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Article de revue

Karl Polanyi et la séparation institutionnelle entre politique et économie

Pages 37 à 56

Notes

  • [1]
    C’est le titre d’un ouvrage posthume de Polanyi (Karl Polanyi et Harry W. Pearson, The Livelihood of Man, Studies in Social Discontinuity, New York, Academic Press, 1977). Parmi les travaux posthumes de Polanyi, on compte aussi Karl Polanyi, Dahomey and the Slave Trade; An Analysis of an Archaic Economy, Seattle, University of Washington Press, 1966 et Karl Polanyi, Primitive, Archaic, and Modern Economies: Essays of Karl Polanyi, New York, Anchor Books, 1968.
  • [2]
    Deux définitions différentes de l’économie séparent les « formalistes » et les « substantivistes ». Selon la définition formelle, utilisée par la théorie économique standard, l’économie est définie comme « l’allocation de ressources rares à différents usages possibles d’une manière à satisfaire des besoins illimités ». En opposition à cette définition fondée sur les caractéristiques « behavioristes » universelles de l’homo economicus, la définition substantiviste présente l’économie comme « un processus institué qui régule les relations entre les individus et leur environnement social et naturel d’une manière à assurer la fourniture continue des ressources nécessaires ». Dans ce cas, les institutions et non des règles universelles de comportement, donnent à la vie économique de chaque société son caractère propre. Voir, en particulier, Karl Polanyi, « The Economy as instituted process », in Karl Polanyi, Harry W. Pearson et Conrad M. Arensberg (dirs.), Trade and Market in the Early Empires: Economies in History and Theory, Glencoe, Ill., Free Press, 1957, p. 243-269.
  • [3]
    « La liberté dans une société complexe » est le titre du dernier chapitre de Karl Polanyi, The Great Transformation, New York, Toronto, Farrar & Rinehart, 1944 (traduction : Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983).
  • [4]
    Polanyi fut rédacteur en chef de l’Oesterreichische Volkswirt, à l’époque, principal journal économique et financier en Europe centrale. Voir à ce sujet Michèle Cangiani, « Karl Polanyi’s articles for der Oesterreichische Volkswirt » et Kari Polanyi Levitt, « Karl Polanyi as Socialist », in Kenneth McRobbie (dir.), Humanity, Society, and Commitment: On Karl Polanyi, Critical Perspectives on Historic Issues, v. 4, Montréal, New York, Black Rose Books, 1994, p. 7-24 et 115-134.
  • [5]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 3.
  • [6]
    Ibid., p. 57 [p. 88 de la traduction française].
  • [7]
    Ibid., p. 68. [p. 102 de la traduction française]. Dans son article « Aristotle discovers the economy », Polanyi soutient également que l’économie n’apparaît pas dans les écrits d’Aristote comme un domaine autonome, mais reste enchâssée dans la société dont la « vie domestique » reste l’institution socio-économique principale, alors qu’il observe l’émergence du commerce à grande échelle pour la première fois dans l’histoire. (K. Polanyi, H. W. Pearson et C. M. Arensberg (dirs.), Trade and Market in the Early Empires; Economies in History and Theory, op. cit., p. 64-96.)
  • [8]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 43 [p. 72 de la traduction française].
  • [9]
    Souligné par nous. L’importance de cette phrase est discutée ci-dessous en relation avec l’idée de « marchandises fictives ».
  • [10]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 69 [p. 103 de la traduction française].
  • [11]
    Ibid., p. 139-140 [p. 108 de la traduction française].
  • [12]
    Ibid., p. 130 [p. 179 de la traduction française].
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid., p. 249 [p. 320 de la traduction française].
  • [15]
    Karl Polanyi, « Universal capitalism or regional planning », The London Quarterly of World Affairs, janvier 1945, p. 1-6.
  • [16]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 249 [p. 320 de la traduction française].
  • [17]
    Joseph Stiglitz a préfacé une récente édition de La Grande Transformation : Karl Polanyi, The Great Transformation: the Political and Economic Origins of our Time, Boston, MA, Beacon Press, 2001.
  • [18]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 139-140 [p. 190 de la traduction française].
  • [19]
    Ibid., p. 135 [p. 184 de la traduction française].
  • [20]
    Cité par Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, New York, Pantheon Books, 1964, p. 539.
  • [21]
    L’ouvrage posthume d’Adam Smith The Principles which Lead and Direct Philosophical Inquiries; Illustrated by the History of Astronomy, in Essays on Philosophical Subjects, Indianapolis, The Liberty Fund Press, 1982, dans lequel Smith développe son analyse de l’approche méthodologique de Newton, fut, en fait, écrit avant Theory of Moral Sentiments (1759) (Oxford, Clarendon Press, 1976) et La Richesse des nations (1776) (Paris, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1995). Pour une analyse de l’attention portée par Smith à la « beauté » des systèmes théoriques, voir l’introduction de R. H. Campbell et Andrew S. Skinner à Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Oxford, Clarendon Press, 1981.
  • [22]
    Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Paris, Fayard, 1999, p. 1.
  • [23]
    Fred Block, « Karl Polanyi and the writing of The Great Transformation », Theory and Society, 2003, vol. 32, p. 275-306.
  • [24]
    Mark Granovetter, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », The American Journal of Sociology, 1985, vol. 91, p. 482.
  • [25]
    Voir en particulier Friedrich A. von Hayek, Individualism and Economic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1948.
  • [26]
    Pour une étude de ces questions en relation avec les travaux de Polanyi, voir James H. Mittelman, The Globalization Syndrome: Transformation and Resistance, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 165-178. Björn Hettne a été probablement le premier commentateur des travaux de Polanyi à suggérer, au cours de la première Conférence internationale Karl Polanyi qui eut lieu à Budapest en 1986, que « la réciprocité peut être considérée comme la réponse à la crise actuelle permettant d’aller au-delà à la fois du marché et de l’État » (Björn Hettne, « The contemporary political crisis: the rise of reciprocity », Kari Polanyi-Levitt (dir.), in The Life and Work of Karl Polanyi, Montreal, Black Rose Books, 1990, p. 208).
  • [27]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 255 [p. 327 de la traduction française].
  • [28]
    Ibidem.
  • [29]
    Ibidem.
  • [30]
    Ibid., [p. 328 de la traduction française]
  • [31]
    Karl Polanyi, « The essence of fascism », in John Lewis, Karl Polanyi et Donald K. Kitchin (dirs.), Christianity and the Social Revolution, London, Gollancz, 1935, p. 359-394.

Introduction

1 L’idée selon laquelle la société et l’économie ne peuvent pas et ne doivent pas être modifiées par une intervention délibérée de l’État est probablement l’aspect le plus marquant de l’idéologie contemporaine dominante à travers le monde. C’est l’idée centrale de la foi que le libéralisme place dans le marché en tant que seul mécanisme d’allocation de ressources à la fois efficace et durable. Cette foi repose sur le rejet de la possibilité et de la désirabilité d’un remodelage de la société par un processus politique au cours duquel les positions et les intérêts de ses membres sont exprimés et défendus. Dans ce contexte, le « choix », concept essentiel du libéralisme, est utilisé dans un sens qui ne laisse aucune place à la remise en cause de l’opinion de l’expert quant à la politique économique « rationnelle » et aux principes de la « bonne gouvernance » permettant d’atteindre le fonctionnement sans heurts d’une économie de marché fondée sur la concurrence. La formule célèbre de Margaret Thatcher « TINA » (« There is no alternative », il n’y pas d’autre choix possible) est probablement l’expression la plus ramassée de la position libérale contemporaine. Elle a trouvé son pendant dans le slogan « Another world is possible » (Un autre monde est possible) utilisé par les mouvements sociaux en lutte contre les menaces économiques et militaires pesant sur la vie et les moyens de subsistance des individus à travers le monde. Mais la réaction face à ces menaces liées à la mondialisation néolibérale n’est pas limitée à des manifestations pacifiques ou à des expériences démocratiques de modes de vie alternatifs. Elle englobe aussi la montée en puissance de nombreux fondamentalismes ethniques ou religieux et du terrorisme, qui semble trouver un terrain fertile à son développement dans un ordre international où l’efficacité économique prévaut sur les préoccupations de justice sociale.

2 On peut proposer de nombreuses interprétations différentes de ces développements. Mais ceux-ci prennent place dans un contexte que l’œuvre de Karl Polanyi peut contribuer, de manière significative, à comprendre. L’intérêt de Polanyi pour l’analyse du monde contemporain résulte, pour une grande part, de son approche de la relation entre la définition libérale de la rationalité économique et la réalité de la société. La subordination de la société humaine à la logique du marché d’une manière qui sape la volonté politique est le problème central que traite Polanyi. Pour ce faire, il replace l’économie de marché du 19ème siècle dans une perspective historique en s’aidant de résultats de recherches anthropologiques sur les économies anciennes et primitives.

3 Dans son travail de recherche, Polanyi a toujours montré un grand intérêt pour l’identification des « moyens d’existence de l’homme » [1] dans différents contextes sociaux et historiques. Cela explique l’influence profonde de son œuvre sur l’anthropologie substantiviste critique de l’approche formaliste [2]. Cet intérêt, cependant, prend place sur fond d’une préoccupation plus immédiate à propos de l’avenir politique de ses contemporains et des générations futures. Cette inquiétude concerne plus précisément le fondement de « la liberté individuelle dans une société complexe » [3]. C’est à partir de cette identification des principales questions qui ont guidé et orienté tout son travail que je discuterai, dans cet article, les principes fondamentaux de l’analyse de Polanyi.

Polanyi et la place de l’économie dans la société

4 C’est en 1944 que fut publiée La Grande Transformation, avec en toile de fond la crise économique des années 20 et 30, la montée du fascisme et du bolchevisme et les dévastations de la seconde guerre mondiale. C’est avec les yeux d’un intellectuel d’Europe centrale, né en Hongrie, que Polanyi assista à ces événements et essaya de comprendre leur nature et leurs causes profondes [4]. Le sous-titre de La Grande Transformation, « Aux origines politiques et économiques de notre temps », révèle la nature de son aspiration. Il ne s’arrêta pas, d’ailleurs, à la publication de cette œuvre fondatrice, mais prolongea cette quête dans tous ses ouvrages postérieurs sur l’anthropologie économique. Dans ses travaux de recherche entrepris à l’Université de Columbia, où il occupa son premier poste universitaire, les économies archaïques et primitives continuèrent de lui fournir un point de référence pour révéler le caractère exceptionnel des lois qui gouvernent l’économie de marché, lois qui constituent, selon lui, la clef du système institutionnel du 19ème siècle. Pour Polanyi, cette économie de marché était une aberration et l’histoire de la première moitié du 20ème siècle peut être décrite comme le résultat de la réaction spontanée des sociétés à cet ordre contre lequel elles cherchaient à se défendre. Cette économie de marché était « une utopie brutale dont il était exclu qu’elle puisse perdurer sur une longue période sans entraîner l’annihilation de l’essence humaine et naturelle de toute société humaine » [5]. Le « désenchâssement » (disembeddedness) de l’économie dans un système de marché autorégulé était une menace pour la société humaine et celle-ci ne pouvait faire autrement que de répondre à cette menace.

5 L’« enchâssement » est le concept clef autour duquel s’articulent ces différentes thèses. Il est utilisé pour analyser la « place de l’économie » dans des contextes sociaux et historiques différents. Selon Polanyi, dans toute société humaine, la production et la distribution sont assurées par un certain nombre de principes socio-économiques intégrateurs, en l’occurrence, la « réciprocité », la « redistribution », la « vie domestique » et l’« échange ». La réciprocité fixe la nature des relations entre les individus ayant des positions sociales données. Les groupes de parenté, caractérisés par le modèle institutionnel de la « symétrie », sont un exemple typique de telles relations, qui se manifestent également dans des villages, des voisinages, des communautés religieuses ou ethniques ou, dans un contexte différent, dans des organisations de type mafieux. La redistribution a lieu par le biais de structures « centralisées » caractéristiques de l’État. Elle implique un déplacement des ressources vers un centre et, ensuite, un mouvement inverse vers divers points de la société. La vie domestique, qui correspond à ce que les Grecs appelaient oeconomia, dont le terme économie est issu, correspond à la production de l’individu pour son propre usage. Elle relève donc du modèle institutionnel de l’« autarcie ». Le point clef de ce modèle interprétatif des « sociétés et des systèmes économiques », développé par Polanyi, est que les principes en question, qui définissent différents types de comportements humains, ne peuvent véritablement guider et orienter l’activité économique qu’en présence de leurs modèles institutionnels correspondants. « L’économie est un processus institué » et elle ne peut être correctement analysée sans prendre en compte pleinement les modèles institutionnels qui donnent au comportement humain son sens et sa signification sociale. C’est la raison principale pour laquelle l’analyse de Polanyi se distingue nettement de la pensée économique libérale pour laquelle « le troc, le paiement en nature et l’échange » sont considérés comme des principes universels qui guident et orientent l’activité économique à partir de l’intérêt personnel dans toutes les sociétés, quelle que soit la période considérée.

6 Dans les travaux de Polanyi, l’« échange » apparaît comme un principe d’intégration socio-économique, au même titre que les quatre autres mentionnés ci-dessus. Le marché est son modèle institutionnel. Des marchés ont existé dans de nombreuses sociétés, différentes les unes des autres, à travers l’histoire. L’existence de marchés, en tant que mécanismes jouant un rôle dans l’allocation des ressources, n’est donc pas un phénomène exceptionnel. Il y a pourtant une particularité de l’échange qui le distingue des trois autres principes. Selon Polanyi, ceux-ci sont seulement des « traits » et ils ne produisent pas d’institutions n’ayant qu’une seule fonction. La « symétricalité » caractéristique de la tribu ou du village préexiste à sa fonction économique, de même que l’État, caractérisé par la « centralité » ou la vie domestique, organisée d’une façon à parvenir à l’autosuffisance. A l’inverse, la configuration de marché crée une institution économique particulière qui n’a pas d’autre signification ou objet social. « C’est en fin de compte, explique Polanyi, la raison pour laquelle la maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation tout entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. L’importance vitale du facteur économique pour l’existence de la société exclut tout autre résultat. Car, une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. [6] »

7 Ce passage capital de La Grande Transformation indique clairement que ce n’est pas l’existence des marchés, mais l’apparition de l’économie de marché pour la première fois dans l’histoire humaine, qui constitue le caractère exceptionnel de la civilisation du 19ème siècle. Comme l’explique Polanyi :

8

« Là où les marchés étaient le plus fortement développés, comme c’était le cas dans le système mercantile, ils prospéraient sous la direction d’une administration centralisée qui favorisait l’autarcie dans les ménages paysans comme dans la vie nationale. En fait, réglementation et marchés grandissaient ensemble. Le marché autorégulateur était inconnu : l’apparition de l’idée d’autorégulation représenta en vérité un renversement complet de la tendance qui était alors celle du développement. C’est seulement à la lumière de ces faits que l’on peut vraiment comprendre les hypothèses extraordinaires sur lesquelles repose une économie de marché.
Celle-ci est un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls marchés ; la tâche d’assurer l’ordre dans la production et la distribution des biens est confiée à ce mécanisme autorégulateur. [7] »

9 Deux présupposés de l’économie de marché sont soulignés par Polanyi. Le premier concerne le comportement humain : il est considéré comme étant dirigé uniquement vers la maximisation de l’intérêt individuel matériel. Historiquement sans fondement, ce présupposé est devenu une réalité avec l’extension de l’économie de marché au 19ème siècle. Dans cette nouvelle configuration, toutes les fins humaines devinrent secondaires par rapport à la recherche du gain. Dans les termes de Polanyi :

10

« Un penseur de l’importance d’Adam Smith a avancé que la division du travail dans la société dépendait de l’existence de marchés ou, comme il le disait, de la “propension [de l’homme] à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre chose”. De cette phrase devait plus tard sortir le concept d’“homme économique”. On peut dire, rétrospectivement, qu’aucune interprétation erronée du passé ne s’est jamais révélée aussi annonciatrice de l’avenir.[8]  »

11 La réalisation de cette prophétie a vu le jour dans le contexte d’une société de marché également fondée sur un second présupposé. Selon celui-ci, « rien ne doit être autorisé qui empêche la formation des marchés, et il ne faut pas permettre que les revenus se forment autrement que par la vente[9]. De même, l’ajustement des prix aux changements de la situation du marché ne doit faire l’objet d’aucune intervention – que ces prix soient ceux des biens, du travail, de la terre ou de la monnaie. Il convient donc, non seulement qu’il y ait des marchés pour tous les éléments de l’industrie, mais qu’aucune mesure ou politique ne soit autorisée qui puisse influencer le fonctionnement de ces marchés. » [10]

12 La manière dont Polanyi formule ce second présupposé, qui est le socle sur lequel le marché autorégulé fonctionne, introduit l’aspect le plus important du modèle institutionnel de l’économie de marché : la représentation du travail, de la terre et de l’argent comme des marchandises. La description de ces éléments comme des marchandises, alors qu’aucun n’est directement produit pour être vendu, relève entièrement de la fiction, mais cette fiction rend possible l’organisation du marché du travail, du marché de la terre et du marché de l’argent et en fait un des composants essentiels de la société de marché. C’est la dernière étape du raisonnement qui nous mène à l’idée de l’incompatibilité entre l’économie de marché et la société humaine. Pour Polanyi :

13

« Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Car la prétendue marchandise qui a nom “force de travail” ne peut être bousculée, employée à tort et à travers ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l’individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d’un homme, le système disposerait d’ailleurs de l’entité physique, psychologique et morale “homme” qui s’attache à cette force. (…) La nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. Et pour finir, l’administration du pouvoir d’achat par le marché soumettrait les entreprises commerciales à des liquidations périodiques, car l’alternance de la pénurie et de la surabondance de monnaie se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l’ont été pour la société primitive.[11]  »

14 Selon Polanyi, on observe effectivement de tels désastres en Europe au moment où eut lieu la transition entre le fonctionnement régulé des marchés de la période mercantiliste et le système du marché autorégulé. Les développements ultérieurs ont confirmé que le système en question était, par sa nature, mondial :

15

« Ce système s’est développé par sauts et par bonds, il a engouffré l’espace et le temps. (…) Au moment où il atteignit sa plus grande extension, vers 1914, chacune des parties du globe, tous ses habitants et même les générations à naître, les personnes physiques aussi bien que ces immenses corps imaginaires appelés compagnies (corporations) étaient inclus dans son sein. Un nouveau mode de vie se répandait sur la planète, avec une prétention à l’universalité sans précédent depuis l’époque où le christianisme avait commencé sa carrière, mais, cette fois-ci, le mouvement se plaçait sur un plan purement matériel. [12] »

16 Cette revendication d’universalité ne resta pas sans opposition et déclencha des réactions à travers le monde. A intervalles, les instincts primitifs d’autoprotection de la société humaine se manifestèrent contre le danger de destruction présenté par la « fiction marchande » pour sa substance humaine, naturelle et productive. « Pendant un siècle, écrit Polanyi, la dynamique de la société moderne a été gouvernée par un double mouvement : le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées. Quelque vitale que fût l’importance d’un tel contre-mouvement pour la protection de la société, celui-ci était incompatible, en dernière analyse, avec l’autorégulation du marché et, partant, avec le système de marché lui-même. [13] »

17 L’incompatibilité entre la réaction à l’économie de marché et cette économie elle-même signifie qu’un système de production et de distribution organisé autour du principe de l’échange ne pouvait pas résister aux tensions perturbatrices déclenchées par sa propre nature. La résistance au marché étendit son influence sur un mode destructeur, ce qui conduisit à l’effondrement d’une civilisation où la société était devenue un simple appendice du marché, un auxiliaire de la recherche du gain. Comme l’explique Polanyi :

18

« La civilisation du 19ème siècle n’a pas été détruite par l’attaque extérieure ou intérieure de barbares ; sa vitalité n’a été sapée ni par les dévastations de la première guerre mondiale ni par la révolte d’un prolétariat socialiste ou d’une petite bourgeoisie fasciste. Son échec n’a pas été la conséquence de prétendues lois de l’économie telles que celle de la baisse du taux de profit ou celle de la sous-consommation ou de la surproduction. Sa désintégration a été le résultat d’un ensemble de causes tout différent : les mesures adoptées par la société pour ne pas être, à son tour, anéantie par l’action du marché autorégulateur. (…) Le conflit entre le marché et les exigences élémentaires d’une vie sociale organisée a donné au siècle sa dynamique et a produit les tensions et les contraintes caractéristiques qui ont finalement détruit cette société.[14]  »

19 En elle-même inévitable, l’autoprotection de la société ne prit pas nécessairement des formes viables, moralement acceptables ou politiquement souhaitables. Elle put se manifester dans des formes aussi extrêmes que le fascisme allemand, dont l’analyse demande, selon Polanyi, de revisiter l’Angleterre ricardienne [15]. Il serait totalement erroné, en d’autres termes, de voir dans l’accent mis par Polanyi sur l’inévitabilité du contre-mouvement, une justification de toutes les tentatives pour ré-enchâsser l’économie dans la société. Elles ne sont pas toutes humainement et politiquement acceptables. Cet aspect sera abordé plus longuement dans la partie suivante consacrée à l’actualité politique de Polanyi.

L’actualité politique de Karl Polanyi

20 « La civilisation du 19ème siècle s’est effondrée. » C’est par cette phrase que débute La Grande Transformation. Dans le dernier chapitre du livre, Polanyi écrit « après un siècle d’“amélioration” aveugle, l’homme restaure son “habitation” » [16]. Ce travail de restauration exigea, d’abord et avant tout, de mettre un terme à la séparation institutionnelle du politique et de l’économique par le moyen de l’implication active de l’État dans la gestion des conditions de vie et des moyens d’existence. L’État-providence, les expériences dans le domaine de la planification économique et l’économie socialiste participèrent de ce même effort, en fonction des caractéristiques propres aux différentes sociétés où ces tentatives prirent place. C’est la diversité modelée socialement et politiquement et non la prétendue universalité de la recherche de l’intérêt qui domina ces tentatives pour ré-enchâsser l’économie dans la société.

21 Pourtant, ces tentatives furent tout sauf durables. Dans les années 80, il devint clair que l’ordre économique établi au lendemain de la seconde guerre mondiale était mis en cause au profit d’un retour à une économie de marché autorégulée. La mort du consensus keynésien et la remise en cause des droits sociaux « marshalliens » dans le Premier monde, la chute du socialisme soviétique dans le Second, et la désintégration de l’État « entrepreneur du développement » (developmentalist state) sous la pression des politiques de stabilisation macroéconomique et d’ajustement structurel dans le Tiers-Monde, ont dessiné les contours du processus de mondialisation néolibérale caractérisé par des flux non régulés de biens, de services et, surtout, de capitaux. Aujourd’hui, la libéralisation financière produit des crises économiques ; la pauvreté et des inégalités considérables sont la conséquence de la re-marchandisation du travail ; les autorités politiques refusent de traiter les problèmes écologiques de plus en plus sérieux parce que cela ralentirait le progrès économique ; et le savoir apparaît comme une nouvelle marchandise fictive créée et protégée par les droits de propriété intellectuelle. Une nouvelle fois, l’économie de marché autorégulée tente de modeler le monde à son image et, une fois encore, cette tentative déclenche des réactions sociales qui reflètent des intérêts multiples et mobilisent des moyens variés de résistance.

22 Les travaux de Polanyi peuvent fournir des perspectives utiles pour qui veut analyser ces tendances contemporaines. Il n’est donc pas surprenant de constater une recrudescence d’intérêt pour ses thèses, lesquelles, jusque dans les années 80, restaient confinées au cercle relativement étroit des anthropologues participant aux débats entre le formalisme et le substantivisme. Aujourd’hui, des sociologues, des politistes et même des économistes, jusqu’à un prix Nobel comme Joseph Stiglitz [17], s’intéressent à ses travaux. Ces chercheurs, venant de disciplines diverses, utilisent ces textes pour souligner les problèmes socio-économiques posés par l’économie de marché autorégulée. Pourtant, si ce nouvel intérêt est appelé à conduire à autre chose qu’à la simple constatation d’analogies entre la civilisation du 19ème siècle et l’ordre mondial contemporain, pour mener, notamment, à une analyse du champ des possibles pour l’avenir, il serait utile de répondre aux questions méthodologiques qui se posent actuellement dans les débats sur les travaux de Polanyi.

23 L’une de ces questions porte sur le retour de l’économie de marché. Comment peut-on expliquer que cet ordre, que Polanyi décrit dans des termes aussi durs qu’« aberration historique » ou « utopie brutale », soit de nouveau en train de s’étendre à toute la planète ? Contrairement à ce que prétend Polanyi, l’économie de marché ne serait-elle pas un phénomène réellement « naturel », destiné à triompher des barrières de l’interventionnisme, ainsi que le pensent les économistes libéraux ? Une autre question dérive des observations de Polanyi sur le rôle des facteurs non-économiques dans la vie économique. Étant donnée l’importance des relations sociales et des institutions qui confortaient le marché tout en le limitant au 19ème siècle, Polanyi n’a-t-il pas exagéré la différence entre les économies modernes et les économies non-modernes ? L’économie « désenchâssée » est-elle autre chose qu’un construit arbitraire renvoyant surtout aux faiblesses méthodologiques de son approche ? Pour ceux qui acceptent les thèses de Polanyi sur le caractère exceptionnel de l’économie de marché, l’analyse des formes à travers lesquelles l’autoprotection de la société se manifeste aujourd’hui devient importante pour déterminer la pertinence politique de ses travaux. Étant données la légitimité et la capacité limitées des États-nations dans le monde, se pourrait-il que le rôle joué par l’État dans la restauration de l’« habitation », après la seconde guerre mondiale, soit remplacé par d’autres institutions sociales opérant par le moyen du principe de réciprocité ?

24 On peut commencer à répondre à ces questions en attirant l’attention sur le fait que pour Polanyi, l’économie « désenchâssée » n’est pas tant une réalité sociologique qu’un projet politique qui atteint ses fins grâce à des changements institutionnels introduits par l’action législative et légitimés par une offensive idéologique où l’idéologie libérale joue un rôle crucial. Polanyi a toujours refusé l’idée selon laquelle les marchés émergeraient spontanément à partir de la « tendance naturelle de l’homme à faire du troc, à échanger et à commercer ». Comme il le dit, « il n’y avait rien de naturel dans le laissez-faire ; les marchés libres n’auraient jamais pu apparaître si on avait laissé les choses suivre leur cours. (…) La voie du libre-échange a été ouverte, et maintenue ouverte, grâce à un accroissement énorme de l’interventionnisme continu, organisé et commandé à partir du centre [18] ». Dans La Grande Transformation, on trouve un compte rendu détaillé de « l’explosion de la législation » et de « l’énorme accroissement des fonctions administratives de l’État » nécessaires au démantèlement des obstacles à la « marchandisation » (commodification) de la terre, du travail et de l’argent, démantèlement lui-même indispensable à la création d’une société de marché. Il y eut tout au long du 19ème siècle, tout comme aujourd’hui, une fièvre législative pour remodeler la vie matérielle des individus de manière à éliminer tous les types d’intervention qui risquaient d’entraver le caractère autorégulé de l’économie de marché.

25 Qu’il fût nécessaire d’intervenir pour éliminer l’intervention elle-même n’était pas ouvertement reconnu, pas plus que cela ne l’est aujourd’hui. Ce fait restait bien masqué par le corpus élaboré de l’économie smithienne qui présente l’économie comme un ordre autonome fonctionnant à partir de lois universelles enracinées dans la nature humaine. « Le libéralisme économique était le principe organisateur d’une société engagée sur la voie d’un système de marché. A sa naissance, simple penchant pour des méthodes non bureaucratiques, il s’est développé en une véritable foi dans le salut de l’homme ici-bas grâce au marché autorégulateur. [19] »

26 L’importance de cette foi pour la définition des priorités politiques destinées à permettre l’institution et la protection d’une économie « désenchâssée » ne saurait être surestimée. Dans cette perspective, la formulation présentée ci-dessous est révélatrice. Il s’agit d’un rapport d’un comité parlementaire sur la possibilité d’introduire un salaire minimum en Angleterre (milieu du 19ème siècle). « Il est vrai que l’État intervient dans la réglementation des salaires depuis fort longtemps, mais les écrits du Dr. Adam Smith ont transformé l’opinion de la partie la plus raffinée de la société sur ce sujet. Tenter d’augmenter les salaires par l’intervention du Parlement serait aussi absurde que de vouloir régler les vents. [20] »

27 Cet argument, sur l’impossibilité de l’intervention politique dans les domaines affectant les conditions d’existence des individus, est fondé sur la ferme conviction que les lois naturelles gouvernent l’économie exactement comme « les vents » sont gouvernés par les forces naturelles. La beauté de l’édifice théorique qu’il a produit est un des aspects importants permettant de rendre compte de la force de cette croyance. Sur le modèle de la mécanique newtonienne, l’économie fonctionne comme une montre. Les ouvrages de Smith sont pleins de références admiratives à ces modèles qui parviennent à expliquer la nature apparemment chaotique des phénomènes du monde réel à partir de quelques principes simples [21]. La théorie économique libérale, dans sa simplicité et sa rigueur analytique, a inspiré la même admiration que la physique newtonienne. Ceux qui rejettent la possibilité de séparer l’économie et la politique ne peuvent parvenir à un tel degré de simplicité dans la mesure où ils doivent prendre en compte la diversité des fins humaines et la diversité des circonstances dans lesquelles ces fins sont recherchées. De telles approches peuvent néanmoins montrer qu’il est tout simplement faux d’envisager l’économie comme un domaine autonome fonctionnant selon des lois propres, qui ne peuvent être modifiées ou modelées par la volonté politique. C’est précisément ce que fait Polanyi dans La Grande Transformation lorsqu’il montre, entre autres choses, que l’économie « désenchâssée » est un projet politique, et un projet non viable. C’est probablement ce que Polanyi peut nous apporter de plus important aujourd’hui, alors que la foi libérale nous conduit à nouveau à nier que « notre société est encore capable d’utiliser ses idées, ses espoirs et ses conflits pour agir sur elle-même [22] ».

28 A la lumière de ce qui précède, on peut mieux s’attacher aux objections soulevées contre la rigueur méthodologique de l’approche de Polanyi à propos du caractère exceptionnel de l’économie « désenchâssée ». Les débats sur cette question suggèrent que les différences entre les économies modernes et non-modernes peuvent être exagérées. L’autonomie de l’économie par rapport à la société est toujours limitée, dans toute société, par des processus spécifiques. Et la civilisation du 19ème siècle, pas plus que nos sociétés contemporaines, ne font exception à cette règle. On trouve une variante de cette thèse dans le livre récent de Fred Block où est introduit le concept d’« économie de marché toujours enchâssée ». Block fonde sa démonstration sur l’analyse par Polanyi du « double mouvement » par lequel à la fois l’expansion du marché et les tentatives pour limiter ses effets néfastes sur la société entraînent une bonne dose d’intervention. Les propres analyses de Polanyi sont utilisées pour montrer que l’économie est toujours « enchâssée » dans la société [23]. Block ajoute que dans toute société moderne, des mécanismes sociaux subsistent qui s’opposent à la marchandisation complète de l’activité économique. Cette idée de « l’économie toujours enchâssée » prétend réduire la pertinence politique de la contribution de Polanyi. Une telle critique est en fait un obstacle pour qui veut essayer d’utiliser l’analyse de Polanyi pour développer un agenda politique alternatif pour lutter contre l’actuelle poussée néolibérale.

29 On peut faire une lecture similaire de la position de Granovetter, qu’il définit lui-même comme étant située à mi-chemin entre des théories de l’action économique sous-socialisées et hypersocialisées. Alors que Granovetter critique la manière dont la théorie économique standard utilise une conception de l’action humaine atomisée et sous-socialisée, il refuse aussi la position de Polanyi au motif que « le niveau d’enchâssement du comportement économique est plus faible dans les sociétés qui ne correspondent pas au modèle de l’économie de marché que ce que prétendent les substantivistes (…) et les changements provoqués par la modernisation ont été moins importants que ce qu’ils prétendent. [24] » L’analyse de Granovetter insiste sur l’importance des relations personnelles, en particulier des relations de confiance, dans les économies capitalistes modernes.

30 Il n’y a aucune raison de croire que Polanyi refuserait de reconnaître l’impact des relations et des institutions ancrées dans la tradition sur la vie matérielle des individus et des sociétés, même à l’époque du marché « avancé ». Pourtant, la thèse de Granovetter suggère une comparaison entre l’approche de Polanyi et celle adoptée par les libéraux conservateurs à la Hayek. Ces derniers sont parfaitement conscients que l’économie ne peut pas fonctionner dans un vide et nécessite la présence d’institutions comme la famille et la religion sur lesquelles elle s’appuie. Sans elles, le tissu moral de la société et la protection de l’individu dans des situations de « risque » comme la maladie et la vieillesse seraient menacées d’une manière telle que cela nécessiterait l’intervention de l’État. C’est précisément le besoin de protéger l’ordre économique spontané des tendances interventionnistes qui explique l’importance vitale de la présence de ces éléments non-économiques dans la vie économique [25].

31 Il ne serait pas légitime d’établir une analogie entre de telles idées libérales conservatrices et le rôle que le concept d’enchâssement joue dans les travaux de Polanyi. Là où la configuration institutionnelle de l’économie de marché repose sur la fiction de la marchandisation et sur le principe de non-intervention, le rôle des facteurs non-économiques dans la vie économique ne peut que rester limité lorsqu’il s’agit d’éviter que la société ne devienne autre chose qu’un simple appendice du marché. Dans cette perspective, il n’est évidemment pas sans importance que l’abandon total aux forces du marché ne constitue pas un problème pour Hayek, à l’inverse de Polanyi. D’après Hayek, la menace pour la société provient de l’État ; selon Polanyi, c’est le marché autorégulé qui est la cible de la résistance lorsque l’on cherche à protéger la société. Pour le premier, c’est l’intervention politique qui détruit la société libre ; pour le second, c’est la séparation institutionnelle entre le politique et l’économique qui pose un danger mortel.

32 La discussion précédente n’est pas sans relation avec la nature des perspectives polanyiennes sur les formes actuelles de résistance à l’économie de marché. Ce qui est remarquable, dans la manière dont les contre-mouvements se présentent eux-mêmes aujourd’hui, c’est le fait que l’autoprotection de la société n’implique plus tant des organisations politiques de classe ou de nature nationale, mais des mouvements de résistance souvent enracinés dans des communautés locales partageant, en général, une même identité ethnique ou religieuse. Ces mouvements contestent la légitimité des autorités politiques qui essaient de mettre en œuvre des politiques favorables au marché. Ils le font en revendiquant un certain mode de vie plutôt qu’en développant des projets politiques alternatifs au sens de la politique traditionnelle. Le sens du politique semble avoir changé, mais les formes de résistances apparemment non-politiques représentent un important défi politique pour la société de marché contemporaine [26].

33 Comment Polanyi analyserait-il les conséquences de ce défi ? Vu le cadre théorique qu’il a mis en place, il n’aborderait pas cette question sans étudier, au préalable, la nature de nos présupposés à propos de la légitimité et de la capacité déclinantes de l’État. Il soulignerait le rôle joué par la force retrouvée du libéralisme économique dans l’acceptation planétaire de ce présupposé. Tout lecteur de Polanyi peut voir comment, d’une part, les arguments économiques mis en avant pour convaincre les gens que toutes les sociétés devraient s’efforcer de parvenir à un haut niveau de compétitivité et de croissance économique au prix de tout le reste et, d’autre part, les analyses présentées pour montrer la nécessité des baisses d’impôts, des réductions des dépenses sociales, de la libéralisation financière, de la dérégulation des marchés du travail et de la privatisation généralisée de l’économie se complètent harmonieusement pour modeler l’environnement idéologique actuel. Dans cet environnement, l’action législative décidée par les autorités politiques conduit à la promotion du marché autorégulé alors même que la volonté et la capacité de maintenir le marché dans des limites compatibles avec des objectifs sociaux sont affaiblies par l’offensive idéologique. Dans ces circonstances, les formes d’appartenance à des communautés organiques définies à partir de la parenté, de l’ethnicité ou de la religion, ou de diverses pratiques philanthropiques menées à un niveau assez général, peuvent jouer un rôle important en offrant une certaine forme de sécurité économique aux individus, sans pour autant remettre en cause l’action étatique en faveur du laissez-faire. D’autre part, les tentatives pour réconcilier les formes d’interaction variées qui mettent en jeu la confiance, la loyauté et la solidarité avec le rejet de la suppression de la différence individuelle ou de quelque pression conservatrice contre l’épanouissement individuel ont toutes les chances de s’appuyer sur l’État pour créer, dans les mots de Polanyi, « des sphères de liberté arbitraire protégées par des lois sacrées [27] ».

34 En d’autres termes, il faut bien reconnaître que dans les économies contemporaines, les relations de réciprocité culturellement enracinées peuvent être à la fois favorables et contraires au marché. Elles peuvent aider les entreprises multinationales à appliquer une plus grande flexibilité au travail ou permettre aux gouvernements néolibéraux de remplacer plus facilement la responsabilité collective par la solidarité familiale. Le succès actuel des approches « familialistes », l’accent mis sur la philanthropie, qu’elle soit d’origine religieuse ou non, qu’elle provienne d’entreprises ou d’individus, et la prolifération des organisations non gouvernementales qui sont encouragées pour alléger la charge d’assistance sociale qui pèse sur l’État, tout cela – qui caractérise le contexte actuel du « domaine social » – est conforme à la conception libérale conservatrice. Mais, même là où des modes de vie alternatifs défendus par les mouvements sociaux cherchent à contenir l’influence de l’économie de marché sur la vie et les moyens d’existence, il faut tout de même se demander ce que cela implique pour la liberté individuelle.

35 « La liberté dans une société complexe » est le titre du dernier chapitre de La Grande Transformation. On y trouve une discussion très poussée des implications de la séparation institutionnelle de l’économie et de la politique. Une chose est claire à partir de ce débat : Polanyi n’est pas du tout intéressé par un retour à un quelconque passé idyllique des sociétés traditionnelles. Au contraire, il est profondément conscient des libertés que nous devons aux développements historiques rendus possibles par la société de marché et insiste sur l’importance de les préserver :

36

« La séparation institutionnelle du politique et de l’économique, qui s’est révélée un danger mortel pour la substance de la société, a presque automatiquement produit la liberté au prix de la justice et de la sécurité. Les libertés civiques, l’entreprise privée et le système salarial se sont fondus en un modèle de vie qui a favorisé la liberté morale et l’indépendance d’esprit. (…) Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l’économie de marché qui s’est effondrée.[28]  »

37 En développant ce point, Polanyi introduit en fait une idée de progrès, que l’on pourrait trouver contradictoire étant donnée sa position critique à l’égard de la foi dans un progrès linéaire souvent partagée par les économistes marxistes et non-marxistes. Pourtant, tel qu’il apparaît dans le cours du chapitre cité, le progrès vers l’extension de la liberté n’est pas automatique et ne relève pas, de par sa nature, de l’économie. Une telle amélioration de la condition humaine ne sera possible que dans la mesure où elle est voulue et protégée, par un cadre institutionnel adéquat, de l’exercice du pouvoir arbitraire par l’État et par les forces sociales anonymes :

38

« Quant à la liberté personnelle, elle existera dans la mesure où nous créerons délibérément de nouvelles manières de garantir son maintien et, disons-le, son extension. Dans une société établie, le droit à la non-conformité doit être protégé par les institutions.[29]  »

39 Le droit à la non-conformité est, dans les termes de Polanyi, « le signe caractéristique d’une société libre ». Il ajoute :

40

« Aussi faut-il que l’on ne fasse pas un seul pas vers l’intégration dans la société sans en faire un vers plus de liberté ; les mesures de planification doivent inclure le renforcement des droits de l’individu en société. Il faut que la loi puisse rendre applicable ses droits indéfectibles, même à l’encontre des pouvoirs suprêmes, que ceux-ci soient personnels ou anonymes.[30]  »

41 La discussion de la liberté individuelle est située dans une approche où le pouvoir et la contrainte apparaissent comme des éléments nécessaires de toute société. Accepter la réalité de la société, c’est accepter la réalité du pouvoir. Polanyi a développé cette idée dans un essai intitulé L’essence du fascisme[31] en comparant le refus libéral de la société fondé sur le rejet de la contrainte politique et l’affirmation fasciste de la société qui ne laisse aucune place à la non-conformité. Il croyait en la possibilité de trouver une alternative à ces deux positions, une alternative par laquelle la société serait capable d’établir et de réformer les institutions destinées à la protéger et à étendre la liberté individuelle. Il avait manifestement un projet politique à l’esprit. Ce projet pourrait-il être compatible avec les changements contemporains qui affectent la politique en allant dans le sens d’une contribution accrue des relations personnelles de réciprocité au « ré-enchâssement » de l’économie dans la société ? Très probablement. Pourrait-il accepter de confier les conditions d’existence des individus aux communautés s’efforçant de protéger leur intégrité culturelle dans une société complexe ? L’esprit et le contenu de ses travaux suggèrent une réponse négative à cette dernière question. ?

Notes

  • [1]
    C’est le titre d’un ouvrage posthume de Polanyi (Karl Polanyi et Harry W. Pearson, The Livelihood of Man, Studies in Social Discontinuity, New York, Academic Press, 1977). Parmi les travaux posthumes de Polanyi, on compte aussi Karl Polanyi, Dahomey and the Slave Trade; An Analysis of an Archaic Economy, Seattle, University of Washington Press, 1966 et Karl Polanyi, Primitive, Archaic, and Modern Economies: Essays of Karl Polanyi, New York, Anchor Books, 1968.
  • [2]
    Deux définitions différentes de l’économie séparent les « formalistes » et les « substantivistes ». Selon la définition formelle, utilisée par la théorie économique standard, l’économie est définie comme « l’allocation de ressources rares à différents usages possibles d’une manière à satisfaire des besoins illimités ». En opposition à cette définition fondée sur les caractéristiques « behavioristes » universelles de l’homo economicus, la définition substantiviste présente l’économie comme « un processus institué qui régule les relations entre les individus et leur environnement social et naturel d’une manière à assurer la fourniture continue des ressources nécessaires ». Dans ce cas, les institutions et non des règles universelles de comportement, donnent à la vie économique de chaque société son caractère propre. Voir, en particulier, Karl Polanyi, « The Economy as instituted process », in Karl Polanyi, Harry W. Pearson et Conrad M. Arensberg (dirs.), Trade and Market in the Early Empires: Economies in History and Theory, Glencoe, Ill., Free Press, 1957, p. 243-269.
  • [3]
    « La liberté dans une société complexe » est le titre du dernier chapitre de Karl Polanyi, The Great Transformation, New York, Toronto, Farrar & Rinehart, 1944 (traduction : Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983).
  • [4]
    Polanyi fut rédacteur en chef de l’Oesterreichische Volkswirt, à l’époque, principal journal économique et financier en Europe centrale. Voir à ce sujet Michèle Cangiani, « Karl Polanyi’s articles for der Oesterreichische Volkswirt » et Kari Polanyi Levitt, « Karl Polanyi as Socialist », in Kenneth McRobbie (dir.), Humanity, Society, and Commitment: On Karl Polanyi, Critical Perspectives on Historic Issues, v. 4, Montréal, New York, Black Rose Books, 1994, p. 7-24 et 115-134.
  • [5]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 3.
  • [6]
    Ibid., p. 57 [p. 88 de la traduction française].
  • [7]
    Ibid., p. 68. [p. 102 de la traduction française]. Dans son article « Aristotle discovers the economy », Polanyi soutient également que l’économie n’apparaît pas dans les écrits d’Aristote comme un domaine autonome, mais reste enchâssée dans la société dont la « vie domestique » reste l’institution socio-économique principale, alors qu’il observe l’émergence du commerce à grande échelle pour la première fois dans l’histoire. (K. Polanyi, H. W. Pearson et C. M. Arensberg (dirs.), Trade and Market in the Early Empires; Economies in History and Theory, op. cit., p. 64-96.)
  • [8]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 43 [p. 72 de la traduction française].
  • [9]
    Souligné par nous. L’importance de cette phrase est discutée ci-dessous en relation avec l’idée de « marchandises fictives ».
  • [10]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 69 [p. 103 de la traduction française].
  • [11]
    Ibid., p. 139-140 [p. 108 de la traduction française].
  • [12]
    Ibid., p. 130 [p. 179 de la traduction française].
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid., p. 249 [p. 320 de la traduction française].
  • [15]
    Karl Polanyi, « Universal capitalism or regional planning », The London Quarterly of World Affairs, janvier 1945, p. 1-6.
  • [16]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 249 [p. 320 de la traduction française].
  • [17]
    Joseph Stiglitz a préfacé une récente édition de La Grande Transformation : Karl Polanyi, The Great Transformation: the Political and Economic Origins of our Time, Boston, MA, Beacon Press, 2001.
  • [18]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 139-140 [p. 190 de la traduction française].
  • [19]
    Ibid., p. 135 [p. 184 de la traduction française].
  • [20]
    Cité par Edward P. Thompson, The Making of the English Working Class, New York, Pantheon Books, 1964, p. 539.
  • [21]
    L’ouvrage posthume d’Adam Smith The Principles which Lead and Direct Philosophical Inquiries; Illustrated by the History of Astronomy, in Essays on Philosophical Subjects, Indianapolis, The Liberty Fund Press, 1982, dans lequel Smith développe son analyse de l’approche méthodologique de Newton, fut, en fait, écrit avant Theory of Moral Sentiments (1759) (Oxford, Clarendon Press, 1976) et La Richesse des nations (1776) (Paris, PUF, coll. Pratiques théoriques, 1995). Pour une analyse de l’attention portée par Smith à la « beauté » des systèmes théoriques, voir l’introduction de R. H. Campbell et Andrew S. Skinner à Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Oxford, Clarendon Press, 1981.
  • [22]
    Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Paris, Fayard, 1999, p. 1.
  • [23]
    Fred Block, « Karl Polanyi and the writing of The Great Transformation », Theory and Society, 2003, vol. 32, p. 275-306.
  • [24]
    Mark Granovetter, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », The American Journal of Sociology, 1985, vol. 91, p. 482.
  • [25]
    Voir en particulier Friedrich A. von Hayek, Individualism and Economic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1948.
  • [26]
    Pour une étude de ces questions en relation avec les travaux de Polanyi, voir James H. Mittelman, The Globalization Syndrome: Transformation and Resistance, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 165-178. Björn Hettne a été probablement le premier commentateur des travaux de Polanyi à suggérer, au cours de la première Conférence internationale Karl Polanyi qui eut lieu à Budapest en 1986, que « la réciprocité peut être considérée comme la réponse à la crise actuelle permettant d’aller au-delà à la fois du marché et de l’État » (Björn Hettne, « The contemporary political crisis: the rise of reciprocity », Kari Polanyi-Levitt (dir.), in The Life and Work of Karl Polanyi, Montreal, Black Rose Books, 1990, p. 208).
  • [27]
    K. Polanyi, The Great Transformation, op. cit., p. 255 [p. 327 de la traduction française].
  • [28]
    Ibidem.
  • [29]
    Ibidem.
  • [30]
    Ibid., [p. 328 de la traduction française]
  • [31]
    Karl Polanyi, « The essence of fascism », in John Lewis, Karl Polanyi et Donald K. Kitchin (dirs.), Christianity and the Social Revolution, London, Gollancz, 1935, p. 359-394.

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