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Article de revue

Autour de In the Name of Liberalism : Illiberal Social Policy in the USA and Britain

Pages 107 à 116

Notes

  • [1]
    Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [2]
    L’anglais illiberal n’ayant pas d’équivalent littéral en français, nous adopterons le néologisme « illibéral » qui se distingue, dans ce texte, du terme antilibéral. NdT.
  • [3]
    Cf., entre autres, Thomas Humphrey Marshall, Citizenship and Social Class : and Other Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1950.
  • [4]
    Cf. R. Smith, « Beyond Tocqueville, Myrdal and Hartz : the Multiple Traditions in America », American Political Science Review, 87(3), septembre 1993 et Civic Ideals, New Haven, Yale University Press, 1997.
  • [5]
    M. Gilens, Why Americans Hate Welfare : Race, Media and the Politics of Antipoverty Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1999.
  • [6]
    Voir, par exemple, Robert C. Lieberman, Shifting the Color Line, Race and the American Welfare State, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1998 ; Jill Quadagno, The Color of Welfare : how Racism Undermined the War on Poverty, New York, Oxford University Press, 1994.
  • [7]
    Le Jobseeker’s Allowance oblige les bénéficiaires de l’allocation chômage à subir des entretiens et à se conformer à un certain nombre d’obligations sous peine d’être privés de l’allocation.
English version

1 Raisons politiques : Vous comparez, dans votre ouvrage[1], les politiques eugénistes mises en place dans les années 1920 et 1930 (stérilisation volontaire en Grande-Bretagne et restriction de l’immigration aux États-Unis), les camps de travail de l’époque du New Deal et les récents dispositifs de workfare. Selon vous, ces politiques sociales ont pour point commun d’être illibérales[2] en ce qu’elles violent ce que vous définissez comme les deux principes fondamentaux du libéralisme : la liberté individuelle et l’égalité de traitement. Un autre point commun est qu’on les a justifiées « au nom du libéralisme ». Qu’entendez-vous par là ? Est-ce qu’on les a toutes justifiées de la même façon ?

2 Desmond King : Ce que je veux dire, avec ce titre, c’est que ces politiques sont tenues pour acceptables dans une démocratie libérale parce qu’on est parvenu à les justifier au nom des valeurs mêmes qu’elles contredisent dans la réalité. Mon hypothèse est que le libéralisme est suffisamment large pour couvrir des politiques très différentes. Il s’agissait pour moi de réfléchir à ce que signifie la mise en place de ce type de politiques dans un système politique libéral-démocrate. Je suis un fervent défenseur des systèmes politiques américain et britannique, mais le problème est qu’ils ont aussi rendu possibles ces politiques sociales assez critiquables.

3 On peut dire que ces mesures doivent être expliquées de façon spécifique parce qu’elles empruntent des trajectoires particulières. La singularité des « camps de travail », dans les années 1930 – ces camps dans lesquels on a envoyé des chômeurs volontaires pour les occuper et les « reconditionner » professionnellement – est la plus évidente. Ces camps ont été mis en place dans un contexte de crise économique et sociale qui a permis en partie de justifier le choix de cette forme très directive, à résonance collectiviste, de gouvernement des comportements. Il est fort peu probable que l’on approuverait aujourd’hui l’idée d’envoyer des gens dans des camps pour des périodes déterminées, même en mettant l’accent sur le caractère volontaire et temporaire de la démarche. On considérerait ces camps de travail comme non conformes aux principes de la démocratie libérale.

4 Les politiques eugénistes et de workfare sont très différentes. Les premières, qui tiennent à la volonté de contrôler la reproduction d’une population dans son ensemble, posent problème parce qu’elles renvoient à une pratique d’évaluation des individus et à une époque où l’on pensait pouvoir faire des distinctions très objectives entre les gens en termes de caractéristiques mentales et de capacités intellectuelles. Il est intéressant de noter l’ampleur du soutien dont ces politiques ont bénéficié. Ni de droite ni de gauche, elles traversaient le spectre politique, au nom d’une certaine conception de la raison et des compétences individuelles. Ce sont des exemples significatifs de la façon dont des politiques promues par le recours à l’expertise peuvent devenir très vite très à la mode, ce qui n’est pas sans poser des problèmes.

5 Quant au workfare, il peut simplement se comprendre comme une extension de la façon dont la société industrielle traite la question de la pauvreté depuis le 19e siècle. Cette politique envisage la pauvreté en termes de défaillance des individus, non en termes de structure ou de contexte. Elle nous renvoie au cadre marshallien des droits sociaux [3] et à la façon dont on a étendu celui-ci pour justifier le workfare : ses concepteurs ont mis l’accent sur la part de responsabilité et d’obligation individuelle dans l’allocation de ressources. Cela dit, pour nuancer un peu ce que je viens d’affirmer, il me semble que ce programme – à la fois aux États-Unis, en Grande-Bretagne et, dans une certaine mesure, dans d’autres pays comme le Danemark, l’Australie… –, peut être considéré comme assez nouveau dans la mesure où il est en pleine expansion. Par exemple en Grande-Bretagne, le New Deal, qui est le principal programme de workfare pour les jeunes, était censé être un programme d’urgence, l’objet de promesses pré-électorales. Mais il est devenu central et on l’a étendu à d’autres groupes de la population. Comment justifie-t-on ce programme ? En termes de production de main-d’œuvre employable. On met l’accent sur la centralité du travail dans la tradition travailliste, dont on fait de l’éthique l’élément principal. On le justifie, également, à partir d’hypothèses macroéconomiques sur le chômage, selon lesquelles le chômage est complètement volontaire ; l’idée de chômage involontaire a aujourd’hui beaucoup perdu de sa force.

6 Je pense que nous n’en savons pas encore assez pour affirmer dans quelle mesure ce programme parvient à inciter les gens à retrouver du travail. Mais s’il y parvient, on n’a nul besoin de l’élément coercitif qu’il contient.

7 R. P. : Vous mettez l’accent, pour chacune de ces politiques, sur le rôle de la science, de l’expertise et des experts. Comment concevez-vous le rôle de ces derniers ?

8 D. K. : Il s’agit d’un rôle important, mais subtil. Je ne veux pas jeter la pierre aux experts, mais il est frappant, dans chacun de ces cas, et en particulier pour les politiques eugénistes et de workfare, qu’ils s’associent rapidement à des thèses particulières. Nous tenons les experts pour des gens qui fournissent un savoir impartial et neutre, mais quand vous regardez de plus près les membres des think-tanks, des groupes d’intérêt ou du monde universitaire, cette neutralité comme cette impartialité deviennent moins évidentes, dans la mesure où les experts croient souvent qu’on devrait suivre une ligne particulière pour traiter un problème.

9 La période de l’eugénisme est de ce point de vue assez singulière. Je pense que la Grande-Bretagne et les États-Unis en ont tiré les leçons et sont devenus prudents à l’égard des experts. La façon dont on débat aujourd’hui de l’ensemble des problèmes éthiques que soulève la génétique moderne est plus subtile qu’à l’époque des politiques eugénistes. L’eugénisme a bénéficié d’avoir été présenté comme scientifique, alors qu’une grande partie des affirmations n’était que pseudoscientifique. Ceux qui le critiquaient n’attiraient pas beaucoup l’attention. Notre époque est donc assez différente.

10 Mais, encore une fois, je ne veux pas mettre en accusation les experts. Il est important de penser davantage à eux dans les politiques publiques parce que les hommes politiques ont besoin d’experts pour les aider, leur fournir des idées et leur proposer des solutions rationnelles. Clinton et Blair en on fait entrer beaucoup dans l’administration et le gouvernement. C’est là une grande tradition qui remonte à Wilson, à Roosevelt dans les années 1930, mais une fois que les experts sont impliqués dans l’élaboration des politiques publiques, il peut devenir très compliqué de s’assurer le maintien d’une certaine forme de neutralité.

11 R. P. : Dans votre ouvrage, vous semblez assimiler science et libéralisme, en soutenant que tous deux ont leurs racines dans les Lumières, et vous considérez la science comme un moyen de justifier les politiques illibérales « au nom du libéralisme ». Mais le rapport entre la science et le libéralisme n’est-il pas plus complexe ? Peut-on vraiment considérer la justification par la science comme un moyen de rendre libérales les politiques illibérales ? Rogers Smith, par exemple, critique cette idée qu’il trouve chez Myrdal et Hartz, intégrée à la thèse plus générale selon laquelle le libéralisme est hégémonique dans la culture politique américaine[4]

12 D. K. : Les Lumières ont donné à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui en sont le produit, une relation particulière à la rationalité, à la légitimité scientifique et à l’expertise. Il me semble fort peu probable qu’un homme politique tente de promouvoir une politique donnée en se bornant à dire : « Je pense que cela pourrait marcher ». Il lui faut produire des experts, des preuves scientifiques, de manière à pouvoir dire : « Nos connaissances laissent entendre que si nous faisons ainsi, ceci produira cela ». Il y a là une différence avec le libéralisme dont parle Rogers Smith, qui se situe surtout au niveau de la rhétorique et des valeurs politiques. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Smith dirait que la croyance des Américains en un individualisme farouche constitue un aspect du libéralisme et je dirais que dans le même héritage libéral, la science occupe une position particulière. Certaines des traditions peu flatteuses que Smith étudie dans l’histoire américaine – le racisme, l’eugénisme, etc., – étaient justifiées par des experts occasionnels, particulièrement dans la période 1890-1920 et dans les années 1930, lorsqu’il y eut un déversement d’écrits eugénistes et d’écrits « racistes ». Ce fut la même chose en Grande-Bretagne et dans bien d’autres pays : les pays latino-américains, certainement l’Allemagne, la Russie, et à un moindre degré la France.

13 Le rôle de la science est donc très important, mais s’il est plus évident, il est aussi plus complexe. Si vous considérez certaines des crises agricoles que nous avons traversées, comme l’ESB ou la maladie de la fièvre aphteuse, tout le monde a fait des pieds et des mains pour trouver les bons experts, les bonnes lignes directrices pour procéder de la meilleure façon, pour traiter le problème, et l’on a justifié les mesures prises en termes scientifiques. Mais tout cela est aussi plus complexe car il y a beaucoup de domaines pour lesquels les connaissances scientifiques dont nous disposons ne nous fournissent pas de lignes directrices très claires pour la mise en œuvre des mesures qu’elles pourraient inspirer. Par exemple, la question du dépistage génétique et des assurances est très importante et certaines de ses implications sont assez claires, mais les questions sur la façon dont nous devrions procéder sont très complexes.

14 R. P. : Dans quelle mesure êtes-vous d’accord avec la thèse des « traditions multiples », défendue par Smith, selon laquelle le libéralisme n’est pas hégémonique dans la culture politique américaine, les idéologies inégalitaristes, le républicanisme, la référence aux valeurs religieuses et aux préjugés racistes ayant eux aussi joué un rôle important ? Pouvons-nous trouver des éléments de cette thèse dans la façon dont a été conçu le workfare ?

15 D. K. : Il est vrai que d’autres traditions que la tradition libérale sont consubstantielles au workfare. Mais je continue de penser que la logique et le cadre particulier de celui-ci s’enracinent dans l’approche contractualiste : vous êtes un membre de la société et cela vous donne des droits mais également des obligations. Ce contractualisme est spécifiquement libéral.

16 Cela dit, je suis tout à fait d’accord avec l’idée que politiquement, aux États-unis, les attitudes raciales jouent un rôle crucial dans la construction des politiques d’aide sociale et leur mise en place. Le récent travail de Martin Gilens, entre autres, Why Americans Hate Welfare ?[5] montre clairement que les Américains blancs perçoivent l’aide sociale comme quelque chose qui profite principalement aux Afro-Américains. Les exemples scientifiques que l’on donne de faillite de l’aide sociale sont trop orientés sur les Afro-Américains, alors que, proportionnellement, l’aide sociale va plus aux Américains blancs pauvres qu’aux Afro-Américains. Mais personne ne va dire ouvertement qu’il s’agit de racisme. Il est cependant bien établi, notamment à travers les travaux de J. Quadagno, R. C. Lieberman ou Th. Skocpol [6], que la façon dont cette politique a été mise en place dans les années 1930 aux États-Unis a été biaisée d’un point de vue racial, que la décision d’exclure certains métiers du bénéfice de la sécurité sociale et celle de donner aux États le pouvoir de décider des niveaux d’indemnisation du chômage ont toutes deux été motivées par les intérêts du Sud, qui voulait s’assurer que les Afro-Américains ne bénéficieraient pas de ces programmes. Mais si l’on considère les arguments mis en avant dans les années 1970, 1980 et 1990 et aujourd’hui, ils sont de type contractualiste et correspondent à un héritage spécifiquement libéral.

17 R.P. : En quoi est-il important, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, de justifier ces politiques illibérales, au nom du libéralisme ? Quel poids politique donnez-vous aux systèmes de justification, aux idées, particulièrement vis-à-vis des intérêts ?

18 D. K. : C’est la grande question : les idées sont-elles simplement des instruments aux mains des hommes politiques ou ont-elles un statut objectif ? On peut les concevoir comme correspondant à une stratégie politique. Ainsi le Parti travailliste essaie-t-il de se resituer sur l’axe droite-gauche des politiques d’aide sociale grâce au workfare. Il y parvient très bien et il l’a fait avec assez d’assurance pour pouvoir dire : « Nous allons être plus durs avec le chômage ». C’est cette affirmation qui a en grande partie amené les hommes politiques à opter pour le workfare.

19 Mais si l’on a opté ensuite pour le workfare, pourquoi ne l’a-t-on pas fait en privilégiant la version retenue auparavant ? Pourquoi a-t-on choisi l’approche américaine plutôt que l’approche suédoise fondée sur une période beaucoup plus longue de cours, de stages, une volonté bien plus grande de produire des compétences adaptées au marché du travail. On voit mal comment le workfare pourrait atteindre ces objectifs, dans la mesure où leur réalisation dépend surtout des dispositifs de formation. Les travaillistes qui valorisent comme les néolibéraux la flexibilité du marché du travail répondent qu’il faut privilégier des périodes courtes de cours, que cette approche s’accorde avec la façon dont fonctionne le marché du travail.

20 À l’époque de l’eugénisme, il y avait des intérêts de classe bien définis, impliqués dans ces politiques, mais ils n’étaient pas vraiment exploités par les partis politiques ; et le fait qu’il n’y avait pas de grande division droite-gauche dans la plupart des pays où l’eugénisme fut un choix populaire en dit long sur l’argument scientifique de type eugéniste que l’on a utilisé pour accompagner ces politiques. Différentes choses ont contribué à faire gagner du terrain à ces politiques. Par exemple, aux États-Unis, la découverte de taux élevés d’illettrisme parmi les recrues de l’armée durant la première guerre mondiale a suscité l’inquiétude des Américains. C’est ce type de stimuli qui a favorisé l’enthousiasme pour l’eugénisme.

21 Mais il y a d’autres cas où l’on doit se conformer à des idées : on présente une information, parfois une preuve médicale, à laquelle personne ne peut s’opposer et qu’il serait erroné de déprécier. C’est donc une question compliquée. Certes, on peut ramener le New Deal et le workfare à une stratégie du Parti travailliste pour se replacer et rebondir sur l’échiquier politique, mais c’est aussi un bon exemple de la manière dont les idées influencent le parti et la façon de procéder du gouvernement.

22 R. P. : En même temps, cela est un peu en décalage avec votre thèse selon laquelle on justifie ces politiques illibérales au nom du libéralisme. Pourquoi est-il important de les justifier ainsi ? Est-ce parce que le libéralisme est la culture dominante ? Est-ce une façon de maximiser les soutiens électoraux ?

23 D. K. : Certainement. Mais il y a ici une argument particulier : c’est la profondeur de l’attachement des États-Unis et de la Grande-Bretagne à la démocratie libérale. Les valeurs fondamentales que sont l’égalité de traitement et la liberté individuelle informent, plus que d’autres, les cadres et la culture politique dominante et, par conséquent, les mesures mises en avant dans telle ou telle politique doivent leur être adaptées. Si l’on regarde la façon dont le néolibéralisme en Grande-Bretagne est devenu si influent depuis les années 1970, il apparaît qu’il s’est développé à partir des valeurs politiques du 19e et du 20e siècle, très enracinées dans le système politique du pays, et que c’est pour cela qu’il a été très facile de développer la notion d’obligation, même si, depuis un bon moment, les devoirs étaient déjà là. Le libéralisme est donc la culture politique dominante dans ces pays, même si les différents partis en utilisent la rhétorique de façons différentes.

24 R. P. : Pensez-vous qu’aujourd’hui les travaillistes essaient de justifier des politiques illibérales en termes libéraux ou essaient-ils plutôt de changer le libéralisme lui-même ?

25 D. K. : Ils essaient de changer ce qu’il faut entendre par social-démocratie – à travers la troisième voie, etc., – mais le tout dans le contexte d’un système libéral-démocrate. La démocratie libérale constitue le cadre général à l’intérieur duquel on tente d’insérer une tradition différente. Il est particulièrement utile de recourir à l’argument de l’obligation, tout comme les néolibéraux se rattachent à l’argument du marché. Ce qu’ils essayent de faire, c’est de créer leur propre forme de social-démocratie, et de la rendre compatible avec la démocratie libérale. Il y a bien plus de changements dans leurs politiques que dans la démocratie libérale. Il me semble, par exemple, hautement improbable qu’un parti travailliste aurait opté pour le dispositif du workfare, sans avoir auparavant vécu quinze ans de politique conservatrice. Dans les années 1970, il avait choisi une approche différente. Les travaillistes prétendent que ce dispositif est compatible avec le système, que c’est une partie de l’héritage travailliste. Je ne pense pas que ce soit tout à fait vrai, en tout cas pas manifestement vrai.

26 Il est intéressant de remarquer à quel point le Parti travailliste a critiqué les approches conservatrices du chômage dans les années 1980 et 1990, en particulier celles antérieures au workfare, comme le Jobseeker’s Allowance[7], et les programmes de formation professionnelle pour les jeunes dans les années 1980. Une de leurs critiques les plus constantes portait sur le caractère obligatoire des programmes. Selon eux, si ces programmes étaient bons, ils pouvaient être fondés sur le volontariat. Aujourd’hui, les travaillistes ont fait leur le principe d’obligation, ils l’ont rendu coercitif et, en fait, ils l’étendent.

27 R. P : Quel lien peut-on établir entre le workfare et les Poor Laws ?

28 D. K. : La question est assez controversée. Mais je pense qu’il y a entre les deux un lien important. C’est à chaque fois une même perception des problèmes, comme ayant une origine individuelle, fondée sur le manque d’employabilité des individus, et non liée au contexte du marché du travail. Il peut sembler injuste de mettre sur un même plan ces politiques, parce que le workfare propose des options bien plus larges et plus généreuses que les Poor Laws. Mais il me semble que toutes deux participent d’une même tradition. L’idée de s’acquitter d’une activité en échange de la perception d’une prestation existe dans chacune d’elles. Donc, lorsque je parle du test de travail (test work) dans les années 1920, je retrouve beaucoup de traits communs avec les formes les plus rudimentaires de workfare. Les nombreux rapports que j’ai lus sur le workfare en Grande-Bretagne et aux États-Unis montrent qu’il contribue à diminuer le nombre de bénéficiaires de l’aide sociale. Il a certainement des effets positifs sur certaines personnes, en particulier celles qui sont restées en dehors du marché du travail, des femmes souvent, et qui ont besoin d’une période de transition pour revenir sur le marché du travail. Mais pour beaucoup d’autres groupes, qui ont été victimes d’un chômage de longue durée, ce n’est pas nécessairement un dispositif adapté et efficace.

29 R. P : Dans quelle mesure pensez-vous que le workfare et le welfare to work marquent une rupture avec le contrat social d’après guerre ?

30 D. K : Par leur caractère coercitif et parce qu’elles définissent le chômage comme un problème de paresse et non de marché du travail, ces politiques marquent une rupture spectaculaire avec la tradition en Grande-Bretagne. Aux États-Unis où l’État providence n’a pourtant jamais été très étendu, l’introduction du langage du workfare, qui a commencé dans les années 1970 en Californie, lorsque Reagan était gouverneur, et s’est poursuivie dans les années 1980, lorsqu’il était à la Maison-Blanche, est également très significative.

31 R. P. : Certains diraient que chez Beveridge ou Marshall, on trouve déjà des éléments précurseurs, notamment les notions de droits et d’obligations. Où se trouve alors la rupture ?

32 D. K. : Ces éléments existaient dans la théorie politique mais non dans les politiques sociales et n’étaient pas constitutifs de l’État providence dans son développement historique. Le fait qu’ils étaient présents, mais ignorés, ne signifiait-il pas qu’un dispositif rhétorique était déjà là qui pourrait être utilisé à partir des années 1980. La façon dont les droits sociaux ont permis de construire des soutiens électoraux pour l’État providence correspondait vraiment à des droits, il n’était question ni d’obligation ni de devoirs. À partir du moment où vous avez des obligations et des devoirs, les sources de soutien à l’État providence changent – le soutien se déplace vers des groupes qui disent ne pas vouloir payer pour les pauvres parce que ceux-ci sont paresseux et ne veulent pas travailler. Il y a là un changement très important. ?

33 Paris, printemps 2001

34 (Entretien réalisé et traduit par Pierre Bollinger)

Notes

  • [1]
    Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [2]
    L’anglais illiberal n’ayant pas d’équivalent littéral en français, nous adopterons le néologisme « illibéral » qui se distingue, dans ce texte, du terme antilibéral. NdT.
  • [3]
    Cf., entre autres, Thomas Humphrey Marshall, Citizenship and Social Class : and Other Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1950.
  • [4]
    Cf. R. Smith, « Beyond Tocqueville, Myrdal and Hartz : the Multiple Traditions in America », American Political Science Review, 87(3), septembre 1993 et Civic Ideals, New Haven, Yale University Press, 1997.
  • [5]
    M. Gilens, Why Americans Hate Welfare : Race, Media and the Politics of Antipoverty Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1999.
  • [6]
    Voir, par exemple, Robert C. Lieberman, Shifting the Color Line, Race and the American Welfare State, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1998 ; Jill Quadagno, The Color of Welfare : how Racism Undermined the War on Poverty, New York, Oxford University Press, 1994.
  • [7]
    Le Jobseeker’s Allowance oblige les bénéficiaires de l’allocation chômage à subir des entretiens et à se conformer à un certain nombre d’obligations sous peine d’être privés de l’allocation.

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