Notes
-
[1]
Robert E. Goodin / Hans Dieter-Klingeman, A New Handbook of Political Science, Oxford, Oxford University Press, 1996.
-
[2]
Albrecht Wellmer a introduit Habermas à la New School for Social Research, à New York, au début des années 1970.
-
[3]
Dans Mark Warren (ed.), Democracy and Trust, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[4]
À paraître chez Princeton University Press, 2002.
-
[5]
On trouvera résumées les positions de Jean Cohen et de Catherine MacKinnon dans leurs contributions à un colloque sur le thème public/privé organisé par le CERI en décembre 1999, publiées dans The Tocqueville Review, XXI (2), 2000.
1 Formée à l’école politique de la New Left, des mouvements sociaux et des droits civiques américains, Jean Cohen a contribué, par sa relecture pionnière de la société civile menée dès les années 1970, à redéfinir la théorie de la démocratie. Lectrice critique de Marx, proche de Jürgen Habermas et de Claude Lefort, elle a redéfini, dans une tradition libérale américaine et critique, la lecture de la domination et des mouvements qui contestent le pouvoir. Le marché et les classes n’épuisent pas les figures des mécanismes ambigus d’aliénation-libération qui se nouent au cœur de la société civile. L’individu, porteur de droits peut s’y construire comme sujet de pouvoir, estime Jean Cohen. Mais les droits et libertés individuels ne révèlent leur potentiel politique, contestataire et créateur, qu’au prix d’une articulation dynamique des domaines privé et public, comme en témoigne sa lecture de la privacy, notion essentielle et contestée du féminisme américain. Puisant son inspiration sur les deux rives de l’Atlantique, la pensée de Jean Cohen est une invite à dépasser les vieilles dichotomies auxquelles le libéralisme ou sa critique nous ont parfois habitués : liberté négative vs liberté positive, pouvoir vs droit…
2 Raisons politiques : Vous enseignez aujourd’hui la théorie politique au département de science politique de l’Université de Columbia. Comment souhaiteriez-vous vous présenter aux lecteurs français ? Où vous situez-vous dans le champ de la science politique américaine ?
3 Jean Cohen : Dans les universités américaines, il y a quatre départements de science politique : Relations internationales, Politique comparée, Politique américaine et Théorie politique. C’est une classification assez étrange, qui n’a pas vraiment de sens, mais qui s’explique historiquement. Cela dit, la « théorie politique » existe, c’est un sous-champ institutionnalisé et respecté, au sein duquel, traditionnellement, nous avons l’habitude de faire une distinction entre la théorie politique continentale (continental political theory) et la théorie politique anglo-américaine. C’est une ligne de partage : si on est spécialiste de la pensée politique française (Lefort, Foucault, Touraine) ou de la pensée politique allemande (Adorno, Habermas…), on est « continental » et, à l’inverse, si on étudie Rawls et la philosophie analytique, on est « anglo-américain ». Moi, je viens du « continental » et, plus particulièrement, de la tradition allemande de la théorie critique même si Claude Lefort m’a également beaucoup influencée. Actuellement, je travaille sur des sujets « américains », tels que les questions relatives à la vie privée (privacy) ou à la théorie constitutionnelle. Toutefois, aujourd’hui, je pense que la ligne de partage entre approche « continentale » et approche « analytique » a quelque peu disparu. Maintenant que Rawls a été traduit en français, il y a des influences réciproques entre philosophies politiques américaine et française par exemple. C’est vrai également pour l’Allemagne comme le montre le débat entre Rawls et Habermas. Il y a eu une mise en commun de ces deux champs. Il reste pourtant des différences au sein même du champ de la théorie politique : certaines personnes, par exemple, s’intéressent surtout à la théorie des choix rationnels ou à la théorie des jeux, et ça… ce n’est pas moi ! Je ne me reconnais pas dans ce qu’ils font. Cependant, je trouve normal qu’il y ait une grande diversité d’approches et de méthodes, même s’il s’agit là d’une réification des méthodes.
4 R. P. : Dans un article écrit avec Andrew Arato et paru dans Les Temps modernes en 1993, vous vous définissez comme postmarxiste. Vous vous présentez par ailleurs également comme une théoricienne de la démocratie. Pourriez-vous nous éclairer davantage sur ce postmarxisme et vous situer par rapport aux travaux actuels sur la théorie de la démocratie ? Vous sentez-vous proche, par exemple, des travaux sur la démocratie délibérative dont Iris Marion Young écrit, dans un ouvrage de référence [1], qu’ils constituent le boom de la political theory ces dix dernières années ?
5 J. C. : On peut en effet facilement me situer parmi les postmarxistes. Cela ne veut pas dire antimarxiste, cela veut seulement dire « après » le marxisme. Le fait de faire partie de la Nouvelle Gauche (New Left) a été pour moi une véritable formation. J’étais étudiante au moment de la Nouvelle Gauche. C’était fantastique ! Bien sûr, le mouvement était très différent aux États-Unis de ce qu’on a connu en France ou en Allemagne. C’était d’abord un prolongement du mouvement des droits civiques. Ce n’est qu’à la fin des années 1970, à la fin du mouvement, lorsqu’il est devenu marxiste, que les gens ont commencé à utiliser les théories marxistes pour expliquer ce qui s’était passé. C’était avant tout de la théorie critique. Pour moi, tout tournait autour d’une revue, Telos, qui servait de courroie de transmission de la tradition européenne, à la fois française et allemande. À cette époque, les personnes que nous connaissions en France étaient celles de Socialisme ou Barbarie et, même si la revue avait évolué, les fondateurs, Lyotard, Lefort et Castoriadis, étaient toujours là. Je les ai rencontrés dans les années 1970. Et il y avait aussi Habermas, Albrecht Wellmer [2] et Claus Offe en Allemagne. Cela peut sembler étrange mais les deux principales influences étaient Lefort et Habermas. Des gens s’étonnent qu’on puisse les associer, mais je pense, pour ma part, que cela ne pose aucun problème.
6 Mon premier livre s’intitulait Class and Civil Society : the Limits of Marxian Critical Theory (1982). C’est en quelque sorte le livre postmarxiste par excellence. Il porte sur Marx et le marxisme et la thèse du livre vise à repenser le concept de société civile parce que, dans la tradition marxiste, il est réduit à l’économie et à la société bourgeoise. On voit cela dès La question juive, tout est déjà là : la réduction de la société civile à la société bourgeoise, la vérité selon laquelle « l’homme, c’est le bourgeois », la critique de la division homme/citoyen… Pour Marx, c’est la division de l’État et de la société civile, de l’homme et du citoyen, qui représente le point de départ de la modernité, même si cette division est vouée à disparaître. Dans mon premier livre, je reprends tout cela et je fais une critique de la critique en essayant de développer un concept plus large de la société civile.
7 En fait, personne, dans les années 1970, ne parlait de société civile, c’est la raison pour laquelle je me suis engagée dans cette voie, précisément parce que nous étions engagés politiquement aux côtés des nouveaux mouvements sociaux. C’était ça, la Nouvelle Gauche qui, je le répète, n’était pas marxiste, c’était un mouvement social où des étudiants, des féministes, des Noirs contestaient des formes de domination qui n’étaient pas analysables en termes de classe. On venait d’une certaine classe, mais ce n’était pas la clé du problème. Et nous avions à théoriser ce que c’était. C’est la même chose avec le mouvement des droits civiques, on ne peut pas seulement l’analyser en termes de classe. Ce dont il était question, à l’époque, c’était de la démocratisation de la société civile et de la libéralisation des mœurs et nous devions chercher des concepts pour expliquer notre activité politique qui était, sur un autre plan, très marxiste.
8 R. P. : Peut-on rapprocher ces premiers travaux de ce livre important que vous avez écrit avec Andrew Arato, Civil Society and Political Theory, où vous tentez de reformuler une théorie de la société civile ?
9 J. C. : À la fin de mon premier livre, j’en appelais à une théorie de la société civile, mais n’en proposais pas. Ce second livre, paru en 1992, était en effet une forme de prolongement. Ce livre a un arrière-plan très intéressant, parce qu’Andrew Arato, je ne sais pas si vous le savez, est un Américain d’origine hongroise (il est parti en 1956), il était très impliqué dans la dissidence en Europe de l’Est. Son premier ouvrage portait sur Georg Lukacs et il était en contact avec la célèbre École de Budapest (Agnes Heller, George Markus, Janos Kis). Ce qui était crucial pour lui, c’étaient des mouvements comme Solidarité, parce que ces gens-là défendaient, dès avant 1981, un discours sur la société civile qui venait de l’Est notamment la théorie de la Self Limiting Revolution qui développe un projet de démocratisation de la société. Voilà d’où il venait et quel était son arrière-plan. Dans mon cas, c’était la tradition américaine. Il faut reconnaître l’importance de la société civile dans la tradition des mouvements américains. Entre nous, cela a fonctionné. Bien sûr, si on lit attentivement le livre, on reconnaît qui a écrit quoi, on accentue différemment les choses : tout ce qui touche au féminisme, c’est de moi, de même que le chapitre sur la désobéissance civile. Tout ce qui concerne l’Europe de l’Est est dû à Andrew Arato, mais la conception théorique du livre est commune.
10 R. P. : Quels sont les principaux arguments et articulations de ce livre ? La reformulation de la société civile à partir des mouvements sociaux, à partir d’une critique de la notion hégéliano-marxiste de société civile ?
11 J. C. : Il faut retourner de Marx à Hegel et aller au-delà. Hegel différenciait l’État de la société civile, qui elle-même n’était pas réductible au marché. Dans La philosophie du droit, on voit qu’elle comporte trois éléments : « un système de besoins », « une juridiction » et « une administration et une corporation ». Hegel avait une définition plus large du concept, mais Marx l’a affinée parce qu’il a découvert un nouveau principe de stratification dans la société moderne qui reposait sur les classes et non plus sur l’État ou quoi que ce soit d’autre. Mais il a laissé beaucoup de choses de côté et il faut revenir à Hegel et élargir le concept à nouveau. Le problème, c’est que Marx propose un modèle réductionniste. Selon lui, la société civile se situe dans les rapports de classe, l’individualisme bourgeois, etc. Les droits ne sont que l’institutionnalisation de l’économie capitaliste. Bien sûr, tout cela n’est pas faux, mais comme le dit Lefort, le problème est plutôt ce que Marx a laissé de côté. Si sa critique est toujours valable, les solutions sont elles, en revanche, problématiques.
12 Pour nous, la première chose était de reconstruire ce concept pour revenir à une autre conception de la société civile, à une autre conception de l’individu, afin d’en faire quelque chose de plus abstrait pour ensuite la rendre plus concrète. À mon sens, la société civile se décline selon quatre éléments : la pluralité (associations, corporations), l’individualité (autonomie personnelle), la légalité (le système des droits) et la publicité. La société civile peut prendre, selon l’époque ou le lieu, différentes formes : pour Hegel, la pluralité était représentée par les corporations alors qu’aujourd’hui on retrouve plutôt cet élément dans les mouvements sociaux ou les associations volontaires.
13 R. P. : Vous faites également référence à Gramsci, le premier marxiste à avoir dissocié la société économique de la société civile.
14 J. C. : Ce qui est crucial chez Gramsci, c’est qu’il a vu la société civile comme un enjeu de contestation et pas seulement comme un appareil théorique ; il ne se bat pas seulement au sujet de l’État ou de l’économie. Il a compris cela parce qu’il était en Italie et l’Italie… c’était l’Église. L’Église était maîtresse de la société civile, elle était partout, elle vous prenait sitôt né. Et il a compris qu’il fallait se battre, qu’il n’était pas possible de dire uniquement : « Il faut redistribuer l’argent et c’est tout », mais qu’il fallait dire : « Vous n’allez pas être damné si vous votez socialiste ». C’est important. Gramsci permettait de dire que ce qui compte n’est pas seulement la question du « comment », mais également du type de société civile que l’on veut. Il n’avait pas de projet de démocratisation, comme nous pouvons en avoir aujourd’hui, et même s’il a compris, lui aussi, la société civile de manière réductionniste parce qu’il s’agissait de « bataille entre différentes hégémonies de classe », je pense, néanmoins, qu’il faut dissocier le concept d’hégémonie de celui de classe. Simplement parce qu’il est possible de dire « je veux “hégémoniser” » la société civile, mais de telle manière qu’il y ait de l’égalité pour les femmes, du pouvoir pour les femmes, pas de discrimination contre les Noirs, que les gens et les individus puissent parler, etc. Les concepts et l’approche de Gramsci peuvent être utilisés pour un projet de démocratisation. D’ailleurs, j’ai parfois l’impression – mais je ne sais pas si c’est vrai – qu’Alain Touraine a été influencé par Gramsci. C’est son cadre de pensée : la lutte contre le régime culturel, la lutte des mouvements, c’est « du Gramsci », mais sans la détermination de classe. Il serait sans doute furieux de m’entendre dire cela, mais parfois je le pense, même si je ne sais pas si c’est vrai sur le plan biographique. Gramsci est donc vraiment important, même s’il importe de voir où se situent ses limites. Il est possible d’utiliser davantage ses outils conceptuels. Mais ce n’est pas ce que nous avons fait dans notre livre avec Andrew Arato, il s’agit d’une approche plus critique.
15 R. P. : Contrairement à certains auteurs américains soucieux de réhabiliter la société civile, vous n’ignorez pas l’État.
16 J. C. : C’est vrai. Permettez-moi d’ailleurs de faire une remarque sur le destin du concept de société civile qui rejoint votre question. Récemment, le discours sur la société civile a remporté un succès considérable. Mais quand j’ai écrit mon premier livre, ce concept n’existait pas, sauf en Pologne et en Europe de l’Est, et personne ne parlait de société civile sauf Pierre Rosanvallon. Aux États-Unis, il n’y avait aucun discours sur cette question, c’était un discours européen. Après mon livre – même si ce n’est pas bien sûr grâce à mon livre – la société civile a été « découverte », le mot était soudain sur toutes les lèvres.
17 Aux États-Unis, cela tient à des raisons très compliquées. En partie à cause du discours de la Nouvelle Droite et des nouveaux communautariens chez qui mon livre a d’ailleurs rencontré un très bon accueil. Moi qui pensais que c’était un concept radical, qu’il s’agissait d’un projet démocratique, je traitais en fait des mouvements sociaux. À la sortie de mon livre, j’ai été invitée partout, à Washington, dans les grandes universités, dans les thinks tanks. J’ai compris alors qu’il y avait un problème et que tous ces gens ne pouvaient pas penser comme moi : la société civile pouvait être utilisée par différentes tendances politiques.
18 Je pense, par exemple, à Robert Putnam qui a écrit récemment un livre sur l’alarmant déclin de la société civile américaine (Bowling Alone, 2000). C’est ce qu’ils pensaient tous à l’époque, mais il s’agit en fait de la « maternelle » de la théorie de la société civile, si je puis m’exprimer ainsi. Ce n’était en fait qu’une autre forme de réductionnisme. De la même manière que Marx réduit la société civile au marché, Putnam la réduit à une forme de volontariat associatif. Je suis désolée mais, comme je l’ai dit, il y a d’autres dimensions. Des auteurs tels que Putnam se focalisent sur les associations bénévoles. C’est vrai qu’il existait auparavant beaucoup d’associations bénévoles qui faisaient des choses que l’État ne faisait pas et que ces associations ont disparu. Ils disent désormais que les communautés se désagrègent, que tout le monde est aliéné, anomique, individualiste, égoïste ; pour les communautariens, il faut des associations qui rendent les gens plus vertueux. C’est tout un discours, qui rassemble des gens comme Michael Sandel, Amitai Etzioni, Mary Ann Glendon, une des soi-disant féministes antiféministes. Ils réduisent la société civile aux associations. Politiquement, le concept est utilisé pour des motifs très conservateurs, à travers des discours très alarmistes. La société civile est la catégorie la plus utilisée pour rejeter l’État, et pour dire : « Vous devez faire tout ça par et pour vous-même ». Le discours sur la société civile a ainsi été utilisé de façon ambiguë et problématique. C’est pourquoi j’ai écrit un texte intitulé « Do Volountary Associations make Democracy Works ? » [3] qui conteste tout cela. L’enjeu est, selon moi, d’articuler la société et l’État et non de remplacer l’État par la société civile.
19 Beaucoup de discussions sur la société civile se fondent, il est vrai, sur un modèle dualiste : la société civile contre l’État. Il faut commencer par rappeler qu’on peut construire (ce qu’on a fait dans le livre) un modèle tripartite : la société civile, le marché et l’État. Il se pose à la fois contre la réduction de la société civile au marché et contre une opposition idiote qui considère la société civile comme ce qui est « bon » (the good guy) et l’État comme ce qui est « mauvais » (the bad guy), comme si l’on pouvait choisir entre les deux. Typiquement, la compréhension libérale de la société civile, c’est que tout le pouvoir réside dans l’État et qu’il faut limiter sa capacité d’intervention par un ensemble de droits. La société civile est alors présentée comme le lieu de la liberté, de la justice et de l’égalité. Mais ce n’est pas notre modèle qui est postmarxiste : Marx est en effet le premier à avoir compris et dit qu’il existe des structures de domination non seulement dans l’État, mais aussi dans le marché. L’argument principal de notre livre est qu’il faut penser le problème en termes de « différenciation ». C’est ce qu’implique la modernité. La question devient alors celle de l’articulation et des interrelations entre différentes sphères. C’est pourquoi nous avons utilisé le concept de « société politique » et que l’on a parlé de l’influence de la société civile sur celle-ci. Il faut que l’État, le système des partis, les institutions parlementaires soient ouverts à la société civile, ce lieu de créativité, où tout ce qui est nouveau émerge, où de nouveaux thèmes sont développés tels que l’écologie, le féminisme, les droits civiques. Mais l’État doit être réceptif. Selon que l’État est un État autoritaire, une démocratie formelle ou une démocratie représentative, il est plus ou moins réceptif. Dans cet esprit, les partis, par exemple, devraient être ouverts. En fait, il me semble que beaucoup de discours au sujet de la société civile sont devenus importants en France ou en Angleterre, parce que les partis n’étaient pas réceptifs aux questions qu’elle soulevait. Alors des gens sont sortis des partis, c’est un phénomène classique. On a essayé de théoriser cela : le but est alors de rendre les partis plus réceptifs, il s’agit, d’une certaine façon, d’une division, importante, du travail. C’est le cadre qui compte : on peut avoir une division entre la société civile et la société politique – c’est le cadre tocquevillien –, on peut aussi avoir une division entre la société civile et l’État – c’est le cadre hégélien.
20 Avant la première guerre mondiale, les mouvements s’identifiaient aux partis, le mouvement socialiste était un mouvement partisan, le mouvement fasciste également. Les partis « totalisaient » en quelque sorte les mouvements. Ensuite, il y a eu progressivement une division du travail : les mouvements sociaux se sont détachés des partis et les partis politiques des mouvements. Prenez l’exemple des Verts en Allemagne : ils ont commencé comme un mouvement et sont devenus un parti en étant désorientés par cette transformation comme le montre la séparation qui a suivi entre « réalistes » et « fondamentalistes ». Les fondamentalistes pensent que tout devrait être mouvement, ils pensent que l’État représente le mal, qu’il n’est pas possible de s’engager, de se salir les mains. Les réalistes pensent, de leur côté, que les personnes qui sont dans les mouvements sont naïves, comme des enfants dans la rue, qu’ils ne comprennent pas le pouvoir. Ce qu’ils ne comprennent ni les uns ni les autres, c’est que les deux dimensions sont cruciales. Je pense que les partis sont établis aux frontières de la société civile, ils sont organisés à l’intérieur de la société civile, mais ils essaient d’occuper des positions de pouvoir dans l’État, c’est ce pourquoi ils existent. Les mouvements sociaux n’ont pas cet objectif, ils veulent seulement influencer, mais ne veulent ni exercer ni prendre le pouvoir.
21 R. P. : Comme les groupes d’intérêt ?
22 J. C. : Les groupes d’intérêt aussi, mais je fais une distinction importante entre le pouvoir et l’influence. On peut voir cela comme un arbre : il y a la genèse ou la création du pouvoir, c’est ce que font les mouvements, ils légitiment le pouvoir ; il y a ensuite la volonté d’occuper le pouvoir au sein de l’État, ça ce sont les partis ; et enfin, il y a la question de l’exercice du pouvoir, de son utilisation.
23 R. P. : Les mouvements sociaux ne doivent donc pas exercer le pouvoir ?
24 J. C. : Non. Comme l’a remarqué Alain Touraine dans La voix et le regard, les mouvements partagent un champ culturel, ils le contestent, ce que l’institutionnalisation ne permet plus de faire. Ensuite, s’ils exercent le pouvoir, ils peuvent devenir antidémocratiques. Personne n’élit les leaders des mouvements sociaux. Ils parlent et revendiquent pour vous. S’ils se « dédifférencient » et veulent occuper ou exercer le pouvoir, cela pose un vrai problème de légitimité démocratique.
25 R. P. : Ce qui donne une tonalité désenchantée aux transitions démocratiques. Au départ, il y a toujours cet enthousiasme pour les mouvements sociaux, le cœur de la société civile. Mais après, tout le monde sait bien que ces mouvements déclinent ou sont mis à l’écart. Comment le pouvoir relaie-t-il les aspirations qu’ils manifestent ?
26 J. C. : Andrew Arato a écrit sur ce phénomène dans ses textes sur la société civile en Europe de l’Est, avant, pendant et après le changement. Avant les transformations, il y a une sorte de blocage, c’est la société civile contre l’État. C’est le concept d’une démocratisation polémique. Puis, progressivement, les choses se « différencient », les participants aux mouvements de la société civile ne sont plus tout à fait des acteurs de la société civile, ils créent des partis et en deviennent les animateurs et, dès lors, ils ne veulent plus de la société civile. Ils ne veulent plus de personnes qui manifestent dans la rue. Ils veulent exercer le pouvoir. Ils essaient de dire : « Nous avions besoin d’une société civile pour créer un système démocratique, alors rentrez chez vous, regardez la télévision et laissez-nous prendre ça en main ! » Et les gens disent alors : « Vous voyez, la société civile n’a pas réussi la démocratisation, on ne peut rien faire, et rien ne va… ». Arato a remarqué que les pays dans lesquels la société civile avait été la plus réprimée sont ceux qui ont le plus de problèmes avec la démocratie maintenant. La démocratie et le gouvernement représentatif ont besoin d’une société civile forte et active pour rester démocratiques et représentatifs. Certaines sociétés civiles sont encore très actives, et il n’est pas vrai qu’on puisse se débarrasser du concept en disant qu’il n’est valable que pour la phase de démocratisation et qu’ensuite on en n’a plus besoin. Parce que, dans ce cas, cela donne une démocratie d’élites qui ne réagit pas aux demandes de la société civile. Les gouvernements représentatifs ont toujours un problème de légitimité et s’ils veulent faire taire la société civile, ils perdent son soutien, elle se durcit, elle n’est plus dynamique.
27 R. P. : Vous avez évoqué l’espace public et la communication dans la quête de légitimité des démocraties, deux notions habermassiennes. Comment vous situez-vous par rapport à cette approche de la démocratie ?
28 J. C. : La pensée de Touraine, Lefort et Habermas et notre théorie de la société civile fonctionnent très bien ensemble. Pour nous tous, d’une façon ou d’une autre, la catégorie de l’espace public est fondamentale. Mais c’est Habermas qui a théorisé ce concept. Le livre qui a complètement changé ma vie, c’est Strukturwandel der Offentlichkeit (Structure and Transformation of the Public Sphere), que j’ai lu en allemand parce qu’il n’était pas encore traduit. Ce qui m’a intéressée, c’est la première partie, sur l’espace public comme catégorie de la société civile.
29 R. P. : C’est ce livre majeur connu en France sous le titre L’espace public. Archéologie de la publicité dans les sociétés bourgeoises ?
30 J. C. : C’est très mal traduit. Le titre allemand contient un sous-titre plus éclairant « Sur la genèse d’une catégorie de la société civile ». La sphère publique comme catégorie de la société civile. C’est vrai qu’en allemand on ne sait jamais si par « Bürgerlische Gesellschaft », il faut comprendre société bourgeoise ou société civile. Habermas n’a pas thématisé le concept, mais il est évident qu’il traitait de la sphère publique civile et non de la sphère publique politique. Pour la première fois, il s’agissait d’un livre postmarxiste qui ne réduisait pas la société civile à l’économie. Vous en comprenez l’importance ! Qu’en est-il de la sphère publique, ou plutôt des sphères publiques, car il faut toujours, à mon sens, utiliser le pluriel ? Habermas commence par parler de ce nouveau média, l’imprimé, qui transforme la communication politique. Les gens lisent puis se réunissent pour en parler. Il remarque une différenciation entre une sphère publique masculine et une sphère publique féminine, vous voyez, il a même compris cela, et pourtant, on ne peut pas l’accuser de féminisme ! Il y a donc une nouvelle sphère féminine, qui est intensifiée par des choses comme le roman : les femmes écrivent, elles lisent, elles communiquent entre elles au sujet de ce qu’elles sont, de qui elles sont et cette sphère est exclue de la sphère publique masculine. Néanmoins, il existe là une certaine pluralité. Il y a également la sphère publique institutionnelle : le Parlement. Mais dans la société civile, l’espace public, ce sont les libertés fondamentales : presse, expression, réunion, etc. Ce sont les conditions sine qua non de la démocratie.
31 R. P. : Vous semblez en désaccord avec Habermas sur certains points…
32 J. C. : En effet, je désapprouve la conclusion de son livre, sur le déclin de l’espace public. Lui-même, d’ailleurs, a aussi changé d’avis. Ses premières analyses sont très importantes parce qu’elles contiennent une théorie de la démocratie délibérative. Il est le premier ; non, pour être juste, Hannah Arendt est la première. Je suis convaincue que Habermas, en fait, a construit sa théorie comme une alternative à celle d’Arendt. Mais la théorie d’Arendt était anachronique. Elle n’a jamais compris ce qu’était la démocratie représentative. Elle voulait une démocratie à l’ancienne ou une sorte de conseil sur le modèle communiste (les soviets, la Commune de Paris). Elle avait certains arguments, mais elle était contre la représentation. Habermas, lui, permet de comprendre d’abord ce qui s’est réellement passé. Il y a un nouvel espace public : des individus privés (private people) se réunissent dans la société civile et créent ensemble une sphère publique ; c’est une sphère où l’on délibère, mais où l’on ne décide pas. C’est important, parce que beaucoup de démocrates délibératifs n’apprécient pas non plus la représentation. Ils pensent que c’est à eux de délibérer et de décider. Mais une telle perspective est complètement irréaliste ! Enfin… Le Parlement délibère et décide, mais nous, on ne décide pas, on ne met pas de politiques en œuvre. Habermas offre une manière de conceptualiser cela : on peut délibérer, on peut générer des opinions si seulement on a de l’influence sur ceux qui décident vraiment. C’est la circulation de la représentation. C’est quelque chose de compliqué et il était utile de redéfinir un concept de société civile adéquat à la société moderne.
33 Il faut aussi dire que Habermas était initialement très hostile au concept de société civile, pas dans ce livre, mais au début des années 1980. Je me souviens que nous étions à l’époque en Allemagne avec lui et il n’aimait pas ce que nous faisions. Je pense qu’il croyait lui aussi que nous reprenions une sorte de catégorie hégéliano-marxiste. De plus, il n’a jamais vraiment compris les problèmes de l’Europe de l’Est. Mais c’est aussi un problème allemand, un problème de théorie critique allemand, dans la mesure où les théoriciens critiques allemands n’ont jamais été capables de critiquer l’Est, à la façon dont Claude Lefort, par exemple, critique le totalitarisme.
34 R. P. : Pour passer à tout autre chose, pourriez-vous revenir sur la critique que vous faites de Foucault dans Civil society and political theory ?
35 J. C. : Je suis un petit peu embarrassée parce qu’à l’époque je n’avais lu que le premier volume de l’Histoire de la sexualité. Je reste d’accord avec certains points de cette critique, notamment l’idée selon laquelle sa théorie est d’abord un modèle d’action stratégique. Il a une attitude réductionniste vis-à-vis du concept de société civile et il n’a pas compris son importance. Son approche constructiviste crée un certain nombre de problèmes. Pourtant, Foucault reste très important et je pense qu’il a théorisé certaines conceptions du pouvoir et certains enjeux au sujet de la construction de l’identité. Il a de très bonnes intuitions sur ces questions, particulièrement sur celles de la sexualité, de l’homosexualité et de l’imposition d’identité. Mais je ne pense pas que son cadre théorique lui ait permis de résoudre ces problèmes. Les nouveaux mouvements sociaux, par exemple, ont à voir avec la question de l’identité politique, et cela, il l’avait très bien compris. Mais, c’est très étrange à dire, il me semble qu’il n’était pas assez foucaldien en matière de droit. Il conçoit le droit à travers le concept de souveraineté, la souveraineté au sens de l’Ancien Régime, c’est-à-dire le Roi. La souveraineté et le droit sont ce que le souverain décide. Il construit donc une opposition entre le droit et la liberté, ce qui très hobbésien. Il affirme, en substance : « Il y a la souveraineté et il y a le droit, et dans cette ancienne conception d’un pouvoir répressif, le droit dit toujours non ». C’est tout ce qui compte pour lui. Il a écrit qu’il ne fallait pas perdre de temps à étudier la constitution ou le droit constitutionnel car ils servent uniquement à limiter la souveraineté, or ce n’est pour lui qu’une conception anachronique du pouvoir. Cela mis à part, il y a aussi chez lui une autre conception du pouvoir, que je défends, celle d’un pouvoir productif, créatif, qui construit des identités, la position des sujets et les discours. C’est très intéressant, mais cela reste problématique à l’égard du droit, et d’ailleurs cela n’a même pas de sens au sein de sa propre théorie. Il dit par exemple : « Il y a eu une époque où le pouvoir n’opérait qu’au travers du droit ». Il n’a jamais vu que le droit en lui-même était créatif, était une forme de pouvoir productif. Par exemple, le droit qui interdit la sodomie homosexuelle crée l’homosexuel comme une position du sujet négative (negative subject position), c’est créatif au même titre que les formes non légales du pouvoir que Foucault trouve créatives. Donc je pense que, d’une part, il n’est pas assez foucaldien en matière de droit et que, d’autre part, il l’est trop dans son refus de théoriser les normes.
36 R. P. : Vous dites que Foucault fonctionne implicitement avec une norme de l’égalité mais qu’il ne veut pas la reconnaître.
37 J. C. : Toute théorie qui essaie de s’éloigner des normes se comporte de façon parasitaire, en fait, vis-à-vis des normes. Cela vaut pour Jon Elster comme pour Michel Foucault. Si l’on n’a pas une conception de l’universel ou de l’égalité, pourquoi se soucier des différences ? Il y a peut-être beaucoup de différences, et alors ? On pourrait aussi bien, si l’on n’avait pas une théorie implicite des normes, s’en débarrasser. Mais dès que l’on se pose certaines questions, leur nécessité apparaît : que signifie être traité avec égard ? Pourquoi ? Et si vous êtes vraiment différent, pourquoi ne pas vous traiter mal ? Le discours de Foucault parasite toutes les choses qui nécessitent des normes. Si l’on postule l’égalité, la représentation ou l’universalité comme les facteurs logiques de progrès, alors il est possible de les utiliser. Mais il faut avoir une conception de la normativité. Il faut être dualiste et comprendre, d’une part, qu’il y a des risques de normalisation, à travers la discipline de la médecine, du contrôle de la population, c’est vrai, cela arrive avec de telles normes, mais pas seulement. Sans normes, il n’est pas possible d’analyser la notion même de résistance dont Foucault lui-même parlait.
38 R. P. : Peut-on revenir sur l’analyse que vous faites de cette notion, que vous semblez considérer comme une « non-notion », de résistance ?
39 J. C. : Foucault est vraiment désastreux au sujet de la constitution et du constitutionnalisme. Parce qu’il pense que l’idée de souveraineté est anachronique, parce que cela valait pour le Roi, parce que c’est le droit, un pouvoir répressif et négatif. Et il ne comprend pas que les constitutions construisent, divisent et allouent les pouvoirs, qu’elles en sont les garantes. Une constitution stipule en premier lieu que la société se constitue elle-même, ensuite que le président doit s’occuper de ceci et le Congrès de cela : ce n’est plus le pouvoir antique, c’est une autre conception de ce qui est créatif. C’est une sorte d’autolimitation du pouvoir, qui en est aussi une construction. Ce qui compte, ce sont les relations établies entre, d’une part, les pouvoirs et, d’autre part, les formes de représentation et de souveraineté populaire établies dans la constitution d’un pays. Mais tout cela échappe à Foucault. Sur la question de la résistance, il explique que, pour diverses raisons, on résiste contre une identité que l’on n’aime pas. Mais il ne peut jamais dire pourquoi on y résiste. Il ne peut jamais dire si c’est bien de résister parce que cela implique des normes. Et, en même temps, il ne peut pas dire pourquoi il est possible de résister parce qu’il est structuraliste et ce, malgré les nombreuses fois où il a dit qu’il ne l’était pas. Parce que c’est un système clos. Alors bien sûr, il en vient à évoquer l’idée qu’à l’intersection de la diversité des discours, il y a une possibilité de résister. Mais pourquoi ? Ce n’est pas clair. Il continue de totaliser. Et ce, tout en revendiquant d’être contre la totalisation. Pour comprendre la question : « Comment puis-je résister ? Qu’est-ce que résister ? », on peut aller chercher dans Castoriadis. Lui, au moins, a compris. Je ne suis pas très forte en théorie psychanalytique, mais ce qui est crucial, c’est le pouvoir de pénétration de quelque chose qui résiste sur un plan psychologique. Sur un plan sociologique, il faut le prendre en compte. Ce facteur de résistance est aussi une source de créativité. Il n’est pas besoin de créer « l’institution de la société », mais quand même c’est une institution. Castoriadis peut aussi être très important pour la théorie constitutionnelle, même s’il ne s’y est jamais confronté. Parce que le « pouvoir institutionnalisant » est le « pouvoir constituant » et je pense que le concept de pouvoir institutionnalisant est bien meilleur que celui de pouvoir constituant.
40 Donc pour en revenir à Foucault, il a compris une certaine stratégie de pouvoir de la société civile relativement à l’État. Beaucoup de personnes qui ont lu mon livre croient que je pense que la société civile est un lieu où tout est bon et que l’État serait mauvais. Je ne sais pas comment on peut tirer une telle conclusion de mon livre. Foucault et Marx ont raison de décrire les stratégies de pouvoir et les effets du pouvoir ou de n’importe quelle forme de domination. Mais, selon d’autres traditions, on ne peut pas s’arrêter là et il faut être capable de théoriser précisément ce qui se passe et, en particulier, les mouvements qui contestent le pouvoir.
41 R. P. : Pourriez-vous nous parler du prochain livre que vous préparez sur l’émergence de la sphère privée et sur le féminisme ?
42 J. C. : Le titre de mon prochain livre est Sex, Law and the Constitution : Dilemmas of Regulating Intimacy [4]. Si j’y réfléchis de façon biographique, je pense que j’en suis venue à m’intéresser à cette question presque par accident : un professeur de droit très reconnu, Lou Henken, m’a demandé de donner un cours sur les femmes et les droits. C’est quelqu’un d’un certain âge, personne ne peut l’accuser d’être féministe. Par ailleurs, une professeur de droit, féministe très reconnue, Martha Fineman, m’a demandé, quand il a été question de changer la loi sur l’avortement, d’intervenir au cours d’un colloque qu’elle organisait sur la question. Voilà les deux occasions qui m’ont poussée à me plonger dans la littérature et la théorie juridique féministe et c’est un domaine très intéressant. Aux États-Unis, les historiennes féministes et les théoriciens du droit féministes font des choses très bien. Les philosophes féministes font également des choses pas mal… Notez que je n’ai pas parlé de science politique ! Quand j’ai dû écrire cet article sur l’avortement, j’ai vu que mon cadre de travail pouvait très bien s’y adapter. Car, depuis leurs débuts et jusqu’à aujourd’hui, les féministes critiquent l’analyse de la « vie privée » et, en l’occurrence, elles refusent de justifier l’avortement comme un droit de la vie privée parce que pour elles la vie privée est le lieu où les femmes sont battues et maltraitées et que la notion de vie privée défend la famille, etc. Or je me suis dit que c’était incohérent, que cela n’avait aucun sens. Dans le droit d’avorter que nous avons gagné, avec la décision Roe v. Wade, ce qui est fondamental, ce n’est pas que ce soit un droit donné à la famille, aux maris et à leurs femmes, mais bien que ce soit un droit donné à la femme et seulement à elle. C’est-à-dire, ce qu’on appelle, en droit constitutionnel américain, un privacy right. Alors pourquoi est-ce que cela justifierait autre chose ?
43 R. P. : C’est là que vous vous opposez à d’autres théoriciennes féministes et, plus particulièrement, à Catherine MacKinnon [5]…
44 J. C. : Mon livre n’a pas seulement pour thème la vie privée, mais il traite d’un problème qui est, me semble t-il, plus général, à savoir les transformations de l’intimité. Les relations intimes sont transformées dans tous les domaines : les femmes ont leur mot à dire, elles commencent à avoir des statuts égaux à ceux des hommes et, bien évidemment, les façons dont les gens se comportent entre eux en matière de sexe et de vie intime, sont en train de changer. Il y a un dilemme sur la façon de réguler tout cela : les homosexuels, le Pacs, tout. C’est maintenant un nouvel enjeu. Cela prend une forme particulière aux États-Unis. À l’origine, le débat portait sur les droits de reproduction et sur le droit d’avoir une vie sexuelle, et, pour les femmes, sur le droit au bonheur sexuel, à une autonomie personnelle et sur le droit de pouvoir dire « je suis une personne sexuée et j’ai les mêmes désirs sexuels que vous, je veux le même bonheur que vous et je veux m’en occuper ». Le discours sur la vie privée est très important, parce qu’on touche à des concepts fondamentaux de théorie politique. On peut avoir un concept de la vie privée strictement libéral ou une conception de la vie privée qui serve à justifier et à masquer toutes les formes de domination. Mais toute société doit avoir quelque part une ligne séparant le public du privé. On n’est pas obligé de penser que ce sont des « sphères ». Je peux porter ma vie privée, mon autonomie de décision partout avec moi. La lutte porte maintenant sur la façon dont ces lignes sont dessinées et sur ce qu’elles impliquent. Beaucoup de féministes pensent, à l’instar de Catherine MacKinnon, qu’on se sert du concept de vie privée afin de masquer des problèmes de domination, comme un moyen de renforcer le pouvoir des hommes et comme une façon de faire passer des problèmes politiques pour des problèmes relevant de la morale afin de dépolitiser les choses. Je pense qu’elle a complètement tort. Elle prône, à la place, une analyse en termes d’égalité, j’y reviendrai. Pour moi, c’est une mauvaise compréhension des droits de la sphère intime (privacy rights). Premièrement, elle n’arrive pas à expliquer pourquoi les gens contestent les privacy rights s’il s’agit d’une sorte de coquille vide, ni pourquoi les conservateurs s’y opposent. Ensuite, si les privacy rights ne sont pas qu’une affaire de morale, alors pourquoi l’avortement reste-t-il, pour beaucoup de gens, une question relevant de la morale ? Les féministes comme MacKinnon le déplorent, parce qu’elles veulent que la femme ait le droit de choisir. Elles disent : « Ce n’est pas une question morale, c’est une question politique, vous nous refusez cela parce que vous ne nous traitez pas en égales ». C’est l’analyse par la question de l’égalité. Pour moi, il s’agit des deux, c’est une question morale et toutes les femmes qui ont été confrontées dans leur vie au problème de l’avortement le savent, elles sont tourmentées par ce problème et se disent « Qu’est-ce que je vais faire ? Il faut que je prenne une décision morale ». Si ça, ce n’est pas une question morale, je ne sais pas ce que c’est ! Mais c’est à la femme de prendre cette décision. Il est important de faire, pour une fois, confiance aux femmes, lorsqu’elles prennent une décision morale. Ça, ce serait une idée neuve ! Et c’est cela qui est très sérieux : en premier lieu, il faut faire confiance aux femmes sur le plan de l’éthique et, en second lieu, il faut comprendre que les privacy rights sont aussi une question de pouvoir. Cela a à voir avec le pouvoir de décider, c’est ce que Catherine MacKinnon ne comprend pas. Est-ce que je décide de certaines choses ou est-ce quelqu’un d’autre qui décide pour moi, mon mari ou l’État ? C’est une question du pouvoir. Je ne comprends pas pourquoi elle se focalise sur la question de la morale, c’est complètement incompréhensible. Elle pense qu’une approche qui commence avec l’individu conduit directement à s’enfermer dans un certain type de libéralisme et oblitère le fait qu’il y a du pouvoir dans l’économie, du pouvoir dans la famille. Elle pense que prendre l’individu pour point de départ signifie que nous pensons que les individus sont déjà libres et ont déjà le pouvoir. Mais l’approche en termes de privacy rights ne signifie pas qu’il faille avoir une conception atomistique de l’individu, comme le pensent également les communautariens. Le but des privacy rights est de construire les individus comme dignes d’avoir du pouvoir dans certains domaines et dans certains registres. Ce n’est pas le début, c’est la fin qui importe. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, on refuse certains droits aux femmes parce qu’elles sont des femmes. Mais aucune conception de l’individu ne peut se faire sans une conception de la vie privée. C’est le principe de l’individualité, de l’individualisme, au sens durkheimien de « nous ne sommes pas des communautés primitives ». En tant que femme, j’ai droit au choix d’avorter ou non parce que cela met en jeu mon individualité. Cela dit, il existe des raisons pertinentes de critiquer cette analyse en disant, par exemple, que l’État vous accorde des privacy rights, puis vous oublie et vous ne pouvez pas exercer ces droits. Mais ça c’est un vieux problème. C’est le problème de l’interprétation libérale des droits, par les cours, par l’État, par les théories. Mais vous n’êtes pas obligé de l’interpréter de cette façon. Vous devez avoir le droit et, ensuite, se pose la question de ce que Rawls, dans sa Théorie de la justice, nomme the worth of liberty (la valeur de la liberté). Enfin ! Tout le monde sait ça quand même ! Non ? Tout le monde peut dormir sous un pont, mais les gens riches ne sont pas dans l’obligation de le faire. La solution n’est pas de faire disparaître le droit de dormir sous un pont ; la solution est que tous les individus aient les moyens d’exercer leurs droits. Voilà le problème de Catherine MacKinnon. Je suis aussi d’accord pour dire qu’il est très important de voir les choses en termes d’égalité. Mais elle ne comprend pas le principe du couple égalité/liberté. Dans certains cas, il faut accentuer l’égalité, dans d’autres, la liberté, et liberté ne signifie pas « licence », mais responsabilité de la décision et implique la « liberté négative ». On a besoin de « liberté négative » au sens où la liberté de parole est une « liberté négative ».
45 R. P. : Ce n’est donc pas seulement un droit négatif, cela implique aussi une dimension participative, à lire du côté de la liberté positive.
46 J. C. : Il faut analyser ce qu’est la liberté négative. Le premier amendement de la constitution des États-Unis dit : « Congress can make no law abridging the freedom of speech ». C’est de la liberté négative. Bien sûr qu’il y a des droits positifs, mais c’est une fausse opposition. Catherine MacKinnon a raison de dire que beaucoup de choses ont à voir avec la question de l’égalité : il y a bien entendu une discrimination envers les gays et les femmes. Il est nécessaire d’avoir ce registre d’analyse. Mais elle est idéologique dans la mesure où l’analyse en termes d’égalité a eu pendant longtemps des effets terribles aux États-Unis. Cette analyse a joué exactement le rôle que joue, selon elle, l’analyse en termes de vie privée et qu’elle blâme. Sur l’égalité, aux États-Unis, le quatorzième amendement stipule que l’égalité doit jouer contre la discrimination de race. Mais que s’est-il passé ? Malgré cela, on a connu aussitôt une ségrégation institutionnalisée. C’est allé jusqu’à la Cour suprême (Plessy v. Fergusson, 1896) et on a contesté la ségrégation en termes d’égalité. Or les juges ont répondu « Non, il n’y a pas de problème. C’est séparé mais égal ». Donc, mon désaccord avec MacKinnon concerne, en premier lieu, l’analyse en termes d’égalité, qui a été utilisée afin de justifier des inégalités drastiques, institutionnalisées, state-based. Cette analyse produit exactement les mêmes effets que l’analyse en termes de privacy que certaines suspectent de justifier un discours du type « on ne peut pas intervenir au sein même des familles et donc si le mari bat sa femme, s’il la viole, c’est privé, c’est sacré ». C’est la même utilisation idéologique.
47 En ce qui concerne le féminisme, l’analyse par l’égalité a eu des effets désastreux pour les femmes. Pour ne prendre qu’un exemple : il n’y a pas de sécurité sociale aux États-Unis. Si vous avez un accident de travail, vous êtes couvert par une assurance pour incapacité de travail, toutes les entreprises vous la donnent. Mais si une femme tombe enceinte, elle est licenciée, elle n’a plus de travail, plus d’assurance, plus rien. Il y a eu un grand conflit pour obtenir une couverture spécifique de la maternité. Et la Cour suprême a approuvé une règle insensée dans un jugement qui disait en substance : « Ce n’est pas de l’inégalité parce qu’il ne peut y avoir d’inégalité que dans le cas où les personnes sont les mêmes. Si deux personnes ne sont pas dans une situation similaire, ce n’est pas un problème d’inégalité, c’est seulement une question de différence et d’équité. Dans ce cas, on ne traite pas les femmes et les hommes de façon inégale, et il n’y a pas de discrimination envers les femmes en termes d’assurance pour incapacité de travail, puisque la population qui en relèverait est enceinte, et c’est cela qui la distingue des personnes qui ne sont pas enceintes. Donc il n’y a pas de discrimination envers les femmes ». L’analyse par l’égalité, en matière de féminisme et de droits des femmes, n’a fait qu’institutionnaliser des standards masculins. Pour ma part, je propose de repenser les deux concepts, privacy et égalité. Un dernier mot sur l’inégalité. Le vrai problème théorique auquel il faut se confronter, ce n’est pas le couple inégalité/différence mais l’opposition entre, d’une part, inégalité/égalité et, d’autre part, différence/similarité. Et la question est celle de leur conciliation mutuelle. Pour les idéologues, l’égalité va de pair avec le similaire. Non ! On ne peut pas dire cela, c’est bien plus compliqué. Il faut les différencier les uns des autres. L’argument serait alors « nous sommes différents, mais nous voulons l’égalité ». C’est dans ce sens qu’il faut aller. C’est le problème du multiculturalisme, c’est la même chose. Il faut être capable de penser en termes de différence et d’égalité. Il faut aller dans ce sens, c’est-à-dire déconstruire une dichotomie quand l’idéologie, de son côté, s’attache à la reconstruire et à la consolider. Et je pense que c’est la même chose avec la question du privé. Le privé ne doit pas être conçu comme quelque chose de secret ou de honteux. Je défends l’idée selon laquelle le privé vous donne une liberté de communication, qui signifie que vous pouvez décider à qui vous souhaitez dire qui vous êtes. D’abord, vous en parlez à votre proche le plus intime, puis à quelques amis et c’est auprès d’eux que vous devez justifier les actions que vous engagez, pas au monde entier. Si vous décidez d’avoir un enfant, vous ne devez pas vous justifier auprès de Bill Clinton. Votre communauté de référence est constituée d’un petit nombre d’individus. Les principes universels de justification ne s’appliquent pas ici, dans la mesure où il s’agit d’une question personnelle et éthique. On ne se dit pas, dans ce cas, « je dois donner des raisons au monde entier, des raisons que le monde entier doit accepter ». Il faut comprendre que la vie privée n’est pas le repli sur la sphère privée, au sens de privatization. Nous devons repenser nos relations intimes en ces termes. Quel type de liberté voulons-nous ? Il y a là un enjeu moral : si l’État ne peut justifier de manière convaincante le refus d’accorder une certaine liberté à des partenaires intimes/couple, alors il doit accorder cette liberté. Si vous ne pouvez justifier que les homosexuels ne peuvent pas se marier et même qu’ils ne peuvent pas avoir d’enfant (c’est le plus difficile à accepter pour la plupart des gens), si vous ne pouvez présenter des arguments convaincants que tout le monde pourrait accepter, vous vous mettez dans une position indéfendable. C’est la face morale, universelle, du problème. Mais cela ne veut pas dire que si un homosexuel veut se marier, il doit se justifier devant le monde entier. Ça ne marche pas dans ce sens-là, parce que, si c’est accepté comme un droit, alors cela ne tombe plus sous le coup de la loi mais entre dans la sphère de mes affects personnels.
48 R. P. : Vous avez donc pris place dans ce débat de société important aux États-Unis, en tant que féministe. Contre certaines, mais aussi, sans doute, en sympathie avec d’autres théoriciennes ?
49 J. C. : Je me revendique absolument comme féministe. Je suis en désaccord avec tous ceux qui rejettent ce concept. Beaucoup de gens sont mal à l’aise avec ce concept, beaucoup de jeunes femmes n’aiment pas ce concept, elles s’affirment déjà postféministes, alors qu’elles bénéficient de tous ses avantages… mais elles se trompent. Je me revendique comme féministe si le féminisme signifie que les femmes doivent être traitées comme des individus, comme des égales civiques et politiques et aussi qu’elles doivent exercer le pouvoir, qu’elles ont le même droit au bonheur et à la liberté que tout un chacun. Toute féministe réclame des droits pour les femmes, mais il y a un débat entre les « radicales » et les « puritaines ». Toutefois, le féminisme américain pose d’autres questions que l’on ne peut réduire à une opposition entre MacKinnon et les autres. Beaucoup de gens estiment que le bonheur personnel compte, pas seulement la liberté ou l’égalité économique et civique. Nous voulons tous le bonheur. Et le bonheur a quelque chose à voir avec la vie intime, la sexualité. On doit reconnaître cette aspiration au bonheur, aux femmes comme aux hommes. Nous voulons aussi ce que veulent les hommes, nous ne sommes pas si différentes, sur ce point. Bien sûr, le bonheur a aussi à voir avec la carrière, l’autonomie, la Voice, etc.
50 R. P. : Qui donc rencontre vos sympathies dans la théorie féministe américaine ?
51 J. C. : Je me sens proche de certaines personnes comme Drucilla Cornell, par exemple. Mais je ne me situe pas dans un cadre théorique particulier. Je suis une féministe libérale, radicale, postmarxiste. Je suis toutes ces féministes, je ne veux pas choisir. Nous avons besoin des droits libéraux de base, mais nous avons aussi besoin de beaucoup plus. Je ne suis certainement pas une féministe « puritaine » : dès qu’une loi dure sur le sexe, le harcèlement sexuel, par exemple, passe, les femmes y perdent. Les lois dures sur les questions sexuelles sont toujours utilisées contre les femmes, même en ce qui concerne la pornographie. Bien sûr, il faut une régulation de la pornographie dans certains espaces : je ne veux pas voir des images de femmes nues partout au supermarché, mais on ne peut réprimer la diffusion des images sexuelles, c’est absurde. C’est une mauvaise réponse à un vrai problème. Il y a un problème, il y a une industrie du sexe, les femmes sont exploitées, la pornographie peut être utilisée de manière négative. Mais là, c’est une question de pouvoir, non de puritanisme. Les femmes aussi aiment la pornographie, il y a une pornographie féministe. En ce qui me concerne, je pense que le féminisme est un des mouvements les plus importants du 20e siècle, il a fait bouger les choses au niveau culturel le plus profond et la résistance à ce mouvement est tout aussi profonde. ?
52 Paris, le 19 décembre 1999 Entretien réalisé par Laurent Bouvet et Muriel Rouyer (Traduit de l’anglais par Thomas Boutoux)
Notes
-
[1]
Robert E. Goodin / Hans Dieter-Klingeman, A New Handbook of Political Science, Oxford, Oxford University Press, 1996.
-
[2]
Albrecht Wellmer a introduit Habermas à la New School for Social Research, à New York, au début des années 1970.
-
[3]
Dans Mark Warren (ed.), Democracy and Trust, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[4]
À paraître chez Princeton University Press, 2002.
-
[5]
On trouvera résumées les positions de Jean Cohen et de Catherine MacKinnon dans leurs contributions à un colloque sur le thème public/privé organisé par le CERI en décembre 1999, publiées dans The Tocqueville Review, XXI (2), 2000.