dans des camps), les nouvelles technologies de destruction sont moins concernées par le fait d’inscrire les corps à l’intérieur des appareils disciplinaires, que de les inscrire, le moment venu, dans l’ordre de l’économie maximale, aujourd’hui représentée par le « massacre ». En retour, la généralisation de l’insécurité a accru la distinction entre ceux qui portent des armes et ceux qui n’en portent pas (loi de répartition des armes). De façon croissante, la guerre n’a pas lieu entre les armées de deux États souverains, mais entre des groupes armés qui agissent derrière le masque de l’État, contre des groupes armés sans État, mais contrôlant des territoires bien distincts ; les deux côtés ayant comme principales cibles les populations civiles, qui ne sont pas armées ou organisées en milices. Dans les cas où les dissidents armés ne s’emparent pas totalement du pouvoir de l’État, ils provoquent des partitions territoriales et réussissent à contrôler des régions entières, administrées sur le modèle du fief, notamment à proximité de gisements minéraux [63].

48 Les manières de tuer varient peu. Dans le cas des massacres en particulier, les corps sans vie sont rapidement réduits au statut de simples squelettes. Leur morphologie dès lors s’inscrit dans le registre d’une généralité indifférenciée : simples reliques d’un deuil perpétuel, corporalités vides, dénuées de sens, formes étranges plongées dans la stupeur. Dans le cas du génocide rwandais – dans lequel un grand nombre de squelettes ont été au moins préservés dans un état visible, s’ils n’ont pas été exhumés – ce qui est frappant, c’est la tension entre la pétrification des os, leur étrange froideur d’une part, et de l’autre, leur volonté obstinée de faire sens, de vouloir dire quelque chose.

49 Dans ces bouts d’ossements impassibles, il semble ne pas y avoir d’ataraxie : rien que le rejet illusoire de la mort qui a déjà eu lieu. Dans d’autres cas, lorsque l’amputation physique remplace la mort immédiate, elle ouvre la voie au déploiement de techniques d’incision, d’ablation, ou d’excision qui ont aussi les os pour cible. Les traces de cette chirurgie « démiurgique » persistent longtemps – dans des formes humaines vivantes, certes, mais dont l’intégrité physique a laissé la place à des pièces, des fragments, des plis, d’immenses blessures difficiles à refermer. Leur fonction est de maintenir aux yeux de la victime – et des gens autour de lui ou d’elle – le spectacle morbide de ce qui a eu lieu.

Du geste et du métal

50 Retournons à l’exemple de la Palestine où deux logiques apparemment inconciliables s’affrontent : la logique du martyr et la logique de la survie. En examinant ces deux logiques, je voudrais mettre en lumière les deux problèmes jumeaux de la mort et de la terreur d’une part, de la terreur et de la liberté d’autre part.

51 Dans la confrontation entre ces deux logiques, la terreur ne se situe pas d’un côté et la mort de l’autre. Terreur et mort sont au cœur de chacune. Comme le rappelle Elias Canetti, le survivant est celui qui a marché sur le sentier de la mort, s’est retrouvé maintes fois parmi ceux qui sont tombés, mais est toujours vivant. Ou, plus précisément, le survivant est celui qui s’est battu contre une meute d’ennemis et a réussi non seulement à leur échapper, mais à tuer l’attaquant. C’est pourquoi, dans une large mesure, tuer constitue le premier degré de la survie. Canetti souligne le fait que dans cette logique « chacun est l’ennemi de l’autre [64] ». Plus radicalement encore, l’horreur ressentie à la vue de la mort, se mue en satisfaction que cela soit arrivé à un autre. C’est la mort de l’autre, sa présence comme cadavre, qui fait que le survivant se sent unique. Et chaque ennemi tué augmente le sentiment de sécurité du survivant [65].

52 La logique du martyr procède selon des voies différentes. Elle est incarnée par la figure du « kamikaze », qui soulève de nombreuses questions. Quelle différence intrinsèque y a-t-il entre le fait de tuer avec un hélicoptère missile ou un tank, et de tuer avec son propre corps ? La distinction entre les armes utilisées pour donner la mort empêche-t-elle l’établissement d’un système d’échange général entre la manière de tuer et la manière de mourir ?

53 Le kamikaze ne porte pas l’uniforme du soldat et n’exhibe pas d’armes. Le candidat au martyr traque sa cible ; l’ennemi est une proie à laquelle il tend un piège. Le choix de l’emplacement de l’embuscade est significatif : arrêt de bus, café, discothèque, place du marché, checkpoint, route – des espaces de la vie quotidienne.

54 À la localisation de l’embuscade, s’ajoute le piège du corps. Le candidat au martyr transforme son corps en masque, en cachant l’arme sur le point de se déclencher. À la différence du tank ou du missile, clairement visibles, l’arme portée dans l’enveloppe du corps est invisible. Ainsi dissimulée, elle constitue une part de ce corps. Elle est si intimement liée à lui, qu’au moment de la détonation, elle l’annihile. Le corps du porteur emporte avec lui les corps des autres, quand il ne les réduit pas en pièces. Le corps ne dissimule pas seulement une arme. Le corps est transformé en arme, non dans un sens métaphorique, mais au sens propre, balistique.

55 Dans ce cas précis, ma mort va de pair avec la mort de l’Autre. Homicide et suicide sont accomplis en un même acte. Et dans une large mesure, résistance et autodestruction sont synonymes. Donner la mort, c’est donc réduire l’autre et soi-même au statut de morceaux de chair inertes et dispersés, assemblées avec difficulté avant la mise en terre. Dans ce cas, la guerre est une guerre au corps à corps[66]. Tuer nécessite de s’approcher autant que possible du corps de l’ennemi. Pour faire exploser la bombe, il faut résoudre la question de la distance, à travers le jeu de la proximité et de la dissimulation.

56 Comment interpréter cette manière de répandre le sang, dans laquelle la mort n’est pas seulement mienne, mais va toujours de pair avec celle de l’autre [67] ? En quoi diffère-t-elle de la mort infligée par un tank ou un missile, dans un contexte où le coût de ma survie est calculé en fonction du fait que je suis capable et prêt à tuer quel-qu’un d’autre ? Dans la logique du « martyr », la volonté de mourir fusionne avec celle d’emporter l’ennemi avec soi, c’est-à-dire, de tirer un trait sur toute possibilité de vie, pour tous ; logique apparemment contraire à celle qui consiste à vouloir imposer la mort aux autres, tout en préservant la sienne. Canetti décrit le moment de la survie comme un moment de pouvoir. Le triomphe y provient précisément de la possibilité d’être là quand les autres (ici, l’ennemi) n’y sont plus. C’est ainsi que la logique de l’héroïsme est généralement comprise : il s’agit d’exécuter les autres tandis que l’on tient sa propre mort à distance.

57 Dans la logique du martyr, une nouvelle semiosis du meurtre émerge. Elle n’est pas nécessairement fondée sur une relation entre forme et matière. Je l’ai déjà indiqué, le corps ici devient l’uniforme même du martyr. Mais le corps en tant que tel n’est pas seulement un objet de protection contre le danger et la mort. Le corps en lui-même n’a ni pouvoir ni valeur. Le pouvoir et la valeur du corps résultent d’un processus d’abstraction basé sur le désir d’éternité. En ce sens, le martyr, ayant établi un moment de suprématie où le sujet triomphe de sa propre mortalité, peut être vu comme travaillant sous le signe du futur. En d’autres termes, dans la mort, le futur s’évanouit dans le présent.

58 Dans son désir d’éternité, le corps assiégé passe par deux stades. D’abord, il est transformé en chose insignifiante, en matière malléable. Ensuite, la façon dont il est conduit à la mort – le suicide – lui confère sa signification ultime. La matière du corps, ou encore la matière qui est le corps, est investie de propriétés ne pouvant être déduites de son caractère de chose, mais d’un nomos transcendantal, hors de lui. Le corps devient une pièce de métal dont la fonction est, à travers le sacrifice, d’apporter la vie éternelle à l’être. Il se duplique lui-même et, dans la mort, s’échappe littéralement et métaphoriquement de l’état de siège et de l’occupation.

59 Laissez-moi explorer, en conclusion, la relation entre terreur, liberté et sacrifice. Martin Heidegger montre que l’être pour la mort humain est la condition de toute véritable liberté humaine [68]. Ou, pour le dire autrement, je suis libre de vivre ma propre vie, uniquement parce que je suis libre de mourir de ma propre mort. Tandis que Heidegger accorde un statut existentiel à l’être pour la mort et le considère comme une manifestation de liberté, Georges Bataille suggère que « la mort [dans le sacrifice] en réalité ne révèle rien [69] ». Ce n’est pas seulement l’absolue manifestation de la négativité. C’est aussi une comédie. Pour Bataille, la mort révèle la face animale du sujet humain, à laquelle il se réfère aussi comme à son « être naturel ». « Pour que l’homme à la fin se révèle à lui-même il devrait mourir, mais il lui faudrait le faire en vivant – en se regardant cesser d’être [70] », ajoute-t-il. En d’autres termes, le sujet humain doit être pleinement vivant au moment de sa mort, afin d’en être tout à fait conscient, de vivre en ayant le sentiment d’être en train de mourir. « (…) la mort elle-même devrait devenir conscience (de soi), au moment même où elle anéantit l’être conscient. C’est en un sens ce qui a lieu (ce qui est du moins sur le point d’avoir lieu, ou qui a lieu d’une manière fugitive, insaisissable), au moyen d’un subterfuge. Dans le sacrifice, le sacrifiant s’identifie à l’animal frappé de mort. Ainsi meurt-il en se voyant mourir, et même en quelque sorte, par sa propre volonté, de cœur avec l’arme du sacrifice. Mais c’est une comédie ! [71] » et pour Bataille, celle-ci est, plus ou moins, le moyen par lequel le sujet humain « se trompe volontairement [72] ».

60 En quoi la notion de jeu et de tromperie est liée au kamikaze ? Il n’y a pas de doute que dans son cas, le sacrifice consiste dans la spectaculaire mise à mort du soi, dans le devenir sa propre victime (sacrifice de soi). L’auto-sacrifié procède de façon à prendre le pouvoir sur sa propre mort et pour l’approcher frontalement. Ce pouvoir peut provenir de la croyance en la continuité de l’être malgré la destruction de son propre corps. L’être est pensé comme existant hors de nous. Le sacrifice de soi consiste ici, dans le rejet d’une double prohibition : celle de l’auto-immolation (suicide) et celle du meurtre. À la différence des sacrifices, cependant, il n’y a pas d’animal pour servir de victime de substitution. La mort ici acquiert un caractère de transgression. Mais à la différence de la crucifixion, elle n’a pas de dimension expiatoire. De fait, une personne morte ne peut reconnaître son tueur, qui est également mort. Cela implique-t-il que la mort se manifeste ici comme pure annihilation et pur néant, excès et scandale ?

61 Qu’elles soient lues dans une perspective d’esclavage ou d’occupation coloniale, mort et liberté sont irrévocablement liées. Comme nous l’avons vu, la terreur est un trait qui définit à la fois les États esclavagistes et les régimes coloniaux contemporains. Les deux régimes constituent également des instances et des expériences spécifiques d’absence de liberté. Vivre sous l’occupation contemporaine, c’est faire l’expérience permanente de « vivre dans la douleur » : structures fortifiées, postes militaires, barrages incessants ; bâtiments liés à des souvenirs d’humiliation, d’interrogations, de passages à tabac, cessez-le-feu qui tiennent prisonniers des centaines de milliers de gens dans des logements exigus du crépuscule au lever du jour ; soldats patrouillant dans les rues sombres, effrayés par leur propre ombre ; enfants aveuglés par des balles de caoutchouc ; parents humiliés et battus devant leurs familles ; soldats urinant sur des barrières, tirant sur les citernes par jeu, chantant des slogans agressifs, martelant les fragiles portes de fer blanc, pour effrayer les enfants, confisquant les papiers, jetant des ordures au milieu d’une résidence voisine ; gardes-frontière qui renversent un stand de légumes ou ferment les frontières sans raison ; os cassés ; fusillades, accidents mortels… – une certaine forme de folie [73].

62 Dans de telles circonstances, la rigueur de la vie et les épreuves (jugement par la mort) sont marquées par l’excès. Ce qui lie terreur, mort et liberté en une notion extatique de la temporalité et de la politique. Le futur, ici, peut être authentiquement anticipé, mais pas le présent. Le présent lui-même n’est qu’un moment de vision – vision de la liberté pas encore arrivée. La mort dans le présent est le médiateur de la rédemption. Loin d’être une rencontre avec une limite, une barrière, elle est vécue comme une « solution à la terreur et à la servitude [74] ». Comme le note Gilroy, cette préférence de la mort à la servitude constitue un commentaire sur la nature de la liberté elle-même (ou son manque). Si ce manque est la nature même de ce que signifie, pour l’esclave ou le colonisé, le fait d’exister, le même manque est aussi précisément le moyen qu’il a de prendre en compte sa propre mortalité. En se référant à la pratique du suicide individuel ou collectif des esclaves cernés par les chasseurs d’esclaves, Gilroy suggère que la mort, en ce cas, peut être représentée comme un acte délibéré, car la mort est précisément ce par et sur quoi j’ai du pouvoir. Mais c’est aussi cet espace où la liberté et la négation opèrent.

Conclusion

63 Dans cet essai, j’ai avancé que les formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort (politique de la mort) reconfigurent profondément les relations entre résistance, sacrifice et terreur. J’ai tenté de démontrer que la notion de bio-pouvoir est insuffisante pour rendre compte des formes contemporaines de soumission de la vie au pouvoir de la mort. En outre, j’ai avancé les notions de politique de la mort et de pouvoir de la mort, pour rendre compte des divers moyens par lesquels, dans notre monde contemporain, les armes sont déployées dans le but d’une destruction maximum des personnes et de la création de mondes de mort, formes uniques et nouvelles d’existence sociale, dans lesquelles de nombreuses populations sont soumises à des conditions d’existence leur conférant le statut de morts-vivants. L’essai a également souligné quelques-unes des topographies refoulées de la cruauté (plantation et colonie en particulier) ; il a suggéré que le pouvoir de la mort brouille les frontières entre résistance et suicide, sacrifice et rédemption, martyr et liberté. ?

64 Traduit de l’anglais par Émilie Cousin, Sandrine Lefranc, Eleni Varikas

Notes

  • [1]
    Première publication : « Necropolitics », trad. du lamba par Libby Meintjes, Public Culture, vol. 15, n° 1, hiver 2003, p. 11-40.
  • [2]
    Cet essai se distancie des considérations traditionnelles sur la souveraineté que l’on trouve en science politique et en relations internationales. Pour la plupart, ces considérations localisent la souveraineté à l’intérieur des frontières de l’État-nation, au sein des institutions placées sous l’autorité de l’État, ou dans le cadre de réseaux et d’institutions supranationales. Voir par exemple Sovereignty at the Millennium, numéro spécial, Political Studies, n° 47, 1999. Mon approche se fonde sur la critique que Michel Foucault fait de la notion de souveraineté et de ses relations à la guerre et au biopouvoir dans Il faut défendre la société : Cours au Collège de France, 1975-1976, Paris, Seuil, 1997, p. 37-55, 75-100, 125-148, 213-244. Voir aussi Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 23-80.
  • [3]
    M. Foucault, Il faut défendre la société…, op. cit., p. 213-234.
  • [4]
    Sur l’état d’exception, voir Carl Schmitt, La dictature, trad. de l’all. par Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 2000, p. 210-228, 235-236, 250-251, 255-256 ; La notion de politique. Théorie du partisan, trad. de l’all. par Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992.
  • [5]
    Voir M. Foucault, Il faut défendre la société…, op. cit., p. 57-74.
  • [6]
    « Race is, politically speaking, not the beginning of humanity but its end…, not the natural birth of man but his unnatural death. » (« La race est, politiquement parlant, non pas le commencement de l’humanité mais sa fin…, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort non-naturelle », nous traduisons), H. Arendt, Origins of Totalitarianism, New York, Harvest, 1966, p. 157 (Les origines du totalitarisme, trad. de l’angl. par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, révisé par Hélène Frappat, Seuil, coll. « Points essais », 2005).
  • [7]
    M. Foucault, Il faut défendre la société, op. cit., p. 214.
  • [8]
    Ibid., p. 228.
  • [9]
    Ibid., p. 227-232.
  • [10]
    Voir Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. de l’all. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, particulièrement les chap. 3, 5 et 6.
  • [11]
    Enzo Traverso, La violence nazie : Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique Éditions, 2002.
  • [12]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994 [1e éd. 1975], p. 9-12.
  • [13]
    Voir Robert Wokler, « Contextualizing Hegel’s Phenomenology of the French Revolution and the Terror », Political Theory, vol. 26, 1998, p. 33-55.
  • [14]
    David W. Bates, Enlightenment Aberrations: Error and Revolution in France, Ithaca/New York, Cornell University Press, 2002, chap. 6.
  • [15]
    Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique, trad. de l’all. par Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia, t. 3 Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales, 1957-1959. Voir aussi Le Capital : Critique de l’économie politique, t. 1 Le développement de la production capitaliste, Paris, Éditions sociales/Messidor, 1983, p. 90.
  • [16]
    Stephen Louw, « In the Shadow of the Pharaohs: The Militarization of Labour Debate and Classical Marxist Theory », Economy and Society, vol. 29, n° 2, 2000, p. 240.
  • [17]
    Sur la militarisation du travail et la transition au communisme, voir Nikolaï I. Bukharin, The Politics and Economics of the Transition Period, trad. du russe par Oliver Field, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1979 ; et Leon Trotsky, Terrorisme et communisme (L’anti-Kautsky), trad. révisée par Jean-Louis Dumont, Paris, Prométhée, 1980. Sur l’effondrement de la distinction entre État et société, voir K. Marx, La guerre civile en France. La Commune de Paris, Paris, Éditions sociales, 1972, et Vladimir Iliitch Lénine, Pages choisies, Paris, Bureau d’éditions, de diffusion et de publicité, 1926-1929. Pour une critique de la « terreur révolutionnaire », voir Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1980 [1re éd. 1974]. Pour un exemple plus récent de la « terreur révolutionnaire », voir Steve J. Stern (dir.), Shining and Other Paths: War and Society in Peru, 1980-1995, Durham, Duke University Press, 1998.
  • [18]
    Voir Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; et Manuel Moreno Fraginals, The Sugarmill: The Socioeconomic Complex of Sugar in Cuba, 1760-1860, New York, Monthly Review Press, 1976.
  • [19]
    Paul Gilroy, L’Atlantique noir : modernité et double conscience, trad. de l’angl. par Jean-Philippe Henquel, Paris, Éditions Kargo, 2003, p. 87 (The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, p. 57).
  • [20]
    Voir Frederick Douglass, Mémoires d’un esclave américain, trad. de l’angl. par Fanchita Gonzalez-Batlle, Paris, François Maspero, 1982 (Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, annoté et introduit par Houston A. Baker, Harmondsworth, Penguin, 1986).
  • [21]
    Le terme « manières » (manners) est employé ici pour indiquer les liens entre social grace et social control. Selon Norbert Elias, les « manières » incarnent ce qui est « considéré socialement comme un comportement acceptable », les « préceptes de conduite » et le cadre de la « convivialité », La civilisation des mœurs, vol. 1, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy/Agora, 1973, chap. 2 (Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen¸ Francfort am Main, Suhrkamp, 1997, [1e éd. 1939]).
  • [22]
    Voir F. Douglass, Mémoires d’un esclave américain, op. cit.
  • [23]
    Susan Buck-Morss, « Hegel and Haiti », Critical Inquiry, vol. 26, n° 4, été 2000, p. 821-866.
  • [24]
    Roger D. Abrahams, Singing the Master: The Emergence of African American Culture in the Plantation South, New York, Pantheon, 1992.
  • [25]
    Dans ce qui suit, je suis attentif au fait que les formes coloniales de souveraineté ont toujours été fragmentées. Elles étaient complexes, « moins soucieuses de légitimer leur propre présence et d’une violence plus excessive que les formes de souveraineté européennes ». De manière tout aussi significative, « Les États européens n’ont jamais eu pour but de gouverner les territoires coloniaux avec la même uniformité et la même intensité que celles qui étaient appliquées à leurs propres populations. » (nous traduisons), A. Mbembe, « Sovereignty as a Form of Expenditure », in T. B. Hansen et Finn Stepputat (dirs.), Sovereign Bodies: Citizens, Migrants and States in the Postcolonial World, Princeton, Princeton University Press, 2002, p. 148-168.
  • [26]
    Dans The Racial State, Malden, Blackwell, 2002, David Theo Goldberg explique que depuis le 19e siècle, il y a au moins deux traditions en concurrence dans l’histoire de la rationalisation raciale : le naturisme (fondé sur l’idée d’infériorité) et l’historicisme (fondé sur l’idée d’« immaturité » historique – et par conséquent d’« éducabilité » des autochtones). Dans une communication privée (23 août 2002), il défend l’idée selon laquelle ces deux traditions auraient toutes les deux disparu, mais de manière différente, au contact des questions de souveraineté, d’état d’exception, et de formes de nécropouvoir. De ce point de vue, le nécropouvoir peut prendre de multiples formes : la terreur de la mort réelle, ou une forme plus « bienveillante » – dont le résultat est la destruction de la culture afin de « sauver le peuple » pour lui-même.
  • [27]
    H. Arendt, Origins of Totalitarianism…, op. cit., p. 185-221.
  • [28]
    Étienne Balibar, « Prolégomènes à la souveraineté : La frontière, l’État, le peuple », Les temps modernes, n° 610, novembre 2000, p. 54-55.
  • [29]
    Eugene Victor Walter, Terror and Resistance: A Study of Political Violence with Case Studies of Some Primitive African Communities, Oxford, Oxford University Press, 1969.
  • [30]
    H. Arendt, Les origines du totalitarisme, vol. 2 L’impérialisme, op. cit., p. 123.
  • [31]
    Pour une restitution évocatrice de ce processus, voir Michael Taussig, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man: A Study in Terror and Healing, Chicago, University of Chicago Press, 1987.
  • [32]
    Sur l’« ennemi », voir « L’ennemi », numéro spécial, Raisons politiques, n° 5, février 2002.
  • [33]
    Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1980.
  • [34]
    Voir Daniel R. Headrick, The Tools of Empire: Technology and European Imperialism in the Nineteenth Century, New York, Oxford University Press, 1981.
  • [35]
    Sur le township, voir G. G. Maasdorp et A. S. B. Humphreys (dirs.), From Shantytown to Township: An Economic Study of African Poverty and Rehousing in a South African City, Cape Town, Juta, 1975.
  • [36]
    Nous traduisons : Belinda Bozzoli, « Why Were the 1980s “Millenarian” ? Style, Repertoire, Space and Authority in South Africa’s Black Cities », Journal of Historical Sociology, n° 13, 2000, p. 79.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Voir Herman Giliomee (dir.), Up against the Fences: Poverty, Passes and Privileges in South Africa, Cape Town, David Philip, 1985 ; Francis Wilson, Migrant Labour in South Africa, Johannesburg, Christian Institute of Southern Africa, 1972.
  • [39]
    « Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police », Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 31-32.
  • [40]
    Ibid., p. 32.
  • [41]
    Voir Regina M. Schwartz, The Curse of Cain: The Violent Legacy of Monotheism, Chicago, University of Chicago Press, 1997.
  • [42]
    Voir Jean-Luc Nancy (dir.), L’Art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, Le genre humain, n° 36, décembre 2001.
  • [43]
    Voir Eyal Weizman, « The Politics of Verticality », open Democracy (publication en ligne sur www. openDemocracy. net), 25 avril 2002.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Voir Stephen Graham et Simon Marvin, Splintering Urbanism: Networked Infrastructures, Technological Mobility and the Urban Condition, Londres, Routledge, 2001.
  • [47]
    E. Weizman, « Politics of Verticality », art. cité.
  • [48]
    Voir S. Graham, « Clean Territory: Urbicide in the West Bank », Open Democracy, site cité, 7 août 2002.
  • [49]
    Comparées à la panoplie de nouvelles bombes déployées par les États-Unis pendant la guerre du Golfe et la guerre au Kosovo, les armes utilisées en Palestine visent pour la plupart à faire pleuvoir des cristaux de graphite pour mettre complètement hors d’état les centrales électriques et les centres de distribution. Cf. Michael Ignatieff, Virtual War, New York, Metropolitan Books, 2000.
  • [50]
    Voir Michael Walzer, Just and Unjust Wars: A Moral Argument with Historical Illustrations, New York, Basic Books, 1977 (Guerres justes et injustes, trad. de l’angl. par Simone Chambon et Anne Wicke, Paris, Belin, 1999).
  • [51]
    Benjamin Ederington and Michael J. Mazarr (dirs.), Turning Point: The Gulf War and U.S. Military Strategy, Boulder, Westview, 1994.
  • [52]
    Thomas W. Smith, « The New Law of War: Legitimizing Hi-Tech and Infrastructural Violence », International Studies Quarterly, vol. 46, n° 3, 2002, p. 367. Sur l’Irak, voir Geoffrey Leslie Simons, The Scourging of Iraq: Sanctions, Law and Natural Justice, New York, St. Martin’s, 1998 [2de éd.] ; voir aussi Ahmed Shehabaldin et William M. Laughlin Jr., « Economic Sanctions against Iraq: Human and Economic Costs », The International Journal of Human Rights, vol. 3, n° 4, hiver 1999, p. 1-18.
  • [53]
    Zygmunt Bauman, « Wars of the Globalization Era », European Journal of Social Theory, vol. 4, n° 1, 2001, p. 15. « Comme ils sont très éloignés de leurs “cibles”, s’éloignant de celles qu’ils frappent trop rapidement pour avoir le temps de constater la dévastation qu’ils provoquent et le sang qu’ils font couler, les pilotes convertis en ordinateurs n’ont quasiment jamais l’occasion de regarder leurs victimes en face ni de passer en revue la misère humaine qu’ils ont semée », nous traduisons, ibid., p. 27. Voir aussi « Penser la guerre aujourd’hui », Cahiers de la Villa Gillet, n° 16, 2002, p. 75-152.
  • [54]
    A. Mbembe, « At the Edge of the World: Boundaries, Territoriality, and Sovereignty in Africa », Public Culture, 12, 2000, p. 259-284.
  • [55]
    En droit international, les « corsaires » (privateers) sont définis comme des « navires appartenant à des propriétaires privés, et naviguant suite à une commande de guerre, ce qui donne à la personne à qui il est confié le pouvoir de s’adonner à toutes les formes d’hostilité permises en mer par les usages de la guerre » (nous traduisons). J’emploie ici ce terme pour parler des formations armées qui agissent indépendamment de toute société politiquement organisée, que ce soit sous le masque d’un État ou non. Voir Janice Thomson, Mercenaries, Pirates, and Sovereigns, Princeton, Princeton University Press, 1997.
  • [56]
    Gilles Deleuze and Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 434-527.
  • [57]
    Joseph C. Miller, Way of Death: Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade, 1730-1830, Madison, University of Wisconsin Press, 1988, particulièrement les chap. 2 et 4.
  • [58]
    Voir Jakkie Cilliers et Christian Dietrich (dirs.), Angola’s War Economy: The Role of Oil and Diamonds, Pretoria, Institute for Security Studies, 2000.
  • [59]
    Voir par exemple, « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République démocratique du Congo », Rapport des Nations Unies n° 2, 2001, p. 357, soumis par le Secrétaire Général du Conseil de Sécurité, 12 avril. Voir aussi Richard Snyder, « Does Lootable Wealth Breed Disorder ? States, Regimes, and the Political Economy of Extraction » (communication).
  • [60]
    Voir Loren B. Landau, « The Humanitarian Hangover : Transnationalization of Governmental Practice in Tanzania’s Refugee-Populated Areas », Refugee Survey Quarterly, vol. 21, n° 1, 2002, p. 260-299, particulièrement p. 281-287.
  • [61]
    Sur le commandement, voir A. Mbembe, On the Postcolony, Berkeley, University of California Press, 2001, chap. 1-3.
  • [62]
    Voir Leisel Talley, Paul B. Spiegel, et Mona Girgis, « An Investigation of Increasing Mortality among Congolese Refugees in Lugufu Camp, Tanzania, May-June 1999 », Journal of Refugee Studies, vol. 4, n° 4, 2001, p. 412-427.
  • [63]
    Voir Tony Hodges, Angola: From Afro-Stalinism to Petro-Diamond Capitalism, Oxford, James Currey, 2001, chap. 7 ; Stephen Ellis, The Mask of Anarchy: The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, Londres, Hurst & Company, 1999.
  • [64]
    Elias Canetti, Masse et puissance, trad. de l’all. par Robert Rovini, Paris, Gallimard, 2004 [1e éd. en fr. 1986], p. 241-293.
  • [65]
    Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 289-322.
  • [66]
    En français dans le texte (N. d. T.).
  • [67]
    M. Heidegger, Être et temps, op. cit., 1986.
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    Georges Bataille, Œuvres complètes, vol. 12, Gallimard, 1988, Année 1955 – Hegel, la mort et le sacrifice, p. 336.
  • [70]
    Ibid.
  • [71]
    Ibid.
  • [72]
    Ibid., p. 337.
  • [73]
    Pour ce qui précède, voir Amira Hass, Drinking the Sea at Gaza: Days and Nights in a Land under Siege, New York, Henry Holt, 1996.
  • [74]
    « Ce recours à la mort comme solution à la terreur et à la servitude et comme possibilité pour obtenir une liberté définitive (…) », P. Gilroy, L’Atlantique noir…, op. cit., p. 95.
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