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Article de revue

Quelques formes et raisons de la guerre

Pages 9 à 36

Notes

  • [1]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme (1992), trad. D.-A. Canal, Flammarion, 1992, rééd. coll. « Champs », p. 245 et 369.
  • [2]
    Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996), trad. J.-L. Fidel, G. Joublain, P. Jorland, J.-J. Pédussaud, Odile Jacob, 1997.
  • [3]
    Voir, notamment, Pierre Hassner, « La guerre et la paix », dans Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996.
  • [4]
    Jean-Pierre Derriennic, Les Guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001.
  • [5]
    Roger Caillois, « Le vertige de la guerre » (1951), dans Bellone ou la pente de la guerre (1962), Fata Morgana, 1994, p. 139.
  • [6]
    Par exemple, Gilles Dorronsoro, La Révolution afghane, Karthala, 1999 ; Alexis Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Vrin, 1976 ; Philippe Soulez, Les Philosophes et la guerre de 14, PUV, Saint-Denis, 1988.
  • [7]
    Caillois cite en note, comme exceptions, Quincy Wright et John U. Nef, dans R. Caillois, op. cit.
  • [8]
    Jan Patoçka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), trad. Erika Abrams, Verdier, 1981, p. 130.
  • [9]
    Ibid., p. 143.
  • [10]
    Ibid., p. 144.
  • [11]
    Benjamin Constant, De l’Esprit de conquête et de l’usurpation (1814), dans Écrits politiques, éd. M. Gauchet, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 130.
  • [12]
    Raymond Aron, Espoir et peur du siècle. Essais non partisans, Calmann-Lévy, 1957 ; Raymond Aron, « Pourquoi on ne peut exclure la guerre », Réalités, 1963, p. 57 ; ce dernier texte a été rédigé à la suite de la parution de Paix et guerre entre les nations (Calmann-Lévy, 1962).
  • [13]
    Carl von Clausewitz, De La Guerre, trad. L. Murawiec, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, 1999, L. I ch. I, p. 31.
  • [14]
    Ibid., p. 48 et 46.
  • [15]
    Cité par Gaston Bouthoul, Les Guerres. Éléments de polémologie, Payot, 1951, p. 35.
  • [16]
    Ibid., p. 35.
  • [17]
    Jean-Pierre Derriennic, Les Guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001, p. 13. Nous ne saurions, par conséquent, retrouver la guerre jusque dans les moindres interstices de la paix, à la manière de Schmitt et de Foucault, sans sacrifier à une sorte de métaphysique polémocentrée. Sur le rapprochement de ces auteurs, voir Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, 1999, p. 110-111.
  • [18]
    J.-P. Derriennic, op. cit., p. 13.
  • [19]
    Ibid., p. 18.
  • [20]
    Ibid., p. 28.
  • [21]
    Ibid., p. 45.
  • [22]
    Ibid., p. 71.
  • [23]
    Ibid., chap.V.
  • [24]
    Ibid., p. 173.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Michael Walzer, Guerres justes et injustes (1977, 1992), trad. S. Chambon et A. Wicke, Belin, 1999.
  • [27]
    Bruce Hoffman, Stratégique, n° 66/67.
  • [28]
    Est qualifié de « terrorisme international » l’action de terroristes qui se rendent à l’étranger pour frapper leurs cibles, ou les choisissent parmi les ressortissants étrangers, ou cherchent à susciter des incidents à répercussion internationale.
  • [29]
    Gérard Chaliand, « Le stade ultime du terrorisme », Le Monde, 18 septembre 2001, repris dans G. Chaliand, L’Arme du terrorisme, Louis Audibert, 2002, p. 137-142.
  • [30]
    Guglielmo Ferrero, La Fin des aventures. Guerre et paix, Les Éditions Rieder, 1931, p. 37 et 40. Nous nous permettons de renvoyer à Stephen Launay, La Guerre sans la guerre. Essai sur une querelle occidentale, Descartes et Cie, 2003, chap. V.
  • [31]
    George Mosse, De La Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes (1990), trad. E. Magyat, Hachette, 1999, p. 7 et 183.
  • [32]
    C’est ce que l’on pouvait déduire, dès le début de l’après-11 septembre de la lecture de Rohan Gunaratna (Al-Qaida, voyage au cœur du premier réseau mondial, Autrement, 2002) qui soulignait que les seuls services secrets occidentaux aptes à engager des actions efficaces étaient les services français. Depuis, nous avons eu de nombreuses confirmations de l’évidente et étroite coopération des services policiers des deux côtés de l’Atlantique.
  • [33]
    Unité de vue favorisée, institutionnellement, par l’existence du Conseil de sécurité nationale. Charles-Philippe David, « L’influence du Conseil de sécurité nationale », dans Ch.-Ph. David, L. Balthazar, J. Vaïsse, La Politique étrangère des États-Unis. Fondements, acteurs, formulations, Presses de Sciences Po, 2003, chap. 7.
  • [34]
    Bob Woodward, Bush s’en va-t-en guerre (2002), trad. C. Julve, A. Le Goyat, E. Motsch, Denoël, 2003.
  • [35]
    André Tardieu, Notes sur les États-Unis, Calmann-Lévy, 1908, IIIe partie, chap.1er.
  • [36]
    M. Walzer, « La façon juste de dire non à la guerre », Global Viewpoint, distribué par Tribune Media Services, 2003, trad. par Fr. Cartano dans Le Monde, 31 janvier 2003, p. 1 et 15.
  • [37]
    Elle a fait l’objet d’une présentation par George W. Bush lors de sa publication, le 17 septembre 2002. Cf. National Security Strategy of the United States of America, september 2002. Texte disponible sur le site du Département d’État : usinfo.state.gov/topical/pol/terror/secstrat3.htm
  • [38]
    Olivier Chopin, « La guerre au terrorisme et la société internationale », Les Cahiers d’Histoire sociale, Hiver 2003-2004, n° 22, p. 21-30 et n° 23, à paraître au printemps 2004.
  • [39]
    P. Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n° 54, septembre 2002.
  • [40]
    Romain Ducoulombier, « La démocratie au bout du fusil ? Les sorties de guerre depuis 1945 », Les Cahiers d’Histoire sociale, n° 22, op. cit., p. 7-20.
  • [41]
    Pour ce qui concerne le « néo-orientalisme » : Alain Roussillon, « L’orientalisme en crise », Esprit, septembre 2001.
  • [42]
    Outre The National Security Strategy, voir Rohan Gunaratna, op. cit., p. 275-290.
  • [43]
    Isabelle Facon, « La politique extérieure de la Russie de Poutine : acquis, difficultés et contraintes », Annuaire français des relations internationales, Bruylant, 2003.
  • [44]
    Chen Yan, L’Éveil de la Chine. Les bouleversements intellectuels après Mao, 1976-2002, Éditions de l’Aube, 2002, chap. VII ; François Godement, « La Chine : enjeux institutionnels de l’intégration globale », RAMSES 2003, Dunod, 2002, p. 188.
  • [45]
    Le Monde, 13 mai 2003.
  • [46]
    dans son Testament politique, cité dans Jacques Chazelle, La Diplomatie (1962), PUF, 1968, 2e éd., p. 21.
  • [47]
    Alain Hertoghe, La Guerre à outrance. Comment la presse nous a désinformés sur l’Irak, Calmann-Lévy, 2003.
  • [48]
    Sans que l’on puisse exactement superposer l’orientation géographique et l’orientation doctrinale.
  • [49]
    L’Esprit des lois, I, 3.
  • [50]
    M. Walzer, op. cit.
  • [51]
    Robert W. Tucker, « Examplar or Crusadar » ? The National Interest, automne 1986, p.9 ; cité dans William Kristol et Lawrence F. Kaplan, Notre Route commence à Bagdad, trad. H. Demazure, Saint-Simon, 2003, p. 74-75.
  • [52]
    Jean-Pierre Dupuy, Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre, Bayard, 2002, p. 31.
  • [53]
    Carl Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum (1950), trad. revue par P. Haggenmacher, PUF, 2001.
  • [54]
    Du Grec « pan » (tout, entier, totalité). L’adjectif que nous forgeons désigne l’idée démocratique comme fer de lance de l’action américaine.
  • [55]
    William Kristol et Lawrence Kaplan, op. cit., p. 16.
  • [56]
    Nous pensons à Gladiator de Ridley Scott, au Dernier Samouraï, et à l’ouvrage de Robert D. Kaplan, La Stratégie du guerrier. L’éthique païenne dans l’art de gouverner (2002), trad. De l’anglais (EU) par Michèle Lévy-Bram et Pascale Michon, Bayard, 2003. Edward Luttwak avait mené une comparaison entre la stratégie de la Rome antique et celle des États-Unis à travers son étude de La Grande Stratégie de l’empire romain, trad. fr., Economica, 1987.
  • [57]
    Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations (1962), Calmann-Lévy, 1984, 8e éd., p. 592.

1 L’approche ici privilégiée part de la guerre en général pour diriger ensuite l’attention sur les formes prédominantes de ce phénomène aujourd’hui. La configuration ainsi esquissée nous amène à nous interroger sur la conception américaine de la guerre qui fut à l’origine de la querelle transatlantique de 2003. La question directrice est alors la suivante : quelles sont les formes prises par la guerre aujourd’hui, étant entendu qu’elle est une interaction, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une action isolée mais suppose une réplique à cette action ? L’idée directrice du propos apparaît dans le terme principal de cette question : la guerre est le phénomène spécifique des relations internationales dont nous devons noter qu’elle a été largement et longtemps ignorée par la science politique française qui ne lisait pas Raymond Aron, à quelques notables exceptions près, comme celle de Pierre Hassner.

Remarques sur quelques lectures de la guerre

2 La guerre est objet de lectures, d’interprétations, et non pas seulement d’enregistrements ou de chroniques factuelles. Car pour l’appréhender, il faut nourrir une définition dont découle une idée de son devenir, une tentation de prospective, voire de prophétie, ou une espérance, projetant généralement sa disparition.

3 Les lectures sont diverses mais quelques perspectives d’ensemble nous ont été proposées depuis la chute du mur de Berlin. Francis Fukuyama d’abord, avec La Fin de l’Histoire et le dernier homme, nous a fait comprendre que la démocratie libérale n’avait plus « aucun rival idéologique sérieux ». La seule issue possible dorénavant, pour les nations du monde entier, est de procéder par rattachement au train de la modernité politico-économique (bandwagoning à la démocratie de marché) ou de s’enfoncer dans l’isolement archaïsant de régimes prémodernes. La guerre n’est alors plus d’actualité même si certaines passions permettent de comprendre sa résurgence [1]. Son ancien professeur, Samuel Huntington, a proposé l’idée, dans Le Choc des civilisations[2], d’une multiplication des conflits locaux à signification globale. Ces conflits se développent dans des zones de fractures entre civilisations caractérisées surtout par leur religion de rattachement. Les acteurs essentiels restent cependant les États dans une représentation du monde conflictuelle dont on peut dire qu’elle distingue des unités de significations (les civilisations) et des unités d’action (les États). Le tout donne l’image d’une sorte de réalisme honteux (car il ne fait pas bon, sans doute, se présenter d’emblée comme un réaliste de stricte observance) qui se termine par une profession de foi isolationniste ou, du moins, par la défense du retrait des États-Unis hors des zones dangereuses. Soucieux de comprendre et de limiter la violence et le totalitarisme, Pierre Hassner, quant à lui, s’est recentré sur la question des origines anthropologiques de la guerre. Sa conception philosophique, nourrie par l’espérance kantienne et stimulée par une volonté lockéenne d’organisation minimale du monde, est traversée d’accents inquiets, que suscite une certaine permanence de l’état de nature sur la scène internationale [3]. Il faut, enfin, citer la remarquable étude de Jean-Pierre Derriennic sur Les Guerres civiles. Cette grande étude sociologique offre une représentation des guerres dont les unes (les guerres interétatiques) ont fait l’objet d’un contrôle étatique relativement réussi tandis que les autres (les guerres civiles partisanes), si elles peuvent avoir tendance à disparaître, connaissent un certain regain de vigueur inquiétant (les guerres civiles identitaires) [4].

4 En général, toutefois, la guerre stimule l’imagination, provoque les passions, suscite des représentations exacerbées et, finalement, chacun cultive son idée sur la question. Mais elle semble résister à la conceptualisation, surtout lorsque l’étude des déterminants sociologiques se substitue à une analyse proprement politique de l’international. Il semble bien que l’on puisse toujours s’accorder avec ces lignes de Roger Caillois, écrites en 1951 : « La guerre possède à un degré éminent le caractère essentiel du sacré : elle paraît interdire qu’on la considère avec objectivité. Elle paralyse l’esprit d’examen. Elle est redoutable et impressionnante. On la maudit, on l’exalte. On l’étudie peu [5] ».

5 Depuis lors certes, les historiens se sont consacrés à l’étude des guerres du passé, et des connaisseurs de pays ou de régions du monde ont scruté les configurations d’acteurs et d’enjeux propres aux périodes de guerre, tandis que quelques philosophes s’interrogeaient sur les significations doctrinales du phénomène [6]. Toutefois, certaines réactions manifestées lors de l’affaire irakienne de 2003, laissent penser que le constat fait par Caillois d’une carence « déconcertante » d’analyses critiques de la guerre garde aujourd’hui encore toute sa pertinence [7]. L’étude de la guerre en elle-même ayant fait l’objet, à coup sûr en France, d’un soupçon de bellicisme mâtiné d’archaïsme, a été reléguée au magasin des antiquités de la science politique. L’idée en a paru saugrenue ; le phénomène était répréhensible. Il fut inconcevable de le penser. Par suite de l’oubli de son concept, advint l’impossibilité de comprendre comment cette ultima ratio, recours impensable, pouvait se transformer, pour une démocratie, en outil adéquat et efficace. Pourtant les événements du 19e siècle invitaient à la réflexion autant qu’à la prudence à l’égard de toute démarche utopique, laquelle avait gagné la raison politique, parfois à son insu. La guerre était exclue sans que l’on sache pourquoi. Le pacifisme de principe s’imposait comme une philosophie politique et comme la seule bonne réponse au bellicisme d’antan et d’ailleurs. Pourtant, les spécialistes des relations internationales soucieux de ne pas se cantonner à la lecture des textes relevant de leur stricte spécialité pouvaient trouver matière à inquiétude chez leurs confrères, notamment philosophes.

6 Ainsi, en 1975, dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, le penseur tchèque Jan Patoçka présentait ses réflexions sur « La guerre du 20e siècle et le 20e siècle en tant que guerre ». Il y écrivait que les principales explications de la Première Guerre mondiale échouaient « à rendre compte du contenu propre de ce siècle et de sa chute profonde dans la guerre », parce que « toutes regardent la guerre dans l’optique de la paix, du jour et de la vie, à l’exclusion de son côté ténébreux, nocturne ». Aucune des philosophies de l’histoire et, en particulier, des analyses de cette Grande guerre ne conçoit « que la guerre elle-même puisse avoir une valeur explicative, qu’elle ait en soi le pouvoir de conférer un sens (…) » [8]. Et Patoçka de considérer que la seule possibilité de trouver une paix réelle est de comprendre que « la guerre [est] engendrée par la paix » [9]. Pour dépasser l’incompréhension – de plus en plus présente sur une bonne partie de notre cap de l’Eurasie – le philosophe nous invite à adopter le point de vue des « ébranlés », à saisir « la solidarité des ébranlés », celle, écrit-il, de « ceux qui ont subi le choc, de ceux qui sont à même de comprendre ce dont il y va dans la vie et dans la mort, et par conséquent, dans l’histoire. Capables de comprendre que l’histoire est ce conflit de la vie nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet qui ne planifie pas la quotidienneté à venir mais qui voit clairement que la quotidienneté, le jour, sa vie et sa “paix” auront une fin » [10].

7 C’est donc à une leçon de réalisme phénoménologique que nous invite Patoçka : il y a, dans le sens même que les acteurs les plus engagés dans une guerre donnent de leur lutte, la signification essentielle de la guerre qu’ils vivent, à l’ombre tutélaire de la mort. Notre propos, à nous qui avons grandi dans la paix, ne peut qu’être modeste puisque nous n’avons vécu aucune guerre, ni connu aucun de ces régimes de guerre que nous nommons totalitaires. Plus généralement, notre conception de la vie collective participe de cette idée si bien décrite par Benjamin Constant (et adoptée par lui) selon laquelle le commerce doit remplacer la guerre, remisée au magasin des antiquités avec la seule voie qu’elle empruntait, celle de la conquête pour la possession [11].

8 Cette idée que la paix est plus importante que la guerre, c’est-à-dire à la fois qu’elle est première dans l’existence, doit être première et constituer le point de vue à privilégier se lit, aujourd’hui, jusque dans les formules qui désignent les interventions dans les conflits armés : il s’agit de « maintien de la paix », d’« imposition de la paix », de « rétablissement de la paix » ou encore de « construction de la paix » ; ce qui renvoie manifestement à la guerre, à certains de ces quarante-deux conflits armés que recensait pour 2002 l’Institut de recherche internationale sur les conflits de Heidelberg ; mais ce qui oriente aussi le regard posé sur les situations les plus dramatiques vers autre chose que la guerre, qui finit par être réduite à son aspect de catastrophe humanitaire. Elle devient l’ultime recours qui ne peut avoir lieu que lorsque la situation à laquelle il est tenté de répondre a bien été résumée à son caractère d’« urgence humanitaire ». Le grand paradoxe de notre époque est donc bien que notre temps, qui a connu et connaît le plus grand nombre de guerres et les plus meurtrières, est aussi celui où l’on rencontre le plus grand déni d’existence de ce phénomène comme phénomène qui trouve son sens en lui-même.

9 Pourtant Aron nous avait prévenu, en 1957, de porter l’attention sur la polymorphie de la violence et expliquait un peu plus tard « pourquoi on ne peut exclure la guerre ». Parce que, disait-il, les États vivent dans l’état de nature les uns par rapport aux autres. Mais, ajoutait-il, ils « ne se font pas tout le mal qu’ils pourraient se faire. La guerre est, en un sens, un acte asocial, puisqu’elle est le choc des forces armées et organisées, mais elle est aussi, le plus souvent, un acte social puisque les belligérants se reconnaissent réciproquement certains droits et envisagent de reprendre, au-delà de l’épreuve des armes, le commerce pacifique, momentanément interrompu [12] ». Cette définition classique renvoie aussi à l’ambivalence du phénomène, qu’il soit ou non interétatique.

Quelques définitions

10 Alors de quoi parlons-nous lorsque nous prononçons le mot « guerre » ? Il faut remarquer, d’abord, que si ce mot est encore largement utilisé dans les médias et les conversations courantes, il n’a plus eu vraiment droit de cité dans les instances politiques nationales et internationales. Au printemps 1999, lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo, alors que les chasseurs et bombardiers français conduisaient des missions offensives chaque jour, le ministre français de la Défense, Alain Richard, répondait par la négative à la question : « sommes-nous en guerre et contre qui ? ». Le 20e siècle – du moins sa seconde moitié – est celui de l’évanescence du mot guerre, au moins en Occident. Il n’existe plus dans la Charte de l’ONU que dans son préambule, comme le grand fléau à éviter dorénavant. Sa résurgence récente est le fait des gouvernants américains comme espèce de la War on Terror et de la doctrine revivifiée de la guerre juste.

11 L’importance du phénomène de la guerre n’est pas seulement historique et oblige à en donner une définition. Clausewitz écrit : « La guerre est un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté [13] ». Nous avons donc deux éléments : l’acte de violence (physique) et la finalité (soumettre l’adversaire à notre volonté), inhérente à la guerre. Mais cette définition n’est qu’initiale dans sa réflexion. Elle ouvre ensuite à l’affirmation que la guerre n’est pas un acte isolé du contexte ni de sa finalité. Puis, advient « l’étrange trinité » qui allie le peuple, le stratège et le politique, c’est-à-dire la « violence originelle », « le jeu des probabilités et du hasard », et « l’entendement pur » qui fixe les objectifs politiques. La guerre s’impose ainsi comme « la simple continuation de la politique par d’autres moyens [14] ». Elle est donc de part en part politique : par les objectifs qui lui sont assignés et par l’attention du moyen mis en œuvre. L’une des grandes figures de l’étude systématique et quantitative de la guerre, Quincy Wright, écrivait en 1942 : « La guerre peut être considérée comme un conflit simultané de forces armées, de sentiments populaires, de dogmes juridiques, de cultures nationales [15] ». Cette définition a le mérite de poser une distinction entre conflit et guerre, le premier n’étant pas nécessairement guerrier et le problème se trouvant dans l’appréciation du risque de dérive d’un conflit vers la guerre. Elle élargit le domaine couvert au-delà du seul heurt organisé des armes. Le fondateur de la polémologie (ou sociologie des guerres), Gaston Bouthoul, posait sa propre définition : « La guerre est la lutte armée entre groupements organisés [16] ». Par là, il permettait d’envisager une grande variété de structures combattantes. Mais, la définition que nous retiendrons ici est celle du politiste Jean-Pierre Derriennic, qui affirme qu’une guerre « est un conflit violent entre des groupes organisés », étant entendu qu’« un conflit est une relation entre plusieurs personnes ou plusieurs groupes qui poursuivent des buts incompatibles », et qu’un conflit ne devient pas inéluctablement violent [17].

12 Nous nous en tiendrons à la période qui débute en 1945, avec insistance sur l’après-1989, sans nous interdire des incursions vers les autres époques. Il est difficile, en effet, de poser un point de rupture historique absolu. Notre analyse met en œuvre une dialectique de l’inédit et du permanent dont il faut savoir mesurer les termes et circonscrire l’ampleur. Car la question à laquelle nous sommes confrontés – celle de la délimitation et de la définition des guerres d’aujourd’hui – est éminemment politique. Elle l’est parce que la réponse que nous pouvons lui apporter fait signe vers la définition du contexte et du système international lors même que nous cherchons seulement à poser les caractères spécifiques des guerres d’aujourd’hui. Elle l’est, aussi, parce que la définition des guerres d’aujourd’hui renvoie à des types de réponses ou de répliques qui doivent être adaptées aux défis guerriers. Elle est donc politique, enfin, par l’intelligence stratégique qui est à l’œuvre dans la dynamique ami-ennemi que suppose la guerre. Il faut par conséquent définir d’abord les guerres à l’œuvre aujourd’hui.

Les guerres civiles

13 Les guerres contemporaines peuvent être mises en perspective dans le cadre de la dialectique de l’universel et du particulier, ou dans celle de l’universalisation et de la fragmentation chère à Pierre Hassner : fragmentation du monde en unités politiques et redoublée par les guerres civiles ; universalisation de et par l’idée d’humanité, mais manifestée aussi par le terrorisme nouvelle manière.

14 Les guerres civiles offrent le tableau d’une tribalisation sur laquelle il faut s’arrêter un instant. En effet, une quarantaine de conflits armés a lieu en permanence dont au moins les 4/5emes sont intraétatiques. Cette proportion peut être étendue à la période qui commence en 1945, surtout si l’on considère le nombre de victimes, beaucoup plus important du fait des guerres civiles que des guerres interétatiques. Mais cette supériorité dans la comptabilité macabre n’empêche pas l’importance de la puissance classique et les guerres interétatiques dans la formation du monde contemporain.

15 La guerre intraétatique est mieux nommée « guerre civile » puisqu’il s’agit d’un conflit violent « qui oppose entre eux des concitoyens, alors que les soldats des guerres interétatiques sont des étrangers les uns pour les autres [18] ». Ces types-idéaux sont des catégories simples permettant d’analyser la réalité à partir de certains traits considérés comme significatifs. La réalité étant souvent complexe, nombre de guerres mêlent les deux catégories de guerre civile et de guerre interétatique ou passent de l’une à l’autre. La guerre civile américaine de 1861-1865 aurait pu devenir interétatique selon le tour pris par le déroulement des opérations et de leur résultat. Une guerre civile peut contaminer les voisins comme dans les années 1990 entre le Burundi, le Rwanda et le Zaïre. La distinction fondée sur la texture des groupes concernés (leur nature et leur structure [19]) conserve la partition entre groupes d’émanation étatique et ceux qui ne le sont pas.

16 Ainsi, Derriennic distingue les conflits entre groupes partisans, ceux qui opposent des groupes socio-économiques et ceux qui font se heurter des groupes identitaires. On entre et on sort librement des premiers. Ils mettent les opinions en forme idéologique en exagérant les enjeux des conflits. L’aboutissement peut en être la polarisation de la société autour d’un antagonisme principal. De plus, une idéologie de guerre civile contient une conception plus ou moins élaborée de la société (« une sociologie explicite ou implicite [20] ») qui lie avec rigidité les faits sociaux les uns aux autres et entraîne la nécessité d’un bouleversement total comme sous Pol Pot et Staline qui usèrent de la violence non comme simple moyen mais pour construire la société sur le modèle de l’idéologie. Depuis le 16e siècle, protestants et catholiques, libéraux et monarchistes, communistes et anti-communistes ont composés les groupes partisans en lutte. Depuis Khomeyni l’islamisme reste la seule idéologie de guerre partisane vivace. Les autres déclinent avec la déconsidération de l’idée de révolution et la diffusion de l’écriture [21].

17 Les groupes socio-économiques sont distingués selon la position des membres dans l’échelle des richesses et de la division du travail. Les conflits qui les concernent sont plutôt complémentaires des autres que déterminants. Ainsi en Colombie, au Liban ou en Afghanistan, le trafic de drogue constitue moins un facteur originel de la violence qu’un obstacle au retour à la paix. Les guerres identitaires, quant à elles, sont les plus fréquentes aujourd’hui et les plus probables demain. Elles « opposent des groupes auxquels on appartient de naissance et dont il est impossible ou très difficile de changer [22] ». Elles adviennent lorsque des frontières marquées et visibles entre groupes les rendent difficiles à franchir et qu’une répartition de ces groupes dans la société rend aisée la polarisation autour d’un conflit prédominant.

18 Une guerre civile peut passer d’une catégorie à l’autre comme au Liban dans les années 1980. Des exceptions comme celles des Juifs allemands et des Tutsis du Rwanda n’empêchent pas que le risque de guerre identitaire puisse cependant être modéré par une mobilité importante des individus entre les groupes et par une multiplication des groupes identitaires qui rend difficile la polarisation des conflits.

Un terrorisme hyperbolique

19 La réflexion de Derriennic offre un point de passage intéressant vers le terrorisme contemporain. À côté, en effet, de la partition des guerres civiles en fonction des types de groupes, il propose une distinction fondée sur les types d’actions violentes perpétrées [23]. La guerre civile peut non seulement prendre la forme d’une guerre conventionnelle ou celle d’une guerre de milice, mais elle peut révéler une stratégie de guérilla fondée sur la mobilité et le harcèlement faute, pour le groupe concerné, d’exercer un contrôle territorial assuré. Mais, incluse dans ce dernier type, la stratégie terroriste constitue une universalisation de la mort violente.

20 Le mot « terrorisme » sert le plus communément à désigner certaines formes de « stratégies d’insurrection » contre un gouvernement que l’on veut affaiblir ou renverser. Pourtant, la forme la plus répandue de terrorisme, dans le monde moderne, a été celle d’une « stratégie de répression [24] », qu’elle provienne du Comité de Salut public en 1793, des régimes totalitaires ou d’un régime dictatorial comme l’Irak à l’encontre des Kurdes et des Chiites. Le « terrorisme » ayant une connotation péjorative, il convient d’en donner une définition aussi neutre que possible. Celle donnée par Aron et reprise par Gérard Chaliand pose qu’une action violente est terroriste lorsque ses répercussions psychologiques dépassent de très loin ses effets physiques et matériels. La dimension psychologique soulignée dans cette définition peut être sujette à contestation et pourrait s’appliquer à des actions non voulues comme terroristes. Utilisée sans référence au contexte d’action et aux acteurs (ce que n’ont fait ni Aron ni Chaliand), elle risque de retomber dans le normatif pur. On peut alors préférer la définition de Derriennic qui considère comme « terroriste toute action violente qui tente de vaincre un ennemi, non en visant ses moyens d’action pour les neutraliser ou les détruire, mais en tentant de produire un effet de terreur qui agit directement sur sa volonté de poursuivre la lutte [25] ». Cette thèse soutient alors que, en dehors de ses formes gouvernementales, le terrorisme est passé, dans ses grandes manifestations, de l’assassinat politique à l’assassinat de masse ou indiscriminé [26], et que la philosophie de l’histoire qui le sous-tend – si tant est qu’il s’agisse d’une philosophie – a été radicalisée pour donner, par une combinaison de ces deux dimensions, un terrorisme hyperbolique.

21 Arrêtons-nous aux facteurs de transformation d’un type d’assassinat à l’autre [27]. Le terrorisme que l’on peut qualifier de « classique » depuis les populistes russes de la fin du 19e siècle consistait en un regroupement d’individus organisés par un appareil de contrôle assez bien défini, formés aux techniques adéquates à leur mission, engagés à plein temps dans la conspiration et vivant clandestinement. En général, les observateurs savaient qui ils étaient et ce qu’ils voulaient du fait du caractère explicite de leurs revendications. Depuis une vingtaine d’années, les intentions nationalistes ou idéologiques des nouveaux groupes ou entités sont moins claires. En outre, le terrorisme nouvelle manière a tendance à être beaucoup plus meurtrier que son prédécesseur. Ainsi, de leurs études statistiques (systématiques depuis 1968) sur le terrorisme international [28], la Rand Corporation et l’Université de Saint Andrews ont conclu à une baisse du nombre des attentats dans les années 1990, mais à une augmentation du nombre de victimes par acte terroriste.

22 Cette amplification provient d’abord de ce que le terrorisme est justifié par des impératifs religieux qui mobilisent des systèmes de valeurs offensifs dont la logique d’expansion est illimitée. Elle s’étend en extension, parce que la confusion du religieux et du politique rend le combat susceptible d’être étendu au monde entier ; et en compréhension, parce que toute personne ou tout groupe qui ne fait pas partie de la communauté de référence est une cible potentielle (des islamistes par exemple, ou des suprémacistes blancs américains auteurs de l’attentat d’Oklahoma City en 1995). L’augmentation meurtrière provient aussi de la multiplication des « amateurs » parallèlement à une professionnalisation plus poussée des autres acteurs du nouveau terrorisme. Leur montée en puissance vient de ce qu’il est de plus en plus facile de se doter de moyens et de méthodes terroristes. Ces amateurs sont, en outre, moins facilement repérables parce que moins contrôlés par une organisation. Ces éléments concourent à faire des groupes terroristes non plus des ensembles cohérents mais des amalgames plus ou moins circonstanciels d’individus partageant les mêmes convictions, comme ceux qui ont commis l’attentat contre le World Trade Center en 1993. Cela peut profiter à des États soutenant le terrorisme ou s’en servant pour être moins aisément repérables. Mais simultanément, la professionnalisation des terroristes s’est aussi affirmée. Ils sont à la fois pourvus d’une grande capacité d’adaptation et d’innovation tactique, et plus brutaux qu’auparavant. Ils utilisent des amateurs, comme lors des attentats de Paris en 1995 (amateurs recrutés par des Groupes islamiques armés dans la population française d’origine maghrébine) et les attentats suicides.

23 En outre, il faut souligner qu’une tendance à la baisse des revendications explicites est apparue. Ainsi d’une part, la violence tend à devenir moins un moyen qu’une fin en soi et le sentiment de menace est renforcé parmi ses victimes potentielles. D’autre part, la violence terroriste s’apparente davantage à une guerre permanente dont les exigences ont été posées une fois pour toutes, qu’à une action de guérilla terroriste classique.

24 Le stade ultime du terrorisme selon l’expression de Chaliand [29], a été atteint le 11 septembre 2001. Stade ultime, non parce que l’événement ne peut être recommencé mais parce qu’il marquerait l’incapacité des terroristes d’abattre la puissance américaine. Le terrorisme nouvelle manière, bien qu’il ne soit pas absolument nouveau, peut être qualifié de « terrorisme hyperbolique ». Cette expression ne présage pas des effets de terreur qu’un tel type de stratégie peut engendrer, même si l’on peut penser qu’il est très peu probable qu’il atteigne son objectif d’affaiblissement des États-Unis. L’idée de terrorisme hyperbolique concentre l’attention sur le caractère illimité et systématiquement indiscriminé de la violence à l’œuvre, et sur son caractère diffus et permanent. L’expression est calquée sur celle de « guerre hyperbolique » forgée par l’historien franco-italien Guglielmo Ferrero en 1931 à propos de la Première Guerre mondiale. Il désignait ainsi : « l’inversion psychologique par laquelle l’action cesse d’être un moyen pour devenir un but, le mouvement vaut pour lui-même, acquiert une valeur absolue, indépendamment de la direction ». La lutte devient alors « une spirale de représailles, montant par bonds vers un paroxysme insensé de fureur ; (…) on a continué à se battre parce qu’on avait commencé et qu’on ne savait pas comment cesser ; on a continué à tuer, à tuer, à tuer [30] ».

25 Par extension, le terrorisme d’aujourd’hui est hyperbolique parce que, en cherchant à faire le plus grand nombre de victimes possibles, il ramène à une découverte du début du 20e siècle, celle d’un « nouveau type de guerre » – comme le souligne l’historien germano-américain George Mosse – qui a obligé « pour la première fois, de nombreux individus à affronter une mort massive et organisée » ; ce qui a abouti, ensuite à une « brutalisation » de l’ensemble des rapports sociaux puisque la violence devenait un mode normal de gestion des rapports politiques notamment [31]. Ce terrorisme est également hyperbolique parce qu’il use de l’arme imparable du suicide, dont la justification est métapolitique. Enfin il n’a pas d’objectif géopolitique, précis, limité, à moins de considérer que la réinstauration du califat à l’exemple du 8e siècle constitue un objectif réaliste. La place conférée au suicide figure le stade ultime du combat, hyperbolisé à la fois par le sens métaphysique qui lui est assigné et par le fait que le terroriste se sert de sa propre mort pour tuer ceux qui ne veulent pas mourir. Il les tue précisément parce qu’ils n’acceptent pas de mourir et n’ont pas même le statut (de soldat) qui exigerait d’assumer le risque de la mort donnée par autrui.

26 Il semble que Ben Laden ait fait fond sur cette caractéristique en pensant qu’elle constituerait le coin enfoncé dans la faiblesse des Occidentaux devant la mort, une mort non voulue et violente. L’échec partiel de l’entreprise s’est manifesté dans la stimulation du sentiment patriotique qui a suivi le 11 septembre 2001. Il se confirme pour le moment par les mesures de sécurité interne prises par l’administration américaine et par celles prises en collaboration avec les Européens au premier rang desquels la France [32]. Il s’entretient par une traque de la violence polymorphe dont sourd ce que cette administration, et surtout Donald Rumsfeld, nomment « la guerre à la terreur ». Mais cet échec est loin d’être assurément total et définitif, surtout si l’on considère la diffusion du message islamiste dans les aires occidentales et musulmanes.

27 Finalement, on peut relever un dernier trait de ces attentats. Ils ont touché le territoire des États-Unis, et montré que Washington n’avait plus la ressource de l’éloignement ni celle du temps de la réflexion sur l’opportunité d’entrer ou pas en guerre. Les États-Unis ne peuvent plus, en fait, que se soumettre en démissionnant de leur rôle d’hegemon ou l’affirmer et assurer à la fois ce rôle et leur souveraineté de puissance.

La réponse américaine

28 Le gouvernement américain a conçu, en accord avec le Congrès, une réponse immédiate adaptée à deux types de risques (les guerres civiles et, évidemment, le terrorisme), conceptualisée de telle sorte qu’elle puisse déboucher sur une « grande stratégie ». Le premier moment a été celui de l’action avec l’intervention d’octobre 2001 en Afghanistan. Il témoigne d’une unité de vue aussi bien au sein de l’administration, entre le département d’État et celui de la Défense [33], qu’entre la Maison Blanche et le Congrès. L’insistance que l’on peut lire dans la presse de l’époque sur les divergences de vue entre les deux départements cités relève dès lors plus du jeu du pluralisme interne au gouvernement que d’une sorte de lutte fratricide que certains ont voulu y voir. Mais, quelle que soit l’interprétation que l’on donne des rapports entre la Maison Blanche, le Conseil de Sécurité nationale, le Département d’État et le Département de la Défense, il fallait une coordination assurée pour que Washington réponde au défi qui lui était lancé en acceptant de le relever. Car ce geste n’allait pas de soi. On se souvient, en effet, de l’incertitude supposée avoir régné pendant les heures qui ont suivi l’écroulement des tours de Manhattan et l’atteinte du Pentagone. Il est fort probable qu’elles ont été mises à profit pour s’assurer des limites et donc de l’ampleur de l’agression et pour poser les premiers fondements de la réplique [34]. Mais si la conjoncture dramatique met en relief le fort engagement américain qui allait rapidement avoir lieu dans les affaires de nombre de pays, elle renvoie l’observateur à la transformation présente de la dialectique du retrait et de l’intervention manifestée par Washington depuis au moins un siècle.

29 Il faut, à ce propos, souligner que l’isolationnisme n’a été réel que pendant le premier siècle d’existence de la république américaine. À partir de la fin du 19e siècle, les interventions à l’extérieur du territoire américain se sont à tel point multipliées qu’est apparue la nécessité, sous Theodore Roosevelt, d’ériger une marine de guerre à la hauteur des exigences nouvelles. La doctrine de l’amiral Mahan, élaborée dans les années 1890, venait stimuler et défendre le rôle de cet instrument en temps de paix. L’intérêt national américain et la notion de sécurité qui lui est liée, commença de se définir en arti-culation étroite avec la sécurité mondiale ou, du moins, avec de larges pans de cette dernière [35]. Le 20e siècle fut marqué par une dialectique du retrait et de l’engagement, plus significative que ce que suggèrent les fallacieuses expressions d’« interventionnisme » et d’« isolationnisme » qui transforment en doctrine ce qui n’est, bien souvent, qu’une attitude circonstancielle. Car, si les États-Unis mirent quelque temps à intervenir au cours des deux guerres mondiales, c’est qu’ils n’étaient partie prenante ni aux origines ni aux développements des conflits européens. Mais, lorsqu’ils se décidèrent à passer l’Atlantique, ils proposèrent des formules d’institutionnalisation des rapports internationaux – européens et transatlantiques – qui les engageaient à terme. Suivant leur pensée politique fondatrice, ils s’inquiétaient de devoir se lier irrémédiablement à des nations dont les relations troublées ne laissaient guère de prise à leur puissance à peine montante. Comment édifier des institutions durables avec des pays qui restaient en proie à des dissensions polémogènes ? Deux éléments devaient être acquis : l’affaiblissement de l’Europe et l’abolition de la règle du no entangling alliances, le refus des alliances enchaînantes posé par le discours-testament de Washington (1796). Le premier s’imposa du fait des Européens eux-mêmes et aboutit au second avec cet acmé institutionnel que constitua la signature du Traité de l’Atlantique Nord, le 4 avril 1949.

30 Pendant toute cette période, les États-Unis n’ont cessé de chercher les conditions de guerre qui rendraient leur action juste. Les auteurs du Fédéraliste y avaient réfléchi dès 1787, surtout John Jay. Ils voyaient une cause juste de guerre, qui pouvait se retourner contre eux, dans le non-respect des accords internationaux. D’où leur sensibilité au droit international. Le risque d’une telle rupture et celui d’incursions étrangères contre eux devait se trouver compensés par une limitation stricte de ces engagements juridiques internationaux, mais aussi par l’édification d’une puissance qui devait intimider les assaillants éventuels par de solides moyens et par l’image que cette puissance projetterait sur le monde. Depuis cette époque, et de manière manifeste au 20e siècle, le souci d’assurer par soi-même sa sécurité et celui de ne s’engager que dans de justes causes – dont la définition devait être liée à la conception américaine de la sécurité nationale – n’a cessé de nourrir l’idée que Washington se fait de ses rapports au monde.

31 À la fin 2001, l’administration américaine est donc passée d’une relative distance à l’égard des affaires du monde à un souci actif de combattre les forces à l’origine des attentats. Deux processus stratégico-politiques se sont alors mis en place.

32 Il s’est agi, d’une part, de définir les lieux de départ des agressions et des menaces. Il n’était plus question de s’en tenir à des répliques ponctuelles comme celles des années 1990. L’intervention en Afghanistan ne pouvait être conçue que dans une représentation géopolitique de la région moyenne orientale qui devait inclure tous les acteurs de déstabilisation en cours ou potentielle. Mais si cette vision englobante devait être mise en place pour asseoir une politique cohérente et non faite seulement de bricolages conjoncturels, le traitement de chaque cas devait être spécifique. L’Irak devenait ainsi un objectif inévitable dans la mesure où les liens historiques des États-Unis avec certains pays des environs demandaient un traitement plus diplomatique (même pressant) que militaire. L’Irak, en revanche, avait ceci de particulier que la conception américaine ou multilatérale d’une solution apportée aux problèmes suscités par ce pays restait en souffrance depuis 1991. Walzer a bien souligné ce qui faisait problème dans ce cas, dans un article au titre certainement ironique puisque, en proposant « la façon juste de dire non à la guerre », il suggérait les bonnes raisons d’engager l’offensive. Le philosophe américain expliquait que la « façon juste de s’opposer à la guerre est d’affirmer l’efficacité de l’actuel système de contrôle et de vérification, ainsi que la possibilité de l’améliorer ». Il fallait donc reconnaître « l’atrocité du régime irakien et ses dangers potentiels », et favoriser « des mesures coercitives qui frôlent la guerre sans aller jusque-là ». Mais l’examen du résultat de ces divers moyens (embargo sur les produits militaires, zones d’exclusion aériennes entraînant des vols de surveillance permanents, raids qui font une quasi-guerre, inspections de l’ONU entravant le réarmement irakien mais destinées à être refoulées), montrait qu’ils étaient fragiles et coûteux. C’est pourquoi Walzer n’excluait pas la solution que les pacifistes de tous pays oblitéraient par manque de sens politique : celle d’une guerre courte qui effacerait les maux dont la population irakienne souffrait alors. Et, si en observateur prudent, il avouait ne pas savoir si une telle guerre pouvait avoir lieu, il s’inscrivait en faux contre les manifestations qui s’en tenaient à une position anti-guerre. La seule possibilité, selon lui, était de concevoir une action multilatérale, qui le fût vraiment, c’est-à-dire, avec l’assentiment actif et la participation manifeste d’autres grandes puissances. Il mettait l’accent sur deux notions : l’internationalisme, supposant un engagement concret (notamment de la France et de la Russie) aux côtés des États-Unis et l’ultime recours pour en désigner la portée passionnelle et vague. « En fait, écrivait-il, la guerre n’est pas l’ultime recours, car la notion d’“ultime” renvoie à une condition métaphysique qui n’est jamais vraiment atteinte dans la vie réelle : il est toujours possible de faire autre chose, ou de recommencer, avant l’ultime action, quelle qu’elle soit ». Elle est au mieux une « mise en garde » qui ne peut avoir lieu sans que soit envisagée sa réalisation [36].

33 Le second processus stratégico-politique fut celui de l’élaboration d’une « grande stratégie » tout au long de l’année 2002 avec deux aboutissements : la publication, en septembre 2002, d’une Stratégie de sécurité nationale, et le discours sur l’état de l’Union de janvier 2003 qui affichait nettement la doctrine de guerre juste conçue par la Maison Blanche.

34 L’importance de la grande stratégie [37] tient aux différents messages qu’elle délivre en un seul. Après un rappel de la mission première du gouvernement fédéral (« défendre la nation contre ses ennemis »), le président Bush marque un lien étroit entre la puissance américaine (militaire, économique et politique) et la responsabilité qui en découle. Or, la décision qui a été prise vise à « défendre la paix en combattant les terroristes et les tyrans » en passant par des alliances avec les grandes puissances et en favorisant l’établissement de « sociétés libres et ouverte ». Le message est double : si le diagnostic de la menace est précis dans sa généralité pour ainsi dire philosophique (le terrorisme est de portée mondiale ; la politique entreprise pour s’y opposer aussi, et de « durée incertaine »), la vision historique qui oriente la période depuis le 17e siècle fait signe vers l’avènement d’un monde où « les grandes puissances se concurrenceront en paix au lieu de préparer continuellement la guerre ». La représentation d’une planète garantie par une « sécurité mondiale » repose à la fois sur une politique active (celle des États-Unis guidant les grandes puissances) et sur une nécessité historique (la reconnaissance par des pays comme la Russie et la Chine de la supériorité de la démocratie et de l’économie libre).

35 Les neuf points développés dans le document permettent de distinguer trois aspects dans la grande stratégie américaine. Il y a d’abord la guerre à la terreur. Cette War on Terror rassemble sous un seul terme trois cibles : le terrorisme proprement dit, qui fait l’objet d’une lutte par collaboration policière et grâce à l’utilisation de forces spéciales aux mains des États principaux ; les Rogue States, ces États voyous ou prédateurs à l’égard de leurs voisins et de leur propre population, qui peuvent faire l’objet d’un endiguement offensif voire d’une réduction (cas de l’Afghanistan des Taliban et de l’Irak baasiste) ; les armes de destruction massives à l’égard desquelles la politique de contre-prolifération varie selon que l’on a affaire à un État soutenu par un allié puissant (la Corée du Nord et la Chine) ou à des groupes plus diffus qui peuvent user d’armes chimiques. L’inclusion de ces trois éléments dans un même ensemble constitue une « transcendantalisation de la menace [38] » qui vise à donner une cohérence géographique et thématique à une politique de portée globale. L’évolution récente des relations avec l’Irak, l’Iran, le Pakistan et la Syrie montre que la réponse américaine n’est pas homogène. On peut ainsi parler d’un « wilsonisme botté [39] » parce que la politique suivie est à la fois idéaliste – elle est orientée par l’idée que la démocratie est facteur de paix – et fondée sur l’usage de la puissance dans sa facture classique – puisque la démocratisation doit pouvoir être suscitée par l’action militaire [40]. Mais un réalisme de fait vient la doubler puisque les États-Unis ne peuvent déployer 250 000 hommes en deux endroits à la fois. C’est en outre faire une hypothèse risquée, au regard des conflits du 20e siècle, que de supposer que les hommes actuellement les plus influents à Washington sont irrationnels. Cela reviendrait à supposer qu’aucun processus de décision établi n’encadre la politique actuelle, à négliger les signes de maîtrise stratégique manifestés par l’offensive du 20 mars 2003 contre Bagdad et à occulter le découpage régional des défis.

36 Le deuxième aspect de cette grande stratégie concerne la construction d’un environnement sécurisé, notamment par l’extension de la démocratie de marché. Sur ce plan, le diagnostic de l’administration américaine rejoint celui d’un spécialiste du terrorisme nouvelle manière. Comme Rohan Gunaratna, et contrairement à certains islamologues ou néo-orientalistes [41], Washington part du fait que le terrorisme peut donner des résultats par lui-même et du fait de la diffusion du message dont il est porteur, même s’il n’en a pas l’exclusivité. « L’arme du terrorisme » a amené des gouvernements à négocier et à céder une partie de leur pouvoir (face à l’IRA, aux nationalistes basques, à l’OLP, au mouvement Shanti Bahani du Nord-Est de l’Inde ou encore aux Tigres Tamouls). La tentative de réduction de cette arme passe alors par trois types d’action de facture et de temporalité différentes. À court terme, il faut combattre les groupes armés avec les moyens dont disposent les États puisque, comme l’illustre l’Europe, la collaboration policière, la mobilisation des services de renseignement et d’action ainsi que la projection de forces spéciales, peuvent réduire, voire supprimer les foyers de troubles. À moyen terme, l’objectif consiste en particulier à discréditer l’idéologie islamiste comme cela a eu lieu avec le nazisme et le communisme. Le long terme est celui d’un travail d’édification d’infrastructures éducatives et médiatiques visant à contrer les organisations caritatives et socio-économiques islamistes. En ce cas, le travail des élites des pays musulmans est primordial [42].

37 Le troisième aspect de la Stratégie de sécurité nationale concerne les liens avec les autres « grandes puissances ».

Un nouveau malentendu transatlantique ?

38 Si des réticences ont pu être exprimées à Moscou à l’encontre de l’intervention militaire américaine en Irak, « l’apaisement relatif » des relations russo-américaines qui prévaut dans la période actuelle [43] semble s’être confirmé. La Chine peut, quant à elle, trouver dans le soutien discret mais réel qu’elle apporte à des mouvements nationalistes et anti-américains une voie de détournement des critiques adressées à son gouvernement, mais sa position critique à l’égard de la politique irakienne des États-Unis ne saurait voiler l’intérêt qu’elle trouve à l’appui militaire américain dans la lutte anti-terroriste en Asie du Sud-Est [44]. L’Allemagne, quant à elle, connaît des positions internes plus nettement divisées que ne l’a laissé percevoir sa position diplomatique. Celle-ci épousait le pacifisme d’une partie de la population tandis que l’opposition affichait une posture pro-américaine. Il est donc revenu à la France d’avoir l’insigne – ou le douteux – privilège de supporter le fardeau de la vindicte américaine après avoir adopté des attitudes contradictoires entre l’automne 2002 et janvier 2003. Qu’y a-t-il de commun entre la diplomatie de la persuasion de la première période et celle du refus radical de la seconde ? L’affaire irakienne a révélé le glissement de deux conceptions différentes de la politique internationale vers deux positions antagonistes : l’une concernant la légitimité (et les voies d’expression) du recours aux armes ; l’autre, philosophique, opposant une tradition rénovée de la guerre juste à celle de la paix perpétuelle. Ces deux réactions divergent quant au contexte. Celle des États-Unis, nourrie par l’effet durable du 11 septembre mais sans rupture historique, consiste en une accentuation de la pression au Moyen Orient. À l’aide d’un travail diplomatico-stratégique elle vise à briser la connexion islamiste Riyad-Peshawar et à redéfinir les rapports israélo-palestiniens en affaiblissant l’instrumentalisation du problème palestinien par les pays environnants. Les signes de rapprochement entre la Syrie, la Turquie et Israël au début de 2004 découlent certainement de la politique américaine dans la région.

39 La réaction française semble avoir été influencée par la combinaison de divers éléments : des rapports étroits avec l’Irak – support d’une politique arabe évanescente depuis près de trente ans ; un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, outil primordial de l’influence française sur la scène internationale ; enfin, une forte population musulmane au sein de laquelle la mouvance islamiste possède une influence non négligeable.

40 La différence des facteurs influents s’est donc traduite par le conflit de deux légitimités : celle d’une ONU productrice de droit international dans laquelle le ministre français des Affaires étrangères décèle l’incarnation d’une « conscience universelle au-dessus des États » et l’infrastructure de « la difficile construction d’une démocratie mondiale [45] » ; celle, plus classique, de la puissance étatique, support de l’exercice d’une souveraineté qui use de la raison d’État (en perpétuant les privilèges du secret de l’élaboration des plans diplomatico-stratégiques ou en érigeant un système judiciaire propre au traitement des prisonniers, à Guantanamo).

41 Le nouveau malentendu transatlantique s’est diffusé pour se manifester par une inversion notable du sens même de la diplomatie puisque, tandis que du côté français l’obstruction devenait systématique, du côté américain l’invective semblait prendre la place de cet art pluri-séculaire dont Richelieu disait qu’il était celui d’« agir en tout lieu et, ce qui est bien à remarquer, selon l’humeur et par moyens convenables à la portée de ceux avec lesquels on négocie [46] ». De leur côté, les médias se firent l’écho de ce conflit de conceptions, avec des divergences aux États-Unis tandis que la majorité des organes français s’adonnaient à la désinformation pendant l’intervention militaire en Irak [47].

Le retour de la doctrine de la guerre juste

42 Le conflit diplomatique transatlantique possède des ramifications philosophiques. Il s’agit plutôt, du côté européen [48], de l’idée de paix perpétuelle portée par l’édification d’une Europe relativement solipsiste depuis 1945, idée dont la France a été le héraut. Mais la doctrine de la guerre juste, adoptée récemment par le gouvernement américain, intéresse plus directement notre sujet. C’est lors de son allocution sur « l’état de l’Union » de janvier 2003 que le président Bush a invoqué les critères de la guerre juste pour expliquer les bonnes raisons de faire la guerre au régime de Saddam Hussein.

43 Ce régime déstabilisait la région en attaquant ses voisins ; il était inhumain à l’égard de ses populations et détenait des armes de destruction massive. À ce caractère prédateur il ajoutait l’aide au terrorisme. Bush reprenait donc à son compte le critère de la juste cause. Elle constitue l’une des conditions pour que l’entrée en action soit légitime et s’inscrit dans cette partie de la doctrine de la guerre juste formalisée par la pensée scolastique, appelée jus ad bellum. La justesse de la cause revenait en l’occurrence à dénoncer les graves préjudices subis par plusieurs acteurs, locaux (les populations, les voisins) ou plus éloignés (les États-Unis victimes du terrorisme islamiste). L’intervention contre ce régime devait en outre être menée par une autorité légitime et suprême (le gouvernement des États-Unis) et ce, en vue d’une juste fin, celle de l’établissement de la paix dans la stabilité régionale, grâce à la diffusion de la démocratie.

44 Afin que l’intervention américaine apparaisse pleinement légitime, et réponde à l’essentiel des exigences de la doctrine de la guerre juste, il fallait adjoindre un principe de légitimation cette fois interne à la guerre. Ce qui renvoie à la codification du comportement des belligérants pendant le déroulement des opérations : le jus in bello. Sa philosophie a été résumée ainsi par Montesquieu : « le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts [49] ». Héritiers de deux siècles de montée en puissance du jus in bello, les États-Unis devaient donc respecter ces conditions essentielles du droit dans la guerre que sont l’utilisation de moyens proportionnés à l’objectif visé (renverser le régime irakien) et ne pas prendre pour cible les non-combattants. Cependant, malgré la référence à une tradition prestigieuse, la mobilisation de cette doctrine est étonnante à trois titres.

45 Il s’agit, d’abord, d’une doctrine oubliée. Ses résurgences les plus récentes avaient été le fait, entre les deux guerres mondiales, de théologiens belges et français puis de Gaston Fessard ; elle était réapparue aux États-Unis comme critique sociale et philosophique de la guerre du Viêtnam, avant d’être utilisée par les théologiens au début des années 1980 pour mettre en cause non seulement l’usage des armes nucléaires mais l’idée même que l’on puisse penser cet usage. C’est dans le contexte de l’après-guerre du Viêtnam qu’avait paru l’ouvrage de Walzer [50] qui sortait la discussion de son cadre théo-logique pour lui conférer une dimension proprement morale et politique. Parallèlement, si le discours des présidents américains a souvent été teinté de moralisme, et si la pensée politique américaine a inclus dès ses origines des éléments de la doctrine de la guerre juste, celle-ci avait quitté les cercles du pouvoir pour ne faire l’objet d’une réappropriation que dans la société civile. Or, le choc du 11 septembre a provoqué la nécessité d’un discours adressé à la nation américaine pour témoigner de « l’énergie » du gouvernement. Ensuite, l’idéologie des néo-conservateurs fait fond sur « l’exceptionnalisme américain » pour développer une conception de la raison d’État américaine trouvée chez le politologue Robert Tucker : « Dès le début de notre existence en tant que nation, nous avons eu la conviction que notre sécurité et notre survie étaient synonymes de la sécurité et de la survie de la liberté dans le monde. C’est pourquoi notre raison d’État possède non seulement une dimension qui dépasse la raison classique, mais qu’elle a souvent été considérée comme qualitativement différente de celle-ci [51] ». Cette apparition explicite de la doctrine de la guerre juste dans le discours officiel semble surgie de l’obligation de définir l’immensité quasi-métaphysique de la tâche à accomplir. Les catégories de base du jugement moral, le bien et le mal, trouvaient alors tout naturellement leur place, en étant même subsumées par la référence à la guerre juste. Mais il faut préciser, avec un philosophe français, « ce que l’on savait jadis, à savoir que le mal n’est pas seulement une catégorie morale, propre au jugement normatif (…) il est aussi un principe d’explication (…). Il y a un pouvoir causal du mal, irréductible à la logique de l’intérêt. Sous la forme du ressentiment, de l’envie, de la jalousie, de la haine destructrice, le mal peut acquérir une puissance considérable, broyant sur son passage tout ce qui, les tenant à distance les uns des autres, permet aux hommes de vivre ensemble [52] ». Le président Bush avait senti cette collision du ressentiment contre les symboles de ce qui est haï lorsqu’il s’étonnait qu’une partie du monde n’aime pas l’Amérique. Les Américains avaient peut-être oublié le tragique de l’existence historique. Leur gouvernement, en se réappropriant le discours de la guerre juste, leur en a rappelé l’existence.

46 C’est aussi à l’élaboration d’une doctrine nouvelle à laquelle nous avons assisté. Elle avait connu son plein épanouissement au Moyen Age, en une époque baignée de christianisme et portée par l’idée de la république chrétienne. Avec les 16e et 17e siècles, le concept de guerre s’était transformé dans le droit public européen qui mettait à égalité les Etats belligérants et évacuait l’idée d’une guerre juste d’un côté plutôt que de l’autre. La Première Guerre mondiale a sonné le glas de ce droit et enterré la guerre strictement interétatique et égalitaire dont il était porteur, pour donner lieu à une intensification à la fois technique et idéologique des guerres. Carl Schmitt regretta cette disparition et détesta cet avènement [53]. La nouvelle combinaison apparue alors, et qui s’affirme pleinement aujourd’hui, mêle un élément qui n’était pas étranger à la doctrine médiévale de la guerre juste, à savoir la criminalisation de l’ennemi, avec un élément propre au droit public européen (et qui formait le cœur de la doctrine politique de Schmitt), à savoir le décisionnisme de la souveraine puissance étatique. C’est pourquoi la référence à l’idée de guerre juste découvre une nouvelle doctrine qui parvient à justifier l’action de guerre à une époque où ce « fléau » a vu son vocable disparaître des discours officiels. Elle possède cette utile vertu de justification parce que les États-Unis sont à ce point impliqués en des territoires polémogènes qu’il leur faut pouvoir défendre le recours à la force armée jusqu’en des situations non régies par le droit international (ou qui interdisent de s’adresser au Conseil de sécurité). Elle renvoie aussi à l’idéalisme des néo-conservateurs qui soutiennent un changement de paradigme dans la justification de l’entrée en guerre. Celle-ci peut dorénavant viser la transformation du régime interne des pays tiers pour le rendre démocratique. Le nouveau paradigme de la guerre juste ne semble donc plus receler de limite interne dans la mesure où l’établissement de régimes démocratiques est un travail sans fin. La visée idéelle des États-Unis est tendanciellement pan-démocratique [54] : « Décider de la ligne de conduite à adopter est capital, écrivent des auteurs proches de l’administration, parce qu’il s’agit clairement de bien plus que l’Irak. Il s’agit de bien plus que l’avenir du Moyen Orient et que la guerre contre le terrorisme. Il s’agit du rôle que les États-Unis entendent jouer dans le monde au 21e siècle. Il s’agit du monde dans lequel les Américains souhaitent vivre : un monde favorable aux États-Unis et où s’appliquent des normes de conduite civilisées, ou bien un monde où les dictateurs se sentent libres de fabriquer des armes de destruction massive et n’hésitent pas à commettre des actes d’agression et à soutenir le terrorisme [55]. » Mais, nous l’avons noté, il existe des limites de fait à l’exercice de la puissance ainsi, d’ailleurs, qu’une vertu limitative inhérente à la notion même de guerre juste. Son invocation permet la guerre dans certaines conditions et son énonciation gouvernementale offre les armes de la critique à qui veut apprécier l’usage des armes.

47 Il s’agit, enfin, d’une doctrine révolutionnaire. Le paradoxe apparent de l’usage qui en est fait tient en ce que cette doctrine, limitative ou permissive dans certaines limites, justifie une opération de bouleversement du statu quo que défend largement le droit international public. Elle s’impose comme un bouleversement dans la mesure où, tout en comprenant les mêmes principes directeurs que le droit international établi (comme l’autodétermination des peuples, ou l’égale souveraineté des États), elle vient heurter de front la version onusienne du droit international parce que la conjoncture actuelle doit faire prévaloir la décision et l’action au moins autant que la délibération. Si l’on se réfère en outre à la définition que Locke donne du pouvoir fédératif (pouvoir de mener les relations avec l’extérieur et libre des liens législatifs qui régissent l’organisation interne de la société politique, lequel doit s’exercer avec prudence et sagesse), on ne saurait nier que le gouvernement actuel des États-Unis ne suive une partie du schéma libéral de la politique internationale, qui comprend des moments de décisionnisme.

48 Doctrine révolutionnaire, qui vient se heurter telle une monade sans porte ni fenêtre à cette autre monade, plus molle, que constitue le droit onusien, la doctrine renouvelée de la guerre juste n’en comporte pas moins des limites qui appartiennent à la configuration du rapport des forces régionales et mondiales, c’est-à-dire aussi aux moyens de grande stratégie que Washington peut mobiliser. Un réalisme de fait informe donc l’idéalisme du discours. Ce réalisme n’est pas sans pointer vers la texture originelle de l’idée de guerre juste, façonnée qu’elle fut, en ses débuts, par l’esprit antique qui marquait à la fois une séparation entre les Grecs et les barbares et une extension aussi large que possible des limites de l’empire romain et de sa citoyenneté. On s’explique ainsi le regain d’intérêt suscité par les Anciens, dont témoignent aussi bien certains films que certains ouvrages [56]. Nous aboutissons alors à une étrange combinaison de retenue puritaine à l’égard du sacrifice des soldats américains sur le terrain et d’affirmation d’une stratégie guerrière qui tire sa prudence des circonstances qui freinent le mouvement indéfini inhérent à une politique de démocratisation du monde.

Conditions de possibilités du jugement politique

49 Quelle que soit l’appréciation portée sur les développements concrets de la nouvelle politique étrangère américaine, nul observateur ne saurait oublier que le feu des événements et le tourbillon des informations parcellaires déforment son regard s’il n’est accoutumé à faire la part de l’écume des choses et des événements significatifs. À titre de conclusion, laissons donc la parole à ce maître de l’observation sur le vif et théoricien majeur des relations internationales que fut Raymond Aron. Ces quelques lignes de Paix et guerre entre les nation incitent à la modestie et à la prudence : « Le jugement éthique sur les conduites diplomatico-stratégiques n’est pas séparable du jugement historique sur les buts des acteurs et les conséquences de leur succès ou de leur échec. S’en tenir à l’alternative du droit et de la force, c’est mettre et condamner en bloc toutes les tentatives révolutionnaires. Que ce jugement historique soit incertain (nul ne connaît l’avenir), souvent partisan, sans doute. Ce n’est pas un motif valable de renoncer à toute discrimination [57] ». ?

Notes

  • [1]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme (1992), trad. D.-A. Canal, Flammarion, 1992, rééd. coll. « Champs », p. 245 et 369.
  • [2]
    Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996), trad. J.-L. Fidel, G. Joublain, P. Jorland, J.-J. Pédussaud, Odile Jacob, 1997.
  • [3]
    Voir, notamment, Pierre Hassner, « La guerre et la paix », dans Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996.
  • [4]
    Jean-Pierre Derriennic, Les Guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001.
  • [5]
    Roger Caillois, « Le vertige de la guerre » (1951), dans Bellone ou la pente de la guerre (1962), Fata Morgana, 1994, p. 139.
  • [6]
    Par exemple, Gilles Dorronsoro, La Révolution afghane, Karthala, 1999 ; Alexis Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Vrin, 1976 ; Philippe Soulez, Les Philosophes et la guerre de 14, PUV, Saint-Denis, 1988.
  • [7]
    Caillois cite en note, comme exceptions, Quincy Wright et John U. Nef, dans R. Caillois, op. cit.
  • [8]
    Jan Patoçka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1975), trad. Erika Abrams, Verdier, 1981, p. 130.
  • [9]
    Ibid., p. 143.
  • [10]
    Ibid., p. 144.
  • [11]
    Benjamin Constant, De l’Esprit de conquête et de l’usurpation (1814), dans Écrits politiques, éd. M. Gauchet, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 130.
  • [12]
    Raymond Aron, Espoir et peur du siècle. Essais non partisans, Calmann-Lévy, 1957 ; Raymond Aron, « Pourquoi on ne peut exclure la guerre », Réalités, 1963, p. 57 ; ce dernier texte a été rédigé à la suite de la parution de Paix et guerre entre les nations (Calmann-Lévy, 1962).
  • [13]
    Carl von Clausewitz, De La Guerre, trad. L. Murawiec, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, 1999, L. I ch. I, p. 31.
  • [14]
    Ibid., p. 48 et 46.
  • [15]
    Cité par Gaston Bouthoul, Les Guerres. Éléments de polémologie, Payot, 1951, p. 35.
  • [16]
    Ibid., p. 35.
  • [17]
    Jean-Pierre Derriennic, Les Guerres civiles, Presses de Sciences Po, 2001, p. 13. Nous ne saurions, par conséquent, retrouver la guerre jusque dans les moindres interstices de la paix, à la manière de Schmitt et de Foucault, sans sacrifier à une sorte de métaphysique polémocentrée. Sur le rapprochement de ces auteurs, voir Emmanuel Terray, Clausewitz, Fayard, 1999, p. 110-111.
  • [18]
    J.-P. Derriennic, op. cit., p. 13.
  • [19]
    Ibid., p. 18.
  • [20]
    Ibid., p. 28.
  • [21]
    Ibid., p. 45.
  • [22]
    Ibid., p. 71.
  • [23]
    Ibid., chap.V.
  • [24]
    Ibid., p. 173.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Michael Walzer, Guerres justes et injustes (1977, 1992), trad. S. Chambon et A. Wicke, Belin, 1999.
  • [27]
    Bruce Hoffman, Stratégique, n° 66/67.
  • [28]
    Est qualifié de « terrorisme international » l’action de terroristes qui se rendent à l’étranger pour frapper leurs cibles, ou les choisissent parmi les ressortissants étrangers, ou cherchent à susciter des incidents à répercussion internationale.
  • [29]
    Gérard Chaliand, « Le stade ultime du terrorisme », Le Monde, 18 septembre 2001, repris dans G. Chaliand, L’Arme du terrorisme, Louis Audibert, 2002, p. 137-142.
  • [30]
    Guglielmo Ferrero, La Fin des aventures. Guerre et paix, Les Éditions Rieder, 1931, p. 37 et 40. Nous nous permettons de renvoyer à Stephen Launay, La Guerre sans la guerre. Essai sur une querelle occidentale, Descartes et Cie, 2003, chap. V.
  • [31]
    George Mosse, De La Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes (1990), trad. E. Magyat, Hachette, 1999, p. 7 et 183.
  • [32]
    C’est ce que l’on pouvait déduire, dès le début de l’après-11 septembre de la lecture de Rohan Gunaratna (Al-Qaida, voyage au cœur du premier réseau mondial, Autrement, 2002) qui soulignait que les seuls services secrets occidentaux aptes à engager des actions efficaces étaient les services français. Depuis, nous avons eu de nombreuses confirmations de l’évidente et étroite coopération des services policiers des deux côtés de l’Atlantique.
  • [33]
    Unité de vue favorisée, institutionnellement, par l’existence du Conseil de sécurité nationale. Charles-Philippe David, « L’influence du Conseil de sécurité nationale », dans Ch.-Ph. David, L. Balthazar, J. Vaïsse, La Politique étrangère des États-Unis. Fondements, acteurs, formulations, Presses de Sciences Po, 2003, chap. 7.
  • [34]
    Bob Woodward, Bush s’en va-t-en guerre (2002), trad. C. Julve, A. Le Goyat, E. Motsch, Denoël, 2003.
  • [35]
    André Tardieu, Notes sur les États-Unis, Calmann-Lévy, 1908, IIIe partie, chap.1er.
  • [36]
    M. Walzer, « La façon juste de dire non à la guerre », Global Viewpoint, distribué par Tribune Media Services, 2003, trad. par Fr. Cartano dans Le Monde, 31 janvier 2003, p. 1 et 15.
  • [37]
    Elle a fait l’objet d’une présentation par George W. Bush lors de sa publication, le 17 septembre 2002. Cf. National Security Strategy of the United States of America, september 2002. Texte disponible sur le site du Département d’État : usinfo.state.gov/topical/pol/terror/secstrat3.htm
  • [38]
    Olivier Chopin, « La guerre au terrorisme et la société internationale », Les Cahiers d’Histoire sociale, Hiver 2003-2004, n° 22, p. 21-30 et n° 23, à paraître au printemps 2004.
  • [39]
    P. Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n° 54, septembre 2002.
  • [40]
    Romain Ducoulombier, « La démocratie au bout du fusil ? Les sorties de guerre depuis 1945 », Les Cahiers d’Histoire sociale, n° 22, op. cit., p. 7-20.
  • [41]
    Pour ce qui concerne le « néo-orientalisme » : Alain Roussillon, « L’orientalisme en crise », Esprit, septembre 2001.
  • [42]
    Outre The National Security Strategy, voir Rohan Gunaratna, op. cit., p. 275-290.
  • [43]
    Isabelle Facon, « La politique extérieure de la Russie de Poutine : acquis, difficultés et contraintes », Annuaire français des relations internationales, Bruylant, 2003.
  • [44]
    Chen Yan, L’Éveil de la Chine. Les bouleversements intellectuels après Mao, 1976-2002, Éditions de l’Aube, 2002, chap. VII ; François Godement, « La Chine : enjeux institutionnels de l’intégration globale », RAMSES 2003, Dunod, 2002, p. 188.
  • [45]
    Le Monde, 13 mai 2003.
  • [46]
    dans son Testament politique, cité dans Jacques Chazelle, La Diplomatie (1962), PUF, 1968, 2e éd., p. 21.
  • [47]
    Alain Hertoghe, La Guerre à outrance. Comment la presse nous a désinformés sur l’Irak, Calmann-Lévy, 2003.
  • [48]
    Sans que l’on puisse exactement superposer l’orientation géographique et l’orientation doctrinale.
  • [49]
    L’Esprit des lois, I, 3.
  • [50]
    M. Walzer, op. cit.
  • [51]
    Robert W. Tucker, « Examplar or Crusadar » ? The National Interest, automne 1986, p.9 ; cité dans William Kristol et Lawrence F. Kaplan, Notre Route commence à Bagdad, trad. H. Demazure, Saint-Simon, 2003, p. 74-75.
  • [52]
    Jean-Pierre Dupuy, Avions-nous oublié le mal ? Penser la politique après le 11 septembre, Bayard, 2002, p. 31.
  • [53]
    Carl Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum (1950), trad. revue par P. Haggenmacher, PUF, 2001.
  • [54]
    Du Grec « pan » (tout, entier, totalité). L’adjectif que nous forgeons désigne l’idée démocratique comme fer de lance de l’action américaine.
  • [55]
    William Kristol et Lawrence Kaplan, op. cit., p. 16.
  • [56]
    Nous pensons à Gladiator de Ridley Scott, au Dernier Samouraï, et à l’ouvrage de Robert D. Kaplan, La Stratégie du guerrier. L’éthique païenne dans l’art de gouverner (2002), trad. De l’anglais (EU) par Michèle Lévy-Bram et Pascale Michon, Bayard, 2003. Edward Luttwak avait mené une comparaison entre la stratégie de la Rome antique et celle des États-Unis à travers son étude de La Grande Stratégie de l’empire romain, trad. fr., Economica, 1987.
  • [57]
    Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations (1962), Calmann-Lévy, 1984, 8e éd., p. 592.

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